Revue dramatique - 14 décembre 1913

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Revue dramatique - 14 décembre 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 910-921).
REVUE DRAMATIQUE


Variétés : Institut de beauté, comédie en trois actes par M. Alfred Capus. — Odéon : Rachel, pièce en cinq actes par M. Gustave Grillet. — Gymnase : reprise de Samson de M. Henry Bernstein, — Comédie-Française : reprise de la Marche nuptiale de M. Henry Bataille.


La nouvelle comédie de M. Alfred Capus est une des plus gracieuses qu’il ait écrites, une de celles qui donnent le mieux la note de ce charmant esprit, et, je dirais volontiers, qui ressemblent le plus à leur auteur. Ceux qui demandent avant tout à une pièce de théâtre d’être du théâtre et de soutenir l’intérêt de curiosité par une action solidement charpentée, seront déçus, cela va sans dire. Mais est-ce ce genre de mérite que nous sommes habitués à attendre de M. Capus, et son originalité n’est-elle pas ailleurs ? On a souvent parlé de sa philosophie et le mot m’a toujours paru un peu gros. Mais que M. Capus soit un moraliste, c’est-à-dire un observateur et un peintre de nos mœurs, et qu’il soit l’un des mieux avertis et des plus avisés, il suffirait, pour s’en convaincre, de feuilleter le volume qu’il vient de publier : les Mœurs du temps. C’est un recueil de chroniques écrites au jour le jour, et qui vont de la Guerre des Balkans à la Cour d’Assises, du Parlement à la Comédie-Française, saisissant au vol l’actualité pour nous offrir un mouvant et fugitif tableau de la vie contemporaine. Un chroniqueur est forcément un satiriste : la manière de M. Capus dans la satire se définit tout à la fois par la justesse et par îa légèreté du trait. Comme il connaît admirablement notre société parisienne, dans ses coulisses, dans ses dessous, et, si j’ose dire, « dans les coins, » sa critique ne s’égare pas et il met tout de suite le doigt sur le point faible. Mais il n’insiste pas et surtout ne s’indigne pas. Non du tout qu’il fasse profession de scepticisme, mais, d’après lui, la marque de notre société est son inconsistance. Tout y est en surface et personne n’y est à sa place. Les idées, les goûts, les modes s’y succèdent sans suite. Nous sommes dans l’incohérence et nous y restons. C’est de cette humanité falote que M. Capus s’est fait l’historiographe. Le fouet de la satire ne conviendrait guère ici, mais bien plutôt le sourire de l’ironie. Cette ironie partout répandue, qui se joue à travers les apparences et, en se jouant, sème les rapides croquis de mœurs, les remarques spirituelles, les trouvailles de mots, c’est elle qui fait l’attrait de l’Institut de beauté, pour la joie de tous ceux qui, au théâtre, goûtent par-dessus tout le charme d’une conversation souple, variée, élégante et brillante.

M. et Mme Lagraine sont un gentil ménage de petite bourgeoisie, et de petit commerce : ils sont dans les papiers peints. Jadis ils auraient habité rue Montmartre au-dessus de leur boutique, et le fait est qu’ils y habitaient hier ; mais d’Amérique nous est venue la mode de camper à l’hôtel, de baptiser les hôtels du nom de palais et d’appeler ces palais des palaces. Les Lagraine ont donc pris un appartement à je ne sais plus quel « palace, » ce qui s’imposait, M. Lagraine ayant quitté les papiers peints pour les papiers imprimés et s’étant lancé dans la littérature. Il a commis un volume de vers et trouvé tout de suite un éditeur ; pour cet éditeur, homme pratique, les poètes se classent en deux catégories. Il n’y a pas, comme vous pourriez croire, les romantiques et les classiques, ou les parnassiens et les décadens, ni même ceux qui ont du talent et ceux qui n’en ont pas : il y a les poètes riches et les poètes pampres. Aux premiers les rêveries distinguées, les sensations rares et l’applaudissement des salons. Aux seconds l’âpre déclamation, le lyrisme amer et l’enthousiasme bruyant des petites Revues. Et cela, bien entendu, n’exclut pas une troisième catégorie moins nombreuse et surtout moins réclamiste, qui comprend les poètes tout simplement.

