Revue de métaphysique et de morale/1908/Supplément 2

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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(N° DE MARS 1908)



LIVRES NOUVEAUX

Le Droit et l’Esprit démocratique, par J. Charmont. 1 vol. in-8 de 243 p., Montpellier, Coulet, 1908. — M. Charmont réunit dans ce volume une série d’articles ou de conférences sur des matières assez diverses (L’Esprit juriste. — L’armée et la démocratie. — Les Analogies de la jurisprudence civile et administrative). Deux de ces articles (Les Sources du Droit positif à l’époque actuelle, La Socialisation du Droit) sont bien connus des lecteurs de cette Revue, et cela nous dispensera d’insister longuement sur l’intérêt et la valeur du livre. Ce sont en effet les mêmes qualités qui distinguent toutes ces études, — qualités de simplicité, de probité, de parfaite clarté, — qui en rendent la lecture très vivante et très attachante.

À travers tout l’ouvrage, se manifeste une même tendance fondamentale, — une large inspiration humaine et généreuse, dont on sent à chaque page toute la profondeur et toute la sincérité. — M. Charmont voit très clairement les iniquités du régime instauré par le Code civil ; en face de ce régime, il pose hardiment un idéal juridique de justice et d’égalité croissante ; idéal dont il nous fait voir que la réalisation, depuis longtemps commencée, s’accélère sans cesse de nos jours dans les faits et dans la doctrine. — Cet état d’esprit « démocratique », cette attitude nettement réformatrice, sont encore choses trop rares dans le monde des juristes et surtout des civilistes, pour n’en pas savoir grandement gré à M. Charmont.

Malheureusement, en dehors de cette notion un peu vague du perpétuel devenir qui emporte nécessairement les idées et les systèmes juridiques les plus solidement construits, il semble que M. Charmont ne cherche à démontrer aucune thèse précise, à mettre en lumière aucun principe bien nouveau. De là, un certain flottement, qui donne souvent à ces études une allure indécise. À lire ces courts exposés historiques ou juridiques, on a l’impression que l’auteur se promène à travers les questions qu’il étudie, allant quelque peu au hasard, sans but défini sans direction bien déterminée, ne sachant trop où s’arrêter ni comment conclure, se plaisant surtout à signaler, en cours de route, quelque progrès récent vers l’adoucissement ou l’élargissement du droit et de la jurisprudence.

D’autre part et surtout, pourquoi M. Charmont se montre-t-il si sobre en développements étendus, pourquoi cette volontaire insuffisance ? Craignant sans doute d’alourdir son livre, M. Charmont met une sorte de coquetterie à nous donner en passant quelques indications sommaires, sans approfondir aucun des sujets qu’il entreprend de traiter (par exemple la notion si complexe de l’abus du droit, ou encore le problème de la propriété corporative).

Cet excès de discrétion est d’autant plus fâcheux qu’il nous prive bien certainement de pages très intéressantes, et qu’il nous empêche de trouver dans ce livre beaucoup des qualités extérieures que nous avons pris l’habitude d’exiger de tout travail sociologique vraiment scientifique. N’est-il pas regrettable que M. Charmont, qui pouvait si aisément faire œuvre de science, ne nous ait donné qu’une œuvre de vulgarisation ?

L’Individualisme économique et social, ses origines, son évolution, ses formes contemporaines, par Albert Schatz, professeur agrégé à la Faculté de Droit de l’Université de Dijon. 1 vol. in-18 de 590 p. ; Paris, A. Colin, 1907. — En réaction contre le socialisme à la mode, M. Schatz veut réhabiliser la tendance, ou la « doctrine », individualiste. Il adopte une méthode d’exposition historique de cette doctrine assez analogue à celle dont s’était servi M. Henri Michel dans son Idée de l’État. Dans la première partie du livre, il étudie la formation, au xviiie siècle, en Angleterre et en France, de la doctrine libérale classique. Dans la deuxième partie, plus étendue, il passe en revue « les divers aspects de i individualisme au xixe siècle ». Théories de Dunoyer, de Stuart Mill, de Bastiat, conjonction du libéralisme économique et du libéralisme politique chez les théoriciens de la Démocratie libérale, interprétation individualiste de l’histoire chez Tocqueville et Taine, christianisme social (que M. Schatz dans son zèle antisocialiste rattache à l’individualisme bien compris), sociologie d’Herbert Spencer ; enfin individualisme anarchiste (Proudhon, Stirner), et individualisme aristocratique. Pour ces formes excentriques de l’individualisme M. Schatz est plein d’indulgence : toute grande armée doit avoir ses avant-postes détachés, tout grand parti ses enfants perdus.

L’érudition historique de l’auteur est abondante. Il sera permis, peut-être, de lui reprocher, sans l’offenser, un certain manque de précision dans sa terminologie. Car M. Schatz se pique, en quelque sorte, d’être imprécis : il reproche à l’école libérale orthodoxe, par excès de rigorisme dogmatique, d’avoir perdu tout contact avec la réalité complexe et mérité de la sorte sa croissante impopularité. Mais enfin qu’est-ce que M. Schatz entend par « individualisme » ?

L’individualisme, ce sera, selon lui, l’ensemble des tendances qui s’opposent au socialisme. Et voici comment M. Schatz définit le point de vue socialiste : « La société est une entité réelle et concrète ; c’est la grande réalité économique. L’individu est le produit de l’organisation sociale. Il est indéfiniment perfectible par la faculté de tout être pensant : la Raison. Indéfiniment il pourra s’adapter à un cadre social moralement meilleur » (p. 5). Or cette définition même n’est-elle pas contradictoire ? Le socialisme est défini d’abord comme une doctrine en vertu de laquelle l’individu n’existe que par et pour la société ; puis comme une doctrine en vertu de laquelle l’individu, libre et raisonnable, est capable de modifier indéfiniment la machine sociale, au gré de ses caprices ; en vue de son émancipation. Mais cela, n’est-ce pas la perfection de l’individualisme ?

M. Schatz, assurément, entend le mot « individualisme » en un sens plus défini. Trois propositions, nous dit-il, exposant la pensée de Taine, résument l’individualisme. « La première, c’est que l’individu est un être de passion et non de raison. La seconde, c’est que l’ordre économique est une création spontanée de la nature et non une création arbitraire de la volonté humaine. La troisième, c’est que la fonction de l’État comme de tous les organes vivants ou instruments inertes doit aller en se spécialisant » (p. 357). Soit. Le tout est de définir les termes. Mais est-ce bien ici la meilleure façon, la plus conforme à l’usage courant, de définir l’ « individualisme » ? Bornons-nous à un exemple pour justifier les doutes que nous concevons à cet égard. Auguste Comte ayant écrit : « La société se compose de familles et non d’individus », M. Schatz le cite, et l’approuve, et ajoute : « Cette idée… est essentiellement dans la logique de l’individualisme… aucun individualiste ne l’a contestée » (p. 379). Et voilà qui nous déconcerte ; voilà qui, avant nous, eût déconcerté Auguste Comte.

L’erreur de M. Schatz est, croyons-nous, d’avoir voulu parler la langue, nécessairement mal faite, des partis politiques. Pour avoir voulu faire rentrer tous les penseurs du siècle dernier dans les deux grandes armées du socialisme et de l’individualisme, quels états-majors hétéroclites n’a-t-il pas été condamné à donner aux deux partis ! À gauche, Rousseau, Hegel, Karl Marx. À droite, Adam Smith, Proudhon, Léon XIII et Frédéric Nietzsche. Nous avons peur que M. Schatz n’ait pas encore réussi à débrouiller la question. Du moins a-t-il eu le réel mérite, grâce à sa solide érudition, de faire sentir à ses lecteurs combien elle est embrouillée.

La dépendance de la morale et l’indépendance des mœurs, par Jules de Gaultier. 1 vol. in-16 de 345 p., Paris, Mercure de France, 1907. — Des cinq études séparées qui composent ce recueil, la première seule donne son titre à l’ouvrage. Une préoccupation commune les relie : réagir contre « le vœu de rationalisme et de systématisation universels que l’instinct théologique a légué à la spéculation philosophique, mettre plus spécialement en évidence la part d’arbitraire, d’aléa, d’incalculable et d’illogique qui est inhérente a l’existence et la préserve de sa fin » (p. 25). En morale, cette préoccupation conduit à opposer la « catégorie du conflit à la catégorie de la logique », à dénoncer les dangers du rationalisme, qui menace d’étouffer l’existence dans une tentative de systématisation universelle. En morale, tout s’affirme et tout s’impose. L’effort intellectuel en vue de découvrir une réalité qu’il s’agit de créer n’est ici qu’impuissance et naïveté. Aussi, pour constituer une morale collective, ni le logicien, ni le philosophe, ni le savant ne conviennent, mais seulement l’homme doué d’une sensibilité fortement accentuée, le créateur de valeurs, le héros de Carlyle ou le surhomme de Nietzsche. À tout débat de conscience en vue de savoir qui a tort et qui a raison, doit être substituée cette seule interrogation possible : sommes-nous des hommes de même désir ?

Dans une étude sur Henri Heine, M. J. de Gaultier essaie de montrer, par un exemple concret, l’insuffisance de tout dogme rationaliste en éthique. « Le rationalisme du Droit, de la Justice, de la Liberté, de l’Égalité constitue un dogme aussi faux que l’autre, l’ancien dogme théocratique, qui décrétait une forme immuable du servage et des inégalités sociales » (p. 193). La Raison n’intervient pas plus de notre temps pour décider du juste ou de l’injuste que ne faisait autrefois la divinité pour décider du rang. Le désespoir intellectuel d’un Henri Heine est causé par les antinomies irréductibles du rationnel et du théologique. Heine aurait peut-être retrouvé la paix intérieure s’il avait su faire abstraction des dogmes et s’attacher à la considération directe de la seule réalité créatrice effective des valeurs morales, à savoir « l’état de sensibilité qui s’est formé au cours des âges du choc des deux points de vue théoriques, manière d’être saisissable où tous les contrastes peuvent se fondre, car son essence est d’être un compromis » (p. 194).

Une autre étude, intitulée « une signification nouvelle de l’idée d’évolution », est consacrée aux théories de M. R. Quinton. L’auteur ne cache pas sa sympathie et son admiration pour ces idées ingénieuses, quoi qu’elles n’aient pas encore pris rang dans la science officielle. Quelque jugement qu’on porte sur les « lois de constance biologique » de M. Quinton, on n’aperçoit pas bien le lien qui pourrait rattacher sa doctrine, en tout cas très systématique et fortement coordonnée, à l’empirisme sceptique et sensualiste de M. J. de Gaultier. Ce dernier n’hésite pourtant pas à affirmer qu’ « aucun exemple ne pouvait montrer d’une façon plus saisissante comment l’instabilité fondamentale (qui est la norme de l’existence) s’accommode de principes secondaires de fixité, comment elle les exploite » ; et il ajoute : « l’évolution, identifiée avec le fait d’insurrection que dénonce la théorie de M. Quinton, perd, dans les cadres de l’opposition universelle, son caractère merveilleux. Elle se range sous le déterminisme majeur du principe d’opposition » (p. 34). Formule sybilline, qui n’explique guère comment des « lois de constance biologique » viennent à l’appui d’une réaction contre le vœu de rationalisme et de systématisation universels légué par la théologie à la spéculation philosophique !

Pessimisme, féminisme, moralisme, par Camille Bos, docteur en philosophie. 1 vol. in-16 de vi-173 p., Paris, Alcan, 1907. — Le pessimisme est un « mal post-religieux » : on n’est vraiment pessimiste qu’après avoir cessé de croire, et il suffirait de substituer aux croyances religieuses disparues des croyances nouvelles pour remédier au pessimisme : telle est la thèse soutenue dans la première partie de ce volume. On nous montre qu’il n’y a dans l’antiquité que des germes de pessimisme, que la foi chrétienne fait échec au pessimisme d’un Pascal, tandis qu’un esprit religieux mais « déchristianisé » comme Léopardi devait professer un pessimisme radical. — Il faudrait, pour que cette thèse fût indiscutable, la faire reposer sur des observations plus nombreuses : le poète persan Kheyam énonce un pessimisme aussi radical que celui de Léopardi : a-t-il perdu la foi ? Il faudrait aussi préciser le sens du mot pessimisme : l’auteur voit des traces de cette doctrine partout où des philosophes ont constaté l’existence du mal, chez les Stoïciens, chez Descartes, chez Spinoza : à ce compte, qui n’est pas pessimiste ? Mais certaines remarques sont ingénieuses : par exemple, l’auteur estime, contrairement à l’opinion vulgaire qui allie scepticisme et pessimisme, que, le pessimisme affirmant avec énergie la réalité du mal, un sceptique ne pourrait sans contradiction se montrer pessimiste.

Le féminisme est condamné par la science et par la morale, bien qu’il soit plus défendable au point de vue moral qu’au point de vue scientifique : telle est la thèse soutenue dans la seconde partie du livre. La loi d’évolution veut que la différence entre les sexes s’accentue à mesure qu’on passe des formes inférieures de la vie aux espèces supérieures : on entre donc en lutte contre la science quand on proclame l’égalité des sexes. D’autre part, bien que le mouvement féministe ne soit que la suite du mouvement anti-esclavagiste, il est immoral, car il inspire aux femmes le dégoût du mariage et le goût de l’union irrégulière et stérile. — Les deux articles dans lesquels ces idées sont développées nous paraissent des plus superficiels. L’auteur prend la peine de démontrer que, pour le physiologiste, les hommes ne sont pas des femmes, ni les femmes des hommes : là n’est pas la question. Proclamer l’égalité des sexes, ce n’est pas proclamer leur identité. L’auteur admet leur « équivalence » : quel féministe réclamerait davantage ? L’auteur combat la réduction des faits psychiques aux faits physiologiques : pourquoi fonde-t-il sur des raisons exclusivement physiologiques sa condamnation tel « scientifique » du féminisme ? Quant à la condamnation portée au nom de la morale, elle ne repose que sur des réflexions subjectives ou sur l’observation de quelques cas particuliers ; l’auteur a tort de généraliser ; il est possible que le féminisme soit responsable de la « crise du mariage » ; mais rien ne prouve que cette crise, si elle est réelle, soit durable. Le meilleur chapitre de cette section est celui où l’auteur oppose le féminisme décrit par la littérature scandinave (qui pose des problèmes de morale individuelle) à celui que décrit la littérature française (qui pose des problèmes juridiques).

Qu’est-ce que le « moralisme » dont nous parle la troisième partie ? L’auteur a changé le sens ordinaire du mot. Ce n’est pas une doctrine qui mettrait la morale au premier plan et construirait en fonction de la morale et la logique et la métaphysique. C’est un besoin de croyance morale « dû au bouleversement de toutes les valeurs jusqu’alors acceptées ». Ce besoin trouvera-t-il satisfaction dans la doctrine de Mæterlinck ? Lirons-nous Sagesse et Destinée comme une nouvelle Bible ? Non, car la doctrine, si belle qu’elle soit, est incohérente, à la fois mystique et rationaliste. La morale future reposera-t-elle sur les relations familiales ou sur l’amour ? Elle n’y trouverait pas un fondement stable, car la notion de parenté évolue et l’amour change de nature : rationnel chez les Grecs, passionnel chez les chrétiens, il combinera sans doute dans l’avenir ces deux éléments. Quel sera donc le principe de la croyance moderne ? « La solution n’est peut-être pas dans une réponse immuable, mais dans la sincérité et l’effort croissants avec lesquels la recherche sera poursuivie… indéfiniment. » — Voilà, quoi qu’en pense l’auteur, qui n’est pas très encourageant. Car on ne nous dit même pas dans quel sens il faut chercher. Et l’ouvrage fournit à cet égard des indications contradictoires. L’intellectualisme est, pour l’auteur, un ennemi. Mais le mysticisme lui paraît mort. La « sincérité » est recommandée dans la préface, mais le « mensonge vital » paraît parfois préférable (p. 96). Heureusement, l’auteur n’a pas examiné toutes les doctrines et tous les faits qui permettent d’avoir confiance dans une Éthique moderne ; son choix est même très arbitraire, et ses conclusions, par suite, sont fragiles.

Philosophie des Sciences sociales (tome III). Conclusions des Sciences sociales, par René Worms, docteur en droit, docteur ès lettres, agrégé de philosophie, agrégé des sciences économiques, directeur de la Revue internationale de Sociologie. 1 vol. in-8 de 310 p., Paris, Giard et Brière, 1907 — Ce volume termine le traité de philosophie sociologique entrepris par M. Worms ; le tome I (Objet des Sciences sociales) a paru en 1903, le tome II (Méthode des Sciences sociales) en 1904. C’est une intéressante tentative pour résumer d’une manière synthétique l’ensemble de nos connaissances actuelles en sociologie. Tout y est traité : le milieu, la race, la population, les groupements sociaux, le moment, l’individu, la vie économique, la vie familiale, les mœurs, la religion, la science, l’art, le droit, la politique, et l’évolution sociale. Il est assurément très méritoire de condenser tout cela en trois cents pages. Cependant certains esprits chagrins, — dont nous avouons être, — habitués au spectacle des recherches austères et vraiment scientifiques de l’école de M. Durkheim, et sachant au prix de quel minutieux labeur se paie le moindre résultat positif, ne pourront se défendre d’un mouvement d’inquiétude en voyant avec quelle aisance M. Worms aligne ses conclusions. La préface contient sans doute des déclarations fort sages : « Nous tâcherons… de dégager en quelque sorte la moyenne des jugements des hommes compétents et modérés, en faisant ainsi une œuvre aussi impartiale et aussi objective que nous le pourrons » (p. 2-3). Ce souci d’objectivité est louable ; mais avant de faire « la moyenne » des jugements, une bonne critique des matériaux employés serait nécessaire, et c’est ce que M. Worms ne nous donne pas. Les opinions de Taine, Renan, Le Play, Spencer, Tarde, etc., sont toutes acceptées et s’accordent on ne sait trop comment. D’autre part, le livre fourmille de postulats que bien des sociologues modernes, et non des moindres, n’accepteraient vraisemblablement pas. Par exemple il est décrété (p. 6) que c’est la race blanche qui offre le plus d’intérêt à l’étude, et surtout considérée dans les temps modernes. « Qu’importerait à l’art (social) une science sociale fondée uniquement sur la connaissance, même supposée parfaite, du préhistorique ? De tels temps sont à jamais disparus, et personne ne songe à les ressuciter. Que lui importe même, au fond, la science étendue des sociétés sauvages ou barbares ? Elle ne lui ferait connaître que des états dont il aspire justement à éloigner de plus en plus l’humanité » (p. 13-14). Plus loin, il est dit (p. 288) que la seule tentative fructueuse pour établir des lois d’évolution sociale est celle de Herbert Spencer ! Nous nous arrêterons là. Nous n’avons pas la ressource de louer les qualités de style de l’ouvrage, car il est écrit d’une manière banale et même négligée.

La Dynamique des phénomènes de la vie, par J. Loeb, professeur de physiologie à l’université de Berkeley ; trad. de l’allemand par H. Daudin et G. Schæffer, avec une préface de A. Giard. 1 vol. in-8 de 407 p., de la Bibliothèque scientifique internationale, Paris, Alcan, 1908. — Le titre de ce livre pourrait faire croire qu’il contient une théorie générale et mécanistique des phénomènes de la vie, mais le nom de l’auteur suffirait à lui seul pour prévenir toute méprise à ce sujet. Ce n’est pas de vastes et incertaines hypothèse que M. J. Lœb entretient le lecteur, mais d’observations exactes et de faits scrupuleusement notés. Son livre est un cours de biologie générale dans lequel l’état actuel de la science et les plus récent travaux sont exposés de façon claire, nullement dogmatique, en visant moins l’explication souvent prématurée des faits observés que « la prise de possession de phénomènes considérés longtemps comme hors de notre portée ». Parmi les douze leçons qui le composent, il convient de citer notamment celles qui ont trait à la structure physique du protoplasme, à l’action biologique des sels, aux tropismes et à la sensibilité différentielle, à la fécondation, à la parthénogénèse artificielle, et à la régénération des organes.

La théorie de la croissance cellulaire, que l’on enseigne aujourd’hui encore en botanique, repose sur les travaux de Traube et sur la théorie de la semi-perméabilité. L’enveloppe cellulaire est, en principe, une membrane semi-perméable, et l’échange de substances entre la cellule et son milieu paraît régi par les lois de l’osmose. Toutefois, beaucoup de faits sont en désaccord avec la théorie schématique de la semi-perméabilité ; les membranes animales et végétales, surtout les premières, sont des filtres à fonctions complexes ; elles ne sont pas absolument impénétrables aux sels ; elles ne sont pas absolument pénétrables à l’eau ; la nature des sels intervient aussi, contrairement aux lois simples de la pression osmotique.

Il y a enfin des actions antagonistes des sels les uns vis-à-vis des autres, dont il importe de tenir compte. Bref tous ces faits, soigneusement discutés, tendent à prouver que les échanges intracellulaires sont des phénomènes encore peu connus et infiniment plus compliqués que ne l’indique la théorie générale de l’osmose.

Les leçons sur les tropismes sont du plus haut intérêt. M. Lœb interprète ces phénomènes au moyen de la notion des lignes de force, introduite en physique par Faraday. On peut se représenter l’espace comme traversé par des lignes de force de différentes natures, les unes permanentes, les autres se reproduisant périodiquement ou à intervalles irréguliers. Par suite de leur symétrie les animaux sont amenés à orienter leur corps d’une manière déterminée par rapport aux lignes de force issue d’une même origine : ils l’orientent de manière que les points symétriques de sa surface soient atteints par ces lignes de force sous un angle égal, et ils prennent cette position parce que les points symétriques de la surface du corps ont généralement même structure morphologique et même constitution chimique, de sorte que l’inégalité des excitations de deux parties symétriques détermine un mouvement de rotation aboutissant à une position telle que les éléments des deux côtés soient atteints par les lignes de force sous un angle égal.

L’héliotropisme en particulier s’observe chez de nombreux animaux relativement très élevés en organisation. Les réactions héliotropiques supposent : 1° une structure symétrique ; 2° la présence de substances donnant lieu à des réactions que la lumière accélère (ou ralentit) ; or c’est le cas de la plupart des animaux. Mais les réactions héliotropiques sont, suivant les espèces, plus ou moins rapides ; aussi « les auteurs imbus d’anthropomorphisme préfèrent-ils de prétendues explications psychologiques : par exemple, que l’animal « tâtonne de tous côtés » jusqu’à ce qu’il ait trouvé la « bonne direction » (p. 239).

Quant à la tendance personnelle de l’auteur vis-à-vis des explications et des tentatives d’explication des faits qu’il rapporte ou qu’il a lui-même découverts, elle est franchement antivitaliste. Il n’y a visiblement pour lui d’explications valables en physiologie, et même dans le domaine de la morphogénèse, que les explications physicochimiques. Les êtres vivants sont « des machines qui s’entretiennent elles-mêmes et qui produisent de nouvelles machines de leur espèce ». Définition cartésienne, qui a toutes chances d’être bien accueillie par le lecteur français. « Les biologistes dégagés du préjugé dualistique ne peuvent qu’accepter cette manière de voir », ajoute M. Giard, en nous prévenant toutefois qu’une telle conception ne saurait épuiser la biologie, et qu’il serait « pour le moins téméraire de vouloir faire entrer nos conceptions biologiques dans le lit de Procuste d’une mécanique trop étroite ». C’est ainsi que les processus de développement que J. Lœb qualifie de « réversibles », observés notamment chez les hydroïdes, ne sauraient en aucune façon être assimilés à la réversibilité des machines simples, telle qu’elle est définie en physique. L’étude de la mécanique vivante, tout en vérifiant de plus en plus les lois actuellement connues de la physicochimie, nous révèle une telle complexité que ces mêmes lois nous apparaissent, d’autre part, comme des abstractions lointaines et des schèmes très grossiers de la réalité biologique.

