Revue dramatique - 14 février 1883

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Revue dramatique - 14 février 1883
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 930-943).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : Monsieur le Ministre, comédie en 5 actes, de M. Jules Claretie. — Ambigu : La Glu, drame en 5 actes, de M. Jean Richepin. — Odéon : Le Nom, comédie en 5 actes, de M. Emile Bergerat.

A qui lisait ce titre, Le 2 de ce mois, sur l’affiche du Gymnase : Monsieur le Ministre, il semblait que le premier mérite de la comédie de M. Claretie fût celui de l’à-propos. Dans les conjonctures que nous traversons, on eût pu croire que M. Claretie, s’il avait pris conseil, da M. Dumas sur la manière de. tirer une comédie de son roman, eût pris conseil de M. Sardou sur le moment de la produire. On savait que cet écrivain, journaliste avant qu’il fût romancier, aimait la chasse à l’actualité ; jamais pourtant il n’avait montré tant d’adresse ni de bonheur : l’auteur de Rabagas, parmi ses hauts faits, ne comptait pas de plus beau coup d’affût.

Et, en effet, ce fut, le premier soir, un frémissement par toute la salle, un petit frémissement, d’aise et de malice, quand pétillèrent les plaisanteries sur la brève durée d’un ministère, l’autorité précaire d’un ministre et la frivolité des mœurs politiques ; à l’orchestre, au balcon, dans les loges, ce furent des clignemens d’yeux, et des rires, comme de gens qui s’entendent pour trouver dans le langage innocent d’un, étranger une allusion à telle personne tenue communément pour ridicule. Ce fut une explosion de bravos, quand Sulpice Vaudrey, ministre de l’intérieur et président du conseil, s’écria que nulle, part, hors du ministère, il n’avait entendu si peu parler de la France. La rencontre était heureuse, de ces railleries et de ces discours, avec les événemens de l’heure présente ; et même c’était cette rencontre qui faisait le plaisir des auditeurs plutôt qu’elle ne l’augmentait. Comme, d’autre part, ce drame, ainsi assaisonné de politique, avait bon goût par lui-même ; comme le héros de cette fable excitait l’intérêt par l’honnêteté de son naturel et par la faiblesse de son caractère ; comme sa femme était là pour toucher le public et sa maîtresse pour le séduire, la pièce réussit plus qu’il n’est nécessaire, pour être jouée cent fois, à une comédie annoncée par cinquante-deux éditions d’un roman et désignée par un si bon titre à la curiosité des Parisiens.

Cependant, à mon avis, si l’ouvrage est venu à son heure pour obtenir des applaudissemens, il est mal venu, au contraire, pour que chacun, dans son for intérieur, lui accorde son suffrage ; la dureté des temps convient mal au parti que l’auteur, homme d’esprit modéré, a tiré de son sujet.