Riche, Lagraine ne l’est pas encore, mais il espère qu’il le sera bientôt, son oncle, Bombel, donnant les signes d’une extrême fatigue. D’où vient la fatigue de cet honnête oisif ? Mais justement de son oisiveté. Vivre à ne rien faire, dans le grand air et le calme de la campagne, les plus solides n’y résistent pas longtemps. La forme est paradoxale, mais je crois l’idée juste et même profonde : pour ma part, j’ai vu des gens mourir de paresse, jamais de travail. Cet oncle neurasthénique dont on escompte l’héritage, vous ne doutez pas que nous allons le voir apparaître reluisant de santé. Le voici en effet, et le remède qu’il a employé contre sa neurasthénie est de ceux qu’on n’hésite pas à recommander. Un beau jour, il a voulu se guérir et il a congédié les médecins : maintenant il se porte comme un charme.

Citons encore une baronne cosmopolite et qui, pour cette cause, est venue se fixer à Paris, car « Paris n’est plus en France, il est en Europe. » Elle est veuve et fiancée à un comte sicilien avec qui elle se propose de rompre, au risque de le chagriner : « Quand on est à Paris, qu’est-ce que peut vous faire le chagrin d’un homme qui est à Palerme ? » Comment la baronne se trouve propriétaire d’un Institut de beauté, et pourquoi Mme Lagraine le lui achète, ne mêle demandez pas, ni à M. Capus : nous n’en savons rien. Et entrons dans cet établissement qui a bien droit an titre d’Institut, puisqu’il existe par ailleurs des Académies de coiffure.

De tout temps on a eu recours à l’artifice pour réparer des ans l’irréparable outrage. Mais il parait que jamais cette faiblesse n’avait été poussée aussi loin qu’aujourd’hui. On a honte de la vieillesse qui, dans des temps très anciens, fut honorée. On ne veut plus avoir son âge ; les rides ne se portent plus ; on a des cheveux de toutes les couleurs, sauf des cheveux blancs. C’est pourquoi il s’est ouvert, un peu partout, des officines où l’on travaille à corriger ces défaillances de la nature : on y fait des affaires superbes, comme toutes les fois qu’on spécule sur un de nos travers. C’est là que nous retrouvons Mme Lagraine. Elle ne sait pas le premier mot du métier, ce qui l’expose à commettre de lourdes erreurs ; mais elle a de l’esprit, qui supplée à tout. Une cliente dont elle vient de « faire » le visage, se regarde dans la glace et s’y voit, ridicule à faire peur, avec un pied de rouge sur les joues. Et déjà elle pousse les hauts cris. Mais Mme Lagraine, sans se déconcerter : « C’est la figure que nous lançons cet hiver. — En vérité ? Je commence déjà à m’y habituer. « Le défilé des clientes diverses, — il y a même des cliens,— qui viennent demander à l’Institut de beauté les ressources de son art mensonger, est un amusant chapitre de satire mondaine et demi-mondaine. Mais j’ai goûté tout particulièrement le dialogue de Mme Lagraine avec le chimiste qui préside aux travaux de son laboratoire et confectionne les pâtes, poudres, et pommades variées. « Quel dommage, soupire ce savant, que ce ne soit pas la mode de faire pousser les rides au lieu de les faire disparaître, et de développer la laideur au lieu de la corriger ! » Et cette réflexion procède d’une conception très juste de la science, qui doit avoir son objet en elle-même et non dépendre d’une vaine esthétique.

Est-il besoin de conter par le menu l’heur et les malheurs du ménage Lagraine ? Cet imbécile de Lagraine devient l’amant de la baronne. Affolée, la petite madame Lagraine renonce à diriger l’Institut de beauté et se lance dans le tourbillon : elle apprend le tango et suit le cours de philosophie à la mode. Et elle écrit une pièce de théâtre. Après quoi tout s’arrange. Les directeurs sont unanimes à refuser la pièce de Mme Lagraine, et les éditeurs à ne pas éditer les vers de M. Lagraine. Et le couple Lagraine rentre dans les papiers peints d’où il n’aurait jamais dû sortir.