Introduction physiologique à l’étude de la philosophie, Conférences sur la physiologie du système nerveux de l’homme, faites à la Faculté des lettres de Montpellier par J. Grasset, professeur de clinique médicale à l’Université de Montpellier. Préface de M. Benoist, 1 vol. in-8 de xi-368 p., Paris, Alcan, 1908. – Remercions le docteur Grasset d’avoir réuni dans cet ouvrage, les conférences qu’il faisait l’année dernière à la Faculté des lettres de Montpellier et qu’il destinait aux étudiants en philosophie. C’est un enviable mérite d’unir à la probité, à l’aridité, aux scrupules de la recherche scientifique l’agrément et la clarté de l’exposition ; c’est un mérite que personne ne refuse à l’illustre clinicien de l’hôpital Saint-Éloi. Il s’est proposé, dans son « Essai d’enseignement interscolaire », de résumer les notions de physiologie nerveuse indispensables pour qui veut faire de la philosophie, plus spécialement de la psychologie, une étude sérieuse, c’est-à-dire une étude positive. Mais il n’a pas fait un simple manuel. Son ouvrage est entier inspiré par les idées personnelles qu’il s’attache à défendre et répandre depuis dix ans. Après quelques notions générales sur la constitution du système nerveux, il étudie longuement les fonctions psychiques. Il rappelle la distinction qu’il a contribué à rendre classique entre le psychisme supérieur, réfléchi, conscient et volontaire, et le psychisme inférieur, spontané, automatique, inconscient. Il combat la théorie suivant laquelle ces deux psychismes correspondraient à des degrés différents d’activité des mêmes neurones : il montre au contraire qu’ils sont conditionnés par deux groupes de centres nerveux distincts : il montre du moins — car c’est là une hypothèse, qu’il ne présente pas comme un fait scientifiquement établi, — il montre que cette hypothèse est la mieux adoptée aux faits, qu’elle vaut par elle-même et qu’elle vaut comme principe de recherches, que les centres des fonctions psychiques supérieures doivent être localisables au même titre que les centres polygonaux du psychisme inférieur. C’est là un problème auquel on peut espérer que les progrès de l’anatomie cérébrale apporteront un jour une solution. Quelle qu’elle soit, elle n’intéresse en rien la solidité des belles études, déjà connues du public, sur la responsabilité envisagée au point de vue médical, ou encore sur le sens de l’orientation et de l’équilibre, dont on retrouvera ici la substance. Mais on risquerait de faire mal connaître ce livre, ou même d’en fausser l’esprit, à n’en signaler que des détails. Il est impossible aujourd’hui d’aborder la philosophie sans un minimum de culture scientifique. M. Grasset, un neurologiste qui est aussi un philosophe, vient de donner aux étudiants l’introduction physiologique indispensable à leurs études ; il a su faire un livre de science où des médecins trouveront à s’instruire, quoiqu’il demeure accessible à tous les esprits cultivés.

L’Attention spontanée et volontaire, par Ed. Roehrich. 1 vol. de 174 p., Paris, Alcan, 1907. — Ce livre, qui reproduit partiellement un mémoire récompensé par l’Institut, vaut par la conscience et l’étendue de l’information, par le désir aussi de traiter le sujet selon une méthode strictement positive. L’auteur étudie d’abord l’attention spontanée, qu’il considère comme une réaction tout automatique de l’intelligence aux excitations externes ; il croit pouvoir en dégager un certain nombre de lois précises, susceptibles à leur tour de fonder quelques règles pratiques et pédagogiques : et ce chapitre est sans doute le meilleur de l’ouvrage. Puis, M. Rœhrich étudie ce qu’il appelle l’aperception et l’attention aperceptive : il entend par là, semble-t-il, une sorte d’afflux spontané de la masse de nos souvenirs ou de connaissances acquises en présence de toute perception nouvelle, grâce auquel celle-ci est immédiatement assimilée et encadrée dans l’ensemble de notre savoir. Enfin, il traite, d’une manière trop rapide et peut-être un peu vague, de l’attention volontaire, dont il distingue une forme positive et une forme négative (ce serait l’effort d’élimination de toutes les idées étrangères ou contraires à celle que nous voulons éclaircir}.

M. Rœhrich a voulu de parti pris écarter toutes les discussions métaphysiques : ce qui l’amène à affirmer dogmatiquement des lois ou des faits prétendument expérimentaux, dont l’exactitude ou au moins l’interprétation est fort contestable et implique toutes sortes de postulats inaperçus. Ainsi il distingue des formes d’attention si nettement tranchées, et admet une attention spontanée si purement réflexe et si soumise aux conditions externes, qu’on ne voit même plus comment elle peut s’appeler du même nom que l’acte, d’origine tout interne, qu’il appelle attention volontaire. Rien de moins satisfaisant encore que la séparation radicale établie entre l’attention et l’attente, les fonctions intellectuelles et les sentiments ou tendances : peut-on concevoir cet état purement spéculatif et étranger au désir que définit M. Rœhrich ? On ne peut nier enfin qu’il se laisse aller à présenter l’attention comme une sorte d’état de conscience sui generis, et qu’il oublie qu’on n’y peut voir qu’une forme, un caractère que peuvent prendre tous les états de conscience, qu’elle ne peut être qu’une attitude de l’esprit à leur égard : il est ainsi conduit à considérer ce qu’il appelle l’aperception comme une espèce particulière d’attention, alors qu’elle apparaît, dans son livre même, comme une opération ou fonction mentale plus ou moins complexe, qui suppose sans doute, mais ni plus ni moins que tout autre, une certaine dose d’attention. Livre qui pourra rendre d’ailleurs des services comme instrument de travail et répertoire judicieux et probe.

Le Sous-Moi, par M. le Dr Surbled. 1 vol. in-18 de 153 p., Paris, Maloine, 1908. — Descriptions rapide des faits d’automatisme psychologique. L’auteur discute en quelques pages la théorie de Grasset (théorie des deux psychismes ; centre O et polygone) et lui objecte avec justesse la difficulté de distinguer aussi nettement les actes volontaires et les actes automatiques ; de nombreux degrés relient la pleine conscience à l’inconscience absolue. Il esquisse en quatre pages une théorie personnelle, qui est du reste du même type, et beaucoup moins solide au point de vue psychologique (la rupture d’accord entre le cerveau et le cervelet comme explication de l’automatisme). En somme ce livre n’apprend rien de nouveau sur la question ; et pour la vulgarisation de cette question, il en existe de beaucoup mieux faits. C’est de la vulgarisation tout à fait élémentaire.

L’Art et l’hypnose, par Émile Magnin. 1 vol. illustré de 403 p., Paris, Alcan, 1907. — Étude, à l’occasion de Mme Madeleine G…, « de la manifestation expressive, sous l’influence d’un certain degré d’hypnose, de toutes les émotions que le sens de l’ouïe peut suggérer à l’âme ». On connaît la tendance de beaucoup de sujets hypnotisés à traduire automatiquement par leur attitude et leurs mouvements, les impressions musicales qu’on leur procure. Le cas étudié ici est particulièrement beau et minutieusement étudié ; il est illustré de nombreuses images. Le livre est suivi de nombreuses « opinions », de psychologues et d’actrices ; certaines sont fort intéressantes, par exemple, celles de Lipps, de Lœwenfeld, de Flournoy. À signaler aussi la préface de Flournoy.

La Fontaine (Ses facultés, sa philosophie, sa psychologie, sa mentalité, son caractère), par Jean-Paul Nayrac. 1 vol. in-8 de 250 p. ; Paris, Henry Paulin, 1908. — M. Nayrac s’est proposé d’appliquer à l’étude de La Fontaine les procédés de la « psychologie moderne », par exemple ceux dont le Dr Toulouse s’est servi dans son travail bien connu sur Zola. La chose était-elle désirable ? Était-elle possible ? On pourrait en douter. Ce qui semble certain, c’est que M. Nayrac n’a guère réussi dans son entreprise, faute peut-être d’avoir suffisamment médité sur les méthodes qu’emploient nos voisins, les « littéraires », qui, sans s’en vanter, font souvent de la très bonne, très sérieuse, et, je crois, très utile psychologie. Le moindre défaut de la méthode peu avertie de M. Jean-Paul Nayrac est de présenter comme caractéristiques de son auteur des idées ou des sentiments dont la banalité est extrême. Le fabuliste se vante-t-il que ses ouvrages sont d’airain, M. Nayrac en conclut qu’il a des associations en rapport avec le sens du toucher ! Lisez Horace, monsieur Nayrac, et apprenez la critique des sources. Que dire de cette audacieuse hypothèse qui prétend retrouver dans la fable « Un animal dans la lune » l’origine de la théorie de l’ « hallucination vraie » de Taine ? Il ne faudrait pourtant pas croire que pratiquer les méthodes de la psychologie moderne consiste seulement à parler un jargon et à appliquer de force à une individualité très complexe les cadres tout faits et les classifications très imparfaites d’un manuel. M. Nayrac, qui a déjà publié des travaux intéressants, ne l’ignore pas. Il nous semble qu’il l’a un peu trop oublié ici.

La théorie des incorporels dans l’ancien Stoïcisme, par Émile Bréhier. Une brochure in-8 de 63 p., Paris, Alphonse Picard et fils, 1908. — M. Bréhier se propose dans ce travail, de déterminer le sens de la théorie obscure des incorporels dans l’ancien stoïcisme. Il s’agit d’abord de savoir ce que les stoïciens ont entendu au juste par « l’exprimable » qui est le premier des quatre incorporels, et ensuite il faut préciser le rôle que jouent, dans une philosophie purement matérialiste, ces quatre réalités immatérielles, l’exprimable, le vide, le temps et le lien. D’après M. Bréhier, les stoïciens ont, en définitive, envisagé le corps comme quelque chose d’actif : les incorporels sont ceux des effets de l’activité du corps qu’il n’est pas possible de considérer comme des corps ainsi que la couleur ou le son. Il y a là un souvenir de certaines conceptions d’Aristote : Aristote, qui nie la réalité des idées séparées, admet, d’autre part, l’existence au moins logique des genres et il se trouve introduire ainsi dans la science la notion d’une nouvelle sorte de réalité. On aimera surtout, dans le travail de M. Bréhier l’analyse pénétrante de la théorie des exprimables. Ses vues générales sur le stoïcisme peuvent être contestées ; et son interprétation même de la théorie des incorporels est évidemment, en l’absence de textes décisifs, assez conjecturale. N’était-il pas possible de distinguer avec plus de précision ce qui appartient aux différents stoïciens ? Mais il faut savoir gré à M. Bréhier de s’être attaqué à un sujet si aride et d’avoir contribué, par des considérations judicieuses, à l’éclaircir un peu.

Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie, par Émile Bréhier. 1 vol. in-8 de xiv-336 p., Paris, Alphonse Picard et fils, 1908. — L’ouvrage de M. Bréhier est divisé en trois parties : le judaïsme, la théorie de Dieu, des intermédiaires et du monde ; la conception du culte spirituel et du progrès moral. — En ce qui touche le judaïsme, l’œuvre de Philon consiste essentiellement transformer l’histoire juive en une théorie du salut, grâce à la méthode allégorique. La loi juive, que Philon conçoit à la manière d’un rhéteur néo-pythagoricien, devient loi universelle de la nature et perd toute signification politique. La méthode allégorique qui permet cette transformation vient, selon M. Bréhier, des thérapeutes ; elle était inconnue, sous la forme que Philon lui donne, des autres prédécesseurs de Philon, et notamment des Esséniens. Toute la théologie de Philon est destinée à montrer la communication constante de Dieu et de l’Univers. Après avoir séparé les deux termes d’une manière radicale, par l’idée d’un Dieu absolument transcendant, Philon les rapproche grâce à une multitude infinie d’intermédiaires, les dieux myrionymes. M. Bréhier s’attache surtout à montrer les éléments de provenance diverse qui sont venus se fondre dans cette théorie des intermédiaires. Mais, l’essentiel du Philonisme est, selon M. Bréhier, une certaine conception de la piété, que manifestent les théories de la divination, de l’extase, du culte spirituel. La piété implique surtout une « expéience religieuse » par laquelle l’âme s’unit immédiatement à Dieu. L’originalité de Philon consiste en ce qu’il a conçu la piété comme une sorte de vie intérieure. La possession du divin est interdite à l’âme humaine. Mais elle peut s’en approcher par un progrès continuel. La morale dans ces conditions n’est plus définie, comme chez les philosophes grecs, par des déterminations extérieures. Elle est tout entière dans une attitude de l’âme, qui, se repliant sur elle-même, découvre en soi, d’une manière d’abord fugitive puis de plus en plus stable, le divin qu’elle renferme, ou avec lequel elle communique.

Le travail très intéressant et très consciencieux de M. Bréhier n’est pas toujours facile à lire. M. Bréhier a mélangé sans cesse l’exposition des idées de Philon et les recherches sur leurs origines. De là provient souvent quelque confusion. En outre, tel quel, le livre paraît incomplet. Ce n’est point tant une exposition d’ensemble du philonisme, qu’un chapitre détaché d’un ouvrage plus vaste. Enfin, si l’interprétation générale de M. Bréhier est très probablement exacte, il est permis de trouver conjecturales beaucoup d’interprétations de détail. Ml. Bréhier écarte trop rapidement, semble-t-il, les théories qui font du Philonisme une doctrine spécifiquement juive : des deux éléments du problème — et l’on ne saurait s’en étonner —, il ne paraît connaître avec précision que l’élément grec. Il faudrait pour interpréter Philon un helléniste qui fût aussi un judaïsant. M. Bréhier, malgré toute sa bonne volonté, n’a pas réussi peut-être à se donner toutes les compétences nécessaires. Toutefois ce livre très sérieux et souvent très pénétrant sera fort utile à ceux qu’attire la personnalité attachante et énigmatique de Philon d’Alexandrie.

Spinozismus. Ein Beitrag zur Psychologie und Kulturgeschichte des Philosophierens, von Dr E. M. Gans. 1 vol. in-8 de 110 p., Vienne, Joseph Lenobel, 1907. — Le titre de ce livre d’abord en indique la tendance et les défauts. Ce n’est ici ni une exposition de la doctrine de Spinoza, ni une contribution à l’étude de cette doctrine, ni une biographie du philosophe, ni un essai historique sur les origines et les tenants de sa philosophie.

Ce n’est ni ceci, ni cela, mais c’est tout cela à la fois. C’est une série de « considérations » sur le spinozisme. Considérations à la Nietzsche — comme on en fait beaucoup en Allemagne, en ce moment — sur la philosophie en général et l’histoire de la philosophie en général — sur la psychologie de la philosophie et la psychologie du philosophe. Considérations à la Nietzsche, écrites « à la manière de Nietzsche » avec une continuelle affectation de tragique et de familier. Pastiche appliqué, où manquent la verve et l’imprévu du maître. Sans doute, à la page 5 Socrate est bien traité de « Philistin », et de « petit bourgeois d’Athènes » ; on peut lire à la page 6 une réhabilitation de cette brave femme de Xantippe ; et à la page 96 la philosophie de Spinoza est bien qualifiée de « tragicomédie ». Mais c’est uniquement par de tels traits que la manière de M. Gans s’apparente à la manière de Nietzsche.

Le sujet du livre, c’est la « psychologie » du spinozisme. L’auteur veut restituer l’expérience fondamentale de Spinoza, car il pense que philosopher, c’est avant tout faire une expérience. Cette expérience (p. 3) le philosophe la projette ensuite — mais ensuite seulement — dans un système ordonné. Tout système est individuel et périssable : mais l’expérience qui fonde le système d’un grand philosophe est quelque chose d’impérissable et de supra-individuel. C’est cette expérience que l’auteur veut découvrir, et qu’il désigne sous le nom de « Spinozisme ».

Du spinozisme ainsi conçu, la tendance primordiale, c’est cette « extrême sensibilité dans les choses, de la connaissance qui porte le chercheur à ne vivre et à n’estimer chaque science que dans la mesure où elle comporte du développement de l’être moral » (p. 4). Et cette tendance trouve sa satisfaction dans l’expérience que Spinoza a instituée. Spinoza a tenté de vivre la vie scientifique comme une vie morale. La science devient pour lui un phénomène éthique (p. 4-26, p. 45). Comment une telle transposition est-elle possible ? C’est ce que l’auteur essaie d’établir par des réflexions psychologiques tout à fait inutiles sur la possibilité de « vivre » l’abstrait, d’en jouir et d’en souffrir (p. 10-16). Après avoir ainsi établi psychologiquement la possibilité de l’expérience spinoziste, l’auteur cherche à en déterminer les origines et à en restituer le progrès. Cette expérience est donnée comme le développement d’un homme qui éprouve le sentiment d’une contradiction entre l’action et la pensée, entre le connaître et l’être, entre le concept et le sentiment : tel est le point de départ de la pensée spinoziste. Son terme, c’est une tentative pour résoudre en quelque manière cette opposition initiale (p. 94).

Cette opposition initiale, Spinoza l’a vécue, incarnée en lui-même (44-45). Et d’ailleurs, s’il l’a incarnée en lui, elle se retrouvait aussi dans la vie de son époque (p. 36 sqq. et 106-109). En même temps que le spinozisme est le dénouement d’une crise psychologique, il est la solution d’une antithèse historique.

1°) Le spinozisme est le dénouement d’une crise psychologique. Il y a trois types d’hommes : l’Homme d’action, « extensif » (p. 47), qui veut se projeter dans la nature, qui est lui-même une pièce de la nature, et l’homme de pensée, « intensif », qui veut, non se projeter dans les choses, mais réfléchir les choses en soi. — L’histoire de Spinoza est l’histoire d’un homme extensif qui a manqué sa vie, et qui devient intensif.

La volonté de puissance de Spinoza (p. 57) a été d’abord gênée par son éducation talmudiste et scolastique qui a étouffé ses instincts (p. 60), par sa faiblesse physique et par son déclassement social. Ne pouvant réaliser son type, devenir un homme extensif, et d’autre part incapable d’être un pur savant, un homme tout intensif, Spinoza a été un grand caractère. « Il a vécu la science, comme d’autres vivent l’action, il a créé sa vie, sa personnalité, sa pensée comme une œuvre d’art. (Inutile d’insister sur le caractère hautement fantaisiste de cette restitution.)

2°) D’autre part, la pensée de Spinoza est la synthèse où se résout l’opposition entre la pensée scolastique purement abstraite qui nie la vie, et la mystique allemande qui nie la science ; entre la pensée scolastique qui nie la nature et la pensée de la Renaissance italienne qui l’a divinise. La philosophie de Spinoza est une philosophie scolastique dans sa forme, elle est une philosophie de la vie dans son fond (p. 38). (Voilà du bon hégélianisme.)

Telle est l’expérience spinoziste : telle est la méthode par où Spinoza sort de sa crise psychologique, concilie l’opposition historique. Mais suivons sa méthode dans son développement et voyons où elle l’entraîne.

Résoudre la contradiction de la connaissance et de l’être, c’est la vie (p. 95). Spinoza aboutit d’abord à un « logozoïsme éthique », puis à un logozoïsme métaphysique. Pour Spinoza, l’affection est le premier degré de la connaissance, l’idée adéquate, la suprême degré de l’activité spontanée. Ainsi s’efface l’opposition entre l’action et la pensée. Car la pensée adéquate est en même temps l’action pure : la pensée inadéquate est passive, elle représente (Vorstellen), la pensée pure est active : elle conçoit (Darstellen). Ainsi la réalité logique devient le principe de l’être, elle n’est plus seulement un impératif de la vie morale, elle est la source de toute réalité. Et elle n’est pas non plus un au-delà sans lumière et sans vie, car (p. 78) la pensée est puissance, la puissance est action, réalité. Comme la pensée parfaitement adéquate est enfin l’activité parfaitement spontanée, elle est enfin l’existence complète. Elle est Dieu. L’action de la loi logique est l’objet d’amour intellectuel. Car dans ce progrès qui va de l’affection à l’idée adéquate, l’affection n’a pas changé de nature, mais seulement de point d’application : elle ne s’attache plus à des idées inadéquates, elle devient l’amour intellectuel de Dieu (p. 94-103). — Le spinozisme est un panthéisme, mais ce panthéisme s’oppose directement à celui de Gœthe. L’homme de Gœethe va de la science à l’action : l’autre, de l’action à la connaissance. Pour Gœthe, Dieu ne peut être connu, mais senti, pour Spinoza, Dieu, c’est la connaissance adéquate de l’ordre du monde. Ce qui est commun à Gœthe et à Spinoza, c’est le monisme qui donne à l’être et au connaître des racines communes. Seulement, l’un se libère de la science par la vie, l’autre se libère de la vie par la science (p. 90-105).

Telles sont les conclusions de ce livre assurément prétentieux et fantaisiste. On peut y relever de grosses erreurs d’interprétation. Il nous gâte Spinoza, en lui prêtant le plus fâcheux romantisme littéraire. C’est gratuitement que M. Gaus fait de Spinoza un ambitieux déçu. Le pari de Spinoza, qu’a si bien expliqué M. Brunschvieg, n’est pas le coup de tête d’un homme désabusé : c’est une démarche toute spéculative. Toutefois, le livre de M. Gaus est très attachant, car, en même temps qu’il décèle chez son auteur une belle passion de la philosophie spinoziste, il contribue à restituer à cette philosophie son caractère concret, vivant, et héroïque.

Unterblichkeit, eine Kritik der Beziehungen zwischen Naturgeschehen und menschlischer Vorstellungswelt, par Hermann Graf Keyserling. 1 vol. in-8o, de 349 p., Münich, Lehmann, 1907. — Ce gros livre sur l’Immortalité se lit avec plaisir. Le mérite en revient sans doute à ses qualités d’ordre, de clarté dans l’exposition et de naturel dans l’expression ; mais aussi au nombre d’idées prises directement, en dehors de toute scolastique et de toute routine professionnelle, aux travaux les plus modernes tant de l’étranger que de l’Allemagne. La méthode de l’auteur est « la critique au sens kantien ». Toutes les formes si variées, si bizarres, que prend la croyance en une vie future laissent atteindre, au fond de leurs mythes et de leurs symboles, une définition générale de cette espérance humaine. Ce type universel, c’est la conscience, plus ou moins confuse, qu’ont tous les homme de ce fait que le principe vital agissant en eux ne s’épuise pas dans l’existence individuelle, dans le temps et l’espace, mais qu’il se prolonge sans fin dans un devenir perpétuel.

Telle est la thèse centrale, vers laquelle convergent toutes les démonstrations, tous les exemples et toutes les digressions qui suivent le premier chapitre.

Au chapitre iii se place une critique détaillée de la faculté de croire. C’est par elle que l’esprit affirme les choses comme existantes, qu’il « reconnait » (anerkennt) ses expériences. « Qu’une chose existe, je ne puis que le croire (p. 147). Mais ce jugement de réalité ne se rapporte pas à l’objet « déterminé » ; toutes les déterminations viennent de l’expérience et de la pensée ; la croyance n’affirme que l’objet indéterminé, en tant qu’il est. Par là elle est la fonction centrale de l’esprit. Pour toute recherche scientifique elle pose les premiers principes (Voraussetzungen) qui rattachent le fil de la pensée à la réalité.

Or cette faculté peut, dans la croyance a l’immortalité, retenir légitimement ce fait, que « nous sentons, notre moi, immédiatement, comme une fonction, une force, un principe actif qui dure, une δύναμις et non pas comme une existence statique » (p. 133). C’est le fondement de la foi en une survie.

De nouvelles analyses nous ramènent à la même thèse et chaque fois la précisent : analyse des notions de durée et d’éternité, d’être et de devenir, pour lesquelles l’auteur se réfère souvent à M. Bergson. L’individualité n’est pas définitive, et surtout n’est pas l’essence de la vie : « Une intelligence permanente, impersonnelle, intemporelle, domine le devenir temporel des phénomènes de la conscience personnelle » (p. 153). Cette conclusion est confirmée par le chapitre vi, précis, intéressant, qui étudie l’homme dans son rapport avec l’humanité et montre que le point d’attache de la moralité n’est pas dans la personne, mais dans une solidarité qui dépasse l’individu ; par le chapitre vii, également riche d’idées précises, qui indique le caractère original de la vie, intemporelle et sans cesse incorporée tout entière dans le moment présent, sans cesse transformée dans sa constitution et éternelle dans son principe.

L’ensemble de ces études se résume par l’épigraphe spinoziste : Sentimus experimurque nos æternos esse.

