Revue des Romans/Samuel Richardson

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Revue des romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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RICHARDSON (Samuel), célèbre romancier anglais, né dans le Derbyshire en 1689, mort en 1761.


PAMÉLA, ou la Vertu récompensée, trad. par l’abbé Prévost, 4 vol. in-12, 1742. — Voici comme s’exprime Richardson sur l’origine de ce roman : « Il y a environ vingt-cinq ans que j’étais lié avec un noble ami qui, hélas ! n’existe plus. Il entendit raconter une histoire semblable à celle de Paméla, dans des excursions qu’il était dans l’habitude de faire pendant l’été, accompagné d’un seul domestique. Dans toutes les auberges où il s’arrêtait, il s’informait de ce qu’il y avait à voir dans le voisinage : il s’informa particulièrement du nom du propriétaire d’une belle maison près de laquelle il avait passé à deux milles environ de l’auberge, et dont la situation lui avait plus. — C’est une belle maison, lui dit l’aubergiste. Le propriétaire, M. B…, a de belles terres dans le comté. Son histoire et celle de sa femme attirent l’attention de tous les voyageurs, bien plus que la maison et les jardins, qui valent cependant bien la peine d’être vus. La dame est une des plus belles femmes de l’Angleterre ; mais les qualités de son esprit la rendent sans égale : bienfaisante et sage, elle est aimée des grands et des petits. À l’âge de douze ans, la mère de M. B…, dame vraiment respectable, la prit en qualité de femme de chambre à cause de sa douceur, de sa modestie, et de son esprit au-dessus de son âge. Ses parents, ruinés pour avoir cautionné des amis, étaient honnêtes et pieux ; ils avaient élevé leur fille dans les meilleurs principes. Quand ils éprouvèrent leurs premiers malheurs, ils ouvrirent une petite école de village où ils étaient fort aimés ; le mari enseignait aux garçons l’écriture et les premières règles de l’arithmétique ; la femme enseignait aux filles à coudre, à tricoter et à filer : mais cela ne leur réussit pas ; et quand mistress B… prit leur fille à son service, le mari gagnait sa vie à travailler à la journée et aux travaux les plus pénibles de l’agriculture. La jeune fille, croissant tous les jours en beauté comme en modestie, et se faisant remarquer par ses bonnes manières et sa bonne conduite, fixa, à l’âge de quinze ans, l’attention du fils de la dame. C’était un jeune homme dont les principes n’étaient pas très-sévères ; et, à la mort de sa mère, il mit en œuvre tous les moyens de tentation pour séduire la jeune fille. Elle eut recours à plusieurs stratagèmes innocents pour éviter les piéges tendus à sa vertu : une fois cependant elle fut, dans son désespoir, sur le point de se noyer. Sa noble résistance, sa prudence et ses excellentes qualités, désarmèrent celui qui avait espéré la séduire, et il résolut d’en faire sa femme. Elle se conduisit avec tant de douceur, de dignité et de modestie, qu’elle se fit aimer de tout le monde, même des parents de son mari, qui la méprisaient d’abord : elle jouit maintenant des bénédictions du pauvre, du respect des riches, et de l’amour de son époux. — Celui qui me raconta cette histoire, ajouta qu’il avait eu la curiosité de séjourner du vendredi au dimanche dans le voisinage, afin de voir cet heureux couple à l’église : il les vit ; il y avait dans leurs personnes un mélange de douceur, d’aisance et de dignité ; il n’avait jamais vu une femme plus faite pour être aimée. Mon ami me raconte leur histoire avec un véritable enthousiasme. — Voilà, continua Richardson, le fondement de l’histoire de Paméla. Lorsque je composais cet ouvrage, ma digne et respectable femme, et la jeune dame qui est avec nous, à qui j’avais lu quelques parties du roman commencé, avaient coutume de venir tous les soirs dans mon petit cabinet. — Avez-vous quelque chose à nous dire de Paméla, M. Richardson ? c’était la question ordinaire. — Nous venons pour apprendre s’il lui est arrivé quelque chose de nouveau, etc. — Cela m’encouragea, et je travaillai avec tant d’ardeur, malgré les occupations de mon état, que l’ouvrage, commencé le 10 novembre 1739, était achevé le 10 janvier 1740. »