Le mérite de cette pièce n’est pas dans ce qui s’y passe : il est dans ce qui s’y dit, et plus encore dans la manière de le dire. Le dialogue de M. Capus fourmille de jolis mots qui ne sont pas. à proprement parler, des mots d’auteur. Ce sont de fines reparties dont l’agrément se double de leur à-propos. Tout y est en nuances, qu’on gâterait en y appuyant, en indications qui perdraient à être poussées davantage. C’est le tour aisé d’une conversation qui court sur toutes choses pour n’en prendre que la fleur.

L’Institut de beauté est joué à ravir, par la troupe des Variétés qui, cette fois, ne mérite que des complimens. Elle avait, il y a deux ans, joué à contresens les Favorites de M. Capus et trahi, par toutes sortes de pitreries, un texte de fine comédie. Ce malentendu entre les intentions de l’auteur et le jeu de ses interprètes ne s’est pas reproduit, et les plus « excentriques » ont compris la nécessité d’assagir leur verve et de côtoyer la bouffonnerie sans y tomber. M. Albert Brasseur a été le digne partenaire de M. Guy, l’un des meilleurs comédiens d’aujourd’hui et qui fait songer à l’inimitable Thiron. Mlle Marthe Régnier a été parfaite d’aisance et de bonne grâce, Mlle Lender très élégante et d’une savoureuse belle humeur. Grand succès personnel pour Mlle Mistinguett. Ensemble excellent pour la tenue, la justesse et l’harmonie de l’interprétation.


Pouvait-on, en prenant Rachel comme héroïne faire une bonne pièce de théâtre ? Je ne le crois pas et je crois au contraire que c’était éminemment le sujet à éviter, la pièce à ne pas faire. D’abord, une telle pièce doit nécessairement aboutir à diminuer l’idée que nous nous faisons de l’illustre tragédienne, et cela n’est pas du tout indifférent. Nous avons le culte de Rachel, et ce culte n’est pas une vaine superstition : il tient à des causes profondes Entre toutes les reines de la rampe, nous la mêlions à part et nous lui réservons la place d’honneur. Cette préférence s’explique aisément. Eut-elle de plus beaux dons que Champmeslé ou Clairon, que Mars ou Dorval ? Il est bien difficile d’en décider, puisque nous sommes obligés de nous en rapporter au témoignage des contemporains et que le succès de l’acteur tient à toute sorte de circonstances accidentelles. Mais tout ce qu’il y avait en elle de génie, elle le mit au service de notre tradition, en sorte que sa cause se confond avec celle du génie français. Le cours de notre littérature était troublé, faussé, bouleversé par l’invasion romantique. La violence, la déclamation, le pittoresque inutile, le lyrisme hors de propos s’étaient emparés de la scène : on n’y savait plus goûter le simple et le vrai. Les héroïnes de Corneille et de Racine, au lieu des femmes les plus passionnées qu’il y ait dans notre littérature, étaient tenues pour froides et ennuyeuses. Et la tragédie, celui de tous les genres qui reflète le plus exactement les qualités de notre esprit, passait pour un genre mort. Alors une jeune fille parut, qui n’était ni régulièrement belle, ni grande, ni sculpturale, d’ailleurs vulgaire d’origine et de culture médiocre : et, depuis le premier soir où, devant une salle aux trois quarts vide, elle lança les imprécations de Camille, ce fut une résurrection. Ces personnages qui n’étaient plus que des ombres, on les vit reprendre les couleurs de la vie. Les Pauline et les Emilie, les Hermione et les Phèdre recommencèrent de faire entendre la plainte de leur souffrance et le cri de leur détresse. On s’aperçut que le temps ne leur avait rien fait perdre de leur noblesse et de leur beauté. Elles étaient la vérité de l’âme humaine éternellement jeune Il avait suffi de cette radieuse apparition pour mettre en fuite les figures grimaçantes du drame et restituer à la tragédie la pureté de ses lignes.