Je dis bien son sujet, car il lui appartient en propres et il convient d’insister là-dessus ; n’est-ce pas l’un des plus neufs qu’on ait trouvés depuis douze ans, et l’un des plus dignes d’être traités soit dans un livre, soit sur la scène ? C’est le sujet d’un roman ou d’une comédie de mœurs, chose rare à coup sûr ; de mœurs nouvelles et, — ce point vaut qu’on le note, — qui méritent d’être étudiées ; et je ne vois pas qu’un autre que M. Claretie se soit avisé de les étudier. Qu’on ne me cite pas ici, pour m’embarrasser, Son Excellence Eugène Rougon, ni même Numa Roumestan, Son Excellence Rougon n’est que le portrait, empâté grossièrement, par M. Zola, d’un homme robuste et surtout lourd, d’une sorte d’Hercule, qui aime le pouvoir comme un exercice de sa force, comme un emploi de sa continence. Le personnage est ministre comme il ferait des haltères ; il veut l’être ou le redevenir, non pour la gloire de ses idées ni pour le bien de son pays, ni même pour ces avantages ou ces plaisirs qui viennent d’eux-mêmes aux puissans : il veut garder ou reprendre le fardeau des affaires, parce que tout autre charge est trop légère pour lui et que l’effort nécessaire à soulever celle-là peut seul réjouir le tissu grossier de ses nerfs et le flot épais de son sang. On juge si le héros relève d’une morale intéressante et d’une psychologie délicate. D’un tel homme il était naturel qu’on fit le serviteur d’un gouvernement de force. Son Excellence Eugène Rougon fut donc ministre du second empire. On voit dans quel milieu le romancier dut le faire vivre, on devine de quelle touche il peignit le fond de son tableau : son biographe ou plutôt son panégyriste, M. Paul Alexis, nous a fait là-dessus quelques révélations naïves : « Pour Son Excellence Eugène Rougon, dit ce précieux ami, Zola eut à exercer de nouveau toute sa divination. Le monde officiel du second empire lui était plus inconnu que le monde financier de la Curée. Dépeindre la cour impériale à Compiègne, quand on n’y a jamais mis les pieds, montrer un conseil des ministres, mettre en scène un chef de cabinet, faire parler Napoléon III, tout cela était hérissé de difficultés. » Il est vrai que M. Alexis ajoute : « Pour Compiègne, en particulier, un livre très documenté, intitulé : Souvenirs d’un valet de chambre, lui donna à peu près tout. » Voilà qui va bien, mais pour pénétrer dans l’âme d’un ministre et connaître le cœur des mille personnages divers qui l’entourent, M. Zola possédait-il les Souvenirs d’un huissier ? Non, sans doute ; aussi n’est-ce pas le roman d’un ministre qu’il a fait, mais tout au plus, sur un fond de fantaisie, le portrait colorié crûment d’un fort de la halle aux suffrages.

Est-ce Numa Roumestan qu’il faut comparer à Monsieur le Ministre ? Il est vrai qu’en beaucoup de points la fable des deux ouvrages est pareille. Mais plutôt que le roman d’un ministre, Numa Roumestan est le roman d’un méridional marié à une femme du Nord. Le héros de M. Daudet peut rester avocat, sans devenir député ni ministre : pourvu qu’il reste Provençal, faible et bon enfant, dupe de son imagination oratoire, — qui le trompe avant de tromper les autres, — menteur et sincère, marié à une femme froide, raisonnable et véridique, son caractère et ses aventures seront encore à peu près les mêmes ; il n’est guère homme politique ni modifié par la vie politique. Aussi l’auteur a-t-il pu, dans le cours de son travail et parce qu’il voyait tourner le vent de l’opinion publique, transporter son héros de l’extrême gauche à l’extrême droite : il pourrait de même, dans une prochaine édition, le ramener de l’extrême droite à l’extrême gauche sans que l’œuvre en souffrît ; aussi a-t-il écrit sur la couverture du volume : à Numa Roumestan, mœurs parisiennes ; » et non : « Numa Roumestan, mœurs politiques. » Les choses et les gens de la politique ne tiennent qu’une médiocre place dans tout l’ouvrage ; et c’est justice, puisque le héros n’est que médiocrement politique.