Gut und Böse. Zur Psychologie der Moral-Gefühle, von Kristian B. R. Aars. 1 vol. gr. in-8 de 290 p. Christiania, Dybwad, 1907. — Les lecteurs français connaissent déjà quelques-unes des idées de M. Aars : l’ouvrage qu’il vient de publier développe des thèmes contenus dans ses communications aux deux Congrès de philosophie (Congrès de Paris, t. II, p. 1 ; Congrès de Genève, p. 600). Voici les principaux.

Que la morale soit ou non une science, il est possible de retracer scientifiquement la genèse psychologique des jugements moraux. Un jugement moral, c’est un jugement de valeur, jugement surprenant par lequel la nature humaine se condamne elle-même, se déclare mauvaise, ou moins bonne qu’elle ne devrait être. C’est un jugement immédiat qui vise non pas les effets de la volonté, mais la volonté même. Comment l’expliquer ? En tant que jugement de valeur, il est dicté par des sentiments. En tant que jugement immédiat et portant sur la volonté même, il ne peut être dicté par des sentiments qui, comme les sentiments utilitaires, sont médiats et relatifs aux conséquences de l’acte volontaire plutôt qu’à ses motifs. En tant qu’il est sévère pour la nature humaine, le jugement moral ne peut être dicté par notre amour de l’humanité, car il consiste précisément à trouver insuffisant cet amour ( « la morale commence où l’amour finit » ) : l’altruisme est aussi impuissant que l’utilitarisme à expliquer l’origine de la conscience morale. Les sentiments moraux élémentaires, ce sont : l’indignation et l’admiration, le remords et la fierté. La colère implique ou impose immédiatement un jugement de valeur défavorable à une volonté humaine : elle contient tous les éléments que nous avons distingués dans le jugement moral. Nous aboutissons donc à ce paradoxe : est primitivement moral le sentiment le plus immoral en apparence : la haine. L’admiration contient, elle aussi, un jugement de valeur sur une volonté. Mais elle n’acquiert de signification morale qu’au moment où, faisant retour sur nous-mêmes, nous regrettons l’absence de la qualité admirée. La moralité véritable n’apparaît qu’au moment où nous appliquons, pour nous juger, les mêmes procédés que pour juger autrui, au moment où je passe de « la critique égocentrique d’autrui à la critique hétérocentrique de moi-même ».

La conscience morale a pu naître, mais elle n’a pu se développer sans l’intervention de facteurs sociologiques. Les sentiments moraux élémentaires ont dû s’associer à d’autres sentiments que seule fait surgir l’organisation sociale : la crainte des ennemis communs, la crainte des chefs, la sympathie, etc. Une loi particulièrement importante résulte, pour l’espèce humaine, de la vie en société, c’est la « loi de l’échange des valeurs » (noter que le mot « valeur » n’est pas pris dans un sens étroitement économique. Est : « valeur » tout ce qui satisfait un désir. Tandis que, dans le reste du monde vivant, les êtres se bornent à « détruire les valeurs » d’autrui pour en produire à leur tour, les hommes, sous l’influence de la vie sociale, substituent partiellement à la « lutte pour les valeurs » le commerce des valeurs. Cette substitution est due à un sentiment de crainte qui n’est pas moral. Mais l’échange des valeurs donne un nouvel aliment aux sentiments proprement moraux : l’indignation, par exemple, sera excitée si la loi de réciprocité, principe de l’échange, est violée. Le sentiment moral de justice résulte d’une application des sentiments moraux plus élémentaires à des phénomènes sociaux d’importance capitale : les échanges de « valeurs ». D’autre part, le progrès de la justice est favorisé par l’institution sociale qui suppose à la sélection naturelle et à la sélection sexuelle, uniques facteurs de l’évolution dans le monde animal, un facteur propre à l’espèce humaine : la « sélection criminelle ». Le moral et le social ne se confondent pas, mais ils se prêtent un appui mutuel.

L’évolution de la moralité rencontre des obstacles. M. Aars, s’il est évolutionniste, n’est pas lamarckien ; il croit que l’histoire de la morale confirme l’hypothèse de Weissmann : les caractères acquis ne sont pas héréditaires ; à chaque génération, l’œuvre éducative est à recommencer. Ce que nous tenons de nos ancêtres, c’est la nature humaine, qui est mauvaise. La doctrine du péché originel est le symbole d’une vérité. La sélection naturelle laisse passer les violents et les rusés ; la sélection sexuelle ne favorise pas nécessairement les plus belles consciences ; la sélection criminelle épargne les égoïstes adroits et les hypocrites. Le progrès moral est réel, mais il est lent.

Arrivé à ce point, il semble que M. Aars cesse d’étudier la genèse psychologique des sentiments moraux pour construire de toutes pièces une Éthique. La morale, telle qu’il la conçoit, est indépendante de la religion ( bien que la religion ait été très utile à la formation de la conscience morale), parce que la religion suppose la morale plus qu’elle ne la fonde. Mais la morale n’est pas indépendante de la métaphysique. Ce n’est pas à dire qu’elle repose sur des postulats métaphysiques (la responsabilité morale, donnée immédiate de la conscience, n’a que faire de la garantie d’une hypothétique liberté). La morale ne dépend pas de telle ou telle métaphysique ; « elle est elle-même une métaphysique ». Elle affirme qu’ « il y a une beauté et une laideur objectives de la volonté ». Elle affirme la valeur du devoir. Elle n’est pas une science, car elle prime la science. « Mieux vaut se tromper avec la morale que d’avoir raison sans elle. » La conscience nous donne « le droit d’imposer nos fins morales à l’évolution » : les préceptes du christianisme sont contraires aux lois de la sélection naturelle : aussi ne sont-ils appliqués que par une faible minorité, mais c’est cette élite qui fait progresser l’humanité.

La morale de M. Aars, toutefois, diffère de la morale chrétienne. Sans méconnaître la valeur de l’humilité, il réhabilite en un sens la fierté morale ; sans méconnaître la sublimité de l’amour, il indique la signification morale de la haine. Mais c’est l’idée de justice qui est l’âme de son Éthique. La « loi de la réciprocité » n’est pas seulement, à son avis, une éducation historique ; c’est une loi normative : la tâche du moraliste est de « régler et de perfectionner l’échange des valeurs ». Ce n’est pas à dire qu’il établira partout l’égalité : l’échange n’implique pas nécessairement l’égalité des parties. De même qu’il admet, en politique, la suprématie d’un chef, sans le dispenser de rendre à ses subordonnés, en échange de leur obéissance, des services définis, de même M. Aars exige, dans la famille, que l’échange des valeurs entre époux soit conforme au principe de la réciprocité, sans dispenser la femme d’obéir à son mari. S’agit-il du problème social ? Il se montre, semble-t-il, plus hardi : il admet un socialisme mitigé qu’il appelle « solidarisme » (sans se référer, d’ailleurs, au solidarisme français). Mais il ne proclame pas pour cela l’égalité absolue de tous les hommes.

Nous ne nous flattons pas d’avoir exposé toutes les idées intéressantes de cet ouvrage suggestif. On lui reprochera peut-être de vouloir trop embrasser. Il en résulte que la documentation est souvent insuffisante et que les solutions proposées sont parfois superficielles. Il est surprenant, par exemple, que M. Aars traite la question féministe comme si la grande industrie n’avait pas modifié le rôle social d’un nombre notable d’Européennes. Il est surprenant de constater que le seul sociologue cité par lui soit Letourneau. Sur l’origine de la conscience morale, les sociologues estimeront sans doute que M. Aars, quoi qu’il en pense, leur donne gain de cause : si l’indignation et l’admiration, sentiments sociaux, contiennent en germe la moralité, comment ne pas reconnaître qu’elle doit non seulement ses progrès, mais sa naissance même à la vie sociale ? Hors d’une société, le passage de l’égocentrisme à l’hétérocentrisme, moment décisif dans la genèse de la conscience morale, serait inconcevable. Mais c’est l’idée que l’auteur se fait de la morale elle-même qui nous paraît surtout discutable. D’abord, ni la notion de « valeur » ni la notion de justice qui jouent dans ce livre un rôle si important, ne nous paraissent pas définies avec une précision suffisante. D’autre part, M. Aars admet trop aisément que le jugement de valeur est un jugement immédiat, un « jugement de sentiment » irréductible aux jugements rationnels. Il faudrait chercher si ce jugement en apparence immédiat n’est pas le résidu de nombreuses expériences, la conclusion de nombreux raisonnements. « Cette fleur est belle » : ce jugement de valeur esthétique n’a, dit notre auteur, rien à voir avec le jugement du savant expliquant la vitalité de la plante par le fumier sur lequel elle pousse. Est-ce évident ? Le jugement esthétique n’est-il pas au moins partiellement fondé sur la constatation de cette vitalité dont le botaniste rend compte ? De même il est possible que les jugements moraux ne soient pas indépendants de certaines constatations psychologiques et sociologiques. Et cette dépendance de la morale par rapport à la science ne devrait pas déplaire à un auteur qui finit par ériger le fait en droit, déclare que les sentiments moraux élémentaires sont aussi les sentiments moraux par excellence, et voit dans la loi, inductivement découverte, de l’échange des valeurs le fondement d’une « morale parfaite ».

Naturphilosophie, Kritische Einführung in die modernen Lehren über Kosmos und Menschheit, von Alfred Dippe. 1 vol. in-12 de ix-417 p., München, 1907. — Cet ouvrage ne mérite guère son titre d’introduction critique. C’est un résumé clair, mais rapide et nécessairement superficiel des résultats obtenus par les sciences physiques et biologiques, par la cosmologie générale, l’astronomie, la géologie, etc., etc. Cette petite encyclopédie scientifique est encadrée dans certains développements philosophiques assez vagues sur l’espace, le temps, la matière, les notions de force, de masse, d’énergie, de causalité, de finalité, de lois naturelles, etc. Les deux derniers chapitres forment une partie intitulée : conclusions métaphysiques. L’auteur y affirme ses sympathies pour le théisme et repousse la croyance à l’immortalité de l’âme.

The persistent problems of philosophy, an introduction to metaphysics through the study of modern systems, by Mary Whiton Calkins. 1 vol. in-12 de xxii-575 p., New-York, Macmillan, 1907. – Ce livre se présente à la fois comme un abrégé critique de l’histoire de la philosophie moderne depuis Bacon, et comme un essai de systématisation originale. Sous le premier aspect, c’est une classification des doctrines envisagées du point de vue ontologique ; sous l’autre aspect, c’est un exposé, – vers lequel s’achemine la partie historique et critique, – des vues propres à l’auteur, qui sont aussi comme nous le verrons, celles du philosophe américain Josiah Royce.

Matériellement le livre est divisé en deux parties d’inégale longueur. La première et la plus importante est constituée par cet exposé, tour à tour historique et dogmatique, dont nous venons d’indiquer le double aspect. La seconde est un recueil de notices biographiques, de commentaires destinés à éclaircir les points qui n’ont pu faire, dans la première partie, l’objet d’un développement complet. Suivent des d’indications bibliographiques, qu’on pourrait souhaiter plus nombreuses, mais que l’auteur a visiblement rédigées pour les seuls lecteurs anglais.

Tout système philosophique, dit miss Calkins (Préface), est une réponse à la question : Quel est l’objet « ultime » de la pensée spéculative ? Ou, si l’on veut, comment faut-il concevoir ce qui est au delà des données de l’expérience en général ? Par la nature de leurs réponses, tous les systèmes se rangent, d’une manière très simple, en deux premiers groupes : pluralistes ou monistes, selon que l’objet ultime qu’ils assignent à la recherche philosophique est numériquement multiple, ou numériquement simple ; — puis en deux sous-groupes : idéalistes ou non-idéalistes, selon qu’ils se représentent cette réalité dernière « comme étant de la même nature que la conscience que j’en ai, ou comme étant d’une nature radicalement différente de ma conscience » (p. 10).

Appliquant cette classification à l’histoire de la pensée moderne, miss Calkins étudie successivement les systèmes : de Descartes, dualisme pluraliste (dualiste par sa distinction radicale des deux substances, pluraliste parce qu’il admet l’existence séparée de plusieurs de ces substances) ; — de Hobbes, matérialisme pluraliste ; — de Leibniz et de Berkeley, spiritualismes pluralistes ; – de Hume, idéalisme pluraliste ; – puis les systèmes monistes de Spinoza, pluralisme moniste (moniste, à cause de l’unité de la substance, pluraliste à cause de la multiplicité des attributs et des modes) ; et de Hegel, type d’idéalisme moniste. Dans l’intervalle, la philosophie s’est lentement dégagée des divers pluralismes sous l’influence de la critique kantienne, et des efforts, qui tendent au monisme idéaliste, sans y arriver, de Fitchte, de Schelling, et de Schopenhauer. Sans y arriver, disons-nous, parce qu’en dernière analyse il faut reconnaître que la réalité ultime, pour ces penseurs, n’est pas vraiment un « moi » ; tandis qu’au contraire, selon miss Calkins (ici en désaccord avec la plupart des historiens), l’Absolu hégélien a tous les caractères d’une conscience.

L’auteur a pour la solution hégélienne du problème métaphysique le goût très vif que partagent tant de penseurs anglais. Mais elle ne croit pas que cette solution soit acceptable en totalité. Le problème subsiste, même après Hegel, bien que la solution n’en puisse plus être donnée que par une conception, et moniste, et idéaliste, des choses. Miss Calkins en vient ainsi à l’examen de diverses doctrines contemporaines : le phénoménisme néocriticiste, l’idéalisme bergsonien, et diverses formes du pragmatisme. Son analyse lui ayant révélé, au fond de toutes ces doctrines, l’existence du postulat « pluraliste », elle se retourne vers la seule philosophie qui la satisfasse, parce qu’elle lui paraît concilier les exigences d’un esprit métaphysicien avide d’unité, et cet idéalisme qui lui semble être la forme même de la pensée européenne depuis Kant : c’est le système de son maître M. Josiah Royce, sorte de personnalisme qui s’efforce à concilier les deux types de pensée, moniste et pluraliste.

« Le personnalisme moniste, nous dit-on, s’efforce de montrer qu’au-dessus de la multiplicité des individus, et les comprenant, il existe un moi absolu qui constitue leur relation même (their relatedness) ; et que, par suite, ces « moi » inférieurs ne sont que relativement, ou partiellement, distincts… car si les « moi » individuels comportent des relations entre eux — et cela ne fait point de doute — cette relativité nous est une garantie de l’existence d’un individu qui renferme tous les autres (all-comprehending Individual) » (p. 420). Quant au rapport de l’absolu aux individus relatifs, ce n’est pas un rapport de création, si l’on entend par là celui de cause à effet, mais bien un rapport de contenant à contenu (p. 105, et, 429). — On comprend que tout l’effort d’une pareille doctrine doive porter sur la nature intime de l’absolu. Miss Galkins a senti (p. 423-435) qu’il importait de montrer comment son absolu pouvait soutenir avec les divers « moi » individuels quelque relation que ce fût sans cesser d’être l’absolu, et comment il pouvait être absolu tout en étant, comme on l’affirme, une personne douée de pensée et d’affectivité. Il faut avouer que dans cette partie de son livre, l’auteur se meut au milieu des contradictions avec moins d’aisance que lorsqu’elle faisait œuvre d’historien, et ses vains efforts pour concilier des thèses inconciliables confirme, plus qu’elle ne le voudrait sans doute, l’opinion qu’elle déclare partager avec Paulsen sur la philosophie, qui n’est qu’un « problème », et toujours posé.

Recent progress in the study of variation, heredity and evolution, by Robert Heath Lock, M. A. fellow of Gonville and Caius College, Cambridge. 1 vol. in-8 de xv-299 p., London, John Murray, 1907. — Ouvrage d’excellente vulgarisation scientifique. L’auteur estime que désormais ce ne sont pas les vues théoriques et les spéculations philosophiques qui feront progresser la science de l’origine des espèces, mais bien les études expérimentales analogues à celles qu’ont déjà entreprises des biologistes hantés par des préoccupations bien différentes et dont cependant les doctrines paraissent aujourd’hui converger : Galton, Pearson, de Vries, Bateson, Johannsen, Gregor Mendel. Ce sont les résultats acquis par ces véritables observateurs que l’auteur veut exposer. Les doctrines anciennes de Lamarck et de Darwin sont très rapidement résumées. Spencer et Weismann sont eux-mêmes considérés comme des autorités un peu déchues, des représentants de théories dépassées. Mais ensuite vient un bon chapitre sur la biométrie qui se termine par de précieuses indications sur les récents travaux du professeur Johannsen, de Copenhague, relatifs aux variations continues (théorie des « lignes pures de descendance », de la sélection sans action à l’intérieur d’une ligne pure, efficace pour éliminer certaines lignes), — et par quelques pages, un peu insuffisantes, sur les études de Pearson relatives à l’hérédité psychologique. La théorie des mutations de de Vries est présentée avec un louable effort de distinguer les faits acquis de l’interprétation proposée par de Vries. Mais de toutes les découvertes du dernier demi-siècle celle qui apparaît à l’auteur capitale et féconde entre toutes est celle du moine Gregor Mendel, qui date de 1865, mais dont l’importance n’a été remarquée que depuis sept ou huit ans. Les lois de Mendel fondent la science exacte de l’hérédité. Elles confirment et complètent une multitude de résultats isolés obtenus dans le domaine de la cytologie : particulièrement elles éclairent les phénomènes complexes présentés par les chromosomes au moment de la maturation des cellules germinatives.

Ce qui dans cet ouvrage séduit le lecteur philosophe, c’est de ne pas y trouver une hâtive philosophie, un parti pris, un système comme on rencontre dans la plupart des ouvrages français de biologie générale. C’est un expose des faits et ces faits sont encore trop nouvellement et imparfaitement connus pour qu’on puisse les englober dans une théorie durable, pour qu’on soit en droit de choisir entre eux, de considérer les uns comme plus significatifs que les autres. L’auteur n’hésite jamais à indiquer les assertions opposées quand il y a divergence entre les assertions des biologistes : ainsi sa sympathie pour les belles découvertes de Vries ne l’empêche pas de rapporter les observations de Millardet qui les contredisent, bien que ces observations n’aient jamais été confirmées.


REVUES ET PÉRIODIQUES

Revue générale des sciences. — 15 janvier 1908. P. Duhem. La valeur de la théorie physique à propos d’un livre récent (p. 7-19). — Cet article est une étude critique sur la thèse de Rey : « La théorie de la physique chez les physiciens contemporains. » Cette thèse est à la fois une apologie et du mécanisme et de la valeur objective de la connaissance physique. M. Duhem reproche à l’auteur d’avoir confondu un peu trop ces deux questions distinctes : 1o « Les théories physiques sont-elles simplement des moyens d’agir sur la Nature ou bien, outre leur utilité, devons-nous leur attribuer une valeur comme connaissance ? » ; 2° « La physique doit-elle être mécaniste ? », ou « Est-il nécessaire que toutes les hypothèses de la physique se résolvent en propositions relatives aux mouvements de petits corps susceptibles d’être figurés et imaginés ? La physique a-t-elle au contraire le droit de raisonner sur des propriétés capables d’être conçues, mais irréductibles à des mouvements de systèmes qui puissent se dessiner ? » L’expérience ne peut trancher le débat entre la méthode mécaniste et la méthode opposée : car la thèse du mécanisme, — que « les notions de figure et de mouvement correspondent seules à des objets simples et irréductibles ; celles de la seconde catégorie (couleur, chaleur, etc.) correspondent à des réalités complexes qui peuvent et doivent les résoudre en des assemblages de figures et de mouvements », — est évidemment transcendante à l’expérience. Et l’histoire ne prouve nullement que la méthode mécaniste ait été plus féconde que la méthode énergétiste. — Pour la question plus générale, de savoir si la théorie physique est « vraie » ou « commode », M. Duhem tâche de montrer, en se servant de l’ouvrage même de M. Rey, qu’il n’y a pas de vérités en physique autres que les faits d’expérience, et que la théorie physique, même idéale, ne sera jamais qu’une classification de la connaissance empirique. « La critique logique de la méthode employée par la physique et des témoignages des physiciens a donc conduit M. Rey à cette affirmation : La théorie physique n’est qu’un instrument propre à accroître la connaissance empirique ; rien n’est vrai en elle que les résultats de l’expérience. » Et cependant « une intuition instinctive et spontanée le pousse à affirmer qu’il existe une vérité absolue et universelle, partant transcendante à l’expérience ». Le physicien sent que la théorie physique est autre chose qu’un simple ensemble de procédés pratiques ; seulement, et il faut s’en rendre compte mieux que ne l’a fait Rey, « l’étude de la méthode physique est impuissante à révéler au physicien la raison qui le porte à construire la théorie physique ». Nous devinons que l’ordre atteint par la théorie physique tend à être une classification naturelle ; mais ce pressentiment, cette croyance ne peut venir ni de l’expérience, ni des procédés mathématiques employés par la théorie. « Le physicien est forcé de reconnaître qu’il serait déraisonnable de travailler au progrès de la théorie physique, si cette théorie n’était le reflet, de plus en plus net et de plus en plus précis, d’une Métaphysique ; la croyance en un ordre transcendant à la physique est la seule raison d’être de la théorie physique. »

L’Enseignement mathématique. 15 janvier 1908. La préparation des candidats à l’enseignement des sciences mathématiques et naturelles (p. 5-49). — Sous ce titre, L’Enseignement mathématique publie une traduction des « Propositions de la Commission d’enseignement des naturalistes et médecins allemands présentées au Congrès de Dresde » (sept. 1907), par MM. les professeurs A. Gutzmer et F. Klein. En tant que plan d’organisation des études scientifiques, ce rapport présente donc un grand intérêt pédagogique. Mais, de plus, il intéresse plus spécialement les philosophes par sa section IV : « Des études communes en philosophie et pédagogie. Culture générale » (p. 29-30). On peut d’ailleurs regretter la brièveté et la généralité des vues exprimées sur ce point : « Le règlement des examens fait rentrer dans le domaine philosophique, l’histoire de la philosophie, la logique et la psychologie. Nous pensons que ces domaines ne doivent pas être exposés dans les cours d’une façon schématique, mais être au contraire présentés d’une manière intéressante et vivante permettant au candidat d’acquérir une conception claire et juste de l’importance considérable de ces branches dans l’ensemble des résultats généraux du travail scientifique. » Et c’est à peu près tout sur ce sujet. Pour la place de cet enseignement dans le cours des études, voici les indications contenues dans deux schémas, correspondant d’une part aux études mathématiques-physique, d’autre part aux études de chimie-biologie. L’enseignement complet se répartit sur six semestres : au 4e semestre seulement (s. d’hiver), figure « l’histoire de la philosophie et de la pédagogie » ; au 5e, « la Logique » ; au 6e, « la Psychologie ». Ces études en effet paraissent devoir être plus fructueuses, « alors que le candidat dispose, en outre d’un jugement plus mûr, de connaissances scientifiques plus étendues ».

Hibbert Journal (London : Williams and Norgate). Avril 1907-janvier 1908. — L’intérêt, très grand, que présente ce trimestriel réside moins dans la valeur intrinsèque des études qui y sont publiées, que dans leur valeur représentative : elle n’apportent pas grand’chose de neuf pour le savant ni pour le philosophe ; elles sont assez maigres de faits. Mais elles sont riches de sens pour quiconque veut suivre le mouvement des idées religieuses à l’heure présente. Ce mouvement a atteint une grande intensité en Angleterre ; là, comme en France, il se rattache par des liens subtils, mais, puissants, au mouvement des idées philosophiques, et à tout l’ensemble de la vie sociale du pays ; pas plus qu’en France, aujourd’hui, il ne se sépare en Angleterre du gros problème de l’Église, des rapports de l’autorité traditionnelle avec la libre recherche, historique et scientifique, de l’individu : il est curieux de voir comment, de plus en plus, en ce pays protestant, dans cette revue de tendances « libérales » extrêmes, et aussi peu ecclésiastique que possible, c’est en fonction du catholicisme et de l’Église romaine que les problèmes se posent. L’issue est incertaine : mais la tendance est très forte.