C’est de ce service que nous sommes reconnaissans à Rachel. Grâce à elle, nous avons repris conscience d’un idéal d’art qui, chez nous, est un trésor national. C’est pour cela que l’éclat-de son nom ne s’est pas terni, et que son souvenir ne s’est pas effacé, comme il arrive pour les comédiens dont toute la gloire n’est qu’en viager. La gloire de l’interprète est, cette fois, liée intimement à celle des maîtres de notre théâtre qui, par un singulier phénomène, n’ont trouvé qu’en elle seule, et à deux siècles de distance, la complète incarnation de leur rêve. Elle fait partie de l’histoire de notre plus beau théâtre. Et voilà pourquoi il nous déplaît qu’on rapetisse une telle artiste. Or il n’y a qu’un moyen de la mettre à la scène, c’est de nous introduire dans l’intimité de sa vie : on ouvrira devant nous son intérieur qui fut débraillé, on nous contera ses amours qui furent nombreuses, on nous dira son goût pour l’argent dont elle fut avide. On nous montrera la femme : nous ne voulons connaître que la Muse.

Ensuite à la pièce, si bien conçue qu’on l’imagine, il manquera un personnage, et ce sera Rachel elle-même. Rachel sera absente de cette pièce sur Rachel. Car l’enfance, la famille, la vie intime de la tragédienne, rien de tout cela, par quoi elle ressemble à toutes les autres femmes de théâtre, ne nous intéresse ni ne nous importe. Elle ne se distingue de toutes les autres que par son jeu. Elle ne devient elle-même qu’à l’instant où elle paraît en scène, pendant les heures, pendant la minute où elle fait passer sur toute la salle le frisson du sublime. Rachel, c’est la voix, c’est le geste, ce sont les attitudes et les accens de Rachel, c’est l’ensemble des dons que Rachel a été seule à posséder et qu’après elle aucune autre ne nous a rapportés. Tour que la pièce eût un sens, il faudrait que l’actrice chargée du rôle eût cette voix, ce geste, cette âme, et c’est ce qu’il serait absurde de lui demander. Quelque effort de déclamation qu’elle puisse faire, elle échouera dans cette tâche impossible d’évoquer devant nous la grande tragédienne, et, en sortant de la représentation de Rachel, nous continuerons d’être « ceux qui n’ont pas vu Rachel. »

A vrai dire, la Rachel de M. Gustave Grillet est aussi peu que possible une pièce de théâtre. Adrienne Lecouvreur est une pièce de théâtre, où s’encadre, dans le décor de la scène et des coulisses, un drame de jalousie, une rivalité féminine, une heure de crise dans la vie d’une actrice. Kean est une pièce de théâtre qui a son unité : cette unité réside dans l’idée magnifiquement absurde que le comédien, roi de la création, est placé au-dessus des lois divines et humaines. Rachel n’est qu’une série de tableaux, parmi lesquels il en est d’ingénieux, d’amusans, mais sans suite et sans lien.

