Revue des théâtres, 1851/04

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THEÂTRES. — MERCADET, par M. de Balzac.

Il est des esprits qui rêvent toute leur vie la gloire du théâtre sans jamais pouvoir la posséder complètement. M. de Balzac était de ceux-là. Que lui a-t-il donc manqué pour réussir à la scène comme dans le roman ? Esprit original, habitué dès long-temps à l’étude de tous les travers, à l’analyse de tous les vices, pourquoi n’a-t-il pas su produire au théâtre avec avantage, avec éclat, le fruit de ses observations ? La pièce qui vient d’être jouée au Gymnase, quoique loin encore de satisfaire à toutes les conditions de l’art dramatique, réunit de nombreux élémens d’intérêt. Il y a des traits pris sur nature, et qui feraient honneur aux poètes de premier ordre. Ce qui a manqué à ces élémens pour former une véritable comédie, c’est l’ordonnance. Tous ceux qui ont lu attentivement les œuvres de M. de Balzac savent à quoi s’en tenir sur la valeur et la portée de son talent ; Je ne les étonnerai pas en leur disant que Mercadet laisse beaucoup à désirer sous le rapport de la prévoyance, de la composition. Si j’excepte en effet Eugénie Grandet et la Recherche de l’Absolu, toutes les œuvres de M. De Balzac présentent le même caractère. Il prodigue la vérité, et ne sait pas en tirer parti ; il accumule ses souvenirs, et ne prend pas la peine de les trier ; il se complaît dans les détails, et ne comprend pas la nécessité de sacrifier, de laisser dans l’ombre la moitié des traits qu’il a rassemblés, pour donner à l’autre moitié plus de valeur et de relief. Mercadet nous présente l’étoffe d’une excellente comédie ; malheureusement la comédie n’est pas faite.

Le sujet prix en lui-même est loin assurément de mériter les éloges du moraliste. Le principal, je pourrais dire le seul personnage, ne paraît pas posséder une notion très nette du tien et du mien, du juste et de l’injuste. Cependant cette objection ne suffit pas pour condamner le sujet choisi par M. de Balzac. Plaute et Molière, maîtres consommés dans l’art dramatique, ont plus d’une fois mérité le même reproche. On citerait sans peine plus d’un personnage crée par leur génie qui mérite les galères. Regnard et Lesage seraient enveloppés dans la même proscription. La comédie, nous dit un vieil adage, châtie les mœurs en riant, Eh bien ! M. de Balzac nous montre le spéculateur à l’œuvre, le spéculateur à bout de ressources, et trouve moyen d’amener le rire sur nos lèvres : il n’a donc pas méconnu la définition consacrée. Je ne crois pas que la représentation de Mercadet soit de nature à multiplier les fripons. Je crois plutôt qu’elle appellera la haine et le mépris sur les faiseurs, sur cette race d’hommes sans foi ni loi, qui n’ont en vue que le succès, et qui sacrifient à leurs rêves de richesse toutes les affections, tous les devoirs que la foule est habituée à respecter. Si le tableau n’est pas fait, nous possédons du moins tous les documens, qui peuvent servir à le composer. Le peintre qui voudra l’entreprendre trouvera dans Mercadet toutes les couleurs dont il aura besoin. Il n’aura que la peine de les choisir et de les ordonner.