Nous avons cherché à caractériser, ici même (mars 1907), l’esprit qui anime ce périodique ; nous n’y reviendrons pas. – La controverse soulevée par les idées de M. Campbell n’est pas close. Dans le numéro d’avril, le Rev. R. J. Campbell lui-même dégage le but du mouvement de la Théologie nouvelle : c’est là, dit-il, un mouvement très général, qui n’est pas restreint à nous autres congrégationalistes, qui n’est pas le fait d’une personne ou d’une Église, mais qui se retrouve ailleurs, même — et surtout – « dans la vénérable Église de Rome, l’Église-mère de la Chrétienté occidentale » : M. Campbell cite, à ce sujet, le Rinnovamento, dont on connait les attaches avec le catholicisme libéral d’Angleterre. Il regrette cette appellation de « Théologie nouvelle », qui paraît impliquer une rupture avec le christianisme historique : « la théologie nouvelle, comme l’humanisme du Dr F. C. S. Schiller, représente une méthode plutôt qu’un système ; tous ceux qui maintiennent que la religion chrétienne doit être interprétée en termes d’immanence divine, usent de cette méthode. Elle n’entre en conflit qu’avec la théologie populaire des Églises… Comme l’humanisme, la théologie nouvelle repousse tout theologoumenon dénué de valeur morale pratique. » « Ce dont nous avons besoin, plus que de toute autre chose, c’est de rapprocher, sur un même programme et dans une même organisation, tous les hommes d’esprit libéral, Catholiques, Anglicans, Free-Churchmen évangéliques, unitariens, hommes de science comme sir Oliver Lodge, prédicateurs moraux comme le Dr Stanton Coit, réformateurs sociaux comme le prof. Henry Joncs et M. Keir Hardie », afin de donner une expression collective à l’unité chrétienne fondamentale : « Le mot d’ordre de la théologie nouvelle, c’est l’unité, unité de l’individu avec la race, et de la race avec Dieu. » « La mission de l’Église n’est point de mener les hommes au ciel, mais de mettre le ciel dans ce monde » ; il faut que le grand mouvement international pour l’émancipation sociale soit guidé par l’esprit du Christ. Le résultat final sera « de faire de la civilisation moderne une vraie Église catholique, une Cité de Dieu ».

Cet exposé a provoqué bien des critiques. Le Rev. J. M. Lloyd Thomas (L’Idéal catholique libre, juillet) signale, à ce propos, les dangers qui menacent à la fois le Protestantisme et l’Église romaine, en un mot toutes les religions dogmatiques. « Le Protestantisme est atteint à mort : nul pouvoir sur terre ne peut à présent le sauver de la ruine finale. » Le « Romanisme » a sur lui l’avantage d’une vie ecclésiastique puissante : en sorte que « la désagrégation du dogme, qui signifie la mort du vieux protestantisme, peut signifier vie et liberté pour le nouveau catholicisme : l’autorité théologique de la Bible et du dogme une fois ruinées, le catholicisme retiendra encore ce que le protestantisme n’a pas su développer — la conscience profonde de la continuité et de la solidarité de la communion chrétienne, et de l’autorité vivante d’une collectivité, l’Église. »

Dans ce même numéro (juillet p. 917-921), le P. Tyrrell consacre quelques pages à l’exposé critique du livre de M. Campbell sur la Théologie nouvelle. Ces pages méritent d’être retenues, parce qu’elles précisent l’attitude du plus éminent représentant de la pensée catholique libérale en Angleterre, et aussi pour les profondes intuitions religieuses qui s’y font jour. L’œuvre de M. Campbell, dit le P. Tyrrell, est une théologie de prédicateur, qui s’adresse à la foule, et elle doit être prise comme telle. Le problème y est mal posé : ce qu’il nous faut, ce n’est pas une théologie nouvelle en place de l’ancienne, la substitution de Kant et de Hegel à Philon et à Aristote. Les hommes peuvent bien prier sans théologie, et bien vivre sans physiologie. Ce qu’il faut, c’est critiquer les notions de révélation et de théologie, reconnaître ce qui les sépare, fixer leurs rapports, afin de libérer la révélation des fluctuations et des incertitudes d’une science perpétuellement changeante. « La révélation chrétienne est la matière de la théologie chrétienne, l’expérience soumise à l’intelligence du théologien. Cette révélation, c’est le Christ, ce sont ses paroles, ses actes, sa personnalité ; et, comme le Christ, elle est la même hier, aujourd’hui et pour toujours, par-dessous tous les développements de la théologie et de la christologie. » – Une réinterprétation de la religion en termes d’immanence résout, en apparence et pour un temps, les difficultés soulevées par une insistance outrée sur la transcendance ; mais l’immanence, comme toute théorie de la réalité ultime, porte en elle un système d’antinomie. L’immanentisme, avec son unification facile, supprime plutôt qu’il n’explique ce fait irrationnel d’expérience, le mal ; il ne rend pas compte de ce qu’il y a de plus profond en nous, de notre relation à Dieu, du sens de dépendance avec lequel le chrétien va au Christ. Envisagée comme un effort pour donner une synthèse sans antinomies, la théologie nouvelle n’est pas plus heureuse que l’ancienne : comme explication de l’expérience chrétienne, elle lui est très inférieure ; elle marque un recul, et elle est un appauvrissement de cette expérience fondamentale. « Par révélation ou vérité prophétique, conclut le P. Tyrrell, j’entends cette expression directe et spontanée de l’expérience religieuse, qui fait elle-même partie de cette expérience, et qui, comme telle, est le produit non pas de la réflexion théologique, mais de l’inspiration divine. »

Le P. Tyrrell est revenu sur ce point dans un important article, paru en janvier dernier, sur l’avenir du modernisme. Il y dégage bien l’opposition radicale qui existe entre la méthode historique de Newmann et la théologie scolastique. « Si la scolastique est essentielle au catholicisme, il faut jeter Newman par-dessus bord. » Mais le modernisme prétend, précisément, dissocier du système rigide de la scolastique l’ensemble flexible de la tradition catholique, réconcilier la foi catholique avec les résultats de la critique historique ; il n’est pas, comme la scolastique, le terme ou l’arrêt d’un mouvement, il est mouvement, tendance ; « il ne demande pas une théologie nouvelle ou la suppression de la théologie, mais une théologie qui se meuve et se développe, — une théologie soigneusement distinguée de l’expérience religieuse dont elle est l’expression toujours imparfaite, toujours perfectible ». Quel que doive être le succès des efforts des modernistes, une chose est sûre : c’est que la conception médiévale, juridico-scolastique, du catholicisme est destinée à disparaître. Le renouvellement se fera, dans le clergé, par la pression de l’extérieur, et surtout par l’acquisition de connaissances historiques et du sens de l’histoire.

Il est intéressant de noter que le P. Tyrrell a été l’un des premiers à faire connaître en Angleterre la philosophie de M. Bergson ; il a donné dans le numéro de janvier un long compte rendu de l’Évolution créatrice (p. 425-442).

M. Sonnenschein (Le nouveau stoïcisme, avril) signale la parenté de la théologie nouvelle avec le stoïcisme : même conception moniste de l’univers, même doctrine centrale d’un Dieu intérieur s’exprimant par la fraternité humaine. Il discerne une veine de stoïcisme très visible dans la littérature morale de l’Angleterre, depuis la Renaissance, depuis Shakespeare, jusqu’à Carlyle, en passant par les Quakers. – M. Warde Fowler (Religion et droits civiques dans l’ancienne Rome, juillet) montre comment, à Rome, la croissance de l’État a arrête le développement de la religion romaine, qui, chez les premiers colons latins, était un sentiment, religio, et qui se réduisit de plus en plus à un jus divinum soumis au contrôle de l’État et de ses fonctionnaires. — C’est l’Étatisme aussi qui a étouffé la doctrine morale dans le Calvinisme, nous dit le Rev. T. C. Hall, professeur au Séminaire de l’Union à New-York (Jean Calvin fut-il un réformateur ou un réactionnaire ? octobre). Calvin n’a fait que substituer à l’impérialisme catholique une autre autorité tyrannique, celle de l’Église des Saints, fondée sur la Bible, et hors de laquelle nulla est speranda peccatorum remissio ; les magistrats, l’État, ont reçu de Dieu le pouvoir de maintenir dans toute sa pureté et son intégrité la vraie Église ; on doit leur obéir comme à Dieu, qu’ils représentent. « Calvin fut logique avec lui-même lorqu’il livra Servet à l’État pour qu’il lui infligeât la peine méritée. » Calvin fut essentiellement un aristocrate — les Presbytériens ont été fidèles à son esprit, — et un adversaire de la démocratie. Toute sa morale est bâtie sur une autorité externe, sur le système fermé inclus dans le Verbe écrit ; c’est une doctrine dualiste, conforme à l’esprit légaliste du Moyen âge. Si Calvin a pu rendre quelques services à la pensée morale, c’est parce qu’il a échoué dans son effort pour établir une hiérarchie sacramentelle protestante en face de Rome ; mais la morale protestante doit être cherchée ailleurs, dans ce qui est sorti de Luther, chez Kant. « Calvin a été le dernier, mais non pas l’un des plus grands parmi les scolastiques : saint Thomas lui est très supérieur comme penseur moral. » — Signalons encore, dans le numéro d’octobre, deux articles sur l’Inde : l’un, de M. Macnicol sur l’action et la réaction du christianisme et de l’hindouisme dans l’Inde ; l’autre de Maud Joynt sur l’évangile de Khrishna et celui du Christ.

On sait que la question de l’immortalité est aujourd’hui au premier plan dans les préoccupations des penseurs l’Angleterre et d’Amérique ; elle a suscité, en ces deux pays, nombre de travaux psychologiques. Le Hibbert Journal annonce une série d’articles sur ce sujet, dont un du prof. Eucken d’Iéna. M. Royce, de l’Université Harvard (Immortalité, juillet), s’accorde avec Münsterberg pour placer la critique de l’idée de temps à la base de toute étude de l’immortalité. Le temps est la forme de la volonté ; les distinctions de temps sont relatives à des actes et à des valeurs. Suit-il de là, comme le croit Münsterberg, qu’une pensée suprême – Dieu – verrait le monde comme un totum simul, comme un ensemble de relations non de temps, mais de valeurs ? Non. Dieu voit un présent plein, qui n’est pas un tout intemporel, mais une séquence infinie. Et, en effet, le fond de la personnalité c’est la morale, c’est la dissatisfaction active d’un être à qui le présent ne suffit pas, qui a besoin de l’avenir pour réaliser son vouloir. Dans la mesure où je suis une expression individuelle de la dissatisfaction divine qui constitue l’ordre temporel, et parce que, d’autre part, la satisfaction divine ne peut être atteinte que par les actes d’un individu, ma vie personnelle doit être une série sans fin d’actes. — Sir Oliver Lodge met en tête de son premier article sur l’Immortalité de l’âme (janvier) cet « apologue » de M. Mac Taggart : « Lorsque je suis enfermé dans ma chambre, la transparence des vitres est nécessaire pour que je voie le ciel. Si je sors, dira-t-on que je ne pourrai voir le ciel parce qu’il n’y a plus de vitre entre le ciel et moi ? » L’homme tout entier n’est pas immortel. La question qui se pose est de savoir si l’âme est immortelle : et l’âme apparaît comme le lien entre l’ « esprit » et la « matière ». Sir Oliver Lodge dégage la vérité profonde, pour le savant et pour la philosophie, de la croyance chrétienne à la résurrection des corps.

On rapprochera, enfin, des déclarations du P. Tyrrell au sujet de la transcendance et de l’immanence, un intéressant article du Prof. Henry Jones, de Manchester College Oxford (collège fondé par des Unitariens), sur l’Immanence divine (juillet). L’Église, dit M. Jones, doit, sans renoncer à son autorité ni à l’unité qui est sa raison d’être, reconnaître et adopter franchement les intuitions nouvelles de notre âge : l’Évolution, qui place la « fin » au commencement des choses, et l’Immanence. Ce sont là, d’ailleurs, des hypothèses qui se cherchent, et qui demandent à être éprouvées, assouplies. Ni le panthéisme, ni le pluralisme, ne donnent la solution de la difficulté : l’une nie la matière, le fini, et obscurcit le sens de la moralité ; l’autre, en limitant Dieu, le supprime. Ce que réclame la conscience religieuse, c’est une doctrine qui maintienne la réalité du mal, et de la liberté de chois, d’une manière qui soit compatible à la fois avec l’Immanence divine et avec la Perfection divine. L’Immanence et la Transcendance doivent être maintenues l’une et l’autre : il faut que, rejetant la logique d’exclusion, le philosophe prenne la religion comme un fait, qu’il parte de cette expérience fondée, à la fois, sur la différence — puisqu’elle est communion spirituelle, — et sur l’unité, des personnes morales. Une fine et profonde analyse de l’œuvre d’art, de l’action sociale, vient illustrer cette vue centrale : « C’est parce que Dieu habite dans le monde qu’il le transcende. »

Retour de la pensée philosophique au concret, qui doit servir de pierre de touche à nos théories, — réintégration des problèmes religieux dans l’Église, dans la tradition, qui sont un élément de la solution, et qu’il est vain de nier, tels sont les deux traits communs à tous ces penseurs anglais et américains, de formation si différente, et dont beaucoup sont indépendants.

Tijdschrift voor Wisbegeerte. 1re année, 1907.

N° 1. — Un mouvement philosophique en Hollande, par le Dr Bierens de Haan. — La revue nouvelle répond à un besoin présentement ressenti en Hollande ; le mouvement littéraire de 1880, remarquable par l’importance donnée à la langue, affranchi d’ailleurs de tout caractère confessionnel, devait logiquement conduire à une façon nouvelle d’envisager la philosophie : à savoir comme un art intellectuel. L’idéalisme allemand est à bien des égards le modèle à suivre. — L’idéalisme transcendantal, leçon d’ouverture des cours professés par le Dr Kohnstamm à l’Université d’Amsterdam. — Philosophie de la nature et Atomistique, par M. I. Clay. Les théories atomistes sont par force et par nécessité un cas particulier de l’application, à ce que nous pouvions percevoir de la nature, des concepts universels de la logique. — Le procès vital primitif, par le Dr Rethy, conférence faite le 17 janvier 1907 à la Société néerlandaise pour l’avancement de la médecine (section de La Haye). Les forces inorganiques sont des conditions sans lesquelles la vie ne serait pas, mais elle ne naît pas de ces forces ; la vie est une manifestation irréductible de la puissance productrice de la nature. Elle est essentiellement spontanée, et la spontanéité, caractère essentiel du vivant, a trois formes principales : 1° l’individualité sans plus, que possède déjà le cristal ; 2° la conservation de soi dans le renouvellement incessant de sa substance, qu’on observe en outre dans le végétal ; 3° le sentiment de soi, qui s’ajoute aux deux autres formes dans l’animal.

N° 2. — Le procès vital primitif, par le Dr Rethy, suite de l’article paru dans le n° 1. L’auteur étudie particulièrement, la vie élémentaire du cristal, d’après les recherches de Schrön, Harting, Herrera, etc. Suit une intéressante bibliographie, – La question de la paix du monde, par M. Grondijs. Étude sur la possibilité d’arriver à la suppression de la guerre par des conventions entre les États. La conclusion de l’auteur est qu’il ne saurait y avoir de société entre des États souverains et indépendants. – La chose en soi, par M. I. Bolland. Brève démonstration de la thèse fondamentale de l’idéalisme : la chose en soi, conçue comme distincte de l’esprit et s’opposant à lui, n’existe pas. — L’héroïque : un chapitre d’une doctrine supérieure de la vie, par le Dr Beerens de Haan. Par doctrine supérieure de la vie l’auteur entend une éthique bien distincte de la morale et qui s’oppose à toute science des mœurs. Cette éthique doit comprendre à la fois une esthétique et une religion, et présuppose une métaphysique et une logique. L’héroïque est un état d’esprit dont la notion se tire de celle de la vie (spirituelle). La vie est une victoire de l’Idée (du logique) sur le chaos (l’alogique).

N° 3. — Considérations sur la logique de l’École dans Hegel et dans les logiciens allemands récents, par le Dr Faddegon. L’auteur oppose Sigwart à Hegel et cherche à montrer que, pour être à la hauteur du temps présent, le système logique de Hegel aurait besoin d’une refonte bien plus complète que ne le croient les Néo-Hégéliens. — Sur Spinoza et le service divin, par le Dr W. Meijer. L’auteur combat la thèse soutenue par Powel dans son livre sur Spinoza et la religion ; d’après Powell, le spinozisme serait un monisme athée. En réalité le spinozisme (et c’est ce qu’il est vraiment, une philosophie) exclut également tout service divin et toute négative de Dieu. — Le moi et le monisme psychique, par M. G. Heymans. Réponse au Dr Der Mouw qui avait combattu la doctrine exposée par l’auteur, dans son « Introduction à la Métaphysique » (Einführung in die Metaphysik). — Le passage de l’art gothique à la Renaissance et du réalisme à l’idéalisme, par M. Pit. L’auteur examine les idées exposées par Carstanjen dans un article de la Vierteljahrschrift für wissenschaftliche Philosophie, paru en 1896 sur les facteurs du développement artistique dans les Pays-Bas au temps de la première Renaissance. L’Idée esthétique, sommeillante au moyen âge et comme dissimulée sous le symbolisme, se manifeste d’ahord par l’art réaliste du xve siècle, puis par l’art idéaliste du xvie (Michel-Ange).

N° 4. — Psychologie et logique, par le Dr Kohnstamm. L’auteur examine et combat le psychologisme, c’est-à-dire la confusion de la logique avec la psychologie (dont Stuart Mill a donné l’exemple). Il étudie particulièrement le psychologisme sous la forme que lui a donnée Heymans dans son livre : « Les lois et les éléments de la pensée scientifique » (Die Gesetze und die Elemente des wissenschaftlichen Denkens). La position prise par Heymans est intenable et, s’il voulait être conséquent, il lui faudrait, comme à Hume, renoncer à rien dire. — La voie vers l’Idée, par le Dr Bierens de Haan. L’Idée est la vérité de toute réalité ; pour y parvenir, ce qui est l’objet même de la philosophie, il faut comprendre qu’une conscience, agissante est primitivement une pensée qui se











pense elle-même (non autre chose qu’ellernême comme lorsqu’on dit :.je pense, donc fe suis), une pensée qui se pense ellemême n’est pas une chose qui. pense, elle ast la Peas, ée universelle prenant connaissa.nco d’elle-même.– Défense, par M. I, Pbs, En réponse à. l’article du D ? Faddegon saru dans le n° 3 (voir ctjdessus), l’au, eux prend ta défense desTféo— Hégéliens. – la. Nature, pauf M,. J. ClaV. Le respect iu’inspire avec juste raison l.’é.dtGee noderne des sciences de la nature se ihange, chez beaucoup de savants et de H’ofanes, , en respect de la nature. Mais [ : u’es.t-ce que la nature en dehors de ’esprit ?. Le respect "n’est dû en réalité [m’a l’esprit qui, , dans l’homme, prend. ooscien.ee de lui-même et poursuit son léveioppement par la science. La. nature sa fin dans l’esprit, dont elle est comme ifl : degré. inférieUiT (Wundt, E.. de Hartlann). La vraie science de la nature est i métaphysique.

THÈSES DE DOCTORAT

Thèses de M. E. Bbéhier, professeur grégé de philosophie au lycée de Laval. 3 janvier 1908.

I. La théorie des incorporels dans ancien Stoïcisme.

Exposé. La question spéciale q’ue je ’aite dans ma petite thèse fait partie ’une-, question plus générale Quelle es, t la raison qui a conduit remplacer la notion du réel, telle qu’on le trouve dans Platon et Aristote, par une autre notion du réel, à remplacer le concept par le corps ? Ma thèse répond à une question plus particulière, subordonnée à cette question générale : Quelle est la place des incorporels chez les anciens stoïciens ? Les stoïciens cherchent à expulser les incorporels de l’être, de façon à éliminer toute indétermination provenant de l’incorporel dans l’être sensible. Ils vont dans une direction opposée à celle de Platon et Aristote, qui montraient dans l’être sensible l’illimité, l’indéterminé. Des conceptions de Platon et d’Aristote découlaient trois conséquences. 1° Les événements qui arrivent à un être sont essentiellement accidentels : première indétermination de l’être sensible. 2° Le lieu d’un corps, pour Aristote, dépend des lieux des corps environnants : seconde indétermination, en tant que le lieu d’un corps est ainsi sous la dépendance des autres corps. 3° Le temps, pour Aristote, est la mesure du changement. En tant qu’un être change, il est indéterminé. Si l’être sensible est dans le temps, il ne peut être entièrement déterminé. Or si l’être sensible est indéterminé, on ne peut réduire l’être réel à l’être sensible, au corps. Voilà les conséquences que veulent éviter les stoïciens. Les stoïciens distinguent les accidents et les propriétés actives : l’événement est sans activité, est un simple effet. Les propriétés actives font partie du réel ; les événements n’en font pas partie. Pour le lieu, les stoïciens reviennent à une théorie rejetée par Aristote : alors qu’Aristote substituait à la notion du lieu intervalle entre les extrémités la notion du lieu extrémités du corps, les stoïciens reprennent la théorie du lieu considéré comme un intervalle toujours plein qui peut être constitué tantôt par un corps, tantôt par un autre. Aristote avait objecté, à cette conception du lieu, que, si le lieu est l’intervalle d’un corps, il faudra dire, quand un corps changera de place, que le lieu changera de lieu, ce qui est absurde. Mais les stoïciens échappent à cette objection, parce qu’ils ne conçoivent pas les corps comme impénétrables, qu’il est impossible de faire appel à des limites qui n’existent pas pour définir le lieu. D’où la nécessité de rejeter la conception d’Aristote et d’admettre la théorie du lieu intervalle. Mais alors le lieu est déterminé par le corps lui-même. Enfin, pour le temps, les stoïciens le conçoivent, après Aristote, comme mesure du mouvement ; seulement, ils conçoivent le mouvement












autrement qu’Aristote. Le mouvement est acte c’est le mouvement du feu générateur qui va du centre aux extrémités, revient des extrémités au centre. Le monde est une série de.mouvements..Ils. enlèvent au changement, ce. qu’il avait d’indéterminé et en font l’acte de la vie qui n’existe pleinement qu’en se développant. Les incorporels n’ajoutent rien au corps sensible, mais sont les effets du COrpS..̃.̃̃. “̃

Cette nouvelle conception influe surtout sur la logique stoïcienne. Si l’être réel est le corps, il faut admettre une scission entre la connaissance du réel et la connaissance dialectique. Chez Platon et Aristote, le réel, c’était l’idée. Dès que le réel est corps, la connaissance du réel est la sensation, action d’un corps sur un autre. Mais cette représentation des choses se termine en elle-même. Il n’y a pas possibilité d’une connaissance dialectique après cette connaissance par sensation. Que— devient, alors la connaissance dialectique’? C’est la connaissance des accidents, des événements qui sont à la : ̃ surface du corps. Elle se réduit à l’expression de ces événements au moyen de propositions. Les propositions sont simples, si elles expriment un seul événement ; complexes, si elles expriment un rapport entre événements. L’exprimable, ce n’est pas le corps, c’est l’événement, effet du corps. La forme du raisonnement, ̃ c’est le raisonnement hypothétique. Cette dialectique nouvelle est tout à fait semblable à notre logique induclive. Cette ressemblance dépasse-t-elle la format : Nous ne croyons pas. La logique inductive, en effet, consiste non seulement dans l’expression, mais surtout dans l’établissement de la loi ; or, jamais les stoïciens n’ont cherché à établir des lois. La loi est essentiellement de nature synthétique, lie deux termes hétérogènes, la cause et l’effet ; or, les stoïciens n’admettent entre le conséquent et l’antécédent que des relations d’identité ; le conséquent doit être ou identique ou à peu près identique à l’antécédent. On ne peut pas plus assimiler le destin il la loi. Par le fait même qu’elle s’est éloignée du réel, la dialectique stoïcienne a été tout à fait inféconde. Le stoïcisme s’est bientôt écarté de toute question logique ou physique. La raison est pour une bonne part dans cette théorie des incorporels. Cette théorie a fermé la voie à la spéculation. La logique et la science anciennes ont toujours été réalistes il lui fallait un objet analogue à la pensée dès que cet objet a été nié, la science n’a plus pour objet que le néant.