D’abord, la grande route où stationne la roulotte où le père Félix, colporteur, abrite sa femme, sa marmaille et l’humble pacotille qui défraie son petit commerce. Rachel n’est encore qu’une méchante gamine, qui chante en plein air et donne, déjà les signes d’une vocation théâtrale. Puis nous sautons une dizaine d’années et nous retrouvons Rachel au Théâtre Molière où elle joue les soubrettes, et les joue mal. Le vieux cabot Saint-Aulaire, et Provost, et Samson viennent tour à tour disserter sur l’avenir de la débutante. Sautons encore quelques années. Rachel est en pleine gloire. Les bouquets pleuvent chez elle avec les lettres de félicitations. Cependant, elle songe à tout quitter pour un petit officier de marine dont elle est amoureuse. Le quatrième tableau, qui représente la Comédie-Française en 1848, est de beaucoup le meilleur, grâce surtout à un curieux artifice de mise en scène qui nous permet de voir à la fois l’envers du théâtre et la salle où la loge présidentielle est occupée par Lamartine. Dans l’entr’acte. toutes les célébrités d’alors viennent complimenter la tragédienne. Il y a là Chateaubriand, Mme Récamier, Victor Hugo, et Vigny, et Musset. Nous aimons beaucoup ces évocations d’une société disparue. C’est de même que, dans la dernière revue représentée au théâtre Léon Poirier, le clou avait été la scène où se rencontraient, dans un salon du Paris d’il y a cinquante ans, le jeune Fallières avec le jeune Loubet, cependant qu’une nourrice tenait dans ses bras le petit Poincaré. Mais Rachel s’évanouit. Car elle reçoit, en plein cœur, la nouvelle que le petit officier est mort. Au dernier acte, un balayeur plus que centenaire, qui est le plus vieil habitué du Théâtre-Français, vient nous conter ses souvenirs. Et Rachel, agonisante, revoit, dans les ténèbres et dans le froid, le théâtre où elle a connu de si enivrans triomphes... Dans ces pièces biographiques qui sont la vie d’un personnage célèbre découpée en tableaux, on a l’impression que l’auteur a choisi ceux-ci et aurait pu en prendre d’autres, sans qu’il y eût avantage ni inconvénient. Nos pères, qui ne connaissaient pas le cinématographe, comparaient cette sorte de spectacles à ceux de la lanterne magique.

Une débutante, Mlle Séphora Mossé, était chargée du rôle terrible de Rachel. Elle y a montré beaucoup de qualités, de l’élan, de la chaleur, de la passion et beaucoup d’inexpérience. Son débit est trop précipité Il lui faudra apprendre à gouverner sa voix et à discipliner son jeu. Après quoi, elle pourra faire une belle carrière. M. Denis d’Inès a remporté un grand succès dans le récit du balayeur au dernier acte.


Le Gymnase vient de reprendre le Samson de M. Bernstein. A six années de distance, la pièce ne pouvait guère nous produire une impression nouvelle. Le milieu littéraire ne change pas en si peu de temps. En outre, les drames de M. Bernstein ne sont pas de ces œuvres complexes et nuancées dont, peu à peu, certains aspects émergent, et d’autres rentrent dans l’ombre. Les caractères en sont au contraire accusés avec une netteté impitoyable, et éclatent dans une lumière d’une crudité aveuglante.

Samson est d’abord une pièce remarquablement construite par un ouvrier de théâtre qui est maître en sa partie et qui probablement, dans la nouvelle génération d’auteurs dramatiques, est celui qui possède le mieux son métier. Dès les premières scènes, les personnages sont campés solidement devant nous et le sujet posé avec franchise. Nous savons que le marquis et la marquise d’Andeline, nobles ruinés, ont marié, — ont vendu, — leur fille Anne-Marie à un brasseur d’affaires, Jacques Brachard, jadis portefaix à Marseille, puis trafiquant en Egypte, qui de métiers innommables en opérations louches est arrivé à être un des rois de la finance. Nous savons que Brachard adore sa femme, qui le déteste et qui le trompe avec un homme de son monde, Jérôme Le Govain, un don Juan sans cœur et sans scrupules. Nous savons que nous allons assister à la lutte entre ces deux hommes pour la conquête de cette femme. Lorsque l’acte se termine, une dénonciation vient de mettre Brachard sur la piste de la trahison. Nous sommes lancés en plein drame. Désormais la marche de l’action ne se ralentira plus, l’intérêt de curiosité ne faiblira pas. Nous serons sans cesse dans l’attente de quelqu’un ou de quelque chose. Et cette angoisse de l’attente est proprement le grand ressort du théâtre.