M. Zola n’avait inventé qu’un tempérament ; il en avait décrit les fonctions dans un milieu politique qu’il ne connaissait pas. M. Daudet, plus subtil, avait imaginé un caractère, mais un caractère d’homme privé ; il l’avait laissé dans la vie politique tel qu’il aurait pu se développer dans la vie privée. M. Claretie a voulu produire un caractère, mais un caractère d’homme public ; et le jeter dans la vie publique, mais l’y montrer corrompu par cette vie. Pour apercevoir ce beau sujet, il n’était pas besoin de la faculté de divination que M. Alexis, — le traître ! — reconnaît au chef de l’école expérimentale. Il suffisait, mais c’est quelque chose, d’être un observateur avisé des mœurs du jour. Après la chute du second empire, après les désastres de la guerre, on avait vu arriver à Paris, ou plutôt à Versailles, des hommes nouveaux ; les députés de la province à l’assemblée nationale. Beaucoup étaient jeunes, d’esprit libéral, de volonté droite, et de cœur pur. Tenus à l’écart de la chose publique par le gouvernement personnel, grandis à l’écart des plaisirs, dans une condition honorable et modeste, ils ne respiraient que les intérêts de la liberté et le bien du pays. Ils prirent en main les affaires : c’étaient des mains nettes, un peu tendres, des mains que n’avait pas durcies encore un premier exercice du pouvoir. Hélas ! avant peu, ces hommes généreux s’aperçurent qu’il est plus difficile de bien faire que de bien vouloir ; la vertu de quelques-uns avait besoin pour subsister d’être nourrie d’illusions : elle s’affaiblit. D’autre part, ces hommes d’état improvisés étaient moins préparés encore aux vanités de la vie publique qu’à ses devoirs. Corrompus par les déceptions, et dégoûtés de l’idéal comme d’un maître trop difficile à servir, ils prirent le goût des avantages réels. Ils furent grisés par le bruit de cette foire aux plaisirs qui se tient dans les avenues du pouvoir ; ayant goûté cette ivresse, ils ne purent plus s’en passer. Ils sortirent du conseil des ministres pour entrer dans le conseil d’administration d’une banque : la salle de l’un et l’autre conseil donnait sur les coulisses de l’Opéra.

Assurément un de ces hommes pouvait être le héros d’un roman, — puisqu’il offrait au psychologue une curieuse étude de caractère, — et le héros d’un drame, puisque le point capital de son histoire était une crise de conscience. D’ailleurs on pouvait le supposer marié ; il perdrait, avec la naïveté de l’homme d’état, la pureté de l’homme de famille. Auprès de lui, dans l’imagination logique de l’auteur, se dressaient sa femme, sa maîtresse : l’une, représentant, avec leur charme permis, les vertus du foyer bourgeois, qui ne trouvent guère leurs sûretés qu’en province ; l’autre, une aventurière de Paris, une de ces dangereuses filles comme il n’en fleurit que dans cette ville, sur les frontières douteuses des classes, qui exercent de ci, de là leurs ravages sans avoir la moralité d’ici ni la franchise de là ; une de ces créatures ambiguës qui, pour l’excuse des naïfs et pour leur perte, joignent en elles naturellement les séductions des différens ordres. Voilà désignés déjà les acteurs essentiels du drame. Autour de ces personnages on ferait grouiller tous les comparses du monde administratif et parlementaire : affairés, intrigans, diplomates de couloir ou d’antichambre, solliciteurs financiers en quête de concessions, députés en quête d’opinion, courtiers de majorité, publicistes véreux ou même intègres, ambitieux ou désintéressés, Égéries de salon, spectateurs narquois de la comédie politique. Il n’était pas besoin, pour connaître tous ces personnages, de recourir aux « Souvenirs d’un valet de chambre : » le chroniqueur du Temps n’avait qu’à dire ce qu’il avait vu dans ce monde, qui lui était ouvert. Aussi le roman qu’il écrivit parut-il un des plus animés, un des plus exacts, un des mieux traduits de la vie contemporaine qu’il fût donné au public d’apprécier, en même temps que l’un de ceux dont le sujet était le plus digne des lettres.

