Revue dramatique - 14 avril 1906

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Revue dramatique - 14 avril 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Paraître ! comédie en quatre actes et cinq tableaux, par M. Maurice Donnay. — GYMNASE : Enfant chérie, comédie en quatre actes, par M. Romain Coolus. — ODEON : Glatigny, drame funambulesque mêlé de danses et de chansons, en cinq actes et en vers, par M. Catulle Mendès.


Depuis qu’il y a une société et que la littérature, sous prétexte de la corriger, s’en amuse, aucun sujet plus que la manie de paraître n’a tenté satiristes, moralistes, romanciers et auteurs dramatiques. Sans remonter tout à fait jusqu’au déluge, on peut se souvenir que le vieux d’Aubigné, écrivant pour un siècle de pédans, donnait à son baron de Fœneste un nom qui signifie paraître — en grec ! Et M. Jourdain était un bourgeois qui voulait paraître gentilhomme. Il eût été bien surprenant que le roman et le théâtre contemporains n’eussent pas exploité un si admirable sujet. Balzac a fait de ce travers un des ressorts essentiels de la Comédie humaine. Les Lionnes pauvres d’Emile Augier ne sont que de pauvres petites bourgeoises, qui font solder par qui elles peuvent la note de leur couturière et de leur modiste. Dans Maison neuve de Sardou, nous voyons le commerce à l’ancienne mode, solide et sans trompe-l’œil, se mettre à la mode nouvelle, celle du bluff, qu’on appelait en ce temps-là l’esbrouffe. Labiche lui-même a fait une comédie de la Poudre aux yeux. Dans Fromont jeune, l’âme étroite de Sidonie est abondamment remplie par l’unique et féroce passion de la vanité. C’est donc que la manie de paraître est de tous les temps ; et il y a des raisons pour qu’elle soit surtout de notre temps. La société où nous vivons a cessé d’être fortement encadrée. Non seulement les anciennes distinctions de classes et de rangs ne répondent plus à aucune réalité, et le prestige des biens de fortune s’est accru d’autant ; mais, par suite du va-et-vient des capitaux, de la rapidité avec laquelle les fortunes se font et se défont, nous assistons à une série ininterrompue de changemens à vue, et nous ne songeons même plus à en concevoir de l’étonnement. Ce qu’on appelle aujourd’hui le monde nous donne bien en effet l’impression d’une mouvante et décevante fantasmagorie. C’est un concours de façades ; c’est un jeu d’illusions et d’apparences ; nous nous en amusons ; nous ne nous reconnaissons guère le droit d’être difficiles et de demander aux gens compte de ce qu’ils sont ; nous n’avons qu’une peur, celle d’être dupes : nous nous empressons donc de nous faire complices. Il est vrai encore que le goût de paraître est plus qu’un ridicule. Comme il repose sur le mensonge, il fausse toutes les conditions de la vie. Et comme il confine nécessairement aux questions d’argent, il ne peut manquer de nous acheminer vers le drame.

L’auteur de Paraître' ! a donc mis la main sur un très beau et très actuel sujet de comédie dramatique. Pour en tirer une pièce un peu forte, il n’aurait eu qu’à le vouloir. Mais il ne l’a pas voulu ; une fois de plus, il a préféré nous laisser déçus ; car c’est sans doute à une espèce de parti pris, à une sorte d’indifférence dédaigneuse, qu’il faut attribuer les trop nombreuses défaillances de son art. Les éloges maladroits de la presse ont rendu à M. Donnay un service déplorable. Comme il arrive presque toujours, c’est pour ses défauts qu’on l’a loué. On l’a célébré justement pour ce qu’il y avait de superficiel dans sa manière et pour son excessive facilité. On l’a complimenté pour ses nonchalances, où l’on a fait semblant de voir les plus grands des artifices. Il averse du côté où il penchait. Il n’a pas compris que, si on peut, avec un tour d’esprit agréablement parisien et un habile emploi de la note émue, gagner une partie, c’est une gageure à ne pas recommencer. Persuadé que sa grâce sera la plus forte, il croit qu’il n’a besoin ni de serrer les idées qu’il met en œuvre, ni de choisir avec quelque discernement les personnages qu’il met en scène, ni d’être lui-même un peu plus sévère pour la qualité de son pathétique ou pour celle de son esprit. L’à peu près est un système commode pour faire des mots, mais dangereux pour faire des pièces.