Un drame est une action. Nous avons ici sous les yeux un homme qui agit, qui dirige les événemens, qui combine une vengeance, qui poursuit un but, et qui, comme l’auteur lui-même, nous conduit où il veut. Pas d’incertitudes, pas de flottement, pas de diversions ou de distractions : la pièce va droit devant elle et nous entraîne sur ce chemin rectiligne et rapide sans nous laisser le temps ni de respirer, ni de réfléchir.

Dans une pièce bien faite, il faut un personnage sympathique. Combien ne l’a-t-on pas raillé, ce « personnage sympathique, » il y a une vingtaine d’années, à l’époque du Théâtre-Libre et des grands projets de rénovation dramatique ! On l’accusait d’être l’expression même de la convention au théâtre, et c’était contre lui que les réformateurs dirigeaient leur plus vigoureux effort. On a fait des milliers d’articles concluant tous à son expulsion. Est-il alors sorti par la porte ? Ç’a été pour rentrer aussitôt par la fenêtre. Quand nous assistons à un combat, n’est-il pas vrai que nous nous y intéressons d’autant plus que nous nous intéressons à l’un des combattans ? Une pièce, sous peine d’être hésitante, décousue, invertébrée, a besoin que notre attention soit sans cesse fixée sur un personnage, qui est au centre, à qui tout se rapporte, et pour qui nous prenons hardiment parti. Brachard est ce personnage sympathique. Il ne l’est pas à la manière d’Olivier de Jalin, ou de Maxime Odiot, ou de l’abbé Constantin. Il est le personnage sympathique qui convient au théâtre brutal. Il est brutal lui-même et par là plaît à la foule qui est femme, ou qui, du moins, ayant de la femme les instincts les moins nobles, aime à être brutalisée. On sait l’attrait qu’exerce sur elle la force physique, et celui-ci a une encolure de Samson, des épaules à enfoncer les portes, des bras à ébranler les colonnes d’un temple. Il est riche, avec ce prestige qu’exerce toujours la fortune sur ceux qui n’en ont pas, et aussi bien sur ceux qui en ont. Cette fortune, il l’a faite lui-même : or le succès du parvenu flatte notre moderne individualisme. Il a de mauvaises manières, il est peuple, il raille « l’honneur » à la vieille mode, il bafoue tout ce que nous sommes las de respecter. Ainsi il répond à l’instinct démocratique et révolutionnaire, qui, aujourd’hui, à l’état plus ou moins latent, est partout celui de la foule. D’ailleurs, la foule est sentimentale. Brachard aime, il n’est pas aimé, il veut être aimé : toute la salle pousse cette mijaurée d’Anne-Marie dans les bras de ce mâle dont l’étreinte puissante la fait rêver.

Dans cette pièce si excellente de facture, on respire une atmosphère morale qui fait horreur. Hommes ou femmes, jeunes ou vieux, il n’y a pas un personnage qui ne soit parfaitement méprisable et qui, par surcroît, n’étale son ignominie avec un entier cynisme. Cela commence par la conversation du jeune Maximilien avec ses père et mère : jouer, faire la fête, « taper » son beau-frère et gouailler ses parens en un langage emprunté aux bookmakers, aux rats d’hôtel et aux filles dont il fait sa compagnie habituelle, tel est le programme de cet affreux petit drôle. Le père, le marquis Honoré d’Andeline, connu dans le monde de la noce sous le sobriquet familier de « Nono, » est un ancien fêtard tombé à un doux gâtisme. La marquise a eu des aventures retentissantes ; et c’est elle qui a donné à sa fille ce spectacle répugnant de se jeter à ses pieds et d’implorer d’elle qu’elle consente à « épouser les millions de Brachard. Anne-Marie, devenue la femme de Brachard, a tout de suite pris un amant, cet aigrefin de Jérôme Le Govain qui, dans ce milieu où grouillent tous les vices, parvient encore à se faire remarquer et est incontestablement le plus hideux de tous. Sa conversation avec Anne-Marie, au premier acte, fait pendant à celle que le jeune Max vient d’avoir avec ses parens. C’est le duo d’amour qui convient à ce genre de théâtre. Ce joli homme vit des conseils de bourse que lui donne le mari de sa maîtresse ; et, pour cette nuit, il a arrangé une de ces parties dont l’invention fait honneur à une imagination de libertin et marque dans la vie d’un roué : c’est de conduire la jeune femme dans un lieu public à un souper où se trouveront des gens du monde et des filles. Qui encore ? Une certaine Grâce Ritherford qui se définira elle-même en disant : « Je suis devenue une ordure. » Entre tous ces gens, titrés, riches ou enrichis, qui mènent grand train et font partie de la société la plus brillante, il n’est question que d’affaires d’argent et de coucheries. Leur passé est pareil à ces mares qu’on ne peut remuer sans en faire monter des flots de boue « Ta femme, crie Le Govain à Brachard, ta vertueuse Anne-Marie, je l’ai eue. — Et ta femme à toi, répond Brachard, celle que tu épouseras demain parce que c’est ta dernière ressource de décavé, nous l’avons tous eue. » Le dialogue est ici d’une qualité tout à fait particulière ; il consiste pour ces interlocuteurs, qui se connaissent et s’estiment en conséquence, à se jeter à la face leurs réciproques malpropretés. Et le vocabulaire, d’une parfaite appropriation aux sentimens exprimés, est celui dont nous imaginons qu’on doit se servir dans les bouges et sur les boulevards extérieurs.