M. Boutroux loue le candidat pour la conscience de son étude et la connaissance très complète qu’il a des textes stoïciens. — Il regrette, seulement que le candidat n’ait pas donné un état de la question et indiqué les travaux déjà faits. Il rappelle les travaux de Zeller sur ce point.

Au début de votre thèse, vous identifiez intelligible et incorporel. Mais cette identité est contestable. Elle implique une confusion entre l’essence et l’existence : Platon et Aristote ont mis au second plan le problème de la substance, pour s’occuper surtout du problème de l’essence. Ils ont cherché l’intelligible. Mais faut-il pour cela identifier pensée et incorporel ? Du fait qu’ils ont rélégué dans l’incorporel certaines choses de pensée, s’ensuit-il qu’ils ont relégué hors de l’être tous les éléments intelligibles ?

M. Bréhier. Pour la philosophie antéstoïcienne, intelligible et incorporel sont identiques parce que Platon et Aristote se sont préoccupés surtout du problème de l’essence. Mais je n’ai pas prétendu qu’incorporel, pour les stoïciens, soit synonyme d’intelligible : pour eux, il n’y a d’intelligible que la représentation compréhensive. C’est au point de vue d’Aristote et de Platon que je me plaçais, quand je faisais cette identification.

M. Boutroux. Vous trouvez simple de dire que pour les stoïciens les incorporels n’existent pas. Mais ils n’ont pas été très fermes sur ce point. Les incorporels n’ont pas d’existence définie, mais ce sont des ὄντα. De la difficulté de concilier ces deux choses est résultée, au témoignage de Sextus, une lutte interminable dans l’école. Ce n’était donc pas un dogme pour eux que les incorporels n’ont aucune espèce d’existence, et ce n’était pas, par suite, un point essentiel de la doctrine. Chez Chrysippe lui-même, on trouve l’ὄν dans le logique.

M. Bréhier. Le corporel et l’incorpore font partie du τί, mais non pas de l’ὄν.

M. Boutroux. Il y a des textes où l’incorporel rentre sous l’ὄν.

M. Bréhier. Généralement, on dit qu’ils sont μηὄέν. Je ne connais pas de textes où ὄν soit employé.







M. Boutroux. Il y en a, cités par Zeller. L’ov comporte beaucoup de degrés. M. Bréhier. Mais ce que veulent précisémentjes stoïciens, c’est né pas admettre de degrés dans l’être. H.’Boutroux. C’est une gageure qu’ils n’ont pu tenir. Sans doute, c’estleur tendance fondamentale. Mais ils n’ont pu se maintenir dans cette position. Votre étude sur le* Xextôv est très bonne les /, E%xâ sont les faits purs et simples. en tant que résultats. – Je n’ai pas pu bien saisir votre discussion sur la contrariété et la contradiction, p. 27-28. Vous renversez les choses, définissant I’ivn-.neifievov comme l’àvrtipaa-iç d’Aristote. Vous me semblez dans l’erreur, quand vous dites que la proposition « il ne fait pas clair contredit la proposition « il fait jour » (p. 28). C’est le contraire que dit Sextus. M. Bréhier. J’ai voulu distinguer le j.a.y6y.vio’t et l’avratéifievov. Le pia^ijisvov est la même proposition, à laquelle on ajoute la négation. L’avuxsi[j.evov est une proposition affirmative contraire. M. Boutroux. Pour la séméiologie stoïcienne, vous vous être décidé pour la thèse d’Hamelin contre celle de Brochard. Vous avez raison, à condition toutefois de distinguer ce que les stoïciens ont voulu faire et ce qu’ils ont fait. Pour les stoïciens, un même loyoç circule sous des apparences de diversité. Les choses apparaissent hétérogènes les unes à l’égard des autres ; mais l’effort de la logique" stoïcienne tend à démêler l’identité cachée sous la diversité apparente. Pour le destin, vos affirmations sont un peu tranchantes dans la forme. Vous montrez que le Destin ne lie pas les événements entre eux ; il peut ne pas les lier directement, mais les lier indirectement. Par exemple, nous trouvons chez Spinoza etMalebranche • deux causalités la causalité des phénomènes, causalité directe, et la causalité interne, celle de lasubstance productrice. Peut-être y a-t-il quelque chose d’analogue ici. Vous dites Si le destin liait les faits, tous devraient être liés ; or c’est’le contraire qui arrive (p. 35). J’ouvre Cicéron et je lis dans le de Fato comme expression de la pensée des stoïciens Omnia fato fieri causis antecedentibus. » Y a-t-il contradiction entre mon texte et le votre, selon lequel il y a des faits qui ne sont pas liés, puisque Chrysippe distingue des faits simples, c’est-àdire sans contradiction dans d’autres faits et des faits connexes ? Vous avez raison en un sens il y a la cru-fxatixSsa-ii ;, fait métaphysique intérieur, qui n’est pas liée. Mais les résultats le sont. Il y a donc ici deux points de vue. . Bréhier. « Câusis" signifie non pas événements, mais corps. M. BovÀroux. La cause est ici une poussée, donc une action. M. Bréhier. J’opposerai à celala théorie générale des stoïciens la « causa principalis est toujours un corps. Le choc n’est pas un événement. Il y a là un rapport entre deux corps qui est quelque chose de réel.

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M. Boutroux. Il y a une « causa principalis » ; mais les stoïciens admettent aussi des causes antécédentes qui s’appliquent à tout, et c’est d’elles qu’il s’agit ici. Pour la classification des incorporels, il semble bien qu’elle soit purement empirique chez les stoïciens. Ils ont relègue là dedans les choses qui n’agissent ni ne pâtissent, et ils les ont simplement eaumér.ées, sans les relier entre elles. Les XsKié, le tôsco;, le >;p<Svq« n’ont de rapport avec tes «a^topr^atK que l’indétermination, et vous ne pouvez pas ramener toutes ces choses à la pensée. M. Bréhier. Toutes ces choses forment un même problème. M. Boutroux. C’est un résidu de la doctrine. Qu'allons-nous faire du vide, des >«ti? se disent-ils, et il les relèguent dans le fourre-tout des &o-&5ji«%œ. C’est une difficulté qui résulte des principes du système, mais qui ne fait pas partie de ces principes. Vous en exagérez peut-être on peu la portée. Elle aurait en effet une conséquence très grave, si c’était, la pensée même qu’on envoyait promener, comme vous le soutenez. M. Bréhier. J’entends : la pensée dialectique. M. Boutroux. Mais cette pensée tout abstraite, verbale, ils la séparent de la vi/YjSii. La pensée ne peut être isolée de l’être, être purement formelle» Mais ceci n’atteint pas la pensée vivante ils laissent subsister Vàt.rftust et VèRiGvftf.rr. M. Bréhier. C’est la pensée, en tant -qu’elle peut se systématiser, qui est atteinte. M. Boutroux. La pensée abstraite et purement formelle, voilà ce qui est atteint, et frappé de stérilité. J’attaque dans votre thèse le rapprochement de ’rationnel et de logique. Les stoïciens conservent la raison. M. Bréhier. Subsiste-t-il encore une logique? M. Boutroux. Il reste la vraie logique, celle du syllogisme, des sciences mathématiques. M. Bréhier. Je crois qu’on ne peut pas dans le stoïcisme distinguer trois choses la connaissance par la représentation compréhensive, une logique du réel et Sine logique dialectique, mais deux seulement, la première et la dernière. Ils admettent la connaissance parla pensée qui pénètre dans les choses; mais, avec une telle connaissance, pas de pensée dis•cttrsive possible. M. Lévy-Brühl. De la discussion précédente ressort la difficulté île compléter la doctrine stoïcienne. M. Brochard voit dans les stoïciens une logique très intéressante, pressentiment de Mil!. M. Hamelia considère cette thèse comme défera-:dabïe, avec certaines modifications. Votre conception n’est pas, je crois, conciliable avec ces deux thèses. M. Bréhier. Je crois à la fois que cette logique est une modification très importante de la logique d’Aristote et que ce n’est pas une Logique expérimentale. J’ai indiqué à plusieurs reprises mes dissentiments avec M. Broehard. M. Lévy-Brühl. Vous n’avez pas indiqué assez nettement vos divergences. Pour la distinction stoïcienne entre râ sâv et te îfto.v, vous tous appuyez principalement sur un texte de Plutarque ou de l’auteur iniîonnia de l’opuscule attribué à Plutarque. H v a quatre textes sur cette distinc-*tion, et c’est dans le teste de Plutarque, surtout que L’opposition. du %&v et de l’SXcv est soulignée, précisément, pour en montrer l’absurdité.’ Est-H de bonne méthode de s’appuyer ainsi sur le texte d’un adversaire, au moment même où il combat la doctrine qu’il expose, pour retrouver cette doctrine? Ne faut-il pas avoir la plus grande réserve, critiquer d’abord un document de cette nature? Je croîs que les conclusions que vous tirez d’an, tel texte ne peuvent être qu’aventureuses. – Vous faites un rapprochement avec Kant, p. 59. Mais le texte de Kant ne dit pas tout a fait ce que vous lui prêtez. Au lieu de « 11 n’y aurait point par conséquent, un rapport des choses dans l’espace, mais un rapport des choses à l’espace », le texte dit Il n’y aurait pas seulement, par conséquent, un rapport des choses dans l’espace, mais aussi un rapport des choses à l’espace. » Cette démonstration est faite, chez Kant. dans l’hypothèse d’un monde indéfini dans l’espace; la démonstration des stoïciens, au cisatroire, a lieu dans l’hypothèse d’un monde fini. M. Bréhier. J’ai simplement voulu mon- trer comment un penseur moderne pouvait voir dans la conception du monde fini une absurdité. M. Lévy-Brühl. Vous faites, p. ,26, un rapprochement des stoïciens et de Humé, à propos de la causalité. L’effort de Hume est de montrer que le rapport est synthétique. Jamais les stoïciens ne l’ont compris ’ainsi. M. ~a°é7zie3°. reste ceci de commun aux. deux systèmes que les faits sont considérés comme non rapprochés par eux-mêmes. ̃̃ •• ..̃ • M. Delbos. Vous apporter une thèse contraire à celles de M. Broehard et ée M. Hamelin, et vous ne nous prévenez pas suffisamment. Puis, il y a parfois dans votre thèse des maladresses d’expressions. Quand vous parlez des ἀσ




de 

Platon, vous semblez prendre à votre




compte une interprétation qui n’est pas assurée. Le mot ào-tijjiaTov, pour vous, est venu aux stoïciens d’Antisthène? M. Bréhier. Le mot vient d’Antisthène Platon ne se sert de ce mot que lorsqu’il s’agit de combattre la doctrine de ce philosophe. M. Delbos. Oui, mais Platdb l’emploie justement pour opposer aux cyniques ce qu’ils n’admettent pas: Aussi la source de ce mot, pour les stoïciens, serait peut:être plutôt venue de la critique d’Antisthène par Platon que d’Antisthène luimême. Sur la thèse générale que vous soutenez, je serais assez de votre avis. La logique stoïcienne consiste non pas à rapprocher les conditions de la pensée logique de l’existence, mais à pousser jusqu’au bout la distinction de la pensée logique et de l’existence. Il. Les idées philosophiques et religieuses de Philon d’Alexandrie. M. lirëhier. Philon est-il ’un simple doxographe? A-t-il été guidé dans son oeuvre de commentateur par une idée générale? .Ses ouvrages sont des commentaires des Lois de Moïse. Il emploie une méthode exégétique qui lui permet de prendre dans les diverses œuvres philosophiques de quoi donner plus de poids aux Lois de Moïse. Sans doute un des grands intérêts de l’œuvre de Philon est de nous fournir des rédactions très complètes et étendues de passages de philosophes grecs, d’Enésidème par rexemple, et elle est une source importante .pour la morale pratique. Mais n’y a-t-il pas aussi une unité d’inspiration dans cette œuvre.*? Sa méthode d’exégèse imiplique une certaine doctrine. II ne veut ïpas retrouver dans Moïse la philosophie grecque, mais bien l’histoire de l’âme .humaine, qui, après des chutes et des .r.epentirs, arrive à la perfection. La Genèse est l’histoire morale d’une âme. L’emploi des doctrines est subordonné à ce but, et c’est par laque le Philonisme marque un tournant de l’histoire. Philon répète ce qu’il a appris des Grecs, comme un bon écolier, mais ’.c’est par la portée et la signification qu’il donne à ces doctrines qu’il est original. Cette originalité .se .marque par deux transformations principales qu’il fait subir à la pensée grecque. i" Les doctrines grecques ont ipour Philon une signification essentiellement morale ilne se propose nullement la .recherche désintéressée de la vérité, il cherche des explications morales là où il y a principe d’explication des êtres, (Dieu, k6yos, OTvéOfiœ). L’exposition dialectique des œuvres grecques est interrompue chez Philon par l’effusion, la prière. 2° Les doctrines grecques, principes d’explication, étaient exclusives les unes des autres; pour Philon, au contraire, ce ne sont que des aspects de l’état moral de l’âme. Cette façon de penser se manifeste par l’horreur de toute pensée spéculative pour elle-même. Sophistes tous ceux qui aiment la » spéculation pour la spéculation. De ces conceptions générales, découle une classification neuve des doctrines grecques. Chaque doctrine correspond à un stade de développement moral. Au plus bas degré, la doctrine épicurienne, qui disperse la causalité dans les atomes, et la doctrine de Protagoras qui divinise l’homme. Un peu plus haut, la doctrine péripatéticienne, qui admet l’existence de biens de l’âme, – doctrine tortueuse, mi-partie matérialiste, mi-partie spiritualiste. Puis.vient la cosmologie stoïcienne, acceptée par les Ghaldéens, qui cherche encore l’être suprême dans le monde sensible. Enfin, la doctrine spiritualiste des stoïciens, qui identifie le bien et l’honnête, et celle des Platoniciens, qui fait sortir l’âme du monde sensible. Cette classification repose sur la distinction des doctrines matérialistes et des doctrines spirituatistes. Le passage des unes aux autres se fait par la doctrine sceptique l’héraolitèisme, avec le flux continuel des choses et l’identité des contraires, Enèsidème, qui essaie de montrer que la vérité ne peut être connue par l’homme, – enfin Socrate, chef des sceptiques, avec son yj&ii <rs«ut<5v. Ces doctrines donnent à t’homme le sentiment de son impuissance. Philon considère les doctrines comme des moyens ou des obstacles au développement de la vie spirituelle. Qu’est-ce donc que cette vie spirituelle, dont la conception est ainsi au centre des pensées de Philon? 1° Elle n’est pas la contemplationd’un objet; elle estuneprise de possession de l’âme par des êtres intelligibles. 2° Cette prise de possession se fait par degré, par les puissances divines, par le Myoç, par Dieu lui-même. Cette ascension lui permet d’admettre toutes les religions possibles, de donner un sens même à la mythologie grecque, sens humble et inférieur, il est vrai. Audessus, le culte astrologique, le culte des puissances divines et du lôyoq. Enfin le culte de t’être suprême. Sur cette prise de possession, Philon oscille entre une conception morale, la puissance supérieure étant conçue comme un guide, – et une transmutation mystique : apothéose de l’âme, transformation de l’homme en Dieu par la vie spirituelle.

Quelles sont les origines de ces deux conceptions ? L’idée de l’apothéose de l’âme a sa source dans des conceptions égyptiennes teintées d’hellénisme, qui aboutissent aux livres hermétiques. Il y a à cette époque un nouveau mysticisme dont Philon est un représentant important. – L’autre idée vient du judaïsme. Le judaïsme sert de contrepoids à ce mysticisme. Il apporte l’idée de rapports concrets et personnels entre Dieu et l’homme-Dieu est un maître et un guide. Le judaïsme agit comme modérateur.

La vie morale est donc le centre du Philonisme. L’extase n’est pas chez Philon une simple transformation de l’âme en Dieu ; le progrès ascensionnel vers Dieu est indéfini. L’activité morale est le fondement du mysticisme. Le Philonisme apporte un esprit nouveau : substituer la préoccupation unique de la perfection intérieure à la recherche désintéressée de la vérité.

M. Boutroux remercie le candidat de l’exposé très net de sa thèse. – « J’aurais voulu, au début de votre ouvrage, un chapitre sur l’état de la question et la critique de la bibliographie. — Vous considérez comme absolument nouveau l’esprit du Philonisme. Je le considère comme nouveau, mais pas absolument. Il a de nombreux antécédents. Le néant de l’homme, le stoïcisme le proclame : vous trouvez cette idée exprimée bien des fois par Sénèque. Le stoïcisme évolue vers la vie intérieure. Enfin, pour la foi, Héraclite a déjà dit : « À celui qui n’a pas la foi, il est impossible de comprendre les choses divines ». Ces idées-là sont vieilles comme le monde, et, de plus, les idées qui se trouvent chez Philon, se trouvent partout, à ce moment-là, dans l’air.

M. Rodier. Je m’associe aux éloges et aux critiques de M. Boutroux. Vous avez choisi un auteur récent, ce qui forçait à connaître toute l’histoire antérieure. Il y a des omissions dans votre bibliographie : vous omettez de citer certains livres, tels que l’Histoire de l’École d’Alexandrie de Vacherot.

L’idée de votre travail, c’est que Philon n’est pas un spéculatif, méprise la science comme n’étant d’aucune utilité pour le salut et le progrès moral, que le monde intelligible est inaccessible à notre esprit. Ce qui l’intéresse, c’est la morale, c’est la forme religieuse de la morale. C’est là l’originalité de Philon. Je conteste cette originalité de Philon. Et ce que vous soutenez là n’est pas non plus original. On le trouve dans Zeller. Pourquoi avez-vous écrit votre thèse pour arriver au même résultat que Zeller ?

M. Bréhier. Parce que j’ai cru qu’il n’était pas inutile d’établir cela par une nouvelle lecture des textes de Philon et de prouver avec de plus amples développements ce que Zeller n’avait pu qu’exposer brièvement ?

M. Rodier. Venons-en à l’originalité de Philon. Les Esséniens avaient eu les mêmes préoccupations morales que Philon. Mais passons. On trouve chez Plutarque la même prépondérance de l’élément moral et religieux. L’originalité de Philon se trouve donc bien amoindrie. La façon dont vous interprétez Philon est vraie, banale même, et pourtant exagérée. Par exemple, le mépris de Philon pour la science. Le culte qu’il faut rendre à Dieu, selon Philon, est rationnel. Philon réserve ses critiques au mauvais usage de la science : mais c’est aussi l’opinion d’Aristote.

M. Bréhier. Aristote faisait de la recherche désintéressée de la vérité le but de la philosophie ; c’est ce que ne fait pas Philon.

M. Rodier. J’arrive à vos intermédiaires entre le monde et Dieu. Les puissances divines sont des échelons qui servent à l’âme humaine dans son ascension vers Dieu. L’homme peut monter jusqu’au










Xôy « ;. H me semble en outre que les puissances divines jouent aussi le rôle de principes d’explication. Le Xdyoç est l’instrument par lequel Dieu fait les idées, c’est un instrument de création cosmique. La création et l’explication du monde ne lui sont pas aussi indifférentes que vous sembtez le croirai Vous dites Se monde, n’étant 1 pas un intermédiaire, ne peut être explique par les intermédiaires. Mais c’est du Platon, et irez-vous dire pour cela que Platon n’est pas rationaliste ? M. Brêhier. Je crois que Philon a admis 7 les intermédiaires aussi à titre explicatif. Mais je dis que ce n’est pas leur rôle principal, et la preuve, c’est que chez lui les intermédiaires changent constamment. M. Rodier. Selon vous, Philon ne fait" pas usage de l’interprétation allégorique comme les stoïciens. Avant lui, l’allégorie était physique les dieux représentent des événements ou des éléments cosmiques (terre, feu, mouvements des astres).). Pour Philon, les testes sacrés représentent l’histoire de l’âme Jacob, Joseph représentent des facultés. Ceci me semble en opposition avec des textes il y a des allégories physiques chez Philon, D’autre part, chez les stoïciens, il y a des allégories morales. Létho représente l’oubli, et Hermès la parole révélatrice, Mars, ce qui lutte dans la conscience, les Charites, la reconnaissance, etc. Vous me paraissez donc beaucoup exagérer, lorsque vous dites, p. 48, qu’il ne nous est resté, dans toute la littérature antéphilonienne, pas un seul passage conforme à la méthode de Philon.

M. Bréhier. Philon emploie une autre allégorie que l’allégorie physique et en fait un emploi original. Je n’ai pas nié qu’il y eût des allégories morales avant Philon. La phrase incriminée n’a pas la portée que vous lui donnez ; elle fait partie d’un paragraphe où Philon est opposé seulement à l’école juive d’Alexandrie.

M. Rodier. Où trouvez-vous l’influence de l’Égypte, dans la doctrine de la purification de l’âme ? Voilà un auteur, qui cite Platon à chaque page, se dit platonicien, se défend de se mettre en opposition avec Platon ; voilà Platon qui dit qu’il n’y a rien de plus divin que l’âme du philosophe, qui s’élève à l’idée du bien. Et vous allez chercher une source égyptienne pour une idée éminemment platonicienne ! Je ne dis pas que des influences égyptiennes ne soient pas exercées. Mais, quand on a une source si prochaine, est-il besoin d’aller chercher ailleurs ?

M. Bréhier. L’essentiel du philonisme est la théorie du culte des intermédiaires, et je n’ai pu la voir dans Platon.

M. Rodier. Vous ne connaissez pas la dialectique ascendante ?

M. Bréhier. Il y autre chose ici. Il n’y a pas de passage à travers une série de cultes chez Platon ; ces cultes ont une existence positive chez Philon.

M. Rodier. Je ne vois pas la différence de ces ascensions.

M. Bréhier. Le terme de mouvement est le même. Mais le culte des intermédiaires ne se trouve pas dans Platon, et c’est, je pense, une différence. Il y a seulement influence du platonisme dans la façon dont la série hiérarchisée des cultes est exposée.

M. Rodier. L’intention pieuse n’est pas propre à Philon. Les Grecs disent qu’il faut accomplir les cérémonies avec une intention pieuse ; on trouve ceci par exemple dans Apollonius. Je trouve donc, en résumé, que vous avez trop diminué la part des influences grecques dans l’œuvre de Philon.

M. Séailles. Le défaut de votre livre, à












mon avis, c’est de manquer de parti pris. D’abord, vous cherchez pour chaque idée de Philon un antécédent dans la philosophie grecque. Et puis, à mesure qu’on M. Bréhier. Le terme du mouvement est M. Radier. L’intention pieuse n’est pas M. Séailles. Le défaut de votre livre, à avance dans la lecture, apparaît une autre idée, surtout dans la seconde partie vous montrez qu’il y a quelque chose de nouveau dans la conception des rapports de l’âme avec Dieu, chez Philon, une certaine expérience religieuse, une nouvelle forme d’émotion. Vous arrivez à des idées qui ont une bien autre importance que chez n’importe quel stoïcien le sentiment du péché, l’idée de la sanctification. Jusqu’ici, on vous a reproché de n’être pas assez grec ; eh bien, moi, je vous reprocherai le contraire. Je pense que ce qu’il y a d’original chez Philon c’est le juif. Je pense que Philon a vécu dans le commerce des prophètes et du psalmiste, et j’y trouve l’origine de ces sentiments de dévotion et de recueillement, et je comprends alors comment Philon a pu être adopté par les mystiques chrétiens. Je conçois à ce point de vue une vue synthétique de Philon, de Philon le juif, -et je crains que vos qualités de synthèse n’aient pas été à la hauteur de votre talent d’analyste. La science grecque, en effet, lui donne son.langage, ses concepts, ce qu’il y a en lui d’intellectuel ; mais Philon reste un juif pieux. Et c’est pour cela qu’il pénètre d’un sentiment de piété orientale les formules helléniques. Je vous reproche donc d’avoir oublié que Philon était juif. M. Brehier. Je pense avoir montré ce .qu’il y avait de juif chez Philon par mon premier livre. J’ai montré comment il interprétait la loi juive d’une façon stoïcienne. Quand il s’agit du culte spirituel, il y a d’abord les doctrines grecques qui servent d’expression à des interprétations que je trouve chez Philon et ailleurs. Ce qu’il y a de juif chez Philon, c’est le caractère pratique de son mysticisme. Le mysticisme lui-même, – la théorie de la transmutation de l’àme en Dieu, ne peut être juif. C’est encore parce qu’il est juif qu’il admet l’interprétation latérale, etc. M. Séailles. Vous interprétez le judaïsme d’une certaine façon, qui est peut-être un peu étroite. Le judaïsme, ce n’est pas seulement la loi, c’est aussi les psaumes et les prophètes. Et je crois que c’est là l’origine du christianisme. Voulezvous que nous parlions une seconde de Dieu ? Ce qui caractérise la pensée ’grecque, c’est que l’&tetpov est le mal, le néant. Chez Philon, le wépaç n’est plus ce qu’il y a de plus élevé ; et alors le Dieu de Philon n’est plus la pensée de la pensée, il est celui qui pourrait le bien et le mal et qui veut le bien. Dieu est infini et amour. Philon est le précurseur de la philosophie moderne de l’infini. C’est l’idée moderne de l’âme qui dépasse l’intelligible, et son Dieu pourrait bien être un Jéhovah. – Et la théorie des intermédiaires ne vient-elle pas de ce que Dieu ne peut être touché ? – Par ce rattachement à la tradition biblique, je m’explique que Philon ait pu être le précurseur de la métaphysique chrétienne et du quatrième évangile. Pour la partie mythologique de la métaphysique chrétienne, il faut recourir aux croyances grecques et alexandrines ; pour la partie morale, cette métaphysique se rattache pour une bonne part à la tradition juive.