L’idée qu’évoque ce mot : « paraître » n’a tout son sens et toute sa précision que s’il est question d’argent ou de relations. On veut paraître plus riche que l’on n’est ; on veut paraître fréquenter des personnes qui marquent bien. M. Donnay étend le sens du mot aussi loin qu’il plaît à sa fantaisie, en sorte qu’on ne sait plus au juste à qui il en a. Il serait à peine suffisant de dire qu’il a voulu réunir dans sa pièce tous les originaux d’une sorte de foire aux vanités. Et on ne sait par quel lien trop subtil se rattachent au dessein général plusieurs des personnages, et non des moins en relief.

Voici une Mme Hurtz qui se guinde en poétesse. Elle dit ses vers dans les salons : les femmes s’agenouillent autour d’elle et se pâment en cercle. Direz-vous que Mme Hurtz veut « paraître » avoir du talent ? Mais c’est le cas de tous les poètes, aussi bien que des poétesses, et des professionnels aussi bien que des amateurs. Quiconque tient une plume en est là. Le cas de cette dame est des plus caractérisés. Elle est atteinte de cernai de la littérature, de cette « littératurite » aiguë, dont nos contemporains ne meurent pas tous, mais dont ils sont tous frappés. Les femmes passaient jadis pour aimer les littérateurs plus que la littérature ; elles en sont venues à aimer la littérature pour elle même ; elles lui consacrent leurs loisirs. C’est le plus innocent des passe-temps, et, si on les en raille, il faut que ce soit avec indulgence.

Voici une petite Mme Lacouderie qui nous conte, le plus gentiment du monde, l’aventure tragi-comique dont elle est la déplorable héroïne. Elle se trouvait aux bains de mer, sur une plage à la mode, dans le monde où l’on flirte. Elle n’a pas voulu avoir l’air plus bégueule qu’une autre, ni surtout plus délaissée. Elle a pris un amant. Seulement, comme elle n’avait pas l’habitude, elle l’a mal pris. Le gentleman, auquel elle n’a pas su résister, est un affreux escroc qui exerce sur elle un chantage en règle. C’est ce qui s’appelle ne pas avoir de chance. Mais où voit-on dans tout cela que Mme Lacouderie cherche à « paraître ? « C’est plutôt le contraire qu’elle souhaite ; elle se cache ; ses rendez-vous furtifs dans de vagues hôtels tout à fait dépourvus d’apparence n’ont rien qui ressemble à de l’ostentation. C’est même cette crainte d’être découverte qui la met à la merci de son amant et fait d’elle la victime d’un maître chanteur. L’anecdote de Mme Lacouderie, qui est du reste l’épisode le mieux venu de toute la pièce, servirait très bien, dans une « morale en action, » à illustrer le chapitre du danger des mauvais exemples, ou celui des inconvéniens de mal choisir ses relations.

Voici Paul Margès qui, comme avocat, plaide pour les patrons, et, comme député, se fait élire avec l’étiquette de socialiste. Il joue un double rôle ; c’est maître Jacques : est-ce à l’avocat, est-ce au député que vous voulez parler ? Au fond, il est moins socialiste que vous ou moi ; ses goûts de simplicité, autant que les goûts de luxe de son épouse, dénotent des âmes bourgeoises et conservatrices ; mais le socialisme est un moyen de parvenir. Paul Margès est donc un arriviste. Il est de ceux qui, entre les soins de propreté morale et le souci de leurs intérêts, n’hésitent pas. C’est l’ambitieux sans scrupules, comme on eût dit jadis, et comme on n’ose plus dire maintenant, les calculs du politicien d’aujourd’hui étant devenus si mesquins que le terme d’ambition leur ferait trop d’honneur.