Un autre caractère de cette pièce, non moins frappant, c’est non pas seulement sa criante invraisemblance, sa fantaisie débridée, sa folie éperdue, mais son absolue irréalité. Nous sommes dans le monde de la Bourse et le moyen employé est celui d’un énorme krach financier. Or si peu que nous soyons au courant de la mécanique des affaires, nous en avons tant vu, de krachs, que nous savons assez bien comment ils se produisent. Ils peuvent être l’effet d’un hasard malheureux, d’une coalition hostile, le résultat de l’imprudence, de la maladresse ou de la malhonnêteté. Ce qu’on n’a jamais vu c’est un financier, à la tête d’une affaire magnifique, en provoquant lui-même l’effondrement qui sera sa ruine. Pour faire perdre à Le Govain quelques centaines de mille francs, Brachard jette dans le gouffre trente millions, tout ce qu’il possède, et, je pense, quelque chose en plus qui est son crédit, son autorité, la possibilité de rebondir s’il échappe à la prison qui le guette. C’est le défi jeté à tout bon sens, à toute logique, à toute probabilité. Ce qui n’est pas moins inadmissible, c’est le revirement produit dans l’âme d’Anne-Marie par un acte qui est celui d’un fou, mais aussi d’un criminel. Car ceci est encore au nombre des choses que nous savons : un krach entraîne beaucoup de ruines. C’est parce que Brachard aura semé sur le marché financier la panique et la déroute qu’Anne-Marie sentira naître l’amour dans son âme délicate et aristocratique ! Je ne connais pas de roman plus romanesque, de fable plus fabuleuse, de fiction moins plausible. Cette pièce est un conte à dormir debout — un conte bleu... dont tous les personnages auraient mérité le bagne.

Mais telle est sur le public l’action de la pièce bien faite qu’on accepte l’invraisemblance de la donnée, qu’on subit la grossièreté des sentimens et du langage, et qu’en regard de tant de pièces nouvelles qui tombent comme, châteaux de cartes, cette « reprise » se poursuit avec un brillant et durable succès.

L’interprétation, du côté des hommes, est restée à peu près la même. M. Guitry joue, avec la puissance et la rudesse que l’on sait, le rôle de Brachard qui semble avoir été fait pour lui, à sa taille et sur mesure. M. Victor Boucher est parfait de désinvolture dans le rôle du jeune Max. Du côté des femmes, je louerai surtout Mme Van Doren qui est excellents dans le rôle de Grâce Ritherford.


