Revue des théâtres, 1851/03

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cette ingénieuse comédie, gravée depuis long-temps dans toutes les mémoires. Toutefois, sans m’engager dans les détails de l’analyse, je crois utile de caractériser en quelques mots les trois personnages principaux de cette vive création, car c’est dans la nature même de ces trois personnages qu’il faut chercher la raison de l’accueil fait aux Caprices de Marianne par l’auditoire du Théâtre-Français. Le public en effet a témoigné le premier jour quelque hésitation avant d’approuver l’œuvre soumise à son jugement, quoique cette œuvre fût comme depuis long-temps par la lecture. Que signifie cette hésitation ? Est-ce malveillance on inintelligence ? Le public a prouvé depuis trois ans par ses applaudissemens en quelle estime il tient le talent de M. de Musset nous sommes donc forcé de chercher ailleurs les motifs de son hésitation. Les personnages mis en action dans cette ingénieuse comédie se réduisent à trois Coelio, Octave et Marianne, car le juge Claudio et Tibia, son confident, ne remplissent qu’un rôle purement passif. Quant à Hermia, mère de Coelio, elle ne paraît qu’un instant et ne prend pas part à la marche de la pièce. Or, les trois personnages que je viens de nommer, très vrais en eux-mêmes, dont l’originalité ne peut être contestée par le lecteur, c’est-à-dire par un esprit attentif et qui a tout loisir pour peser la valeur et la portée des pensées qui lui sont offertes, doivent nécessairement étonner l’auditeur, qui n’a pas le temps d’analyser ses impressions avant de prononcer son jugement. Les sentimens qui animent ces trois personnages sont finement observés et fidèlement rendus, je le reconnais volontiers ; mais ces sentimens, pour être acceptés d’emblée au théâtre, auraient besoin d’être préparés, et c’est pour avoir négligé cette condition que M. de Musset a trouvé le premier jour dans son auditoire une hésitation voisine de la défiance. Deux jours plus tard, la réflexion avait porté ses fruits, et les applaudissemens n’ont pas manqué à l’auteur. La vérité des sentimens, discutée d’abord par ceux qui entendaient l’œuvre pour la première fois, était mise hors de cause : il ne s’agissait plus que de juger la manière dont le poète les avait mis en œuvre, et, tout en reconnaissant que plus d’une fois il a franchi à pieds joints les difficultés qui se présentaient, au lieu de s’arrêter à les résoudre, chacun a rendu justice à la grace, à la vivacité, à l’énergie du dialogue.

J’ai entendu des esprits très sincères, et d’ailleurs très éclairés, demander pourquoi cette pièce s’appelle les Caprices de Marianne. Cette question, qui pourra sembler saugrenue aux partisans exclusifs de la fantaisie, n’est pourtant pas dépourvue de bon sens. Il est certain en effet que les caprices de Marianne se réduisent à un seul caprice. Qu’elle n’aime pas son mari, c’est une chose toute simple et qui ne mérite pas le nom de caprice, car le juge Claudio est vieux et laid, et la jeunesse unie à l’âge mûr offre bien rarement des chances de bonheur et de paix. Je vais plus loin : je suis disposé à juger sévèrement les jeunes filles qui font mine d’être passionnées pour les cheveux blancs ; c’est à mes yeux un mensonge digne de mépris, un mensonge qui ne peut abuser que les esprits candides. Aussi ne m’étonné-je pas de l’aversion de Marianne pour Claudio ; mais pourquoi Marianne refuse-t-elle d’entendre Coelio ? Pourquoi ferme-t-elle son oreille aux paroles inspirées par un amour sincère ? Pourquoi accueille-t-elle avec dédain l’expression d’une passion profonde qui devrait l’étonner sans la blesser ? C’est que Coelio manque de hardiesse et de résolution, et que l’amour le plus sincère, lorsqu’il parle timidement, s’expose à la raillerie, au dédain. La femme, fût-elle disposée à se rendre, ne renonce pas au plaisir de bafouer l’homme qui bientôt sera son maître, s’il s’avise de sommer la place sans merci et sans pitié. Aussi je comprends très bien que Cœlio soit éconduit. Qu’est-ce en effet que Cœlio ? Une ame naïve, éprise d’une femme à peine entrevue, jeune et belle, et livrée par l’oisiveté à tous les caprices de l’orgueil. Une telle ame mérite l’amour et l’obtient rarement. Vienne Octave, qui fait gloire de ses débauches, qui se vante de ne plus croire à l’amour, qui ne voit dans la possession des femmes les plus jeunes et les plus belles que le plaisir d’une heure, un passe-temps dont le cœur ne doit pas garder le souvenir, et Marianne se rendra à la première sommation, ou plutôt, avant même d’être sommée, elle pressentira, elle appellera sa défaite, elle fera les premiers pas, et tendra les mains aux chaînes qui doivent la garrotter.