J’en passe ; mais ce qui est remarquable c’est que le mobile auquel obéit le principal personnage de la pièce, Christiane, est très différent de la vulgaire « manie de paraître. » Pour contenter cette manie, il lui aurait suffi de se faire entretenir par son amant, et de mener un train de vie fort supérieur à la situation de son mari ; ce mari, Paul Margès, aurait fait comme tant d’autres qui n’y voient que du feu. Or Christiane a conçu le projet hardi de devenir la femme de son beau-frère, le richissime Jean Reitzell. Il y faudra un double divorce ; ce qui, au point de vue de l’effet à produire et des apparences, ne laissera pas d’être fâcheux. Le goût de paraître ne va pas sans un besoin de considération qui s’accorde mal avec le scandale de ce double divorce et de ce remariage en famille. En fait, ce que Christiane poursuit, c’est bel et bien la réalité de cette grande fortune dont le mirage l’affole. Elle a tout uniment la passion de l’argent. La vérité est que M. Donnay ne s’est soucié de mettre aucune précision dans son analyse ; il a pris quelques originaux de son temps qu’il trouve divertissans ; il les a groupés sous une vague dénomination et il n’a pas attaché plus d’importance qu’il ne faut au titre d’une pièce.

Toutefois, il s’est bien douté que ces personnages pourraient nous paraître d’une psychologie un peu incertaine ; aussi a-t-il confié le soin de nous les présenter à un acteur spécialement chargé de cette fonction. Car il y a, dans Paraître ! un raisonneur, et il ne risque pas d’y passer inaperçu, tant il y tient de place et s’étale avec complaisance et satisfaction ! Nous le croyions définitivement condamné, et mort sous les sarcasmes, ce personnage du raisonneur : les jeunes maîtres de notre théâtre ont pris à tâche de le ressusciter. Le raisonneur est ici un certain Bouy, qu’on appelle le baron. Il n’est ni journaliste comme Desgenais, ni gentilhomme comme de Jalin, ni docteur comme Rémonin ; mais il est bien de la famille. Il a le premier caractère auquel on reconnaît le raisonneur : il est insupportable. Il ignore ces vérités de simple bon sens : que le contentement de soi, trop affiché, exaspère, et que le bavardage continu ennuie. Ou l’auteur a su exprimer sa pensée, et je n’ai pas besoin de ce commentaire suivi et de ces notes au bas des pages. Ou, s’il craint de ne pas s’être fait bien comprendre, comment ne voit-il pas que ces dissertations, ces aphorismes, ces mots ont un autre inconvénient, celui de ralentir le mouvement. En second lieu, un raisonneur doit être de toute la pièce l’homme le moins qualifié pour se poser en moraliste, et de quelque morale que ce soit. Le baron ne manque pas à cette partie de la définition. C’est un type de vieux célibataire égoïste : il ne s’est pas marié, pour s’épargner l’embarras et les charges d’un ménage, d’une femme, d’une famille. Mais, pour être célibataire on n’en est pas moins homme ; il vit donc avec sa bonne : il y trouve autant de plaisir et plus d’économie. Voilà un gaillard qui est tout à fait en situation pour rappeler les autres à la pudeur ! Donc il les morigène d’importance et gourmande leur vanité — au nom de l’ignominie de sa propre existence. Ses aphorismes ont ce caractère particulier d’être tout à fait dénués de sens. « Je suis, déclare-t-il, un collectiviste isolé. » Comprenne qui pourra ! Dans la vie réelle, nous fuirions la présence importune et la niaiserie prétentieuse de cet individu. Au théâtre, nous sommes obligés de le subir. Nous en voulons à l’auteur de nous l’avoir imposé. Ou plutôt nous lui reprochons d’avoir accueilli ce type conventionnel, parce qu’il le trouvait tout fait et tout prêt, et d’avoir employé, parce qu’il le trouvait commode, un procédé suranné et qui donne à sa pièce on ne sait quel air vieillot.