Par malheur, nous sommes déjà loin de ces ministres d’hier, ou plutôt nous sommes trop près de ceux d’aujourd’hui. Ces hommes généreux, naïfs et faibles n’occupent plus la scène politique ; et cependant ils ne sont pas assez reculés de nous encore pour que ceux qui sont devant nos yeux ne nous empêchent pas de les voir. Si l’on produit un ministre sur le théâtre, nous supposons que ce ministre est celui du jour. Peut-il nous intéresser ? Prévost-Paradol, dans la France nouvelle, rapporte, sur le témoignage de « personnes éclairées qui avaient vu sans intérêt personnel et sans passion le passage du gouvernement de la restauration au gouvernement de juillet, » qu’une sorte de changement subit s’était opéré alors dans l’état moral et social de la France : « Les institutions, dit-il, avaient peu changé, les fonctions et le nom des fonctions étaient restées les mêmes ; il y avait toujours un roi, des magistrats, des pairs, des députés ; mais on sentait, sans qu’on eût besoin de le dire, que ces divers noms ne recouvraient plus exactement les mêmes choses, comme si le rang et la dignité de tous s’étaient trouvés abaissés d’un degré par un mouvement d’ensemble. » Depuis 1830, — mais je ne veux pas remonter jusque-là ni rechercher quels changemens se sont opérés dans l’opinion des Français sur leurs hommes d’état à chaque passage d’un gouvernement à un autre, — depuis dix ans seulement, ou depuis sept ans, ou depuis un an, de combien de degrés la dignité d’homme public ne, s’est-elle pas abaissée ? Il y a encore des ministres, il y en a quelquefois, il y en a quelques-uns ; mais qui prétendrait que ce nom recouvre la même chose que naguère ? Nous en sommes là qu’un ministre de l’intérieur, président du conseil, ne nous paraît pas un héros digne du théâtre, sinon d’un théâtre de farce. En effet, comment le prendre au sérieux ? comment partager tout de bon ses joies et ses douleurs ? comment croire à sa vertu, ou seulement à ses illusions ? Sommes-nous au Palais-Royal ? Est-ce M. Geoffroy qui se croit ministre, comme il s’est cru préfet dans le Panache ? À la bonne heure ! nous pourrons rire des malices de l’auteur, du badinage où s’égaie sa bonhomie spirituelle. Mais si nous sommes au Gymnase, si l’homme qu’on nous présente n’a pas une perruque ridicule, un gilet comique, une redingote burlesque, comment nous réjouir avec lui de ce qu’il est nommé ministre de l’intérieur ? Comment croire qu’il s’en réjouit lui-même ? Ou, s’il s’en réjouit, oh ! alors, il faut nous montrer un autre envers d’âme ; il faut nous servir un ragoût de comédie autrement amer, une satire dialoguée qui toucha au pamphlet ; il faut nous rendre, sinon Rabagas, du moins, les Effrontés. Entre les Effrontés ou Rabagas et le Panache ou les Convictions de papa, il n’y a pas de place aujourd’hui pour une comédie sérieuse et tempérée, parce que d’autres personnages, autrement odieux et grotesques, nous en cacheraient, le héros ; un tel ouvrage, à présent, paraîtrait insignifiant et fade ; nous ne sommes plus au temps de l’assemblée nationale ; nous attendons quel bruit de violence ou quel cri de peur sortira ce soir du Palais-Bourbon : espère-t-on nous émouvoir avec une comédie retour de Versailles ?

Voilà pourquoi, survenue en ces jours de crise, la pièce de M. Claretie semble anodine. On est tenté de reprocher à l’auteur un manque de courage et de force, une mollesse de main qui l’empêche d’enfoncer le trait assez avant ; on l’accuserait volontiers d’avoir eu peur de son sujet. C’est que l’ouvrage, en réalité, date de quelques années en arrière et que l’affiche est d’aujourd’hui. En se récriant contre le peu de ressemblance du héros aux modèles qu’il voit à la ville, le public serait injuste, parce que l’auteur eut d’autres modèles ; mais, pour tout dire, le public a le droit de s’y tromper. Il a le droit de s’intéresser médiocrement à ce personnage de vertu et de vice médiocres, lorsqu’il attend qu’on lui présente de bien autres sujets : qu’a-t-il à faire d’un visage où la maladie s’est à peine déclarée lorsqu’il attend qu’on lui montre des faces où les beaux cas s’épanouissent ? On m’annonce un ulcère ; on me montre un orgelet tel qu’il fut observé en 1875 ; le virus politique a produit depuis dautres fleurs : j’ai le droit de trouver que cette clinique est mal pourvue.