La publication de Paméla fit une grande sensation. Jusqu’alors les romans étaient tous dans l’ancien goût français ; ce n’était que l’histoire des amours sans fin de princes et de princesses, racontées en style exagéré et froid, et d’une métaphysique absurde. Ces productions fastidieuses n’offraient pas la moindre expression d’un sentiment vrai. La simplicité du roman de Richardson formait un contraste frappant avec ces ennuyeuses productions. À son immortel honneur, il a été peut-être, dans le genre de composition qu’il a choisi, le premier romancier qui ait banni les ornements étrangers à la nature, pour peindre les passions vraies du cœur humain. Une jeune fille, dont l’innocence est exposée aux séductions d’un maître dissolu qui a recours même à la violence, et qui est obligé enfin de céder à l’empire de cette vertu qu’il n’a pu vaincre ; cette jeune fille récompensée de sa persévérance par le titre d’épouse de ce maître qui, rentré dans les sentiers de l’honneur, l’élève à son rang, et met sa fortune à ses pieds : tel fut le roman simple qui vint étonner et émouvoir le lecteur. — Le caractère modeste et pur de Paméla est bien soutenu dans tout l’ouvrage ; elle supporte avec tant de douceur ses malheurs et ses afflictions ; ses intervalles d’espérance et de tranquillité se mêlent si naturellement à ses peines, que l’ensemble de cette composition est très-édifiant. Les personnages secondaires sont tous peints avec une grande vérité, et peuvent être considérés comme un groupe de portraits historiques de cette époque. Les caractères du père et de la mère, le vieux Andrews et sa femme, sont, comme celui de Paméla, tracés parfaitement d’une couleur vraie : l’entrevue d’Andrews avec son seigneur, quand il s’informe de ce qu’est devenue Paméla, aurait immortalisé Richardson, n’eût-il écrit que ce passage.

Le succès de Paméla engagea quelque pauvre imitateur à continuer son histoire, et l’on publia Paméla dans le grand monde. Cette misérable production provoqua de la part de Richardson un ouvrage semblable, dans lequel il représente le mari de Paméla renonçant à une intrigue criminelle, et ramené par la patience avec laquelle sa vertueuse épouse supporte ses chagrins. Cette continuation eut le sort de toutes les continuations, et n’a jamais été considérée que comme un accessoire inutile à un roman aussi complet que la première partie de Paméla.

LETTRES ANGLAISES, ou Histoire de Clarisse Harlowe, trad. par l’abbé Prévost, 4 vol. in-12, 1751 ; les mêmes, nouv. édit., 13 vol. in-12, 1766, 1777. — Clarisse Harlowe, trad. par Letourneur sur l’édit. originale, 7 vol. in-8, 1751 ; idem, 14 vol. in-18, 1802. — Le roman de Clarisse, ouvrage sur lequel repose la réputation de Richardson comme auteur classique anglais, parut huit ans après la publication de Paméla. Cette histoire, comme celle de Paméla, est très-simple, mais la scène se passe dans une plus haute sphère de la société ; les caractères sont tracés d’un pinceau plus vigoureux, et tous les accessoires ont quelque chose de plus élevé. Clarisse, dont le caractère est aussi près de la perfection que l’auteur a pu le faire, est persécutée par un père et un frère tyranniques, par une sœur envieuse, et par tous les membres de la famille qui sacrifieraient tout à leur élévation, et qui veulent la forcer à épouser un homme très-peu digne de plaire. Dans une série de lettres, Clarisse fait part de ces intrigues, de ses malheurs à son amie miss Howe, jeune femme d’un caractère ardent, impétueux, enthousiaste en amitié. Après tant de souffrances, et telles qu’il faut toute sa vertu pour les avoir endurées, Clarisse est tentée de se mettre sous la protection de Lovelace, qui l’aime, et dans le caractère duquel Richardson a développé tout son talent, car il a eu l’art de rendre agréables au lecteur l’esprit et les ressources d’un homme dont il fait détester l’infâme conduite. Lovelace nous est représenté comme un libertin qui a consacré sa vie et ses talents à séduire les femmes : les charmes mêmes de Clarisse, l’abandon dans lequel elle se trouve, ne peuvent le décider à l’épouser. Cet amant perfide, excité, à ce qu’il paraît, autant par son goût pour l’intrigue et les entreprises difficiles que par le désir d’humilier la famille Harlowe, et d’abaisser l’orgueil de leur fille chérie, dont l’attachement pour lui ne lui semble pas assez vif pour un homme de son mérite, forme le projet infâme de la séduire. Sans égard pour le caractère de celle dont il veut faire sa femme quelque jour, il la loge dans un mauvais lieu, et lui donne pour compagnes les êtres avilis qui habitent les asiles de la débauche. Tous ses efforts pour accomplir son dessein criminel ayant échoué, il a recours à l’opium, et viole sa victime. Mais l’infamie et les remords sont les seuls fruits qu’il recueille de son forfait. Clarisse meurt de douleur, et lui périt de la main vengeresse d’un parent de cette femme vertueuse.