La Marche Nuptiale de M. Henry Bataille vient d’entrer à la Comédie-Française. C’est un honneur souvent périlleux. Je crois bien que la pièce était mieux à sa place au Vaudeville, où elle fut représentée en 1905. J’en ai parlé abondamment à l’époque, ce qui me dispense de la raconter à nouveau. J’indiquerai seulement l’impression générale qui s’en dégage : elle me paraît résulter tout entière du contraste entre la nature du sujet et la manière dont il est traité, entre la pauvreté des événemens et la somptuosité du vêtement dont on les a habillés. Rien de plus médiocre, rien de plus banal, rien de plus vulgaire que l’aventure de Grâce de Plessans : une petite provinciale, qui s’éprend de son professeur de piano et qui se sauve avec lui. Ce prix du Conservatoire de Nancy est sans talent, sans courage, sans morahté. Il est bête et laid, pauvre et malhonnête. Le faux ménage s’installe à Paris dans une chambre d’hôtel borgne, en compagnie de la misère, mauvaise conseillère. Sujet d’une platitude tout à fait « quotidienne, » à traiter en deux petits actes dans la manière réaliste. Au contraire, M. Bataille y a déversé des flots de lyrisme. Ce sont des discours et des apostrophes, et des phrases et des images, et des comparaisons et des métaphores. Le désaccord de cette rhétorique avec les mornes réalités qui en sont le prétexte souligne, accentue, accuse le procédé terriblement déclamatoire.

Mlle Piérat a été pour Grâce de Plessans une interprète tout à fait remarquable. Elle a la jeunesse, le charme, la séduction, et aussi le mouvement, la passion, la flamme. C’est un nouveau succès à l’actif de la gracieuse comédienne. M. Georges Berr a dessiné une très pittoresque silhouette de croque-notes. Le reste de l’interprétation est quelconque.


Un trait à noter dans le mouvement dramatique d’aujourd’hui, c’est le renouveau du théâtre gai. Le Palais-Royal, dont le genre paraissait démodé et qui participait à la solitude d’un quartier abandonné, ne connaît plus que des succès. Après le Petit Café, la Présidente, après la Présidente, les Deux Canards. M. Tristan Bernard, dont le Triplepatte, écrit naguère en collaboration avec ce charmant esprit que fut André Godfernaux, a recommencé à l’Athénée une fructueuse carrière, est avant tout un humoriste du genre pince-sans-rire, un observateur des petites manies, des petits ridicules bourgeois qu’il sait peindre en petites touches apprises d’Henry Monnier. Cela donne à ses plus folles inventions un air de réalité qui les avoisine à la comédie de mœurs. Ainsi en est-il une fois de plus dans les Deux Canards qui pourtant ressortissent franchement au vaudeville. Un bon vaudeville se compose essentiellement d’un premier acte où une merveille d’agencement compliqué et précis pose une situation abracadabrante qui sera traitée jusqu’à épuisement au second acte pour se dénouer ensuite en pleine folie. Les deux « canards » sont deux journaux d’opinion adverse, et qui n’ont qu’un même rédacteur en deux personnes : le farouche Gélidon de la Torche est le même que le rétrograde Montillac, du Phare. On devine à quels quiproquos donnera lieu la situation en partie double de Gélidon-Montillac, qui, bien entendu, aboutira à un duel Montillac-Gélidon. Le deuxième acte où cette situation est traitée dans tout son développement et même son épanouissement, est d’un comique dru, serré, abondant et précis, et d’ailleurs du meilleur aloi.

M. Le Gallo est excellent de loufoquerie, et M. Germain de bonhomie ; Mlle Cassive est charmante d’entrain, de gaité facile et de belle humeur.

Au Théâtre-Femina, Paraphe Ier, de M. Louis Bénière, pochade satirique contre l’Administration, un peu lourde pour une satire, un peu longue pour une pochade, mais qui contient quelques inventions d’une bonne bouffonnerie. — Petite Madame, de M. Pierre Veber, deux actes de comédie légère, où il y a un peu trop de gifles, mais beaucoup d’esprit et de verve, de l’observation mêlée à la fantaisie, avec un dialogue toujours vif et brillant.


RENE DOUMIC.