Si l’on passe des héros aux comparses, le mécompte est le même. L’auteur avait observé les innocens ridicules d’un certain monde, et ses travers plutôt que ses vices ; il les avait décrits plutôt que raillés. En transportant ses personnages sur la scène, il les a tournés davantage au comique, mais encore sans méchanceté : ainsi deviennent-ils les acteurs d’une sorte de vaudeville qui accompagne le drame, trop mêlé au drame pour rester dans le domaine de la fantaisie, trop dénué d’acrimonie pour toucher à la satire. La partie comique de l’ouvrage, comme la partie sérieuse, est donc juste-milieu. Mais qu’est-ce aujourd’hui si l’on raille un ministre, que de le railler seulement sur la brièveté de son pouvoir ; si l’on démasque un prescripteur, que de lui rappeler seulement qu’il est allé à Compiègne ? Nous n’en sommes plus, depuîs quelque temps, à reprocher aux gens d’être allés à Compiègne, ni à rechercher d’où ils sont revenus, de si loin que ce soit ; nous avons assez de regarder où ils vont, et où ils nous mènent.

Ces réserves faites, — et comment ne pas les faire ? — il faut reconnaître que M. Claretie, avec l’aide de M. Dumas, a tiré de son roman une pièce clairement déduite, amusante et pathétique autant que les vicissitudes de l’époque permettaient qu’elle le fût. Il a sacrifié bien des épisodes ; il a fait courageusement des coupes au plus touffu de son ouvrage ; il a gardé l’essentiel, hormis le dénoûment qui, sans doute, eût centristé le public. Il a retenu le plus qu’il a pu de ce qui éclairait les caractères ; et si, par endroits, celui de Marianne Kayser s’est obscurci, celui de Sulpice Vaudrey, en somme, demeure intelligible sans que le personnage se traîne dans des longueurs. Un premier acte, où se fait l’exposition d’une manière agréable et facile ; un deuxième, où se constitue le milieu du drame, où l’auteur, pour ainsi dire, en pose le décor, — et qui se termine par une délicieuse scène de coquetterie galante ; — un troisième, où le drame se noue de la façon la plus ferme, où les scènes les plus variées se succèdent avec une sûreté remarquable ; un quatrième où l’action se précipite, un cinquième qui la dénoue, tel est l’ordre de l’ouvrage. Le troisième acte seul eût suffi à en assurer le succès.

Entre une scène à cinq personnages, où se tient la conversation la plus topique qui se puisse tenir chez Mlle Kayser, l’amie du ministre, et deux scènes capitales, — l’une où Vaudrey se déclare à Marianne, l’autre où Marianne éprouve le duc de Rosas, — un épisode s’est glissé qui fera courir tout Paris. C’est M. Saint-Germain, qui, sous la veste d’un ouvrier, vient chez Mlle Kayser pour poser une serrure ; il ne sait pas que l’homme qui se tient là debout contre la cheminée est Sulpice Vaudrey, le ministre. La belle Marianne fait causer l’ouvrier ; tout en ajoutant une vis ou donnant un coup de lime, ce Parisien désabusé expose devait le ministre ses sentimens sur la politique : « Peu lui importe à lui que ce soit Pichereau ou Vaudrey qui soit ministre ! Cela lui donnera-t-il crédit chez le boulanger si le patron ferme boutique ? » La scène est délicatement faite : on l’a fort applaudie. Qu’aurait-ce été si l’auteur l’avait menée plus vivement, je ne dis pas plus grossièrement ! — La comédie de M. Claretie compte trop peu de mots comme celui-ci que je veux citer, et qui vient justement à propos de cet ouvrier. Comme Vaudrey veut donner à cet homme une place de gardien du Palais-Bourbon, et que le sous-secrétaire d’état lui objecte que son candidat n’a pas de titres : « Et cet autre, dit-il, que nous avons nommé avant-hier, en avait-il, des titres ? — S’il avait des titres à être gardien du Palais-Bourbon.. ? Il l’a envahi deux fois ! »