Le roman de Clarisse assura la gloire de son auteur. Jamais il n’avait paru, et peut-être n’a-t-il point paru depuis, un ouvrage qui s’adresse plus directement aux passions. La véritable morale de ce roman est que la vertu sort triomphante de toutes les situations de la vie ; que, dans les circonstances les plus fâcheuses et les plus avilissantes, dans la prison, dans un mauvais lieu, dans la douleur, dans le délire et le désespoir, elle est encore aimable, imposante, commandant le respect, et restant l’objet de nos plus chères affections ; renversée par terre, elle peut dire encore avec constance :

Voici mon trône, que les rois viennent s’incliner devant moi !

Le romancier qui produit cet effet a rempli sa tâche, et il importe peu à quelle maxime on donne le nom de morale, quand le lecteur éprouve ce sentiment : s’il nous fait aimer la vertu, son roman est vertueux ; s’il est favorable au vice, il est vicieux. La grandeur du caractère de Clarisse se montre quand elle se sépare de son amant, dès qu’elle s’aperçoit de ses desseins criminels ; dans sa résolution de mourir plutôt que de s’exposer à un second outrage ; dans son refus de consentir à un mariage dont une âme ordinaire eût été satisfaite, comme d’une réparation suffisante aux yeux du monde ; dans sa conduite ferme ; dans sa juste indignation, tempérée par la patience et le calme que donne une résignation chrétienne ; enfin, dans cette grandeur d’âme avec laquelle elle voit approcher une mort qui mettra fin aux persécutions qu’elle éprouve sur la terre, qu’elle ne veut point quitter sans avoir pardonné à ses parents leur cruelle insensibilité.

Les admirateurs de Richardson ne furent point d’abord de cette opinion. Il n’avait encore publié que les quatre premiers volumes de Clarisse, quand le bruit s’étant répandu que la catastrophe serait malheureuse, on fit des représentations à l’auteur. Les lecteurs qui avaient déjà éprouvé des sensations profondes au récit de la partie tragique des événements, sans égard pour le but moral du roman, se plaignirent de ce que, dans un ouvrage destiné à amuser, l’auteur avait cherché à déchirer le cœur si cruellement. Les dames implorèrent la pitié de l’auteur avec une candeur qui semble indiquer à la fois leur persuasion qu’elles sollicitaient pour des personnes qui existaient réellement, et que cependant il ne dépendait que de l’éditeur de leurs mémoires de leur assigner la destinée qu’il lui plairait. Une demoiselle, qui désirait vivement la conversion de Lovelace, supplia Richardson de « sauver son âme, » comme s’il s’agissait d’un pécheur vivant, et dont l’état futur dépendît de l’auteur. — Richardson s’endurcit contre toutes ces sollicitations. Il savait que donner Clarisse à Lovelace repentant, ce serait miner l’édifice qu’il avait élevé ; c’eût été devenir complice du criminel, que de lui accorder le prix qu’il s’était proposé de l’accomplissement de son crime atroce ; il eût été récompensé et non puni. La morale sublime du roman était détruite, si le vice n’eût pas été rendu odieux et misérable dans son succès, et si la vertu n’eût pas été honorée et triomphante même dans sa dégradation. La mort de Clarisse pouvait seule attirer sur la tête de celui qui l’avait trahie, le châtiment nécessaire que méritait son crime ; ce crime était trop noir pour pouvoir être expié autrement.

Les caractères de ce roman sont admirablement dessinés. La conduite de Clarisse, après l’outrage qu’elle a reçu, offre les scènes les plus touchantes et les plus sublimes de tous les romans anglais : dans son adversité, elle s’élève tellement au-dessus de tout ce qui l’environne, que son caractère brille d’une splendeur plus qu’humaine. Nos larmes coulent, notre cœur est déchiré ; mais nous partageons la victoire de la vertu, qui triomphe de tous les maux dont les plus grands malheurs et la dégradation même l’ont accablée. Il se mêle un noble orgueil à la douleur que nous ressentons de la détresse d’un être tel que Clarisse, s’élevant au-dessus de l’outrage cruel fait à sa personne ; outrage qui porte avec lui l’idée du déshonneur, quelques circonstances qui l’aient accompagné. Il était réservé à Richardson de montrer qu’il y a une chasteté de l’âme, qui demeure pure et sans tache lors même que celle de la personne a été violée ; et la dignité de Clarisse après sa disgrâce et ses malheurs, nous rappelle ce que dit un poëte de l’antiquité, qu’un homme vertueux sortant vainqueur de sa lutte contre l’adversité, est un spectacle agréable aux dieux immortels. Le caractère de miss Howe contraste entièrement avec celui de Clarisse : elle a plus de perspicacité, plus de connaissance du monde, avec moins de principes abstraits ; son énergie, son dévouement désintéressé à son amie, l’aveu de son infériorité dans toutes les occasions, la présentent sous un point de vue très-noble. Si l’on suit l’auteur dans le développement des caractères de tous les membres de la famille Harlowe, la vanité insolente du frère de Clarisse, la basse jalousie de sa sœur, la rigueur impitoyable de son père, la dureté moins inexorable du frère aîné, James, l’obstination grossière du vieux marin Antony, on retrouve dans chacun de ces personnages, avec une physionomie un peu différente, les mêmes traits de famille, avarice, orgueil et ambition.

