Revue des Romans/Madame de Staël

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Revue des romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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STAËL-HOLSTEIN (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de),
née à Paris le 22 avril 1766, morte le 14 juillet 1817.


DELPHINE, 4 vol. in-12, 1802 ; VIIIe édition, 3 vol. in-8, 1820. — Il est dangereux d’attribuer à des personnages que l’on met en scène tous les genres de supériorité, c’est beaucoup promettre, et du moins faut-il être sûr de tenir parole. Léonce est au juste le premier homme qui existe ; Delphine est précisément la première des femmes possibles, et c’est une chose tellement convenue, qu’eux-mêmes l’avouent de fort bonne grâce, l’un pour l’autre et chacun pour soi. Nous sommes bien fâchés de ne pouvoir adopter sur Léonce, ni son avis, ni celui de Delphine ; mais, en conscience, il n’y a d’extraordinaire en lui que son amour-propre et son imperturbable personnalité. Il se résigne à tous les sacrifices qu’on lui prodigue ; mais il s’abstient d’en faire aucun, tant il se respecte. Tremblant devant les caquets qu’il appelle l’opinion, il se fâche quand Delphine est compromise, et c’est lui qui la compromet sans cesse. Abusé par des calomnies, il ne l’a point voulue pour épouse ; désabusé, il la veut pour concubine. Bien plus, dans l’église où il vient de voir une victime de l’amour s’arracher au monde pour expier sa faiblesse, dans cette même église, où jadis il forma devant Delphine au désespoir un lien qui subsiste encore, il s’efforce d’arracher à celle dont il a causé l’infortune tout ce qu’il lui a laissé, l’honneur et le droit de ne point rougir. Delphine est aussi vaine que Léonce ; mais elle est du moins spirituelle et généreuse ; elle réfléchit peu sur sa conduite, mais sa bonté va plus loin que son imprudence, qui toutefois est excessive. Elle comble de bienfaits sa rivale. Cette rivale meurt, Léonce est libre : épousera-t-il Delphine ? non ; ce n’est pas à quoi il songe. C’est le temps de notre révolution : la guerre vient d’éclater, les ennemis sont à Verdun ; Léonce les joint, afin de punir les Français qui ont changé de gouvernement sans sa permission. Par malheur il est pris les armes à la main ; c’est son premier et son unique exploit. Après d’inutiles efforts pour lui sauver la vie, Delphine lui donne la sienne. Dans la prison, sur le char funèbre, au lieu du supplice, elle l’accompagne, l’exhorte, et meurt avec lui. Ce dénoûment est trop fort pour être pathétique ; mais la nullité de Léonce, qui n’est à tous égards qu’un héros passif, relève le courage actif et sans bornes de la véritable héroïne. Autour de cette figure principale sont habilement groupé d’autres personnages. L’auteur peint avec des couleurs aussi vives que variées cet égoïsme adroit et caressant, cette science de vivre de Mme  de Vermont, et le sec bigotisme de sa fille, épouse de Léonce ; la dévotion pleine d’amour de Thérèse d’Ervins ; la sagesse modeste de Mlle  d’Albémar, et la raison ferme de Lebensey. Dans chaque lettre, à chaque page, on trouve des idées fines ou profondes ; mais nous ne saurions admettre le principe qui sert de base à tout l’ouvrage. Non, l’homme ne doit point braver l’opinion, la femme ne doit point s’y soumettre ; tous deux doivent l’examiner, se soumettre à l’opinion légitime, braver l’opinion corrompue. Le bien, le mal sont invariables : les convenances qui assujettissent les deux sexes diffèrent entre elles, comme les fonctions que la nature assigne à chacun des deux ; mais la nature ne condamne pas l’un au scandale et l’autre à l’hypocrisie ; elle leur donne la vertu pour les inspirer, la raison pour guider la vertu, et toutes les convenances s’arrêtent devant ces limites éternelles.

Une autre partie de ce roman a été publiée sous le nom de Delphinette, ou le Mépris de l’opinion, par J. B. Dubois, 3 vol. in-12, an XII. C’est une production au-dessous du médiocre.