C’est sans doute une vérité affligeante, je ne songe pas à le nier ; mais, puisque c’est une vérité, j’aurais mauvaise grace à chicaner M. de Musset sur le caractère qu’il prête à Marianne. Tout le secret de cette étrange préférence se trouve dans l’orgueil. Accueillir l’aveu d’une ame candide qui parle en suppliante serait pour Marianne une honte, une humiliation ; mais se rendre à Octave flétri par la débauche et fier de sa flétrissure, se rendre à ce héros de taverne qui ne prend pas même la peine d’attaquer la femme qui s’offre à lui, à la bonne heure, voilà une œuvre glorieuse. Ramener dans le droit chemin, tirer de la fange un homme qui ne voit dans les femmes qu’un hochet, n’est-ce pas une tâche digne d’envie ? Cœlio aime Marianne, et Marianne ne doute pas de son amour ; mais l’amour de Cœlio n’est-il pas un tribut exigé par la beauté ? A quoi boit tenir compte d’un sentiment si naturel, si impérieux ? Ne vaut-il pas mieux cent fois aller au-devant d’Octave, qui ne songe pas à l’amour, qui l’a relégué depuis long-temps parmi les chimères, et met les femmes sur le même rang que les dés et le vin de Chypre ? C’est l’avis de Marianne, et, quoique cet avis révèle dans une femme un cœur très peu généreux, je suis bien obligé de l’accepter comme vrai. Aussi l’échec de Cœlio ne me surprend pas. Qu’il se plaigne et gémisse, ses larmes, ses sanglots, seront pour Marianne un sujet de risée.. Octave parlant pour Cœlio, parlant pour lui seul, sera pris pour un imposteur, et Marianne voudra exaucer les vaux qu’il n’a pas formés ; que Cœlio succombe sous les coups d’un spadassin, Marianne ne versera pas une larme, car elle n’aime pas Cœlio. Le châtiment, grace à Dieu, ne se fait pas attendre. À peine a-t-elle avoué son amour à Octave, qu’elle entend comme une sentence sans appel la réponse de l’amant qu’elle a rêvé et qui n’a jamais songé à la posséder : « Marianne, je ne vous aime pas. »

L’hésitation du public en présence de ces personnages n’a pas besoin d’être justifiée. Le caractère de Marianne, vrai à coup sûr et pourtant misérable, devait exciter plus d’étonnement que de sympathie. Bien que la pratique de la vie donne pleinement raison à M. de Musset, il est certain cependant qu’un tel caractère, si finement développé qu’il soit, ne peut manquer de blesser bien des croyances. Dans la foule réunie au théâtre, les esprits clairvoyans ne forment pas la majorité. Le parterre, l’orchestre et les loges sont peuplés d’esprits candides qui voient dans l’amour la récompense de l’amour, dans le dévouement la récompense du dévouement. Le caractère de Marianne, tel que posé, tel que l’a dessiné M. de Musset, aux yeux de ces esprits candides, ressemble volontiers à un paradoxe. J’ajoute que l’unité de lieu, à laquelle je n’attache pas d’ailleurs une grande importance, a été traitée par l’auteur d’une façon peut-être un peu trop cavalière. Ce perpétuel déplacement des personnages, qui ne blesse pas le lecteur assis dans son fauteuil, déroute parfois le spectateur. Ainsi je ne blâme pas le public, je comprends son hésitation, et les applaudissemens qui, le second jour, ont accueilli les Caprices de Marianne établissent clairement l’équité, la sagacité de l’auditoire.

Est-ce à dire que les Caprices de Marianne satisfassent complètement à toutes les conditions de l’art dramatique ? Telle n’est pas ma pensée. J’aime et j’admire la délicatesse du dialogue, la vivacité, la variété de l’expression, l’heureuse combinaison des images, et pourtant toutes ces qualités si précieuses ne ferment pas mes yeux aux défauts que l’esprit le plus vulgaire peut relever dans cet ouvrage. Les Caprices de Marianne, lecture pleine de charme et d’intérêt, offrent les élémens d’une comédie : la comédie n’est pas faite, ou du moins n’est pas achevée. Je ne m’exagère pas l’importance du métier ; je sais tout ce qu’il y a de banal, de mesquin, dans l’art de préparer les entrées et les sorties ; cependant, au fond de ce métier, qui est si peu de chose, placé en regard de la poésie, il y a des ressorts dont la poésie même ne peut se passer. Marianne, qui nous blesse par sa cruauté, obtiendrait peut-être notre sympathie, si l’auteur eût pris la peine de préparer l’explosion de ses sentimens. Présentée aux regards dans toute la crudité de son ennui, elle étonne bien plus qu’elle n’attire. Je me réjouis de voir le public accueillir les œuvres écrites par M. de Musset pour le lecteur, et je souhaite que M. de Musset, encouragé par les applaudissemens, se décide à écrire pour le théâtre en tenant compte des conditions les plus élémentaires de l’art dramatique. Il manie familièrement et sans effort l’expression de la raillerie et de la passion ; il peut à son gré nous attendrir et nous égayer. C’est là sans doute un don précieux, mais qui veut être fécondé par l’étude. La plus riche imagination, la parole la plus ingénieuse ne peut dispenser le poète comique ou tragique d’obéir aux lois posées depuis long-temps par les maîtres de l’art. Jamais le spectateur ne peut se confondre avec le lecteur. Les vérités les plus vraies, qui dans un livre sont agréées par la réflexion sans que l’auteur ait besoin de les préparer, excitent chez le spectateur un étonnement qui va parfois jusqu’à la colère, si le poète les met en scène sans les annoncer. L’attitude de la foule, en écoutant pour la première fois les Caprices de Marianne, prouve surabondamment la justesse de ma pensée.

GUSTAVE PLANCHE.


V. de Mars.