Revue des Romans/Jean-Jacques Rousseau

La bibliothèque libre.
Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
◄  Roujoux Royer  ►


ROUSSEAU (Jean-Jacques),
né à Genève le 28 juin 1712, mort le 7 juillet 1778.


JULIE, ou la Nouvelle Héloïse, ou Lettres de deux habitants d’une petite ville au pied des Alpes, 4 vol. in-12, 1761. — Idem, édit. revue et augmentée, 4 vol. in-12, 1762. Ouvrage réimprimé une multitude de fois depuis cette époque. — Réfugié dans une solitude charmante, où il s’était créé un monde idéal ; livré au souvenir des amours d’une jeunesse occupée à divers intervalles par Mlle  Vulson, Mlle  de Graffenried, Mlle  Galley, Mlle  de Breil, Mlle  de Serre, Mme  Bazile, Mlle  de Larnage, Mme  de Varens, etc., Rousseau forme de tous ces êtres dont il effleure les perfections, les héroïnes d’un immortel ouvrage qu’il est impossible de lire sans enivrement. Voici comment il s’exprime lui-même à l’occasion de la composition de ce roman, dans le IXe livre de ses Confessions. « Je me figurai l’amour, l’amitié, les deux idoles de mon cœur, sous les plus ravissantes images. Je me plus à les orner de tous les charmes du sexe que j’avais toujours adoré. J’imaginai deux amies, plutôt que deux amis, parce que si l’exemple est plus rare, il est aussi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues, mais différents ; de deux figures non pas parfaites, mais de mon goût, qu’animaient la bienveillance et la sensibilité. Je fis l’une et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce, l’une sage et l’autre faible, mais d’une si touchante faiblesse que la vertu semblait y gagner. Je donnai à l’une des deux un amant dont l’autre fut la tendre amie, et même quelque chose de plus ; mais je n’admis ni rivalités, ni querelles, ni jalousie, parce que tout sentiment pénible me coûte à imaginer, et que je ne voulais ternir ce riant tableau par rien qui dégradât la nature. Épris de mes deux charmants modèles, je m’identifiai avec l’amant et l’amie le plus qu’il m’était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais. Pour placer mes personnages dans un séjour qui leur convînt, je passais successivement en revue les plus beaux lieux que j’eusse vus dans mes voyages ; je finis par choisir les bords du lac de Genève, et la richesse et la variété des sites, la magnificence, la majesté de l’ensemble qui ravit les sens, émeut le cœur, élève l’âme, me déterminèrent à établir mes jeunes pupilles à Vevai. » Rien n’égale le plaisir que Rousseau paraît avoir éprouvé dans la composition de l’Héloïse ; plaisir partagé par la presque totalité de ses lecteurs. Un philosophe tel que lui ne pouvait faire un roman qui ne présentât qu’un tissu d’aventures, et que de l’agrément sans utilité. Il sentit d’abord qu’il allait se placer dans une fausse position et se mettre en contradiction avec lui-même. Après avoir tonné contre les livres efféminés qui respiraient l’amour et la mollesse, il lui semblait choquant de s’inscrire parmi les auteurs de ces livres. Il avoue qu’il sentit cette inconséquence dans toute sa force, qu’il en rougissait, qu’il s’en dépitait, mais qu’il fut subjugué complétement. Mais, en cédant à la tentation, il résolut d’avoir un but moral, afin que son ouvrage différât de ceux qu’il avait censurés avec tant de raison. Rousseau avait vécu dans une société où les devoirs étaient entièrement sacrifiés au bon ton, aux manières élégantes et gracieuses, aux goûts les plus effrénés pour les plaisirs. Mme  d’Épinay, dans ses mémoires, se présente comme ivre d’amour pour M. Francueil, qui l’abandonne ensuite, et auquel elle fait succéder Grimm, pendant que M. d’Épinay entretenait des actrices de l’Opéra sous les yeux de sa femme. Mme  d’Houdetot, sa sœur, n’eut au moins qu’une passion, mais son mari n’en fut pas l’objet. Mme  de Juilly, belle-sœur de Mme  d’Épinay, avait, dans Jelyotte, fait un choix moins excusable. Mlle  d’Ette, pleine d’esprit et de méchanceté, vivait publiquement avec le chevalier de Valory, etc. Ce spectacle remplissait Rousseau d’une secrète et profonde indignation. « Rien ne lui paraissait aussi révoltant que l’orgueil d’une femme infidèle qui, foulant ouvertement aux pieds tous ses devoirs, prétend que son mari soit pénétré de reconnaissance de la grâce qu’elle lui accorde de ne pas se laisser prendre sur le fait. Les êtres parfaits ne sont pas dans la nature ; mais qu’une jeune personne, née avec un cœur aussi tendre qu’honnête, se laisse vaincre par l’amour étant fille, et retrouve, étant femme, des forces pour le vaincre à son tour et redevenir vertueuse, quiconque vous dira que ce tableau, dans sa totalité, est scandaleux et n’est pas utile, est un menteur et un hypocrite : ne l’écoutez pas. » Jean-Jacques opposa au tableau général des femmes de son temps, qui manquaient à leurs devoirs, une jeune personne faible avant d’être mariée, qui retrouve alors assez de force pour résister à son amant, quoique sa passion ne soit pas éteinte.

