Revue des Romans/Adélaïde de Souza

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Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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SOUZA (Adèle Filleul, d’abord comtesse de Flahaut, puis baronne de), née à Paris.


*ADÈLE DE SENANGE, ou Lettres de lord Sydenham, in-8, 1794. — Une jeune fille qui sort pour la première fois du couvent, où elle a passé toute son enfance ; un beau lord élégant et sentimental, qui la rencontre dans un léger embarras et lui apparaît d’abord comme un sauveur ; un très-vieux mari, bon, sensible, paternel, jamais ridicule, qui n’épouse la jeune fille que pour l’affranchir d’une mère égoïste, et lui assurer fortune et avenir ; tous les événements les plus simples de chaque jour entre ces trois êtres qui, par un concours naturel de circonstances, ne vont plus se séparer jusqu’à la mort du vieillard ; des scènes de parc, de jardin, des promenades sur l’eau, des causeries autour d’un fauteuil ; des retours au couvent et des visites aux anciennes compagnes ; un babil innocent, varié, railleur ou tendre, traversé d’éclairs passionnés ; la bienfaisance se mêlant, comme pour le bénir, aux progrès de l’amour ; puis, le monde au fond, saisi de profil, les ridicules et les noirceurs indiquées ; plus d’un original ou d’un sot marqué d’un trait divertissant au passage ; la vie réelle, en un mot, embrassée dans un cercle de choix ; une passion croissante qui se dérobe comme des eaux limpides sous des rideaux de verdure et se replie en délicieuses lenteurs ; des orages passagers sans ravage, semblables à des pluies d’avril ; la plus difficile des situations honnêtes menée à fin jusque dans ses moindres alternatives, avec une aisance qui ne penche jamais vers l’abandon, avec une noblesse de ton qui ne force jamais la nature, avec une mesure indulgente pour tout ce qui n’est pas indélicat ; tels sont les mérites principaux de ce livre, où pas un mot ne rompt l’harmonie.

*CHARLES ET MARIE, in-12, 1802. — Dans cette charmante nouvelle, l’auteur semble avoir voulu imiter la manière de Sterne. Le journal que tient Charles de ses actions, de ses pensées secrètes, abonde en traits délicats, en sentiment exquis. Charles perd son excellente mère, qu’il regrette ; un bon père lui reste ; tous deux vivent ensemble à la campagne, où ils font connaissance avec un seigneur du voisinage, lord Seymour, père de trois filles. L’aînée a les inclinations de son père, elle aime les chevaux et la chasse ; la seconde, élevée par une tante riche, fait la spirituelle et la savante ; la troisième, Marie, possède les vertus et surtout la bonté de sa mère, dont elle fait la consolation. Les deux aînées, pauvres créatures, se donnent de grands airs et brillent dans la société ; la bonne Marie joue un rôle subalterne en apparence, mais réellement le plus intéressant et le plus respectable. Charles lui rend justice, la distingue de ses sœurs, en devient éperdument amoureux, et l’épouse après quelques incidents amenés par la résistance de la famille et par une jalousie d’amant.

*EUGÈNE DE ROTHELIN, 2 vol. in-12, 1808. — On ne trouvera dans ce roman ni des aventures tragiques, ni des guerres civiles, ni de grands crimes, ni des échafauds dressés. L’auteur a sagement pensé qu’un roman ne devait être autre chose que le tableau des mœurs domestiques, l’histoire de la famille, et qu’il était au moins inutile d’y rappeler les grandes agitations, les révolutions des sociétés. En général, chacun aime à retrouver dans un roman ses propres sentiments, l’histoire de son propre cœur ; les situations extraordinaires dans lesquelles les romanciers placent leurs personnages, l’histoire des grands crimes, le tableau des grandes infortunes, ne sont point ce qui intéresse et ce qui remue le plus fortement notre âme. Il faut remarquer encore que, lorsqu’on lit un roman, on s’identifie en quelque sorte avec les personnages, on s’associe à leur sort, on ressent tous leurs plaisirs, on partage leurs peines ; il nous semble donc, d’après cela, que les romanciers devraient prendre pitié de leurs lecteurs, et ne pas les condamner à mille supplices qu’ils n’ont pas mérités. On ne fera point ce reproche à l’auteur d’Eugène de Rothelin ; son héros est un honnête homme qui a écrit les mémoires de sa vie, et sa vie n’a rien d’extraordinaire. L’action est peu compliquée ; elle commence par une scène champêtre, et la teinte douce qui règne dans le premier tableau semble se réfléchir sur tous ceux qui suivent : rien n’y est recherché, rien n’y est exagéré, et le lecteur est ému sans être agité ni surpris. Un père tendre et bon, qui a été trompé dans ses affections, et qui conserve des préventions injustes ; une grand’mère qui joint les grâces de l’esprit à l’expérience de son âge, et qui a connu le monde sans le haïr ; une jeune femme qui, dès l’âge le plus tendre, a connu le malheur, et qui s’attache à celui qui doit la consoler et la rendre heureuse ; un jeune homme d’une imagination vive, d’une âme ardente, placé entre la piété filiale et l’amour, qui reste fidèle à ses sentiments sans jamais manquer à ses devoirs, tels sont les personnages du roman, où le lecteur n’est point ému par des situations fortes, mais qui n’en est pas moins rempli d’intérêt. Ce qui prouve une vérité qu’on ne saurait trop redire aujourd’hui, c’est que le tableau des grandes catastrophes est moins propre à nous intéresser que l’expression des sentiments et la peinture simple et fidèle de tout ce que le cœur humain a de bon et de généreux.