Le chevalier de Champigny a publié à Saint-Pétersbourg et à Francfort, en 1774 et en 1775, deux volumes in-8o de lettres anglaises pour servir de continuation à l’histoire de Clarisse.

HISTOIRE DE CHARLES GRANDISSON, traduit par l’abbé Prévost, 8 vol. in-12. — La même, traduction complète de l’original anglais, par G. F. Monod, 7 vol. in-12, 1756 (traduction moins élégante que celle de l’abbé Prévost, mais infiniment plus exacte et plus complète). — Richardson ayant appris, à son grand étonnement, que la générosité passagère de Lovelace, jointe à son courage et à son esprit, lui avait fait trouver grâce en dépit de ses crimes, aux yeux de la plus belle moitié du genre humain, voulut créer le beau idéal d’un homme vertueux, qui obtiendrait l’admiration par son esprit, son rang, sa figure, ses talents, son élégance, et les qualités les plus estimables qui forment le bon citoyen. Il composa l’histoire de sir Charles Grandisson. On est forcé d’avouer que, quoique l’auteur ait mis en œuvre tout son talent pour remplir la tâche qu’il s’était imposée, et quoique dans quelques parties de l’ouvrage on retrouve le même génie qu’il avait montré dans ses premiers romans, cette dernière production n’a ni la simplicité des deux premiers volumes de Paméla, ni l’intérêt profond et déchirant de l’inimitable Clarisse. — Sir Charles Grandisson possède une grande fortune ; il est d’une famille distinguée, il a le rang de baronnet ; il es estimé de tous ceux qui le connaissent ; il remplit avec une scrupuleuse délicatesse tous ses devoirs ; il possède tous les avantages extérieurs qui en imposent et attirent le respect ; il a de la magnificence, mais sa fortune excède sa libéralité ; il aime ses parents, mais le dévouement de sa famille lui ôterait jusqu’à la tentation de ne pas leur accorder de l’attachement ; sa raison domine ses passions ; son courage a été souvent éprouvé, il a toute la force et toute l’adresse de Lovelace pour affronter le péril ; il n’éprouve point de malheurs ; le seul embarras dans lequel il se trouve dans toute son histoire est d’avoir à fixer son choix entre deux femmes belles et accomplies, d’un rang élevé, d’un caractère adorable, sœurs, pour ainsi dire, par leurs perfections égales, et qui lui sont tendrement attachées. Il penche si peu pour l’une ou pour l’autre que, quelque soit son choix, l’on ne conçoit pour son bonheur d’autre danger que la compassion qu’il éprouvera pour celle qu’il faut nécessairement qu’il abandonne. Tout cela peut faire assez d’effet dans une oraison funèbre ou dans une inscription de monument, où le privilége de taire les mauvaises qualités et d’exagérer les bonnes permet de présenter de semblables modèles de perfection ; mais dans ce monde, dans cette vallée de larmes, et sur cette terre d’épreuves, une vertu sans tache, une perfection invariable ne se trouve pas et surtout n’intéresse pas. — La véritable héroïne du roman, celle au sort de laquelle on prend un intérêt profond, est la malheureuse Clémentine, dont la folie, dont toute l’histoire est digne du grand peintre qui avait déjà tracé les malheurs de Clarisse. Il y a dans cette histoire des scènes égales à tout ce que Richardson a jamais écrit de plus admirable, et qui suffiraient pour le placer au nombre des écrivains les plus distingués dans son genre de composition. Le talent de Richardson, dans les scènes les plus tragiques et les plus déchirantes où il nous montre l’innocence malheureuse, comme dans l’histoire de Clarisse et de Clémentine, n’a jamais été et ne sera probablement pas surpassé.