CORINNE, ou l’Italie, 3 vol. in-12, 1807 ; XVe édition, in-8, 1838. — Il ne faut pas toujours exiger des romans la représentation exacte de ce qui se passe habituellement dans la société, ce serait prescrire au talent des bornes trop étroites ; le privilége de la fiction est d’embellir son sujet. Le grand point à obtenir, c’est de s’élever quelquefois jusqu’au beau idéal, sans blesser les bienséances. Madame de Staël nous paraît avoir triomphé heureusement de cette difficulté, et c’est un éloge dont nous nous empressons de lui payer le tribut. Elle a bien senti que son héroïne, capable de braver les préjugés reçus par la publicité de ses affections, ne devait pas avoir été soumise aux principes d’une morale bien sévère. Elle lui a donné une éducation particulière qui, développant de bonne heure en elle l’enthousiasme des beaux-arts et l’amour immodéré de la gloire, l’a conduite enfin à sacrifier à ses irrésistibles penchants jusqu’à son véritable nom. Corinne, ainsi affranchie des principaux liens de la dépendance sociale, se trouve lancée dans le monde, parfaitement libre de se livrer à toutes les impulsions de son génie. Improvisatrice admirable, poëte inspiré, actrice sublime ; la peinture, la danse, la musique, les connaissances les plus variées et le goût de la littérature, elle possède à un degré éminent tous les moyens de célébrité et de séduction. Si une telle femme vient à aimer, on ne sera ni surpris ni choqué de la véhémence, de l’exaltation, de tout l’éclat enfin qui signalera son attachement. Brillante de jeunesse et de beauté, conduite sur un char de triomphe au Capitole, où elle va recevoir la couronne immortelle due aux talents et au génie, c’est au milieu de la pompe, du tumulte et de l’ivresse de cette fête éclatante, qu’elle frappe les regards et le cœur de celui qui doit partager avec elle et les enchantements et les infortunes d’une grande passion. Cette exposition dramatique et pittoresque, en plaçant le principal personnage dans le plus beau jour, lui imprime le grand caractère qui le distingue, et, à cet égard, les convenances de l’art ne sauraient être mieux remplies. Mais cette femme consacrée pour ainsi dire à l’admiration publique, dégagée de presque toutes les entraves sociales, et si avide d’hommages, peut-elle faire le bonheur d’un homme sensible, généreux, délicat, et qui attache autant de prix aux vertus privées qu’aux qualités extérieures les plus séduisantes ? Lord Névil, sous le beau ciel de l’Italie et sous le charme de Corinne, ne cesse de porter au fond du cœur l’amour de sa patrie et le souvenir religieux d’un père adoré qui aurait sévèrement réprouvé une alliance étrangère. Son devoir le rappelle en Angleterre, et c’est là qu’il trouve enfin le terme de ses irrésolutions. C’est là que l’auteur a placé la rivale de Corinne, en faisant ressortir la différence des caractères par des oppositions habilement contrastées. La douce et modeste beauté de Lucile Edgermont, cette fraîcheur de jeunesse qui tient encore à l’enfance, cette pureté d’âme, cette fleur d’innocence que le souffle des passions n’a point encore tourmentée, ces penchants vertueux que suppose une naissance distinguée, développés par une éducation un peu sérieuse, on voit que tout cela promet un bonheur tranquille, le bonheur de toute la vie, bien préférable à la brûlante ivresse de quelques instants de délire. C’est le passage d’une atmosphère enflammée à un air doux et suave qui rafraîchit et qui console. En un mot, Corinne était le personnage poétique de l’ouvrage, Lucile en est le personnage moral, et c’est ainsi que l’auteur a trouvé le moyen d’intéresser par des convenances encore supérieures aux beautés de l’art. — Le roman de Corinne est trop connu pour que nous fassions l’analyse des événements qui en composent l’ensemble. Nous observerons seulement certains détails que l’on saisit plus particulièrement à une lecture réfléchie. L’éloge ou la censure ne sauraient qu’y gagner. On a bien plus remarqué, dans l’ouvrage de Mme  de Staël, la parti romanesque et sentimentale, que la partie relative à la littérature et aux beaux-arts. Cependant celle-ci contient beaucoup de morceaux remplis d’éloquence, de chaleur et de vérité. Il serait inutile de les citer ici ; nous nous contenterons d’indiquer tous les chants improvisés de Corinne, la description des monuments de Rome, celle du Vésuve et de Pompéia. Mme  de Staël ne parle point des arts en termes scientifiques, dont le vain étalage semble insulter à l’ignorance du commun des lecteurs ; elle s’exprime avec le goût et le sentiment du beau et du vrai qui ne sont nullement étrangers à tous ceux qui ont des sensations et des idées. Il y a quelquefois un peu de grandiose dans sa manière, mais c’est Corinne qui parle ; et quand il est question des procédures du génie, on n’est pas choqué de trouver dans les expressions quelque chose de sublime et d’aérien. La littérature de ce pays enchanteur, de cette terre classique qui a conservé en Europe le feu sacré que la décadence de l’empire d’Orient, l’invasion des barbares et de longues discordes civiles avaient laissé étouffer sous des monceaux de ruines, était bien digne d’occuper le pinceau de Mme  de Staël. Elle a dignement célébré tous les gens de lettres qui ont illustré l’Italie ; mais, en les comparant à ceux des autres nations, nous reprocherons cependant à Mme  de Staël d’avoir parlé un peu trop négligemment de la France, et d’avoir consacré au théâtre anglais quelques hommages exagérés, qu’une saine critique ne saurait avouer. Il ne faut pas toujours prendre de grands effets pour des efforts de génie, et des convulsions sont, au moral comme au physique, des excès dangereux de sensibilité.

LETTRES DE NANINE À SINPHAL, in-12, 1818. — Ce roman est le premier ouvrage de Mlle  Necker, qui le composa à l’âge de dix-huit ans. Dans cet essai d’une plume devenue si justement célèbre, on ne voit point de ces observations fines et délicates que les femmes trouvent presque sans y penser, lorsqu’elles ont acquis cette expérience du monde et que leur donne celle de leur propre cœur ; mais on y découvre des tournures originales, des pensées mélancoliques, et cette affectation à donner un air de profondeur aux choses les plus simples, dont Mme  de Staël ne s’est jamais corrigée, dans le temps même où la supériorité de son talent lui permettait d’exprimer clairement et élégamment les pensées les plus profondes. En un mot, les Lettres de Nanine, depuis la première jusqu’à la dernière page, n’offrent que la peinture des émotions de l’amour ; il n’y a que cela, absolument que cela, et cependant on les lit avec une sorte d’intérêt, parce que cette lecture vous reporte, comme malgré vous, vers ce temps heureux où la vie se compose tout entière d’un sentiment. Les Lettres de Nanine ne font pas partie des Œuvres de Mme  de Staël, et leur authenticité n’est pas parfaitement établie ; mais il paraît aujourd’hui hors de doute que ces Lettres sont bien de l’auteur de Corinne.

On a encore de Mme  de Staël : Zulma et trois Nouvelles, précédées d’un Essai sur les fictions, in-8, 1813. — Les trois Nouvelles sont : Mirza, Adelaïde et Théodore, et l’Histoire de Pauline.