Il ne faut pas davantage demander à M. Donnay de concentrer l’intérêt, sa manière étant au contraire de l’éparpiller. Il ne faut pas lui demander de nous représenter, — ce qui est pourtant la loi du théâtre, — un raccourci d’action : une forme ramassée est tout le contraire de sa forme qui est volontairement distendue, étirée. L’accessoire n’y laisse plus de place à l’essentiel. On s’aperçoit qu’on a déjà rendu compte de tout ce qu’il y a de plus frappant, de plus curieux et de plus amusant dans une pièce de M. Donnay, sans avoir encore eu un mot à dire de la pièce elle-même. Ses pièces touchent déjà à leur fin qu’elles n’ont pas encore commencé. Au moins voilà un auteur auquel on ne reprochera pas d’être trop pressé d’arriver au but ! Dans Paraître ! nous sommes déjà à la dernière scène du troisième acte, nous avons déjà vu défiler toute une série de personnages, — dont la plupart ne serviront à rien et qu’on aurait pu supprimer, — nous avons entendu parler de tout et de quelques autres choses encore, nous avons salué au passage tout un bataillon de drôleries qui sont pour nous de vieilles connaissances ; nous ne savons pas encore comment le drame va se dessiner. Nous avons cependant appris, chemin faisant, que Juliette Margès est devenue la femme de Jean Reitzell. Ça été pour elle un mariage inespéré. Car les Margès sont de petits bourgeois sans fortune, tandis que Jean Reitzell, qui est le fils du Champagne Reitzell est immensément riche et peut, grâce aux millions que lui a gagnés son père, vivre en oisif et en dilettante. Mais il y a un moyen si simple pour arranger ces mariages-là, et qui a déjà réussi dans tant de romans et dans tant de vaudevilles ! La voiture versée de l’ancien opéra-comique est devenue une automobile ; c’est tout le progrès. Les Margès ont recueilli l’automobiliste blessé, que M. Donnay a fait verser justement devant leur maison de campagne ; ils ont eu soin de lui donner pour garde-malade Juliette, qui est charmante. C’est encore là une de ces classiques roueries qui réussissent toujours, et il est donc inutile de se mettre en frais d’imaginations nouvelles. Jean Reitzell est très impressionnable ; c’est un mou, un faible : il est neurasthénique, comme beaucoup de fils dont les pères ont trop travaillé, ou tout simplement comme beaucoup de jeunes gens qui n’ont eux-mêmes aucune envie de rien faire. Il ne sait pas se défendre du piège que lui ont tendu les Margès et de la ruse dont Juliette a été l’instrument inconscient. Il épouse.

Ce mariage ne rend heureux, d’ailleurs, ni l’un ni l’autre des deux conjoints ; il n’est pas dans la définition de Jean d’être heureux, car le bonheur est affaire de volonté ; et Juliette, la seule dans tout ce monde qui n’ait pas le goût de paraître, était faite pour la médiocrité. Entre temps, la belle sœur de Juliette, Christiane, est devenue la maîtresse de Jean ; ce n’est pas très joli, et nous le déplorons, mais comme ni le mari de Christiane, ni Juliette même ne semblent soupçonner la vérité, cette situation pourrait très bien se prolonger sans accident. Tout à coup Jean apprend, et nous apprenons avec lui, quelles sont les vues de Christiane, et qu’elles tendent au mariage avec le jeune millionnaire. Désormais le drame est lancé à toute vapeur, et, suivant la formule, les événemens se précipitent. C’est à Cannes, dans une villa où toute la famille va se trouver réunie. Jean Reitzell, qui avait commencé par trouver un peu hardie l’entreprise faite par Christiane, non sur sa vertu, mais sur ses millions, est complètement converti au projet de son audacieuse belle-sœur, et décidé à ne pas faire traîner les choses : il veut que dans un an Christiane Margès s’appelle Christiane Reitzell. Ce seront tout juste les délais légaux, sans rien autour. Paul Margès, le député socialiste, vient d’apprendre brusquement, — et de la bouche de ses électeurs ! — sa mésaventure : il arrive furieux d’une colère où le dépit électoral semble l’emporter encore sur le courroux conjugal. Juliette, qui jusqu’ici avait ignoré, ou feint d’ignorer, et qui s’était contenue, éclate en tempête et bouscule sa coupable belle-sœur. Aussitôt Paul Margès tire trois coups de revolver sur Jean Reitzell qui s’affaisse, blessé à mort. C’est le grand jeu et le dénouement avec effusion du sang. Mais nous étions si peu préparés à cette explosion de violence qu’elle nous étonne sans nous émouvoir. Cette tuerie nous déconcerte. Nous nous étions peu à peu accoutumés à cette atmosphère de comédie lente et ironique. Nous avons peine à admettre qu’on nous jette si soudainement en pleine horreur. Nous aurions souhaité qu’on ménageât davantage les transitions ; enfin, nous sommes légèrement ahuris.