M. Picavet. Je vous remercie, en raison des services que vous rendrez à ceux qui étudient la philosophie d’Alexandrie chez les chrétiens et les plotiniens. J’aurais voulu un chapitre sur Philon, sa vie et son éducation. Il nous donne lui-même des indications sur ce sujet.

M. Bréhier. Je ne l’ai pas fait ici, parce que je l’avais déjà fait dans un article de la Revue d’Histoire des Religions.

M. Picavet. Votre premier livre traite du judaïsme ; j’attendais, comme pendant, un livre sur l’hellénisme. Enfin je regrette que vous n’ayez pas utilisé les fines remarques de Renan, et aussi de Tarde, sur la psychologie du sémite : le sémite raisonne par lointaines analogies, alors que l’aryen se fonde sur les principes de causalité et de contradiction. Vous auriez pu justifier plus que vous ne l’avez fait l’interprétation allégorique. Sur la doctrine du Αόγος, je crois que Philon a transformé la doctrine d’une façon telle qu’on en peut retrouver les éléments dans la pensée grecque, mais que la façon est originale. Vous auriez dû insister sur Philon inspirateur du quatrième évangile et de Plotin.

M. Bréhier est déclaré digne du grade de docteur, avec la mention très honorable ».



Thèses de M. Revault d’Allonnes. — 7 février 1908.

1. Des inclinations. Leur rôle dans la psychologie des sentiments.

Exposé de la thèse. — L’idée de ce travail date de 1900, sa réalisation de 1903. Il porte sur les inclinations, sujet peu étudié par les psychologues purs. Sans doute, il existe des études morales, écrites par des philosophes, sur les inclinations, et aussi des monographies de médecins et de biologistes : par exemple, sur les appétits, la perversion des inclinations sexuelles, etc. Mais sur le mécanisme général des inclinations, il existe peu de chose. Je me trouvais en présence de la théorie de James, adoptée en partie par Ribot, un peu ébranlée déjà. On confond aujourd’hui deux phénomènes : les émotions ou tonalité des sentiments et l’inclination ou activité de sentiments. Ma méthode consiste à analyser le rôle des inclinations de trois manières : 1e par la psychologie analytique ; 2e par la psychologie physiologique ; 3e par la psychologie pathologique. L’introspection reste l’âme de la méthode psychologique ; mais elle est insuffisante. D’où la nécessité de recourir à la biographie, à la physiologie, à l’histoire. J’arrive à cette définition de l’inclination : c’est une systématisation de données psychologiques de toute sorte. Elle présente deux caractères : a) la composition et parfois l’organisation ; b) la persistance, la résistance aux causes de dissociation.

Dans la première partie de mon travail, j’étudie les inclinations du point de vue de la psychologie analytique. J’essaie de clarifier les notions énergétiques employées par les psychologues, de montrer que tout phénomène psychologique est une force. Pour la classification, trois classes : intellectuelles, actives et émotionnelles. Je m’élève contre la théorie courante qui rattache étroitement les inclinations










à l’émotion. Je’reprends donc la thèse d’inclinations inémotives, qui se trouve déjà indiquée chez des philosophes comme Malebranche, Bain, etc. Le plaisir et la douleur peuvent manquer ou n’être que des accidents dans l’évolution d’une inclination. Et ceci se confirme pour moi par l’étude de passions (passion de paix et passion d’action), indépendantes de bouffées d’émotion. Les. idées et les actes, sans émotion, peuvent s’organiser en inclinations et passions. Dans la seconde partie psychologie physiologique, je discute les théories motrice de James et Ribot, et cérébrale de Solfier. Ces théories se contentent d’établir le lien au corps d’une façon gênérale. La relation entre la tonalité effective et la puissance active n’est pas précisée.’ J’oppose à la thèse musculaire, et aussi à la.thèse cérébrale, une objection nouvelle les mouvements musculaires sont dépourvus en eux-mêmes de tonalité émotionnelle. D’où vient donc l’émotion ? Les qualités affectives ou émotions sont de véritables sensations. 11 y a un sens de l’angoisse, du plaisir. Ce sens comprend un clavier périphérique, diffus dans les profondeurs de l’organisme, un appareil central de résonance.. Dans la pathologie des sentiments, on rencontre des théories ingénieuses, celle de Janet par exemple. Me fondant sur l’observation d’une malade, je dissocie d’une part, la vie active et la mimique, la vie musculaire, et d’autre part l’émotivité. J’arrive ainsi à une théorie de la dépersonnalisation. Je propose une théorie personnelle : le moi intellectuel et volontaire peuvent subsister, mais la tonalité émotionnelle chez les malades est affaiblie ou abolie.

D’où ma conclusion : les émotions ne sont pas tout ; en dehors du plaisir et de la douleur, il y a les sentiments forcés, les inclinations.

M. Rauh. Vous avez bien montré l’intérêt et la nouveauté de votre travail : mettre en lumière l’existence d’inclinations inémotives et montrer le caractère superficiel du plaisir et de la peine. Vous avez deux méthodes : l’une descriptive, l’autre, physiologique et pathologique. Dans la partie d’analyse, vous apportez une contribution heureuse à la classification des sentiments. Je vous loue d’avoir admis comme idée essentielle, l’idée de force psychique. Cependant vos définitions appellent une réserve. Sans doute il faut mettre en lumière l’idée de force psychologique. Seulement, il faut la préciser : comment se distinguent-elles des forces naturelles ? et aussi des faits intellectuels ? Il faut selon moi compléter ainsi votre définition. Les sentiments sont des faits de conscience considérés comme des forces psychologiques, lorsqu’on les considère comme faisant partie d’un système clos.

M. d’Allonnes. Pour ce qui est de préciser ma définition, en disant que ces forces jouent dans un organisme déterminé, je suis prêt à l’admettre. Mais je considère les forces psychologiques comme de même nature que les autres.

M. Rauh. Vous distinguez entre la force et la vie des sentiments (p. 222), et vous faites reposer la distinction sur l’idée de complication. Les forces psychologiques, ce sont des sentiments élémentaires. Les vies psychologiques, ce sont des systèmes de sentiments organisés. Mais très souvent, vous laissez entendre que les sentiments se comportent comme des êtres intelligents, qui jugent et raisonnent inconsciemment sur leurs intérêts. C’est ce que j’appelle, moi, la conception des sentiments comme vie. Lorsque vous considérez ces sentiments simplement comme des directions, alors je les appelle forces. Il faut peut-être bien distinguer ces deux points de vue, tous deux, je crois, utilisables.









M. d’Allonnes. C’est une question extérieure à mon sujet, une question de métaphysique. M. Rauh. Métaphysique, non : les notions sont métaphysiques ou scientifiques, selon l’usage que l’on en fait. M. d’Allonnes. Il est bien difficile d’établir une distinction nette entre les forces organisées et vivantes et les forces inorganisées, sinon par la complication. Les biologistes définissent la vie par la morphologie. La matière non vivante a des forces qui résistent aux déformations, se défendent, semblent raisonner selon leur intérêt. Ce qui définit le vivant, c’est la présence de l’albumine (Pflüger), instable à cause de la grande quantité d’oxygène que renferme la molécule albumine. Les corps vivants, et non vivants sont faits des mêmes forces la différence ne réside que dans les degrés de complication. M. Rauh. Il faudrait donc étendre la notion d’intelligence confuse à la biologie ; mais ça n’empêche pas qu’il y ait lieu de faire la distinction que j’indiquais tout à l’heure. Maintenant, j’en viens à une distinction de votre livre : l’émotif et l’inémotif. Vous donnez de l’émotif une définition trop particulière : émotion, choc. Les désirs sont un continuum d’émotions, qui ne rentrent pas sous cette définition. Vous admettez des inclinations émotionnelles, donc des émotions continues qui ne se présentent pas sous la forme ramassée du choc. L’essentiel, c’est la différence de l’actuel et du potentiel, qui convient ici. La notion du choc ne cadre pas avec vos propres analyses. Vous parlez d’inémotivité. Il semble qu’il n’y ait pas d’états indifférents à vous lire. M. d’Allonnes. Parmi les émotions, il y a des émotions qui durent inclinations émotionnelles. Mais où trouver le caractère le plus saillant de I’émotivité ? Certainement, dans l’émotion choc.. M. Rauh. Ceci peut se défendre. Cependant il y des émotions qui durent, bien que vives. ̃ M. d’Allonnes. Pour les émotions neutres, j’en parie’pages 80-51. Il n’y a pas plus —de raison d’admettre que l’inémotivîté est caractéristique des inclinations que de dire que l’émotivité est caractéristique des émotions chocs. M. Rauh. Pour la seconde partie de votre thèse, à propos de la théorie périphérique, ce que vous dites1 est exact pour Lange. Mais ceci %’applique peut être moins’à James qui admet un nisus caractéTistique de tous les états de conscience et qui est peut-être voisin de votre thèse. M. d’Allonnes. Je reproche à James d’avoir toujours confonda émotion et inclination, quoique il y ait déjà chez lui un commencement de distinction. Le prin– 28 – M. Rauh. Vous critiquez des expériences de vos adversaires, par exemple l’expérience de Lherringtoo. J’avoue qu’il est difficile de savoir ce qui se passe dans l’âme des chiens, et peut-être n’y avait-il pas lieu d’insister autant sur cette expérience. Je crois qu’on n’en peut rien tirer ni d’un côté ni d’un autre. M. d1 A lionnes. Sherrington a cru renverser la théorie de James et toutes les théories physiologiques de. l’émotion, et attribue une très grande importance à cette expérience. C’est pourquoi je la discute. M. Bauh. Le caractère émotif, chez votre malade, tient à des conditions viscérales. li’èmotivité viscérale est troublée chez elle: toutes les fonctions se font en elles sans être senties. Mais est-ce que ça prouve que la causalité vraie, ce soient des troubles viscéraux? L’état d’indifférence est symptomatique de troubles graves. Pourquoi cela ne résulterait-il pas de troubles cérébraux fonctionnels. d’infections ? Votre malade présente des troubles viscéraux concomitants. Ces concomitants sont-ils des causes I M. d’Allonnes. Cette, objection porterait contre une thèse qui n’est pas la mienne. J’admets un organe central dans le cerveau, en même temps qu’un appareil périphérique. M. Rauk. Mais ce qui déelanehe les troubles de l’èmotivité, ce sont les troubles viscéraux pour vous. Or c’est de cela dont je ne suis pas sûr. L’origine pourrait bien être des troubles cérébraux fonctionnels. M. d! A lionnes, le n’ai pas de preuves certaines, mais de bonnes analogies. Par exemple, dans la neurasthénie, ou les symptômes s’ont Ie le casque; 2* la fatigue au réveil; 3° troubles gastriques; les troubles gastriques semblent bien • cause. M. Rauk. Son t-ce les troubles gastriques qui commencent"? M. cFAllonnes. On commence par soigner l’estomac. M. d’Allonnes. Mon hypothèse est une hypothèse. J’ai des vraisemblances. M. Rauh. Pour votre malade, elle doit se souvenir d’avoir été gaïe. Or des souvenirs d’émotions, ce sont des émotions commençantes. Votre malade a l’air de souffrir de son inémotivité. e II vaudrait mieux souffrir que d’être ainsi. Elle a donc un regret. cipal défaut de James, c’est que c’est un littérateur et qu’on trouve chez lui toutes les théories. Par exemple, il admet ma théorie viscérale de l’inclination mais c’est en passant. M. Rauk. II y aussi la psychothérapie. M. Egger. Votre malade n’est pas indifférente à ’son indifférence. M. d’Allonnes. C’est une préoccupation intellectuelle qui n’est peut-être pas émo-i ̃ tive. Il y a des gens qui se rappellent 7!; émotionnellement: il y a des gens qui r n’en sont pas capables et en sont ’réduits i î à une mémoire symbolique des émotions. 7 M. B.auà. Je crois très commune la me- ̃̃̃:̃̃ moire affective des sentiments courants. Par exemple,, ua Racine avait certainement une imagination sentimentale affective. 7 M. d’Allonnes. Je ne nie pas cette imagination. Mais ce n’est pas le cas pour ma malade. Je crois qu’elle n’a que des souvenirs symboliques de ses émotions pas- i sées. M. Egger. Je,n’examinerai pas les vues générales de votre thèse, je vous ferai 77 seulement quelques critiques de détail. Et d’abord, il y a des négligences de rédae- :7 tion, et le stylo parfois n’est pas assez soigné. Vous avec appelé un de vos ad versaircs idéaliste. C’est polir lui faire de la peine, sans doute Votre thèse porte sur 7 les inclinations et la psychologie des sentiments. Qu’entendez-vous par sentiment"? ̃̃̃̃̃̃̃̃. J’ai vainement cherché un: critérium du sentiment. Je vois bien ce qu’est une inclination un ensemble d’habitudes. Mais pour le sentiment, je ne vois pas. M. d’Allonnes. Par sentiments, j’entends les émotions, les inclinations et les passions, et j’oppose .les sentiments aux représentations et aux actes. M. Egger. Nos actes sont des interpré- v tations de nos représentations. "̃̃ M. d’Allonnes. Non, l’idée de nos actes. M. Egger. On trouve dans les sensations l’opposition du plaisir et de la douleur, et c’est ce qui est caractéristique du sentie 7: ment. M. d’Allonnes. Toute ma thèse essaie de démontrer qu’il y a d’autres, émotions que le plaisir et la douleur, dés états ’in ter- ’̃̃’ mèdiaires. ̃̃̃ M. Eggpr. Il me semble qu’il n’y: a pas 7: de milieu. “; Vous ramenez inclination à habitude et caractère. Mais qu’est-ce que le caractère? un ensemble d’habitudes. Toutes les inclinations sont donc des habitudes ou des éléments du caractère. Vous introduisez ̃ 7 un problème, en donnant votre solution le problème du caractère, sans lumières sur la solution à lui donner. M. d’Allonnes’. Je croyais apporter une certaine lumière et préciser les notions ̃̃̃̃ confuses de la psychologie courante. M. Egger. Vous avez une psychologie du temps qui ne m’a pas’eonvaineu.’Votre malade a perdu son horloge viscérale et -29 – mesure le temps par son intelligence. Mais l’horloge viscérale bien peu d’importance chez l’homme normal. Je doute fort que l’observation de cette femme de gendarme puisse apporter grande contribution à la psychologie du temps. M. d’Allonnes. C’est peut-être parce qu’elle n’est pas psychologue que ses observations sont précieuses. M. Bouglé. Incompétent en matière de psychologie physiologique c’est au point de vue sociologique que je me placerai pour discuter votre thèse. Vous faites allusion aux influences sociales, qui peuvent entrer en ligne de compte pour l’explication des inclinations. Mais ce n’est qu’une indication fugitive pourquoi n’avez-vous pas 1 mieux utilisé ces ressources? Vous parlez d’épidémies de mysticisme vous n’en dites rien d’intéressant. Au point de vue de l’histoire de la philosophie, il fallait ou ne pas en faire ou en faire d’une façon plus précise. Vous citez M. Paulhan. Je trouve plus de parenté entre M. Paulhan, 1/ Activité mentale et- les éléments de l’esprit et votre thèse, plus de rapport que vous n’en indiquez. M. d’Allonnes. Il y a rapport et différence^ La différence, c’est que Paulhan est un psychologue d’analyse. J’apporte des documents et des faits qui ne sont pas dans l’œuvre littéraire de Paulhan, La théorie de Paulhan ne m’intéresse pas beaucoup. Celles qui m’intéressent sont celles de Lange, James, Sollier. -M. Paulhan ne vit pas sur mon terrain. M. Bouglé. Cela ne vous empêche pas d’aboutir à une théorie qui a bien des points de commun avec celle de Paulhan. Enfin vous avez des affinités avec M. Ravaisson selon lui aussi, il se constitue dans l’esprit des systèmes de tendances, qui sont des inclinations. C’est l’idée a laquelle il aboutissait en 1838, dans son Mémoire sur l’Habitude; n’auraitil pas été utile de le citer. Tous nous dites par exemple que l’élimination de l’intelligence et de la sensibilité crée un besoin mais vous n’expliquez pas cette assertion. Les analyses de Ravaisson auraient sur ce point, étoffé votre argumentation. M. d’Allonnes. En ce qui concerne M. Ravaisson, nous ne nous plaçons pas sur le même terrain. D’ailleurs le besoin n’a pas seulement cette détermination’ négative. Le caractère impulsif du besoin implique des causes d’ordre physiologique. IL Psychologie d’une Religion Eœposé de la thèse. – A la fin de 1902 et au début de 1903, nous avons eu entre les mains les Mémoires du pasteur Guillaume Monod. Ce livre très rare est un livre de théomane. Il y a là un cas de mysticité active. L’intérêt du livre, c’est la psychologie du fanatisme, la psychologie du fondateur d’une religion. Il offre le spectacle de la lutte entre deux personnalités, la personnalité consciente et la personnalité inconsciente. Je me suis donc documenté, et j’ai découvert des disciples vivants de Monod. Je venais d’étudier un cas de folie à’trois personnes, des malades, mystiques et religieux. Je me trouvais ici devant un cas de contagion religieuse morbide. J’ai découvert les écrits de cette secte de théomanes de nombreux opuscules, des revues. Il y avait là une doctrine et une méthode théolosique et une véritable secte r 200 membres environ. Parmi ces disciples, il y avait des, personnes normales, de profession libérale pasteurs protestants et prêtres catholiques, des gens ayant beaucoup lu et renseignés sur les choses religieuses. J’avais à étudier l’influence des névropathes sur les normaux. Il y avait là une petite hérésie, un petit organisme religieux parvenu à un point intéreiiïint de son développement. Pour les documents, ils étaient entre les mains des disciples d’une part, de la famille de l’autre. Rares et dispersés. Il y avait chez ces personnes un parti pris de tenir secrets certains faits et certains documents. J’ai trouvé cependant l’essentiel. Une chose intéressante était la recherche des traditions orales auprès de. témoins disséminés. Mais ces témoins avaient une confiance variable en moi d’où difficulté d’obtenir ces renseignements. Les femmes, elles, me racontaient de nombreuses anecdotes, mais elles brouillaient et confondaient leurs souvenirs. Pour l’observation psychologique de mes sujets, j’avais heureusement l’habitude d’interroger. Enfin, j’ai fait appel à des documents étrangers psychologie des protestants, évolution du protestantisme au xix" siècle. J’ai employé d’autres documents les prophètes cévenols du xvii’ siècle. Enfin, j’ai eu recours à des phénomènes religieux en cours d’évolution le babisme persan, le mouvement messianique du fareînisme. Voilà pour les matériaux mis en œuvre. Pour l’interprétation, mon idée directrice a été une idée biologique. Je me suis proposé l’étude psychologique de la révélation et de l’inspiration. Je l’ai faite sur les prophètes vivants, pour mieux comprendre la psychologie dé leur maitre, celle des autres prophètes et des grands inspirés du passé. Mon centre de perperspective, ce sont les prophètes monodistes. J’ai cherché à distinguer le prophète et le faux prophétisant, et j’ai essayé de déterminer, les modes de l’inspiration, répartis en trois grands groupes : modes psychologiques, modes socio-psychologiques, modes sociaux. De l’observation de cette petite religion, assez cohérente, on peut tirer quelque induction relativement aux grands prophètes bibliques. On n’a pas le droit d’appliquer aux phénomènes de prophétie les méthodes médicales, trop simples pour cet objet. On ne peut pas non plus expliquer le prophétisme par le phénomène purement littéraire, par la fiction intellectuelle. Il y a des phénomènes intermédiaires.

M. Dumas. Votre thèse représente de nombreuses recherches. Votre sujet m’avait passionné. Mais je ne l’avais pas entendu comme vous. Dès le début de votre thèse, vous cherchez l’attitude de la théologie en présence d’un fidèle.

M. d’Allones. Mon orientation s’est modifiée, à mesure que j’avançais dans mon œuvre. J’ai suivi les choses plus que je ne les ai précédées par des idées préconçues. Guillaume Monod et ses disciples ont un système plus sérieux qu’on ne pourrait le croire. La partie intellectuelle du monodisme passe de plus en plus au premier plan.

M. Dumas. Pourquoi avez-vous fait plus une thèse de théologie que de psychologie ?

M. d’Allonnes. J’avais d’abord vu des phénomènes morbides ; peu à peu, j’ai découvert autre chose : un système intellectuel. J’ai trouvé une construction de doctrine, et j’ai dû la prendre comme telle. Ce qui est au premier plan dans une fondation de religion, c’est la partie intellectualisée.

M. Dumas. Vous avez négligé ce qui était morbide. Vous auriez dû nous donner une idée plus exacte de ce messie. Vous ne nous parlez du milieu où il a vécu. M. Gautier, avec qui il a vécu, par exemple, a eu sa révélation. Une dame a reçu l’esprit. La mère de M. Gautier a été éclairée. Il vivait donc dans un milieu de mystiques : vous auriez dû reconstituer ce milieu. L’influence sociale est manifeste sur lui : il pense de la Révolution ce qu’en pensent Saint-Simon et Comte. Il la considère comme un instrument de rénovation protestante. Pourquoi n’avez-vous pas étudié le milieu ou a vécu Monod ?

M. d’Allonnes. Ce milieu de Genève m’a paru très peu intéressant. Pour le passage des Mémoires auquel vous vous reportez, il y a là certainement une exagération de Monod. Le milieu, d’ailleurs était très favorable aux exagérations mystiques. Cependant pour l’usage des Mémoires, il faut se garder de certaines exagérations de l’auteur.

M. Dumas. Nous ne sommes renseignés que par lui : on ne peut négliger ses affirmations.

M. d’Allonnes. Il y a d’autres documents, tes cahiers de notes de Monod pendant ses travaux de jeunesse.

M. Dumas. Il y a une période préparatoire à sa folie (1828-1832). Vous avez passe un peu vite cette période. Il y fait cependant des choses très intéressantes. Nommé en 1828 a Saint-Quentin ; il fanatise les esprits, et les gens tranquilles le traitent de « possédé ». Le milieu le pousse à faire des miracles, et il en fait. Le corps commence souvent dans les folies : il y a tout un ensemble de signes physiques à noter. Troubles intestinaux, gastrites, constipation. Monod est constipé, et fait de l’auto-intoxication. Ce qui peut, peut-être expliquer ses hallucinations visuelles. C’est un fait dont vous n’avez pas parlé. II était faible de corps. Il était d’une émotivité excessive. Il se sentait envahir par l’automatisme. « J’étais lié par une puissance qui agissait sur mes membres autant que par la parole par laquelle j’étais dirigé. » Lié par l’automatisme, il était possédé. Ceci aboutit à ce terme : il s’imagine qu’il fait des prophéties et des miracles, et il a le malheur de tomber sur une femme crédule.