*EUGÉNIE ET MATHILDE, 3 vol. in-12, 1811. — Dans ce roman, l’auteur a représenté au complet l’intérieur d’une famille noble pendant les années de la révolution. M. de Revel, toujours en attendant un garçon auquel était substituée sa fortune, était devenu père de trois filles : Ernestine, l’aînée, confiée aux soins de Mme de Couci, sa grand’mère, était un composé d’indifférence et de petites prétentions ; Mathilde, la seconde, était restée auprès de ses parents, et avait tous les défauts et toutes les grâces du naturel le plus aimable et d’une mauvaise éducation ; Eugénie, la troisième, avait été destinée au cloître, et s’y était consacrée à l’âge de seize ans, sans vocation, mais sans retour vers le monde. Mathilde avait senti, mais trop tard, que son intérêt avait été l’objet de ce sacrifice. Tendre, généreuse, vive dans toutes ses affections, elles s’était attachée avec une sorte de passion à celle dont on avait fait sa victime. Un mariage de convenance avait uni Ernestine au vieux marquis de Sanzei, et un mariage d’inclination venait d’être contracté entre le jeune Edmond et Mathilde, lorsque la révolution éclata. Edmond, malgré les larmes de sa femme, partit pour l’émigration ; et quelque temps après, toute la famille prit aussi le parti de s’expatrier. Rapprochée de sa famille par de nouvelles relations, Eugénie commença d’entrevoir les biens auxquels elle avait renoncé ; rapprochée du comte de Ladislas, seigneur polonais exilé de sa patrie, épris d’une vive et secrète passion, elle ne crut d’abord aimer en lui que la réunion de toutes les vertus ; mais quel fut le trouble de son cœur en apprenant combien elle était aimée, et combien dut-elle être effrayée de l’excès de son bonheur ! Comment rendre ce qui va suivre : les douleurs d’Eugénie et de Ladislas, les malheurs de Mathilde, et l’excès d’infortune qui va tomber sur toute cette famille, et le départ de Ladislas, et son retour, sa générosité, les joies célestes que peuvent goûter encore, au milieu des plus cruelles peines, deux cœurs unis par cette tendresse profonde dont l’amour n’est que l’occasion, et qui prend sa source dans des affections plus nobles et plus pures ? Comment peindre ensuite tant de maux et de courage, tant d’amour et de piété ? Il faudrait dire tout le roman : on n’en peut plus détacher un détail ; il n’en est pas un seul qui ne tienne à tout l’ensemble, ni sur lequel l’intérêt vif et pressant qu’on éprouve permette de s’arrêter en particulier. La grande figure qui domine dans tout le roman est celle d’Eugénie ; ange tutélaire des siens, elle attire constamment et repose le regard avec sa douce figure, sa longue robe noire, ses cheveux voilés de gaze, sa grande croix d’abbesse si noblement portée. Il y a un bien admirable sentiment entrevu, lorsque étant allée dans le parc respirer l’air frais d’une matinée d’automne, tenant entre ses bras le petit Victor, l’enfant de sa sœur, qui, attaché à son cou, s’approche de son visage pour éviter le froid, elle sent de vagues tendresses de mère passer dans son cœur, et qu’au même instant elle rencontre le comte Ladislas. Ce qu’Eugénie a senti palpiter d’obscur, il n’est point donné à des paroles de l’exprimer, ce serait à la mélodie seule à le traduire.

Mme de Blesensky a essayé de donner une suite à ce roman, sous le titre de Ladislas, ou Suite des mémoires de la famille de Revel.