Chose bizarre ! Cette pièce, qui avait eu tant de peine à se mettre en route, maintenant qu’elle est terminée, recommence. Jean Reitzell une fois massacré, tout semble bien fini. Aussi n’est-ce pas sans quelque stupeur que nous avons vu la toile se relever. Le frère de Jean Reitzell est venu larmoyer. Le baron, dont ces événemens ont creusé l’appétit, est venu manger un morceau. Un photographe qui avait pris des vues de la villa est venu remercier. Mais personne n’est venu nous expliquer pourquoi l’auteur a jugé bon d’ajouter à sa pièce ces bouts de scènes. Ç’aurait été pour le raisonneur une belle occasion de se rendre utile. Mais un raisonneur qui serait utile à quelque chose, ne serait plus « le raisonneur. »

M. Donnay pourrait aisément reprendre son avantage par l’agrément du dialogue ; mais, outre qu’il nous est bien difficile de suivre un dialogue tout en digressions et qui semble aller au hasard, ce qui surtout en détruit l’effet, c’est ce continuel jaillissement de plaisanteries d’un goût déplorable. « J’ai une mémoire… de plombier ! » « Ce sont des transports… payés. » « Il n’a pas le sentiment de sa fortune, mais il en a les sentimens… » etc., etc. Des développemens entiers n’ont été introduits que pour amener, du plus loin qu’il se puisse, tel de ces jeux de mots. Ce qui amuse dans une nouvelle à la main, dans une fable-express, ou dans une farce chat-noiresque, détonne dans une comédie. C’est ici surtout qu’on ne saurait trop regretter la facilité et la négligence de M. Donnay. S’il n’a pas toutes les qualités de l’auteur dramatique, au moins devrait-il chercher davantage à y suppléer par celles de l’écrivain parisien. Il a une réputation d’homme d’esprit : il devrait faire plus d’efforts pour la remplir. D’un dessin trop peu ferme, d’une composition trop lâche, de nuances trop peu fondues, la nouvelle pièce de M. Donnay, qui n’est pas une de ses meilleures, laisse une impression indécise et semble souvent traînante.

Le grand succès de l’interprétation a été pour Mlle Lecomte, qui n’a pourtant qu’un bout de rôle et de rôle inutile. Mais elle a incarné avec tant de charme, de sincère mélancolie, de touchant repentir le personnage de la petite Mme Lacouderie, qu’elle l’a tiré au premier plan.

M. de Féraudy a mis pareillement tout son art, toute sa bonhomie, toute sa finesse, au service de ce fâcheux personnage du raisonneur ; il a tout juste réussi à le faire passer.

Mlle Piérat a été très agréable dans le rôle de Juliette. Mmes Pierson et Kolb ont été parfaites en belles-mères ; et M. Mayer a dit avec naturel le rôle assez terne du député socialiste.

Mais l’attention se portait sur deux débuts, ceux de Mlle Cerny et de M. Grand. Ils n’ont pas été heureux, et il n’y a pas de probabilité que ces nouvelles recrues ajoutent beaucoup de lustre à la troupe de la Comédie.

Ce qu’on peut dire de mieux de Mlle Cerny, c’est qu’elle est restée l’actrice de genre que nous avons vue sur d’autres scènes, qu’elle est dépaysée sur la scène de la Comédie, et qu’elle est inégale aux rôles de premier plan.