Monsieur le Ministre est fort bien joué par l’excellente troupe du Gymnase : par M. Marais d’abord, ce jeune homme si généreux qu’il met de la chaleur même à débiter un premier-Paris politique ; par M. Landrol, parfait de convenance dans le rôle délicat de Lissac ; par M. Saint-Germain, exquis de naturel dans son épisode ; par Mlle Magnier, qui devient une comédienne d’ordre supérieur et prouve que le plus court chemin du Palais-Royal à la Comédie-française passe justement par le Gymnase. Il serait cruel de ne pas nommer au moins Mlle Grivot, une duègue qui garde la finesse d’une soubrette ; Mlle Devoyod, une belle personne qui promet une comédienne distinguée ; Mlle Gallayx, M. Pradeau, M. Barbe. Si l’on songe que la troupe du Gymnase s’est dédoublée pour aller jouer avec un succès qui ne nous surprend pas le Roman parisien à Bruxelles, il faut convenir que M. Koning ne laisse pas péricliter la maison de M. Montigny.

J’ai fait compliment à M. Claretie de l’invention de son sujet. A coup sûr, je ne ferai pas un compliment pareil à M. Richepin, dont l’Ambigu vient de représenter la Glu. M. Richepin s’est fait connaître, voilà bientôt dix ans, par un volume de poésies : la Chanson des Gueux. Le parquet lui fit la grâce de le poursuivre et les tribunaux de le condamner pour quelques pièces un peu crues : il n’était pas besoin de ce signal pour faire remarquer l’ouvrage. Le titre ne mentait pas : c’était bien la poésie des gueux que l’auteur avait extraite de leurs haillons, de leurs yeux caves et de leurs sentimens confus. La solidité de sa langue, l’éclat et la netteté de ses vers le recommandaient aux lettrés, comme le choix de ses héros à tous les curieux. Un second volume, les Caresses, prouva moins de mérite ; dans ces strophes harmonieuses le poète avait mis peu de sens ; c’étaient de jolis couplets, fleuris d’épithètes comme un kaléidoscope de couleurs, et tintant comme un chapeau chinois dont chaque grelot serait une rime : des romances sans musique, qui semblaient des romances sans paroles. Puis vint Madame André, un bon roman, ou du moins un roman tiré des bonnes sources : l’étude de deux caractères en fait l’intérêt ; on y trouve avec les bouillons d’une jeunesse généreuse, des rudimens de psychologie fort honorables. Je passe quelques nouvelles, et j’arrive à la Glu, le second roman de M. Richepin, dont il vient de tirer son drame. Le drame, comme le roman, au dire de certains critiques, appartient à l’école naturaliste. Il est bien vrai que le plus souvent, — ceci n’est pas une nouveauté pour les lecteurs de cette Revue[1], — l’œuvre d’un « naturaliste » français n’est pas conséquente à sa doctrine ; mais je crois que, dans la galerie des conceptions naturalistes, on en trouvera difficilement une seconde aussi romantique que celle-ci.

Qu’une échappée des Folies-Bergère, une fille de Paris, laide, maquillée, vicieuse, experte en artifices de galanterie, devienne sur une plage, entre les rochers et le ciel, la maîtresse d’un gars breton, sain et robuste comme une brute, assurément c’est possible, comme il est possible qu’une reine d’Espagne soit éprise d’un laquais, mais ce n’est pas moins exceptionnel, et ce n’est pas moins une exception obtenue par le procédé du contraste. J’ajouterai que c’est une exception pittoresque, encore que d’un pittoresque saugrenu, — car on s’étonnerait de voir au Salon des Champs-Elysées une drôlesse de M. Manet, en tenue de promenoir de café-concert, se détachant sur un fond de marine, au bras d’un chouan de M. Le Blant ; c’est une exception pittoresque, et, d’autre part, qui prête à de curieuses dépenses de vocabulaire, si tel personnage parle l’argot du trottoir et tel autre l’argot du port ; mais cet exception est moins convenable à l’œuvre littéraire, soit romanesque, soit théâtrale, que celles dont Victor Hugo s’est contenté. Non qu’une reine soit, par convention arbitraire, pin s digne d’étude qu’une fille ; un valet de cour qu’un pêcheur. Mais la littérature, dans le livre comme sur la scène, vit de sentimens, au moins des sentimens que les sensations éveillent. Or il est à craindre que la sensation, dans ces amours d’un organisme vicieux et d’un organisme brut, n’éveille aucun sentiment : de ces noces du patchouli avec l’odeur de marée il ne s’exhale à vue de nez aucun parfum de psychologie.