LA COMTESSE DE FARGY, 4 vol. in-12, 1822. — L’action de ce roman se passe au temps de la régence. La comtesse de Fargy, victime d’un mari qui s’est précipité dans toutes les illusions du système de Law, voit s’anéantir en peu de jours sa fortune et son bonheur domestique. De son côté, le joueur malheureux ne peut supporter ses revers  : sa raison s’altère ; il faut le séparer du monde ou craindre pour la raison de son fils, spectateur habitué de ses accès frénétiques. Mais comment décider ce fils vertueux à un tel abandon ! Dans cette situation singulière, Mme de Fargy se décide à tromper son fils pour l’affranchir d’un devoir si dangereux à remplir. Elle lui déclare qu’il ne tient que par les liens de l’adoption et de l’amitié à une famille qu’il croyait être la sienne. De là, la dispersion de cette famille, pour laquelle la jeune Blanche est un ange consolateur. C’est au couvent que Mme de Fargy s’est retirée pour y attendre la guérison de son mari ; c’est là que, vaincue par les tendres attentions de la jeune Blanche, elle se lie avec elle. Rien de plus intéressant que la description de son arrivée dans un couvent ; l’auteur excelle à peindre ces légers incidents, ces petits détails si peu importants aux yeux des gens du monde, mais qui varient et composent toute la vie d’une recluse. La combinaison un peu bizarre sur laquelle porte l’ouvrage, est la source d’un intérêt de curiosité très-vif. Dès les premières pages, l’auteur laisse entrevoir un mystère dont la découverte se fait longtemps attendre ; mais les scènes intéressantes qui préparent cette découverte, le caractère charmant de Blanche, les combats secrets du jeune Fargy, qui n’ose se livrer à son penchant pour elle, parce qu’il ne se croit pas d’un rang égal au sien ; enfin, la variété des personnages qui concourent à l’action, trompe l’impatience sans affaiblir la curiosité. La partie de l’ouvrage dans laquelle Mme de Souza a si bien retracé les frénétiques fureurs des agioteurs de toutes les classes, qui vendaient leurs terres, leurs bijoux, pour les échanger contre des morceaux de papier de la banque de Law, l’activité dévorante des joueurs, le néant de leurs espérances, leurs courtes joies, leurs longs malheurs, est écrite avec beaucoup d’énergie ; c’est l’ombre du gracieux tableau que présentent les amours de Blanche avec le jeune Fargy.

MADEMOISELLE DE TOURNON, 2 vol. in-12, 1820. — Hélène de Tournon était la seconde fille de madame de Tournon, alliée à la reine Catherine de Médicis, et dame d’honneur de Marguerite de Valois. Après le mariage de sa sœur avec M. de Balançon, Hélène la suivit avec son mari dans un château qu’ils allèrent habiter près de Namur, et où l’on attendait M. Auguste de Vorambon, second frère de M. de Balançon, auquel tous les domestiques portaient la plus vive affection. Dame Geneviève attendait surtout avec une vive impatience l’arrivée de son jeune maître, et, tout en faisant son apologie, préparait l’appartement destiné à le recevoir. Elle voulait montrer à Mlle de Tournon cet appartement, où se trouvaient tous les portraits de la famille. Hélène y remarqua celui d’une femme de la plus grande beauté, et le considérait avec attention, lorsqu’un cri échappé à la vieille gouvernante la tire de sa rêverie ; elle se retourne, et se trouve près de M. de Varambon, occupé à la considérer. Elle le reconnaît à son extrême ressemblance avec le portrait de sa mère ; mais embarrassée d’avoir été surprise dans son appartement, elle se trouble et se retire. Cette première entrevue avait tellement prévenu M. de Varambon en faveur de Mlle de Tournon, qu’un secret penchant l’attirait souvent vers elle ; ils se voyaient tous les jours, et Hélène ne fut pas insensible aux soins qu’il lui rendait. Cependant Auguste de Varambon avait promis à son père mourant d’embrasser l’état ecclésiastique, et déjà son oncle l’électeur de Trèves avait résigné en sa faveur les richesses de son électorat ; un regard d’Hélène a changé toutes ces dispositions de famille. Varambon, amant aimé, déclare à son frère qu’il ne veut s’engager devant les autels qu’à faire le bonheur d’Hélène. Pour déjouer ce projet, M. de Balançon écrit aussitôt à Mme de Tournon, qui rappelle sa fille en France. Auguste fut au désespoir de cette séparation ; en quittant Mlle de Tournon il lui laissa pour souvenir l’anneau de mariage de sa mère qu’il avait toujours porté depuis sa mort. « Je l’accepte, dit-elle : une bague de mort et de deuil doit être sacrée… » Hélène, séparée de celui qu’elle aime, arrive à la cour de Marguerite de Navarre, où tous les plaisirs d’un palais somptueux ne peuvent lui rendre les doux instants qu’elle passait près de sa sœur. Sans la consulter, Mme de Tournon promet sa main à M. de Souvré. Cependant Varambon l’a suivie en France ; à l’aide d’un déguisement, il s’introduit dans le palais qu’elle habite, lui rappelle ses serments et disparaît. Bientôt des événements politiques amènent Marguerite de Navarre à la cour de don Juan d’Autriche, où Hélène revoit celui qu’elle n’a cessé d’aimer ; mais Varambon, qui croit qu’elle consent d’épouser M. de Souvré, affecte pour elle une froideur dédaigneuse. Capable de tout supporter, excepté l’indifférence de son amant, Hélène ne peut résister à cette dernière épreuve. À peine a-t-elle quitté avec Marguerite la cour de don Juan, qu’elle expire d’amour et de douleur. — C’est sur ce fond si léger que Mme de Souza a bâti son charmant ouvrage, dont les caractères sont tracés avec beaucoup de vérité, et toujours fidèlement soutenus.

On a encore de cet auteur : Émilie et Alphonse, 3 vol. in-12, 1799.