Quant à M. Grand, voilà quinze ans qu’il ne cesse d’être irrémédiablement médiocre, et nous nous demandons ce qui a pu le désigner au choix de la Comédie-Française. Il est impossible d’être plus dépourvu de souplesse, d’élégance, de charme, de distinction, et généralement de toutes les qualités que comportent les rôles d’amoureux. Toujours pareil à lui-même, il ne s’est jamais avisé qu’il dût chercher à entrer dans l’esprit de son personnage. Son jeu est un perpétuel non-sens.


La comédie, pendant ces dernières années, s’est appliquée avec persévérance à refaire et à parfaire « l’École des vieillards. » On sait combien de pièces ont été consacrées en quelques mois à l’étude de cet âge difficile qui commence aux environs de la soixantaine. C’est encore le sujet d’une pièce de M. Romain Coolus, L’enfant chérie, où ne manquent d’ailleurs ni le talent ni l’originalité.

L’originalité consiste d’abord dans le parti pris, assez neuf, de nous attendrir sur les égaremens de l’âge sénile. On avait jusqu’ici considéré que le spectacle des folies amoureuses d’un grand-père est ou ridicule ou pénible. Mais quoi ! N’y a-t-il pas dans les drames de Corneille et dans ceux de Victor Hugo des vieillards amoureux ? C’est donc que l’amour en cheveux blancs peut contenir une certaine somme de pathétique. Et ne dit-on pas que tout sentiment sincère est touchant par sa sincérité même ? Rien de plus sincère que le sentiment qu’éprouve M. Bourneron pour Madeleine. Il l’aime, comme on aime à soixante ans, passionnément, aveuglément. Il vient de faire en Italie avec cette jeune veuve un voyage de noces de la main gauche. Il s’aperçoit qu’il ne savait pas encore ce que c’est que vivre : il est bien décidé à rattraper le temps perdu. Et il n’admet pas que ses trois enfans, tous trois mariés, Pierre, Emilienne et Marthe, lui contestent le droit de s’égayer sur le tard. Pourtant les trois enfans continuent à se faire de la dignité d’un chef de famille une idée assez conforme aux préjugés de l’ancienne morale. Ils complotent d’arracher leur père aux enchantemens de Madeleine. Pour y parvenir, ils l’entraînent dans une villégiature en Alsace. Séparé de Madeleine, il faut voir ce que devient l’infortuné Bourneron, pareil à une âme en peine. Toute l’occupation de ses journées n’est plus que d’attendre le passage du facteur. Oh ! les nouvelles qui n’arrivent pas ! la lettre en retard ! le billet trop bref ou trop sec ! Et tout à coup l’épitre terrible, imprévue, incroyable, celle qui annonce le départ de la bien-aimée ! Car, en éloignant son père, Pierre n’avait qu’une idée, c’était de se ménager le champ libre pour négocier avec Madeleine une rupture définitive. Il a réussi, au gré de ses désirs, et sans trop de peine. Mais pour le vieillard, quel effondrement ! Entre le père et le fils, quelle scène ! Et quel thème inédit à la malédiction paternelle ! Se peut-il qu’on ait détourné de lui celle qui était sa joie et sa consolation, celle en qui il trouvait son unique récompense pour toute une vie de labeur et d’austérité ? C’est injuste, c’est cruel ; on a bien raison de dire que les enfans sont des ingrats !… Or il faut que nous éprouvions de la compassion pour cette douleur ; et ce pauvre homme, qui pleure de vraies larmes, doit nous paraître infiniment à plaindre. C’est du moins ce que souhaite l’auteur.