M. eFÂilennës,. Sur la. base organique des maladies mentales, – à part la paralysie générale, : – nous ne savons : rien. Les "̃ maladies soat déinies par des symptômes mentaux. Les médecins tiennent registre J. des moindres caractères physiques, sans’.ç connaître le lien précis entre eux et là maladie. M. Buma$* Si vous vouliez donner un diagnostic, il fallait le donner plus précis. Nous arrivpBS : maintettanit à ta période importante maniaque. il est inlerné à Z, Vanves, lorsqu’il allait prévenir Lo, uis^ ̃ Philippe qu’il courait un grand danger. "̃ De cette période, vous pouviez tirer plus de ressources. Monod a entendu une voix lui dire Tu es Jésus-Christ C’est une crise pour cet homme il résiste d’abord, se défend énergiquement. Cela valait la peine d’être dit. Il raisonne, il dit à Dieu J’ai péché, et Je n’ai pas la toute-puissance, et Dieu lui no entre que sa vie’est pure et qn ! il n’est pas nécessaire d’avoir la toute-puissance pour être Jésus-Christ, Ce n’est pas le type de l’aliéné passif, : lmais bien de l’aliéné ralsoaneftr. H.’d’Mlotmes, Nous dURro.as sur Un point : l’importance des phénomènes sur lesquels il avait à se défendre. Mais cet aliéné, réellement tel quelques mois, peut induire l’aliéniste en erreur. Il ne faut pas croire sur parole, Monod rapportant son dialogue avec Dieu. Le dialogue à mon avis n’a pas eu lieu. Monod dramatise les événements. Il emploie des procédés d’une façon inconsciente. Il n’y a pas eu lutte entre son inconscient et sa conscience. J’ai trouvé dans les cahiers de son secrétaire que Dieu faisait travailler saint Paul dans la composition de ses épîtres, mais confirmant seulement chaque phrase, après qu’elle était écrite : C’est ainsi que travaillait le maitre. Il y a des phénomènes d’hallucination, mais ils n’ont pas grande importance. C’est un accident.

M. Dumas. Un accident dont a dépendu sa vie. Pourquoi voulez-vous que Monod nous ait trompés, alors que c’est vrai pour tous les aliénés ? Mais, passons, après cette crise, vingt-six ans de silence.

M. d’Allonnes. Je crois que Monod était réellement aliéné pendant son internement. Mais je crois que peu à peu, G. Monod est redevenu sinon normal, du moins l’homme exalté qu’il était avant sa crise. La preuve, c’est qu’on lui a redonné une chaire.

M. Dumas. Un homme qui se croit Jésus-Christ, prophétise, trouve des textes dans la Bible, pour annoncer sa venue, peut-il être considéré comme normal ?

M. d’Allonnes. Il est normal, je crois, dans la mesure où le sont les fondateurs de religion.

M. Dumas. Son cas est classique : 1e crise d’excitation délirante : des idées latentes s’installent, rétablissement apparent ; 2e pendant vingt-cinq ans, il fabrique une période de délire secondaire. Ou bien les mots normaux et anormaux n’ont plus de sens, ou bien Monod était fou.

M. d’Allonnes. J’accepte deux terminologies. Au point de vue médical, Monod a été un délirant systématique pendant la première partie de sa vie, un délirant constructif s’adaptant au milieu social pendant la deuxième partie. Mais, au point de vue social, on ne peut dire que cet adapté était un anormal.

M. Dumas. Je crois qu’à force de vivre avec M. Monod, vous avez fait du délire avec lui. D’où votre indulgence.

M. d’Allonnes. Il me semble qu’un homme qui fonde une doctrine et la systématise n’est pas un fou.

M. Dumas. Je suis moins indulgent que vous. Vous citez des messies que vous rapprochez de Monod, pour montrer que Monod est plus voisin de ces mystiques que des mystiques d’asile. Mais cela n’éclaire pas sur le cas de G. Monod et n’est pas éclairé par lui. C’est beaucoup trop court pour être intéressant, 25 lignes pour Jésus ! Je crois que ce chapitre dépare un peu votre thèse. Vos comparaisons sont trop lointaines. Vos prophètes monodistes auraient eu besoin d’être étudiés de plus près : je sais bien que vous ne pouviez pas. Mais, c’est important à constater, pour estimer la valeur des conclusions qu’on en peut tirer. Vous comparez Monod avec certains interprètes modernistes, l’abbé Loisy par exemple : les modernistes seraient plus hardis que Monod dans l’interprétation des textes.

M. d’Allonnes. Il s’agit de savoir si la doctrine peut être crue par des gens normaux. Monod emploie sa méthode plutôt qu’une méthode rationaliste ; mais cette méthode est plus normale que l’autre.

M. Dumas. Ce qui nous empêche de nous entendre, c’est que nous ne parlons pas le même langage. Au point de vue clinique et psychologique, vous avez été trop indulgent.

M. Durkheim. Vous aviez choisi un sujet attirant, mais dangereux. Après vous avoir lu, je n’ai aperçu qu’imparfaitement les conclusions où aboutissait votre travail. Les six propositions qui sont la conclusion de votre thèse n’en contiennent qu’une qui intéresse la psychologie. L’écart entre le titre et le contenu du livre est si grand que je ne pouvais retrouver dans votre exposé votre thèse. Je me suis demandé si cette confusion ne venait pas des variations par lesquelles a passé votre pensée. Je vous demande donc : quelles propositions psychologiques importantes avez-vous établies ?

M. d’Allonnes. Comme méthode générale, je m’interdis les chapitres à idées générales reposant sur des faits que j’ai gardés pour moi. Je veux faire en sorte que la psychologie de l’inspiration se dégage peu à peu des faits étudiés. Je n’ai pas fait un livre dogmatique, mais un livre d’observation. J’observe un fondateur de religion dans la première partie ; dans la deuxième partie, j’étudie la formation d’une synthèse de cultes et de croyances qui est ce qu’on peut appeler une religion.

M. Durkheim. Vous donnez une importance singulière au groupe des monodistes. Vous parlez des doctrines de l’auteur et des termes bien peu en rapport avec la valeur de cette doctrine. Vous faites de l’apologétique monodiste. Vous abordez la doctrine de Monod, sans un texte à l’appui de vos affirmations. Cet homme se croyait un Dieu, et il empruntait à l’Australie une doctrine de la réincarnation des âmes ! Les idées de Monod me paraissent très pauvres. Monod a fait une religion pour prouver qu’il était Dieu. La seule idée ayant quelque intérêt, c’est l’idée du salut. Qu’est-ce qui pouvait bien persuader les monodistes et provoquer la conversion ?

M. d’Allonnes. Il y a eu plusieurs monodistes persuadés par la doctrine de Monod.

M. Durkheim. Qu’est-ce qui justifie les épithètes de « beauté » et de « nouveauté » que vous appliquez à cette doctrine ?

M. d’Allonnes. Elle est belle, elle a un certain port élégant, elle participe du rayonnement de Monod, beau personnellement, beau par son énergie.

M. Durkheim. Je vous demande en quoi cette doctrine, prise en elle-même, est belle et nouvelle ?

M. d’Allonnes. Elle peut paraître belle à des esprits religieux.

M. Durkheim. Au point de vue général des croyants ?

M. D’Allonnes. On rencontre dans le monodisme la doctrine de la rédemption, les grandes idées chrétiennes, l’idée de messianité personnelle.

M. Durkheim. Mais alors, il n’avait qu’à rester dans le temple ! J’aurais aimé à savoir combien il y avait eu d’églises monodistes, quelle était leur répartition géographique ? Ceci aurait éclairé toute cette étude. Les deux cents personnes ont-elles été agglomérées ? ou séparées ?

M. d’Allonnes. Il y a eu surtout des phénomènes de contagion individuelle.

M. Durkheim. On pourrait alors à peine parler de religion.

M. d’Allones. Le protestantisme est une religion individualiste.

M. Durkheim. Ne confondons pas le contenu d’une croyance et le caractère collectif de cette croyance. C’est bien différent. – Votre argumentation théologique consiste à montrer que Monod raisonnait comme un bon théologien, pour prouver qu’il est Christ. Son exogénèse est correcte. Voilà la question qui vous préoccupe sans cesse, revient sans cesse et vous lasse. Elle tient presque le tiers du livre. À supposer que tous les arguments soient théologiquement corrects, qu’est-ce qui en résulte pour la psychologie religieuse ?

M. D’Allonnes. La question est de savoir si j’ai affaire à du normal ou à du pathologique : ai-je à faire à un normal, dans la mesure où un messie est normal ?

M. Durkheim. Je ne vois pas en quoi cette étude théologique vous était nécessaire. Les prophètes bibliques ne faisaient pas d’exégèse. Le mécanisme mental de Monod est différent de cette argumentation théologique. La question est de savoir si un prophète ressemble à un prophète.








M. d’Allonnes. II y a deux groupes de prophètes tes prophètes artificiels et les prophètes naturels. Monod n’est pas un grand inspire. C’est un prophète artificiel. ̃̃ M. Durkheim. J’en’viens à la grosse question. Il y aurait un génie prophétique et une folie prophétique. Vous les distingues d’après les effets de la prédication. Vous répondez à.M. Dumas Nous ne ̃, nous plaçons pas sur le même terrain, pour juger du normal et de l’anormal. Mais il faut se placer tour â tour sur chacun des terrains et ne pas les confondre. Vous constatez’qu’il y a des fous qui ont rendu des services sociaux. Mais, pour • avoir rendu des services sociaux, ce n’en : sont pas moins des fous. Vous revenez en somme à dire que, parmi les anormaux, les uns sont stériles socialement, et les autres utiles socialement, il aurait donc lieu de distinguer entre un anormal individuel et un anormal social et la question se posant de savoir si ce qui est anormal individuellement peut être normal socialement, vous répondez affirmativemeot. t. M. dCAllonnes. Je crois apporter une : solution sur les rapports du normal et de l’anormal. En ce qui concerne la distinction du normal et de l’anormal, deux conceptions sont en présence. La distinclion opérée peut être d’ordre médical s les aliénistes procèdent en cliniciens par .des définitions trop larges ; le médecin procède toujours en gros. Ou bien la distinction peut être de nature psychologique le psycholoq’ue cherche à déceer le phénomène directement anormal, sans englober dans cet anormal des phénomènes voisins qui ne le sont pas. Au contraire, il cherche aussi bien à dépister le normal dans le noyau de phénomènes considérés en gros par le métier. C’est ce que j’ai fait. v M. Durkheim. Malheureusement, si le socialement normal est ce qui rencontre une adhésion sociale, votre cas est peu normal vous avez pris un prophète qui n’a pas réussi. M. Guigneèeri. Je pense que le titre de votre thèse est plus gros que le résultat obtenu. Un homme a subi une crise de démence ; à peu près guéri, il a organisé M dem.Mce et trouve quelques esprits crédules pour le croire. Votre documendocumentation sur le hors-d’œuvre, sur le théologique, est bien insuffisante : vous auriez dû vous occuper uniquement du cas Monod. Tous les initiateurs n’ont pas été des fous. Vous avez négligé chez Jésus et Mahomet le côté psychologique qui les rapprochait de Monod. Jésus ne semble pas avoir été un délirant ; en tout cas, il n’y a pas de textes. Je soutiens que Monod au contraire a gagné ses titres à l’internement. Pourquoi le christianisme n’est pas une folie ? demandez-vous. Tout d’abord il est plus difficile de définir le christianisme que le monodisme. La question de folie ne peut se poser que pour le fondateur, et non vis-à-vis d’une œuvre collective comme le christianisme. Pour le modernisme, je vous dirai : il est normal, en tant qu’il marque un effort pour s’adapter à l’état de civilisation actuelle ; il est anormal, en tant qu’il s’oppose à une dogmatique existante. Vous vous faites des illusions, je crois, sur la valeur de la théologie de Monod, Monod ne peut être pris au sérieux par un théologien, parce que la venue du Christ est bien réglée pour ce théologien. Pour la comparaison des inspirés et de Monod, je ne vois pas les points de contact. Pour les inspirés juifs, vous ne vous êtes guère servi que de l’Histoire des Juifs, de Grætz, qui n’est qu’un livre de vulgarisation. Sur Jean-Baptiste, vous apportez un ensemble d’erreurs un peu plus incohérent que le reste. Ce n’est pas un messie. Est-ce un essénien ? Rien ne le prouve. Selon vous, il commençait par dire que le messie ne manquerait pas de paraître si le peuple pratiquait le rite des esséniens. Jamais il n’a dit cela. C’est une hypothèse abandonnée aujourd’hui. Il aurait mieux valu ne rien dire que de dire des choses spécifiquement inexactes.

M. Revault d’Allonnes est déclaré digne du grade de docteur avec la mention « honorable ».




Thèses de M. Bloch. – 14 février 1908.









I. Les origines de la théorie de l’éther et la physique de Newton. Exposé. Cette thèse se rattache étroitement à mon grand ouvrage dont elle ne constitue à vrai dire qu’un chapitre détaché. Dans le grand ouvrage, j’ai étudié les idées de Newton’ sur les théories et les lois physiques. Pourquoi ici ai-je choisi la théorie de l’èther? Pour deux raisons 1° Lorsque j’ai commencé, il y a six ans, la lecture de Newton, je savais que les Principes me réservaient des vues riches et instructives. Mais je ne me doutais pas que la Theoria nova de luce et coloribus n’avait pas une moindre envergure sous une forme moins magistrale. L’impression qu’on éprouve en lisant cet ouvrage, c’est l’étonnement qu’un tel géomètre ait pu être un pareil expérimentateur. 2" La deuxième raison, c’est que l’évolution, des notions philosophiques est sous la dépendance étroite des notions scientifiques. Toute l’histoire de la philosophie est une confirmation de cet axiome. A l’époque de Newton, l’his-" toire des idées scientifiques arrive à un point critiqne après les efforts du Moyen âge et le renversement des anciennes catégories, l’esprit humain veutintroduire de l’ordre dans ses nouvelles richesses. Il éprouve un vif besoin de coordination et d’organisation. Autour, de quelle idée’ cette organisation va-t-elle se faire? Autour de l’idée d’espace, comme dans le cartésianisme? Mais le Moyen âge contenait des germes de dynamisme. Entre l’espace et la force, quel rapport y a-t-il? Tel est le problème qui se pose au début du xvhi° siècle. Newton en donne une solution célèbre cette solution serait incomplète, si Newton n’avait pas analysé la notion de l’éther, milieu intermédiaire, siège du transport de l’énergie. Quel usage doit-on en faire en physique? Quelle existence doit-on lui attribuer? Voilà des questions essentielles. L’éther de Newton n’est pas Tétherdes modernes; mais il contient en germe tout ce qui se trouve dans la notion moderne d’éther. Les sources auxquelles j’ai puisé sont les ouvrages de Newton lui-même. Je me trouve généralement d’accord avec les commentateurs les plus autorisés, en particulier Rosenberger. Je me sépare cependant de ce dernier sur l’interprétation à donner de l’éther. L’idée de Rosenberger est que Newton- est partisan de l’émission et opposé à la théorie de l’ondulation. Il n’y aurait que deux hypothèses émission ou’ondulation, et il faudrait choisir. La théorie de l’émission suppose l’émission de particules lumineuses provenant des corps matériels. Elle, se trouve déjà dans l’antiquité. Cette théorie présente de gros avantages elle explique immédiatement la propagation rectiligne de la lumière, elle explique aussi la réflexion et la réfraction, satisfait notre logique mécaniste, en permettant de rapprocher les lois de l’optique et les lois du choc. Il serait téméraire de nier l’utilité d’une telle théorie, au moment où les physiciens étudient de nouveaux phénomènes où est mise en évidence l’existence de nombreux projectiles. — La théorie de l’ondulation a eu pour inventeurs Hooke et Huyghens, a été développée par Fresnel, a reçu de Maxwell sa forme électromagnétique. Selon Rosenberger, Newton demeure partisan de l’émission, et c’est là l’opinion courante. Je crois au contraire que l’éther joue dans l’optique de Newton un rôle important. Il n’y a pas une réponse simple au dilemme : émission ou ondulation. Il faut, si l’on veut se rendre compte de l’attitude de Newton, tenir compte de l’évolution de sa pensée et distinguer plusieurs périodes. Dans une première période, il est un partisan pur et simple de l’émission. Avant le calcul des fluxions et ses travaux de mécanique céleste, il n’a que des préoccupations d’ordre technique et expérimental : perfectionner l’art de la taille des verres et le polissage des miroirs. Avec ses expériences sur le prisme, il est encore sur un terrain purement expérimental : ces expériences sont indépendantes de toute hypothèse. Dans une deuxième période (polémique avec Hooke), il se rapproche des théories ondulatoires. Newton a fait de fortes concessions, il faut le reconnaître, aux théories de Hooke. Mais c’est à la suite de ses travaux personnels qu’il a été amené à introduire, en mécanique céleste et par suite en optique, l’éther. Dans une dernière période, à partir de 1690, il revient aux théories de l’émission, sans rejeter la théorie de l’éther. Il tâche de concilier les deux théories, tâche singulièrement difficile, surtout vu les polémiques de l’époque. Il soutient que la théorie de l’éther et la théorie de l’émission ont leur rôle sur des points différents. Entre ces théories, il existe un lien. Mais ce n’est que le progrès expérimental qui permettra plus tard de trouver ce lien.

M. Lévy-Brühl. Vos thèses donnent un excellent exemple. Vous avez dit qu’il est difficile de faire de l’histoire de la philosophie sans faire de l’histoire des sciences. C’est ce qui me paraît l’évidence même. Pour la philosophie moderne, c’est une vérité qui saute aux yeux. Tous ceux qui ont pensé au xviiie siècle ont été préoccupés et obsédés par l’influence de Newton et les idées plus ou moins justement prêtées à Newton. C’est vrai pour Kant ; c’est vrai aussi pour Hume, qui se préoccupe cependant de choses morales. D’où l’utilité très grande de vos thèses. Vous aviez la préparation scientifique, l’accoutumance du savant, la pratique nécessaire pour traiter ce sujet et vous y êtes parvenu. La philosophie chez nous est à la faculté des lettres : c’est dans les conditions de la bourgeoisie française après 1815 qu’on trouverait la raison de ce fait. Mais on peut se demander si les études philosophiques ne devraient pas être rattachées à la faculté des sciences plutôt qu’à la faculté des lettres. Et peut-être serait-il désirable que l’étudiant en philosophie approfondît au moins un peu quelque science spéciale.

Passons à la critique. Je ne sais pas si vous êtes vraiment historien. Vous avez fait un effort pour reconstituer la pensée scientifique et méthodique de Newton. C’est un travail de reconstitution. Quand il s’agit d’histoire, votre vigueur de construction fait tort à l’objectivité requise pour l’histoire. Par exemple, vous réfutez Rosenberger en lui attribuant cette opinion que Newton rejette absolument l’éther : il dit au contraire qu’il rejette l’hypothèse d’un éther continu, mais qu’il est très favorable à celle d’un éther atomique. Dans votre grand ouvrage, vous avez à étudier les rapports de Newton et du cartésianisme. Newton, dites-vous, est positif, le cartésianisme est encore un esprit métaphysique. Mais il est un peu excessif de dire que Descartes cherchait une explication métaphysique des phénomènes. Il cherche une explication des phénomènes acceptable pour tous les esprits.

M. Bloch. Sur ce point, nous pouvons être d’accord. Chez Descartes, le rôle de la métaphysique est confiné au début de l’œuvre, et je ne soutiens pas qu’il revient sans cesse dans le courant de la science à ces principes. Mais cependant, pour l’axiome du plein, par exemple, il le démontre par un appel à la métaphysique et à la volonté de Dieu.

M. Lévy-Brühl. Si Descartes n’admet pas le vide, c’est à cause de sa définition de la matière, res extensa.







M. Bfoe/i. De sa définition de l’étendue ; notion aussi peu physique que possible, : résulte sa manière de considérer l’univers comme plein. M. Lëvy+BrùAl. Je viens au fond de votre thèse. Rosenbergër dit qu’il y a trois points sur lesquels la lumière définitive n’a pu être faite V la vraie méthode physique de Newton et l’usage de l’hypothèse ; 2° l’attitude de Newton en ce qui concerne la théorie de la lumière ; 3° la pensée vraie de Newton sur la nature delà’gravitation." Vous donnez une solution, solution unique pour tes trois problèmes. Newton ne’s’est pas prononcé entre la théorie de rémission et la théorie de l’ondulation. Il n’a pas fait de choix, en vertu de sa méthode physique et de sa théorie de l’hypothèse. Enfin, en vertu de la même méthode physique, il ne pouvait se poser la question que pose sur la nature de la gravitation. Solution séduisante : Rosenberger Newton n’aurait pas voulu choisir et aurait eu une attitude de réserve que ni ses adversaires ni ses élèves ne pouvaient comprendre. Eh bien ! je n’ai lu qu’un peu Newton. De cette lecture, il m’est resté cette impression : c’est que s’il a fait ce que vous dites, il aurait dû en avoir conscience. Malheureusement son langage est confus, parfois semble contradictoire. Il y a plutôt chez lui une sorte d’oscillation, et cette oscillation peut être attribuée à des raisons diverses. À toute époque, il y a des affirmations dans les deux sens : émission et ondulation. Mais jamais il n’a dit nettement que s’il n’avait pas choisi, c’était parce que méthodiquement il ne croyait pas qu’il y eût lieu de choisir.

M. Bloch. La théorie de l’éther s’explique très bien par sa conception de l’hypothèse. Newton ne l’a pas laissé voir suffisamment. J’expliquerai son attitude par des considérations historiques. Newton n’a pas toujours été libre d’exprimer sa pensée comme il l’aurait voulu. S’il avait été un chercheur libre, il se serait servi à peu près indifféremment de l’une et de l’autre hypothèse. Mais Newton a été chef d’école et compromis par ses élèves plus encore que par sa pensée. Des hommes comme Keill, mécanistes convaincus, quoique défenseurs de Newton, l’ont défendu en se plaçant à leur propre point de vue. La crainte de polémiques stériles a pu amener Newton dans ses écrits à employer des expressions prudentes, réservées et qui peuvent nous paraître dissimulées.

M. Lévy-Brühl. Cette réponse contient sans doute une part de vérité. Mais, pourtant, pourquoi ne s’est-il pas exprimé plus nettement ?

M. Bloch. Ceux qui polémiquaient avec Newton étaient des physiciens, ayant leurs théories, représentant des hypothèses antagonistes. Dans un travail comme celui de Newton, ils négligeaient les faits nouveaux pour ne chercher que l’interprétation et la discuter. D’où la nécessité pour lui de tout faire afin de ne pas donner prise à ces diversions.

M. Lévy-Brühl. Ceci est rendu plus vraisemblable encore par son caractère. Extrêmement susceptible et irritable, peut-être neurasthénique, craignant les discussions oiseuses, ayant eu des débuts pénibles, il devait chercher à éviter tout sujet de dispute.

M. Delbos. Avant de vous poser quelques questions, je veux vous féliciter du choix de vos thèses : vos travaux nous seront des plus utiles. Je vous demanderai toutefois quelques éclaircissements. J’ai été étonné de voir que vous opposiez radicalement l’éther et la matière ordinaire. Il me semble que ces affirmations sont exagérées. Les physiciens conçoivent l’éther comme un corps semblable à un autre corps, par exemple à un liquide incompressible ou à un gaz compressible ou à un solide élastique. Aviez-vous le droit de parler d’éther immatériel ?

M. Bloch. Je n’entrerai pas dans l’examen des conceptions modernes de l’éther. Si nous cherchons l’origine de cette notion chez Newton, il faut trouver un caractère commun des concentrons diverses que nous appelons éther. L’absence d’attraction ne joue pas le rôle essentiel. La distinction entre l’éther et la matière ordinaire à l’époque de Newton est celle-ci la matière ordinaire suit les lois de la mécanique des corps solides, l’éther ne les suit pas, c’est un milieu qui transmet quelque chose.

M. Delbos. Le mot immatériel est peut-être exagéré s’il ne s’agit que de cette distinction. Je ne sais pas si vous avez toujours l’esprit historique autant qu’il serait désirable. Je ne sais pas si vous avez le droit de nier à la matière subtile de Descartes toute communauté avec l’éther.