Mercadet, je l’avoue, est un franc coquin, mais un coquin plein de verve et de gaieté. S’il dépensait pour le bien la moitié du génie qu’il prodigue pour le mal, il prendrait rang parmi les hommes les plus intègres et les plus utiles. Aux prises avec des créanciers qui ne valent pas mieux que lui, et qui spéculent sur ses vices comme il spécule sur leur crédulité, il déploie, pour les combattre et les museler, pour les dompter, pour les endormir, une richesse d’invention, une variété de ressources qui excitent tour à tour notre admiration et notre hilarité. Depuis Figaro, d’heureuse mémoire, je n’ai pas vu au théâtre un personnage doué d’une telle souplesse, aussi habile à déjouer les ruses de ses adversaires, aussi prompt à la réplique, aussi rapide dans ses décisions aussi adroit à démêler les desseins qu’il n’a pas prévus. Pour créer un tel personnage, il faut avoir vécu dans le monde des usuriers, des escompteurs : c’est un enfer que, pour son malheur, M. de Balzac connaissait à merveille. Aussi les usuriers, les escompteurs lui rendent pleine justice ; ils admirent la sagacité avec laquelle il a saisi et retracé leurs habitudes et leur langage. J’avais derrière moi, à la représentation de Mercadet, deux hommes du métier, et leur conversation n’a pas été pour moi sans profit. Ces deux auditeurs n’avaient jamais médité sur les devoirs et la mission de la comédie ; ils ignoraient sans doute la poétique d’Aristote et la poétique d’Horace, mais ils savaient à fond le monde des affaires. Ils connaissaient les bonnes et les mauvaises valeurs, les hommes sans surface et les homme bons, comme on dit en style de bourse. À mesure que Mercadet exposait ses principes, son système, ils exprimaient naïvement leur surprise. Ils ne songeaient pas à contester la vérité des faits, seulement ils s’irritaient de cette révélation comme d’une trahison. Pour mieux entendre, je faisais semblant de ne pas écouter, et je n’ai pas perdu une seule de leurs paroles. Si j’en crois ces deux faiseurs émérites, car leur langage établissait clairement l’origine de leur fortune, Mercadet n’est pas un personnage imaginaire. Ce qu’il explique, ce qu’il réduit en maximes lorsqu’il est seul d’autres se chargent de le pratiquer sans se donner la peine de le rédiger en code. Qu’ils réussissent, le monde les applaudit qu’ils échouent, l’opinion les flétrit sans pitié ; et ce n’est pas ici mon avis, que j’exprime, c’est l’avis de mes deux professeurs, car, Mercadet les avait fascinés, et leur langue, une fois mise en belle humeur, ne s’arrêtait plus. Il parait donc que le personnage créé par M. de Balzac n’est qu’une fidèle image de la réalité. C’est le type de l’homme habile. Les deux auditeurs si compétens ne trouvaient en lui qu’un excès d’audace : ils faisaient bon marché de ses principes et ne discutaient que l’application ; ils admiraient en lui un beau joueur et ne lui reprochaient que de risquer trop légèrement la martingale. Cependant, chaque fois qu’une dupe nouvelle était prise au piége, ils revenaient à l’indulgence, et je serais tente de croire que Mercadet excitait leur envie. Les coups qu’ils avaient d’abord jugés trop hardis n’étaient plus à leurs yeux que des coups de maître. Seulement, pour apaiser leur conscience, ils s’obstinaient à dire que l’auteur avait trop généralisé ; mais pour tout homme éclairé cela veut dire : N’est pas Mercadet qui veut. Pour atteindre à une telle habileté, il faut avoir blanchi dans les affaires. Les deux faiseurs déguisaient leur triomphe sous le voile de la modestie.

Le personnage de Mercadet est, d’un bout à l’autre, parfaitement dessiné. Malheureusement ce personnage absorbe tous les autres, ou plutôt c’est le seul personnage vraiment digne de ce nom ; car les acteurs qui se trouvent en scène avec lui ne sont là que pour lui donner la réplique. Cependant M. de Balzac a trouvé moyen de refaire et de rajeunir une scène depuis long-temps célèbre au boulevard, et que Frédérick Lemaître jouait à merveille. Quand Mercadet discute avec son gendre futur, le comte de la Brives, la dot de sa fille et les biens que le comte apporte à la communauté, le spectateur marche de surprise en surprise. Il y a dans le langage des deux interlocuteurs une souplesse, une richesse de supercherie qui appartient vraiment à la haute comédie. Ils mentent si effrontément, et se sentent pénétrés d’un tel respect à mesure qu’ils tâtent le terrain, que l’auditoire recueille avidement toutes les paroles de ces deux maîtres fripons. C’est, à mon avis, la meilleure scène de l’ouvrage. Il y a pourtant un créancier mendiant qui ne manque ni de nouveauté ni d’imprévu. Après avoir pleuré sur sa pauvre famille, réduite aux abois, par sa téméraire générosité, il finit par donner tête baissée, comme un enfant, dans un piége grossier, et je dois avouer que l’auteur a tiré de cette donnée un excellent parti. Au moment même où il vient d’obtenir par ses larmes un à-compte de 60 francs, il confie à son débiteur une somme de 6,000 francs. Alléché par l’espoir d’un gain chimérique, il oublie toutes ses doléances et ouvre son portefeuille que tout à l’heure il disait vide. Si le créancier-mendiant ne vaut pas la scène du contrat, il mérite, du moins les plus grands éloges. Quant à l’action, j’ai regret de le dire, elle est bien loin de pouvoir se comparer au mérite du principal personnage ; et cela se comprend sans peine. Il n’y a pas, en effet, d’action dramatique sans lutte, sans résistance, et, dès que Mercadet absorbe tous les personnages, il est facile de prévoir que l’action sera nulle. L’amour de Minard pour Julie, la substitution de La Brives à Godet, qui est parti pour les Indes avec la caisse de Mercadet, le retour de Godot avec une fortune colossale sont des incidens vulgaires qui nous ramènent à l’enfance de l’art. Il est évident que M. de Balzac ne connaissait pas encore les ruses du métier. Je constate le fait sans vouloir en faire le sujet d’un reproche, car bien des pièces construites selon les préceptes de l’industrie dramatique sont loin d’offrir le même intérêt, la même nouveauté. Le personnage de Mercadet ferait honneur aux plus habiles, et les plus habiles, malgré leur longue expérience, ne l’ont pas trouvé, ou n’ont pas su le mettre en œuvre. Mercadet posait devant eux, et le courage leur a manqué pour le dessiner d’après nature. C’est une preuve ajoutée à tant d’autres pour démontrer que le métier se défie volontiers de la nouveauté et se complaît surtout dans les redites.