L’originalité consiste encore dans une interprétation bien moderne du sentiment de la piété filiale. Car en présence de ces erreurs de vieillesse, on avait pensé jusqu’ici que le rôle des enfans doit consister, ou à les combattre, ou tout au moins à feindre de les ignorer ; on n’avait pas cru que ce pût être de les excuser, de les plaindre, ou même de les encourager. L’une des filles de Bourneron, Emilienne, ne s’est associée qu’à regret à la conspiration de famille contre la maîtresse de son père. Pendant la villégiature en Alsace, elle a compati de toute sa tendresse aux angoisses du vieillard et ne lui a pas ménagé les condoléances respectueuses. Dans le conflit entre le père et le fils, elle n’a pas hésité : elle s’est rangée du côté de son père, la bonne fille ! Elle est révoltée par la dureté de cœur de ce Pierre qui sait si mal comprendre les choses du sentiment. Elle a l’obscure conscience que la famille doit au bonhomme dont elle a fait sa pleurarde victime une réparation : elle réparera. Ah ! on a séparé Bourneron de Madeleine ! Ah ! cette Madeleine a filé sans laisser son adresse ! Elle retrouvera Madeleine, elle saura l’attendrir ; elle lui parlera de femme à femme ; elle la chapitrera, elle lui fera de la morale. Elle a désormais une mission dans la vie : rendre une maîtresse à son père ! Elle fait comme elle l’a promis ; elle retrouve Madeleine ; elle a une entrevue avec elle ; et nous assistons à un genre de supplications, un peu exceptionnel tout de même, et passablement roide. Car Madeleine se fait prier, et les difficultés qu’apporte cette pécheresse à un pacte qui concilie ses intérêts avec ses sentimens sont assez surprenantes. Au reste, et du seul point de vue du métier, un des plus graves défauts de l’ouvrage est l’espèce de vague qui plane sur ce personnage de Madeleine. Car n’est-ce qu’une jeune veuve dont la conduite est un peu légère, et le passé un peu encombré ? On ne comprend pas alors l’émoi de toute la famille, et cette grande conjuration contre une personne qui embellissait le soir de la morne vie de Bourneron. Ou bien est-ce une vulgaire gourgandine ? Et alors on ne comprend pas qu’elle soit si avare de faveurs auxquelles on met le prix. Toujours est-il qu’en dépit des efforts d’Émilienne et de son obligeante intervention, la félicité du vieil homme est une félicité gâchée.

Ce rôle de fille complaisante étant, malgré tout, difficile à admettre, l’auteur a fait effort pour l’expliquer. D’abord Émilienne a toujours été l’enfant préférée, celle à qui on a passé toutes ses fantaisies : à son tour de gâter son papa. Ensuite elle a, elle-même, beaucoup à se faire pardonner. Car elle a un amant ; et si le père, en puissance de maîtresse, manque d’autorité pour rappeler la fille au respect du devoir, la fille, de son côté, serait assez mal venue à se montrer intransigeante. M. Coolus a-t-il voulu donnera entendre que dans une famille les fautes des uns ont pour conséquence ou pour pendant les fautes des autres ? Je ne le crois pas. M. Coolus n’est pas un moraliste si austère. Mais il se cantonne volontiers dans la peinture d’un monde extrêmement spécial et d’une partie infinitésimale de la société qui porte un éclatant témoignage de notre actuelle déliquescence. C’est une étude de ce genre qu’il a prétendu faire ; il a voulu nous donner à admirer, dans un exemplaire brutal, un phénomène de désagrégation morale et une espèce de parodie du sentiment de la piété filiale. Que ce spectacle soit continuellement pénible, j’ai à peine besoin d’en faire la remarque. Que ce père et cette fille nous paraissent, chacun dans son rôle, également désobiigeans, cela va sans dire. Il n’en reste pas moins que cette pièce est de beaucoup la meilleure qu’ait écrite M. Coolus. Il s’était plu jusqu’ici à une affectation de grossièreté des plus fâcheuses. Cette fois, il a dans un sujet terriblement scabreux observé une sorte de bienséance dont il faut le louer. Quand on a admis le point de départ, et accepté le terme d’arrivée, — ce qui n’est certes pas facile, — on s’intéresse à l’habile agencement des scènes, à une certaine subtilité de psychologie malsaine.

M. Huguenet est excellent dans le rôle de Bourneron. Amusant, à son ordinaire, par le naturel et la rondeur dans les deux premiers actes, il a su trouver au troisième acte des accens de douleur pénétrans. Nous oublions ce que la situation a de saugrenu, pour ne faire attention qu’au talent de l’acteur qui nous donne l’impression d’une souffrance véritable.

M. Dumény a joué avec beaucoup de tact le personnage du fils, Pierre, qui comportait une certaine raideur de censeur des mœurs et de champion du devoir.