La Nouvelle Héloïse influa singulièrement sur la destiné de Rousseau : elle le rendit généralement l’objet de la bienveillance des femmes, qui furent dès lors disposées d’avance à devenir dociles aux leçons et à suivre les préceptes d’Émile. Quant aux hommes de lettres, les avis furent partagés ; ils ne donnèrent jamais d’éloges sans restriction ou sans une critique plus ou moins amère. Mais dans le monde, le succès fut au delà de l’imagination. « Les libraires ne pouvaient suffire aux demandes de toutes les classes : on louait l’ouvrage à tant par jour ou par heure ; quand il parut, on exigeait douze sous par volume, en n’accordant que soixante minutes pour le lire. Au commencement du carnaval, un colporteur le porta à Mme  la princesse de Talmont, un jour de bal de l’Opéra. Après souper, elle se fit habiller pour y aller, et en attendant l’heure, elle se mit à lire le nouveau roman. À minuit, elle ordonna qu’on mît ses chevaux, et continua de lire. On vint lui dire que ses chevaux étaient mis ; elle ne répondit rien. Ses gens voyant qu’elle s’oubliait, vinrent l’avertir qu’il était deux heures. Rien ne presse encore, dit-elle en lisant toujours. Quelque temps après, sa montre étant arrêtée, elle sonna pour savoir quelle heure il était : on lui dit qu’il était quatre heures. Cela étant, dit-elle, il est trop tard pour aller au bal ; qu’on ôte mes chevaux. Elle se fit déshabiller, et passa le reste de la nuit à lire. — Ce qui fera toujours de l’Héloïse un livre unique, c’est la simplicité du sujet et la chaîne de l’intérêt qui, concentré entre trois personnes, se soutient durant tout le cours de l’ouvrage, sans épisode, sans aventure romanesque, sans méchanceté d’aucune espèce, ni dans les personnages ni dans les actions ; cet intérêt est pur et sans mélange de peine ; il n’est point excité par des noirceurs, par des crimes, ni mêlé du tourment de haïr. « Je ne saurais concevoir, dit Rousseau, quel plaisir l’on peut prendre à imaginer et composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreur, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devrait gémir d’être condamné à un travail si cruel : ceux qui s’en font un amusement doivent être bien dévorés du zèle de l’utilité publique. Pour moi, j’admire de bon cœur leurs talents et leurs travaux ; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés. » En écrivant ces lignes, Rousseau répondait à l’avance à ces littérateurs du crime, qui aujourd’hui semblent prendre plaisir à salir l’imagination des lecteurs, en fouillant dans les annales des tribunaux pour en extraire les faits les plus atroces et les plus révoltants, et qui n’affectent un si superbe dédain pour les hommes supérieurs d’une autre époque, dont les écrits sont empreints de naturel et de vérité, que par impuissance de les imiter.