M. de Balzac, rompu à toutes les ruses du récit, ignorait les ruses de la scène, et cherchait la vérité à tout prix, sans se préoccuper de la construction. Si le temps ne lui eût pas manqué, il eût compris sans doute la nécessité de parer, de ménager les effets, et sa persévérance aurait eu raison des obstacles qu’il rencontrait sur sa route. Mercadet, malgré l’imprévoyance de la composition, est une étude pleine d’intérêt. Le style de cet ouvrage rappelle en maint endroit le style de Beaumarchais. Malgré le mérite éminent qui recommande, le Mariage de Figaro, je pense que M. de Balzac aurait pu choisir un meilleur modèle. Il y a en effet dans le style du Mariage de Figaro une tension, un parti pris d’être spirituel à tout propos, qui ne tardent pas à fatiguer l’auditoire. Le valet de chambre du comte Almaviva, malgré sa verve inépuisable, n’est pas toujours naturel. Il nous amuse et nous charme d’autant moins qu’il a plus de plaisir à s’écouter. M. de Balzac, malgré la richesse de son imagination, n’a pas été heureux dans sa lutte avec l’adversaire de Goëzman. Les admirateurs de Beaumarchais auront beau dire, le style du Mariage de Figaro est plutôt le style de la satyre que le style de la comédie. Le dialogue ainsi conçu ressemble au jeu de paume : les personnages, armés d’une raquette, se renvoient l’épigramme, et l’auditoire, tout en applaudissant à la prestesse de leurs mouvemens comprend qu’il n’a pas devant les, yeux des personnages tirés de la vie commune. Quelle différence entre Beaumarchais et Molière ! comme le style du Bourgeois gentilhomme, du Médecin malgré lui domine le style du Mariage de Figaro ! Dans Molière, tout est simple et naturel ; tous les personnages parlent une langue que chacun de nous croit pouvoir parler : l’admiration est d’autant plus vive, que rien n’excite notre étonnement. Sganarelle et Jourdain nous charment d’autant plus sûrement, que leur parole n’a jamais rien qui sente le bel esprit : l’auteur s’efface, et disparaît tout entier derrière le personnage. Avec Beaumarchais, cette proposition se trouve renversée : le personnage disparaît, et l’auteur se montre seul, dans toute la splendeur, dans tout la splendeur, dans tout l’orgueil de son ironie. Quoique M. de Balzac ne fût pas animé d’une passion bien vive pour la simplicité, je crois cependant qu’il n’eût pas tardé à comprendre l’intervalle immense qui sépare Molière de Beaumarchais : il avait trop de finesse et de sagacité pour ne pas deviner les conditions du dialogue dramatique. Le lecteur peut se montrez indulgent pour les idées, pour les sentimens qui ne sont pas exprimés avec une parfaite franchise ; le spectateur est toujours plus sévère : il oublie, il veut oublier l’auteur, et demande aux personnages qu’il a devant les yeux un langage rapide et naïf ; il exige qu’ils parlent comme tout le monde, et tout le monde croit parler comme Molière, parce que Molière, comme La Fontaine, n’affiche jamais la prétention d’être spirituel. M. de Balzac, qui, après avoir écrit plusieurs milliers de pages, n’avait pas encore rencontré la clarté familière aux écrivains du XVIIe siècle, n’eût pas manqué de faire un retour sur lui-même en voyant l’hésitation ou la fatigue de l’auditoire ; l’expérience du théâtre pouvait, en ce sens, lui être utile, et l’eût amené peut-être à préférer le style simple et transparent de Molière au style obstinément spirituel de Beaumarchais.


GUSTAVE PLANCHE.



V. de Mars.