M. Bloch. Je savais qu’en faisant cela j’allais à l’encontre de l’opinion de Bouillier. Si l’on demande une distinction nette entre la matière ordinaire et l’éther, dans un système comme celui de Newton, l’éther ne provient pas de la matière, et ne peut se transformer en matière. Chez Descartes, au contraire, il y a des lois de filiation entre la matière et la matière subtile.

M. Delbos. Il n’est pas nécessaire que toutes les formes de la matière puissent se transformer l’une en l’autre. Il reste malgré tout entre la matière ordinaire et l’éther certaines analyses. Autre point : les lois du pendule n’ont-elles pas été fixées par Huyghens dès 1673 ? Or vous dites que ce sont les travaux de Newton qui ont accompli ce progrès.

M. Bloch. Newton a fait ses expériences sur le pendule d’une manière indépendante. S’il y a eu quelque influence de Huyghens, cette influence a été indirecte, a eu lieu par les interprètes de Huyghens à la Société Royale de Londres.

M. Delbos. Vous me paraissez présenter d’une façon vague ou inexacte les rapports de Malebranche et de Newton. Vous paraissez ignorer que les Réflexions sur la lumière et les couleurs de Malebranche (1699) renferment une théorie importante de l’éther lumineux. — Malebranche admet que la lumière est formée par la coexistence de couleurs simples ; il assimile les lumières de diverses couleurs aux sons de diverses hauteurs et relie les différences de couleur ou de hauteur aux différences de période des mouvements vibratoires.

M. Bloch. Le langage de Malebranche paraît se ressentir des communications de Huyghens à l’Académie de Paris.

M. Lalande. Il est très bon que nous ayons des philosophes qui passent des thèses d’histoire des sciences et de la philosophie. Mais, en vous félicitant de l’avoir fait, il faut aussi prémunir certains candidats contre la tentation – déjà manifestée – de se servir des mêmes connaissances pour présenter au doctorat des vues synthétiques de philosophie des sciences. Il ne faudrait pas confondre ces deux choses bien différentes. – Vous avez fait pour l’explication de la théorie de l’éther une synthèse très intéressante, rapprochant des points de vue généralement trop séparés. Je vous ferai la même critique que mes deux collègues : vous n’êtes pas historien. Vous citez sans références : vous ne prévenez pas toujours que vous citez. De la page 4 à la page 13, tout est fait avec un résume de Rosenberger.

M. Bloch. Ce travail n’est pas seulement un travail de seconde main. J’ai étudié Fermat et Grimaldi directement, mais non Kepler et Galilée.

M. Lalande. Il n’y a pas de mal à travailler de seconde main en histoire, c’est souvent nécessaire, mais il faut dire avec précision : ces renseignements, je les prends à Rosenberger. Vous laissez ainsi à cet auteur la responsabilité de ses affirmations, puisque aussi bien certaines peuvent paraître inexactes.

M. Bloch. Je ne l’ai pas fait, parce que je ne me suis pas borné à résumer Rosenberger. J’ai contrôlé comment Rosenberger travaillait, et j’ai même corrigé des inexactitudes de cet auteur.










M. Lalande. L’éther est-il matériel ou immatériel ? Pour Huyghens, il est matériel, il le dit expressément :.on ne peut donc pas faire de cette immatérialité un caractère commun des conceptions de l’éther. D’ailleurs Newton lui-même semble déclarer aussi dans deux passages que l’éther est matériel. M. Bloch. Parce qu’il est rarissimum, ce milieu offre par rapport ait milieu ordinaire une différence incontestable. Une matière tellement ténue, qui offre une résistance incomparablement plus faible que la matière ordinaire, mérite un autre nom. M. Lalande. En ce qui concerne l’usage ï&s "hypothèses, vous présentez d’une part l’hypothèse chez lui comme quelque

hose : d’arbitraire, justifié par sa fécondlité

et ifjùî se détruit par son succès même ; et d’autre part vous dites que certaines hypothèses sont définitives, deviennent des lois. Comment concilier ? C’est qu’Hypothèse a deux sens à son époque i" le sens mathéujiatiqne, ce (lu, on pose librement comme principe de déduction ; 2° l’anticipation de quelque chose de réel, d’un mécanisme, conception de Descartes et de Bacon deviner la si ructure d’un phénomène. Les deux choses sont réunies chez Descartes. De là vient que Newton ne les distingue pas bien ; mais ce qu’il veut condamner est très dénnij’et, en somme, restreint. Il né veut pas qu’on fasse des hypothèses de structure prématurées. Mais il ne s’interdit pas par là l’usage de l’hypothèse^ il fait lui-même des hypothèses, et, en cette mesuré ou il les fait, les hypothèses peuvent devenir par après des lois de ta science. M. pL-irœai-ê. Votre exposition de la théorie de la lumière de Newton est très exacte ; mais un lecteur non prévenu peut en tirer des conclusions inexactes, & savoir que Newton était sur la voie des théories modernes de l’ondulation. Ce qui me parait inexact. Les ondulations qu’il étudie dans les lanies minces ne sont pas la cause de la lumière. Pour Newton les ondulations d’éthêr sont un phénomène secondaire, provoqué par le choc des corpuscules la lumière est constituée par l’émission de ces corpuscules. L’éther de Newton n’a rien de commun avec l’éther actuel pour s<53 propriétés. • M. Bloah. Dans mon trayait, j’ai cherché à faire voir comment Newton pouvait faire pressentir là théorie moderne ; je n’ai pas dit qu’il la contenait en germe, Su ; r ; ̃’ ce que vous appelez des lames minces, il y aurait une distinction à faire dans la deuxième phase’de son optique, il parle de quelque chose de périodique’même avant la rencontre des corps. iiii Q.La Philosophie de Newton. Exposé de la iKèsé. – Ce livre veut être un ouvrage d’histoire de la philosophie. Les grands systèmes de philosophie ont fait l’objet de recherches de l’école historique française Descartes, Spinoza Leibniz, etc., ont été l’objet d’importants travaux de critique, d’histoire et d’érudition. Il n’y a plus de grosses difficultés sur ces philosophies. Mais, si nous ouvrons un livre de science de l’époque de Descartes, puis ensuite la Mécanique Céleste de Laplace, ou même simplement un cours de physique, en usage dans l’enseignement actuel, il y a entre ces ouvrages une différence profonde. Il y a là un trou qui n’a pas encore été comblé par des travaux historiques. J’ai donc songé à rechercher la transition de l’un à l’autre de ces états d’esprit. Je savais que je ne la trouverais pas dans une analyse nouvelle des ouvrages philosophiques, mais, à côté de la philosophie, dans le domaine de la science proprement dite. Cherchant donc de ce côté, j’ai cru trouver la raison de cette transformation dans la science, les découvertes et l’influence de Newton. Newton n’est pas un philosophe, mais un grand esprit philosophique. Les passages où il développe des idées générales sont assez rares ; mais il est philosophe implicitement, au cours de ses travaux mathématiques, de ses études physiques et de ses hypothèses ; il y a là une méthode impliquée, la méthode newtonienne. J’aurais pu dans l’étude de Newton m’attacher à telle ou telle partie, aux principes mathématiques par exemple ; mais alors je n’aurais pas fait œuvre de philosophe. C’est pourquoi j’ai voulu dégager les principes directeurs de la science newtonienne. La première tâche de l’historien est de ne pas dénaturer son auteur : je me suis efforcé de le faire. Sans doute, j’ai fait des rapprochements constants entre la science de Newton et la science moderne, croyant faciliter par là la compréhension de Newton. Mais c’est surtout dans le langage que j’ai fait Newton moderne.

Quelle est une des idées essentielles de ma thèse ? C’est l’idée de l’influence des idées scientifiques sur la philosophie. J’ai montré que le système cartésien, cinquante ans après la mort de Descartes, s’est trouvé entièrement discrédité. Fait d’autant plus intéressant que le cartésianisme avait été fécond dans le domaine philosophique proprement dit. J’ai attribué ce fait à la pauvreté des conséquences scientifiques qu’on tirait alors du cartésianisme. Là ruine de la physique cartésienne a entraîné la ruine de toute la métaphysique de Descartes, sans qu’il fût besoin d’une réfutation. L’évolution des systèmes philosophiques même les plus forts n’est pas réglée par les seules raisons de logique interne ; il faut tenir compte d’influences externes, au fond les plus importantes : l’influence des concepts scientifiques sur les idées philosophiques. Au cartésianisme, Newton a-t-il substitué un autre système ? Je ne le crois pas. Après avoir fait voir l’inutilité des métaphysiques contemporaines, il n’a pas










songé à en créer une nouvelle. Contre ces systémisations abstraites, s’élève toute l’œuvre de Newton. Telle est l’idée que j’ai voulu mettre en lumière sur ce livre. C M. Boutroux. Votre thèse est une œuvre vécue, et votre exposition si nette en témoigne. Vous vous êtes placé à un, point de vue très exact en disant que Newton n’est pas philosophe. Je crois qu’il est savant et exclusivement savant. Il est visible que l’œuvre de Newton ne dépend à aucun degré des réflexions, philosophiques, reléguées à. la fin dans des scholies. Vous avez très bien’marqué ce qui caractérise cette science le rôle des mathématiques dans cette physique. La physique ne repose pas sur les mathématiques. Les principes sont obtenus par l’expérience et revêtent une forme mathématique. Nous aurons affaire à des [ois formulées mathématiquement, et non plus à des causes. Votre méthode est très personnelle ; vous êtes dans le vrai quant aux idées maitresses de votre travail.. Mais votre mode d’exposition n’est pas sans soulever quelques objections. Vous vous êtes mis en opposition avec les idées actuelles vous exposez, sans nous donner beaucoup de citations, de références et de preuves auxquelles nous puissions nous reporter. Des références et des citations eussent été utiles. Vous vous engagiez par là à une sorte d’infaillibilité, et parfois vous avez failli. Parexemple, p. 361, vous dites que Newton présente quelque chose comme <̃ vraisemblable’ ». Or, dans le texte, il y a « rationi enim consentaneum. », « il est conforme à la raison ». Or, une généralisation fondée sur la raison, pour Newton, est certaine. M. Bloch. J’ai emprunté les’mots incriminés non pas à : Newton même, mais à la traduction française de M™* du Châtelet. Mes inexactitudes retombent. donc en partie sur cette traduction. M. Boutroux. M™* du Châtelet, ce n’est pas le texte dé Newton. P. 467, vous traduisez en gros, mettant l’accent là où Newton ne" l’a pas mis, et par suite changeant le sens du passage. P. 498, vous argumentez sur le mot « spiritus Le mot « esprit universel », traduction de ce spiritus et mis en italique, sert de transition pour passer de l’éther à Dieu. Je’ne trouve pas cela dans le texte, et le mot spiritus, h mon avis, a un tout autre sens ; Aujourd’hui encore, en Angleterre, spiritus signifie tout simplement une matière volatile, par exemple de l’esprit-de-vin. – Vous dites que les ouvrages de Bacon imitent souvent le dogmatisme de DesDescartes. Vous ne tenez pas compte de la chronologie. Vous ne pensez pas historiquement. P. 518, vous rapprochez Kant et Newton d’une façon extrêmement sommaire, faisant de Newton un précurseur de Kant. Newton a distingué les images des choses, que nous connaissons, et les choses. Mais cette distinction est tout à fait classique ; elle vient des mystiques et de saint Augustin : les hommes ne connaissent que les images des choses. C’est une doctrine courante qui n’a pas de rapport avec la doctrine proprement kantienne.

P. 129, vous vous posez la question : L’œuvre de Newton est-elle déductive ou expérimentale ? Pour vous, elle est expérimentale, non déductive. La déduction ne serait qu’accessoire. Je ne sais pas si l’alternative existait dans la pensée de Newton. Pour moi, je dirais plutôt : elle est déductive, parce qu’elle est expérimentale. Vous vous fondez sur le début de la troisième partie : « J’avais composé d’abord un petit traité avec une méthode populaire… » Je ne pense pas que ce soit pour fermer la bouche à ses adversaires qu’il a employé la déduction mathématique. C’était bien son but. La déduction vient là, après l’analyse ; mais l’analyse a pour but de fournir des principes à la déduction, et la déduction est bien ce à quoi Newton veut arriver.

M. Bloch. Pour le fait d’avoir présenté Newton comme adversaire de la déduction j’ai pris mes précautions dans le chapitre relatif à la Physique expérimentale et le Mécanisme. Ce qui caractérise Newton, c’est d’avoir donné à la déduction un rôle tout différent de celui qu’elle avait chez les philosophes a priori, Descartes par exemple.









Tout ce qui est physique mathématique est un travail de l’esprit en vue de tacoordination des faits. En cela, Newton fait de la physique mathématique. L’idée importante, c’est qu’on peut être déductif comme Newton, sans donner à la déduction un rôle prépondérant sur l’expérience. J’ai expliqué que certaines parties de l’optique, de ta mécanique étaient suffisamment parfaites, pour qu’on’pût

arriver alors à les aborder par la voie déductive. Par exemple, da théorie des forces centrales. Mais certaines parties de la science sont toujours en retard sur les autres ta mécanique céleste sur certains points est encore dans l’enfance (par ex. pour une grande partie de la théorie des planètes Il fau t que l’ex périence ai t amen é les objets à un certain point de maturité pour que la déduction puisse s’appliquer. La déduction joue un rôle essentiel ; seulement elle n’a pas te dernier mot. L’expérience a toujours le droit de contrôle. M. Boutrmix. – Nous sommes donc absolument d’accord.

Je crois que vous avez forcé la note sur un point sur la relativité de la certitude physique. Newton distingue la ratio des expériences. « Expérimenta et ali « e veritates cerise. » Chez Newton, on peut faire deux usages de l’expérience 1° faire des inductions toute induction n’est que provisoire 2° tirer de l’expérience la vérité sans induction. Cela nous parait aujourd’hui bizarre ; Mais c’est ce qui est indiqué dans la Rëgle : III. Les choses qui ne comportent pas le plus et le moins sont des natures absolues. Il faut les considérer comme Ses réalités absolues. Il parie du temps absolu, de l’espace absolu qui ont des propriétés s’apptiquantauxchoses.Ce sont des limites, dites-vous. Peu importe elles ne sont pas données par l’expérience, mais par la raison. H y a donc des données absolues et rationnelles chez Newton, et il y a dosopérations qui ne sont pas des inductions et qui permettent de tirer de l’expérience des vérités absolues. Dans la règle 1I1, il donne pour exemple l’inertie qui ne comporte ni plus ni moias. Que pensez-vous ̃̃̃ de ce double usage de î’expèrience ? i’ M. litoeh. Ce double usage de l’expérience, je l’ai en partie reconnu. En parlant des notions absolues, j’ai dit qu’elles ne comportaient pas le plus ni le moins. II y a des objets d’expérience que nous saisissons par une sorte d’intuition. Nature absolue veut dire nature plus inhérente a la matière..

M. Boulroux. Vous voulez réduire toutes les différences à des différences de degrés. C’est ce qui ne me parait pas exact. Newton cherche des choses exactes (accuralm) e, t pense qu’on en peut trouver. Pour l’hypothèse, vous n’avez peut-être pas suffisamment précisé sa doctrine. Le., h sens que vous attachez au fameux « Hypotheses non fingo », est un sens polé-’’̃̃̃̃̃ mique. C’estun peu court, L’hypothèse a un rôle indispensable et légitime, et New— "̃ ton en use. Ceci, tant que la science se fait.. Mais Sa science, une fois faite, ne contientpasd’hypothèse. Lorsqu’on obtient des acttti’ata, l’hypothèse disparaît. Dans la science faite, il n’y a que des réalités il n’y a plus place pour l’hypothèse. Newton croit ne pouvoir expliquer le réel qu’avec du réel, tandis que Descartes croit pouvoir expliquer le réel avec du possible, et pour lui le rôle de l’expérience consiste à déterminer, entre les possibles ration. nels, lequel se trouve effectivement réalisé.L’expériencen’adoncpaa en elle-même

de valeur explicative, toute l’explication vient des systèmes logiques entre lesquels se fait ce choix.

M. Bloch. Les hypothèses heuristiques ne sont nullement rejetées par la science de Newton. L’ « Hypotheses non fingo » ne traduit donc pas la totalité de sa pensée. Newton adopte seulement des hypothèses conformes à sa manière de penser en physique. Dans les Principes, Newton ne feint pas d’hypothèses : il y a peut-être quelque excès, dites-vous, à attribuer cette réserve à des raisons polémiques. Je ne le crois pas : les discussions soulevées par la première rédaction du « de Motu » à l’Académie de Londres lui ont fait changer sa forme d’exposition. Plus tard, Newton avait moins à craindre de ses adversaires, vu la situation qu’il avait acquise. Aussi dans les Quæstiones opticæ, il se livre aux conjonctures hasardeuses, propose des hypothèses, en développe quelques-unes. Quel en est l’intérêt pour lui ? C’est que, chez lui, il peut y avoir de bonnes hypothèses, celles qui ne sont ni polémiques, ni dogmatiques, qui n’entravent pas le progrès de l’esprit. Ce sont les hypothèses suggestives et heuristiques.

M. Boutroux. Vous abandonnez l’ « Hypotheses non fingo », et, moi, je ne veux pas l’abandonner. L’ « Hypotheses non fingo » veut dire simplement : dans les trois livres, que vous venez de lire, il n’y a pas d’hypothèses.









M. Poincaré. Je vous ferai seulement quelques critiques de détail. Vous dites que Newton ne s’est pas préoccupé de la convergence des séries, parce qu’il considère des problèmes physiques, qui impliquent la convergence. Newton avait certainement d’autres raisons de croire à la convergence. M. Bloch. Newton n’avait rencontré qu’un développement divergent, et il avait vu que par un artifice de calcul on pouvait ramener ce développement à une série convergente. M. Poincaré. Pour la définition de’la masse, il y a une double définition chez Newton 1° par la quantité de matière ; 2° par la proportionnalité aux poids. Il y a là deux choses absolument différentes la conservation de la massé et la proportionnalité de la masse au poids sont deux lois absolument distinctes. Cette con fusion existe-t-elle réellement dans Newton

? En tout cas vous ne l’avez pas suffisamment 

éclaircie. Pour l’espace absolu, "Newton l’admet certainement. t.. M. Bloch. Mais il ne le croit pas utilisable. M. Poincaré. Il admettait que nous connaissions d’une façon absolue l’orientation des astres. —Quel est le sens du’principe de non-action à distance ? M. Bloch. Newton en a peu parlé et l’a beaucoup employé. H lui donnait sans doute une valeur universelle. M. Poincaré. C’est’une hypothèse que l’on peut faire. Mais n’est-ce pas chez lui seulement un moyen de polémique, employé pour se débarrasser de s"es adversaires

?

M. Bloch. Sa préférence pour les nonactions à distance repose surtout sur son tempérament de physicien. M..Poincaré. Newton considérait-il la loi comme approximative ? ou croyait-il la loi plus précise que l’expérience qui Tavai t mis sur la voie de la loi ? En ce qui concerne, par exemple, le principe d’action et de réaction ? M. Bloch. Il n’attachait peut-être pas à sa loi de gravitation une valeur absolue. Il a fait voir que sa loi s’applique à tout le monde solaire que nous connaissons et c’est en ce sens qu’il l’appelle universelle. M. Poincaré. Si je devais vous adresser une critique d’ensemble, je vous accuserais d’avoir trop modernisé Newton. > M. Séailïes. Pour votre méthode d’exposition, je suis surpris qu’avec votre esprit scientifique, vous ne vous astreigniez pas aux règles de logique par lesquelles l’historien se rapproche de l’objectivité. Pas de bibliographie. Vous ne citez presque jamais de textes. On sait très bien ce que vous pensez de Newton ; mais on n’est pas assez sùr de ce que Newton pensait lui— “ même ; Pour l’histoire des méthodes scientifiques, vous négligez un élément extrêmement important. Il vous a paru que Descartes commençait la science mod, erne Newton serait le premier qui aurait compris l’intérêt qu’il y a à sacrifier l’esprit systématique à l’esprit de précision. Ceci n’est pas exact. Léonard de Vinci a déjà dit que toute science commence avec l’expérience et s’achève avec la déduction mathématique. Galilée faitaussicommencer toute science avec l’expérience pour s’élever ensuite à la déduction. Enfin, sur la philosophie antique, vous n’êtes pas suffisamment renseigné. Vous faites honneur à Épicure et Lucrèce d’avoir eu cette idée qu’on pourrait admettre sur la même question plusieurs hypothèses mais ils n’ont jamais pris cette multiplicité au sens heuristique. Il s’agit seulement pour eux de montrer qu’on n’a pas besoin de recourir aux dieux, plusieurs explications naturelles étant possibles. Mais il y a la tradition d’Archimède qui est le véritable ancêtre des savants modernes, ceci à travers le moyen âge. Archimède pour Pascal encore le type du véritable savant. Je suis frappé de ce fait que la science commence avec les problèmes d’Archimède. C’est à cette tradition que se relie la science moderne.

M. Bloch. Newton a eu des précurseurs : je les ai signalés. Mais j’ai été restreint pour la place à leur donner. J’ai cité Galilée à plusieurs reprises, par exemple, au sujet de la définition newtonienne de la force. Pour les atomistes anciens, je ne les considère nullement comme les représentants de la science ancienne : c’est Newton qui les cite à mainte reprise. – Quant à Archimède, Newton en parle avec beaucoup d’admiration, et reconnaît son influence comme prépondérante sur les mathématiciens de son temps.

M. Séailles. Sur la métaphysique de Newton, je ne suis pas de votre avis. Ce que pensait Newton en philosophie a une certaine importance. Vous faussez la pensée de Newton. Il eût été intéressant d’opposer Descartes à Newton sur ces matières. Descartes démontre l’existence de Dieu ; Newton montrera cette existence, non pas en se tenant dans des généralités vagues, mais en montrant le point où cette existence se saisit le mieux. L’effort de Newton, c’est de faire saisir sur le vif l’action divine (le bras divin qui lance les planètes sur les trajectoires de leurs orbites). Ne pensez-vous pas que la théorie de l’espace absolu se rapporte à cette possibilité de saisir Dieu sur le fait ? Dieu est présent partout. L’espace absolu et le temps absolu reprennent un sens. Newton considère que ces assertions font partie de la philosophie de la nature entre laquelle et la science expérimentale il y a continuité. Vous, vous faites bon marché de cette métaphysique. Pour lui, cependant, la science doit se proposer de résoudre des questions plus générales sur l’ordre et la beauté de l’univers. Newton trace ainsi le plan d’innombrables volumes, aussi







inutiles qu’ingénieux, qui vont fleurir au xvui" Siècle, sur les causes finales, sur l’héliothéoiogie, sur l’hydrothèologje, etc. M. Bloch. Le chapitre de ma thèse sur les idées métaphysiques et religieuses de Newton est le moins développé 4e l’ou- : vrage.IJ’auraiS : craint d’être historiquement un peu. sommaire, si j’avais laissé croire que Newton avait été un pur sa..vaat. : ïî n’y a pas de purs, savants en ce temps. Je n’ai fait aucune allusion aux Ouvrages thêologiques et mystiques de Newton, ; ̃Cesserait nécessaire, pour connaître la pensée intime de Newton. Mais ce n’est pas ce que je me proposais je voulais seulement dégager l’esprit scientifique impliqué dans ses travaux de sayant. ̃’̃’̃̃ : ̃ M. Bwcts est déclaré digne du grade de docteur, avec la mention « très honorable ». ERRATUM Dans notre analyse du pragmatisme de M. William James, une phrase de son dernier ouvrage a été traduite à contresens, par l’introduction d’une négation qui ne se trouve pas dans le texte (p. 99, ligne. —18). E ! ie doit être restituée ainsi « Toutes nos vérités sont des croyances à regard de la réalité, et dans toute croyance particulière la réalité agit comme quelque chose d’indépendant, comme "une chose trouvée et non construite •. (p. 248 du texte anglais). C’est un des passages où’J. W.James reconnaît cette énorme pression du contrôle objectif sur nos opérations mentaies, et que nous avons signalés plus loin (p. ios). ̃ "̃ ̃̃’̃ ̃̃̃ ̃