Mais, en effet, cette fois, l’auteur de la Chanson des Gueux a pris son parti de n’extraire aucune poésie de sa matière, La Laide et la Bête, tel serait justement le sous-titre de l’ouvrage ; et peut-être il eût été curieux d’étudier quel attrait une certaine laideur vicieuse exerce quelquefois sur l’homme, et comment, par-delà les sens, elle corrompt, à la longue, le cœur et la volonté. C’était sans doute un sujet de roman ; il est indiqué dans le passage du drame où le gars Marie-Pierre, assouvi pour un moment, regarde Fernande, dite la Glu, et s’écrie : « La première fois que je t’ai vue, je me suis dit ! Oh ! qu’elle est laide ! Et sais-tu que maintenant cette idée me revient, car tu n’es pas une belle femme… Et cependant, comme tu me tiens… O Dieu ! je t’aime ! .. » On a souri de cette déclaration, parce que la Glu y répond par un compliment analogue : « La première fois que je t’ai vu, je me suis dit : O le monstre ! .. Viens, à présent, je t’aime ! » Cependant c’est là qu’était le sujet du drame, ou plutôt du roman. Mais le difficile était d’attribuer à ces deux êtres, choisis dans ces conditions, quelques sentimens, faute desquels leur cas resterait pathologique. M. Richepin ne s’en est pas soucié. Il est allé jusqu’au bout ou plutôt demeuré tout en bas de ce pire romantisme où le faux naturalisme confine. N’est-ce pas, en effet, certain romantisme qui, sous prétexte que l’homme est à la fois ange et bête, s’occupe plus volontiers de la bête, si bien que Saint-Marc Girardin l’accusait déjà de « n’apprécier les passions que par l’effet qu’elles font sur la santé ? » Le faux naturalisme a plus tôt fait : il ne voit que la bête ; dès lors, comment apercevoir des sentimens ? M. Richepin, lui, pourrait le faire : l’auteur de Madame André a de bons yeux, et, s’il voulait regarder, peut-être même qu’en de tels personnages il démêlerait quelques traits d’humanité. Mais il dit : A quoi bon ! Un des comparses de l’ouvrage, un des plus cultivés, le docteur Cézsambre, fait son examen de conscience : « Pris par la viande, par l’appétit, par l’habitude, est-ce qu’on sait par quoi ? .. » Et il conclut ainsi : « Mais à quoi bon tant d’analyse ? Le fait était là flagrant, indéniable : à savoir que cette femme représentait une force. » Mais c’est que justement l’objet de l’œuvre littéraire, quand il s’agit d’amour, est de savoir par quoi les gens sont pris et de faire l’analyse des sentimens qui suivent ; c’est là seulement que gît la variété qui fera l’intérêt de votre étude ? la même sensation n’éveille pas les mêmes sentimens chez tous les êtres, au moins chez tous les êtres humains, et ce sont les différences de ces sentimens que nous sommes curieux de connaître. Le « fait indéniable, flagrant, » est le même chez tous les hommes, chez tous les vertébrés : il peut amuser l’imagination des gamins ; mais le montrer tout seul n’est qu’une façon indécente d’ennuyer des adultes.