Mlle Marthe Régnier a été charmante de rouerie ingénue et d’espièglerie mouillée de larmes dans le rôle difficile d’Êmilienne.


II semblait bien qu’avec Scarron, M. Catulle Mendès eût atteint à une espèce de perfection ; mais il s’est surpassé lui-même par son Glatigny. C’est une pièce dont il est à peu près impossible de sortir sans un fort mal de tête et une crainte de se sentir envahi par un commencement de folie. D’où viennent, comment s’arrangent, et se chassent et se remplacent les images incohérentes qui se sont succédé devant nos yeux, pareilles à celles qu’on voit dans les rêves ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Voici d’abord, le matin, sur une place de village, des comédiens qui, par les fenêtres d’une auberge, déménagent à la cloche de bois, cependant que le fils du gendarme, la tête sur la boîte aux lettres, soupire avec la dame de la poste le dialogue de Roméo et de Juliette ; après quoi, le jouvenceau conte fleurette à une petite cabotine et se sauve avec elle. Nous retrouvons ce même villageois chez M. de Girardin où il est en conversation avec une princesse ! Puis c’est un décor de brasserie où les paradoxes artistiques s’entre-choquent avec les bocks, et les théories nuageuses se mêlent aux nuages du tabac des pipes. Puis un décor de café-concert, avec des chansons et des danses. Et encore le village, la dame de la poste ; et pour finir, un cadavre dans, de la neige !

On essaie de trouver un sens à cette fantasmagorie. On tâche de démêler ce qui peut bien se passer à travers ces hallucinations. Quel est le personnage en l’honneur et autour duquel se célèbre ce carnaval ? Nous ne sommes pas forcés de savoir qui fut dans la réalité de son existence le véritable Glatigny ; nous n’avons à connaître que celui qu’on nous présente. Puisqu’on nous le donne pour un type de bohème, nous ne lui demanderons pas qu’il se comporte comme un parfait notaire ; mais même pour un héros de la Sainte Bohème, quel triste sire ! Combien ses espiègleries sont dénuées de fantaisie ! Et dans ses attendrissantes mésaventures, quelle platitude !

Donc le Glatigny de M. Mendès est le fils d’un gendarme, et réputé, dès sa prime jeunesse, pour les excès de sa polissonnerie. Il est l’amant de la dame de la poste en qui il ne sait pas au juste s’il voit davantage une maîtresse ou une mère. Vient à passer une comédienne, Lizane, dont il s’éprend aussitôt ; il paie donc avec l’argent de sa vieille maîtresse les dettes menues de la troupe comique dont il va suivre l’indigente fortune. Le voici à Paris, où il entre, sans savoir comment, chez M. de Girardin. Il tient la plume pour le fameux journaliste. Et comme il est irrémédiablement poète, il écrit en vers l’article que Girardin lui dicte en prose, et que celui-ci imprime tel quel dans son journal, sans s’en apercevoir. Comment Glatigny reçoit de la princesse d’Elfe une rose qu’il pourra, dans une heure de détresse, échanger contre un riche carnet orné de bijoux ? ce n’est pas moi qui me chargerai de vous l’expliquer. Il est toujours acoquiné à la vague théâtreuse Lizane ; celle-ci le présente dans des brasseries littéraires où elle subit patiemment des discussions d’esthétique qui l’assomment, mais qui lui donnent tout de même l’impression d’être dans un milieu distingué et pas bourgeois. Cette Lizane figurant dans un café-concert, Glatigny s’y engage pareillement. Il va sans dire que Lizane le trompe pour un camarade de planches, avec qui elle finit par se sauver. Glatigny, après un accès de désespoir tragique, s’en retourne mourir de phtisie chez sa buraliste de village… Sur ces inventions baroques, M. Mendès a fait courir les arabesques d’un style à la fois banal et précieux qui effare par une prolixité désormais incoercible.

On perd d’ailleurs une bonne partie des vers dans l’espèce de bredouillement des artistes de l’Odéon. C’est un supplice.


RENE DOUMIC.