Si ce docteur Cézambre est pris simplement « par la viande, par l’appétit, on ne sait par quoi, » à plus forte raison, comme vous pensez, le gars breton Marie-Pierre. C’est proprement une brute. Dans l’échelle des créatures humaines, Vendredi, le compagnon de Robinson, est plus près de M. Renan que Marie-Pierre ; il est plus raffiné : Marie-Pierre se sent « brusquement envahi par l’instinct animal du sexe, » quand il aperçoit la Glu ; il est « magnétisé » quand il la regarde ; quand il s’aperçoit qu’elle le trompe, il tombe « quasi en catalepsie. » — « Pourquoi t’es-tu sauvé hier ? lui dit-elle. — Sais pas. — Pourquoi reviens-tu aujourd’hui ? — Sais pas. — Va-t’en. — Non ! — Eh bien ! qu’est-ce que tu veux ? — Toi ; je veux, toi, que tu restes avec moi. — Pourquoi faire ? — Sais pas. — Viens chez moi. — Non ! — Pourquoi ? — Sais pas. » Sais pas ! sais pas ! .. Il ne sait rien sur lui-même, le malheureux, ni nous non plus, ni l’auteur, et c’est peut-être parce qu’il n’y a rien à savoir, sinon que tantôt « son coi est gonflé par les veines » et tantôt ses tempes ; tantôt il « sue le phosphore des poissons mangés depuis dix-huit ans, » et tantôt il « fleure le grand air, la pommade évaporée, le mâle. » Nous apprenons encore qu’à sa première rencontre avec Fernande, il a « la bouche grande ouverte, la lèvre inférieure pendante et tremblotante et la langue presque tirée ; » à la dernière, « de grosses larmes roulent jusqu’à sa bouche, béante, dont la lèvre inférieure pend et tremblote, » en un « rictus d’idiot. » D’ailleurs c’est une marque du roman que tous les personnages y bayent. La Glu passe sur la grande route : « A l’un des coins de ses lèvres minces, une goutte de salive moussait. » Le comte s’endort en revenant de chez elle : « Les joues bouffies, la lèvre pendante, l’œil tourné d’extase, il béait avec un mince filet de bave au contour du menton. »

Dans cet ordre de phénomènes, la variété ne peut se rencontrer. Si le docteur Cêzambre aime la Glu parce qu’elle « représente une force, un aimant, » et Marie-Pierre parce qu’elle le « magnétise, » à son tour elle aime Marie-Pierre parce que « jamais elle n’avait éprouvé une pareille attirance. » N’attendez pas d’autres raisons ni que rien s’ensuive, sinon des spasmes et des maux de tête alternés. Dans le livre, le poète peut nous occuper par des descriptions et par une prestigieuse virtuosité de style. M. Richepin est un normalien qui s’est instruit de tous les argots ; il manie le dictionnaire des filles, comme celui des loups de mer : avec les deux ensemble il a fait ce livre, comme naguère il eût écrit une pièce de vers latins où les hémistiches de Juvénal eussent voisiné avec ceux de Virgile. Ce ragoût a pu plaire. Pour le servir à la scène, il a fallu l’affadir un peu et allonger de français vulgaire cette sauce d’argots mélangés ; encore ce qui reste de ces divers ingrédiens rares est-il, au théâtre, plus agaçant que piquant ; d’ailleurs on soupçonne cette marinade d’être une marinade d’auteur, et pour peu qu’un malveillant vous avertisse que jamais, au Croisic, on n’a bu tant de « bolées de cidre, » vous vous demanderez si un vrai matelot comprendrait le charabia du père Gillioury. En tous cas, à moins que vous n’ayez avec votre lorgnette emporté un lexique des patois provinciaux, vous ne comprendrez guère ce qu’est une vieille femme « aponichée » devant le feu. Et cependant c’est tout ce bibelot du dialogue, comme eût dit Sainte-Beuve, avec le bibelot de la mise en scène, c’est tout le pittoresque, authentique ou non, du langage avec celui des costumes et des attitudes, qui amuse le public et l’empêche de trop sentir l’inanité réelle de la pièce. C’est pourquoi il faut convenir que ce n’était pas trop de tout le talent de M. Richepin pour distraire l’attention de cette inanité à laquelle son sujet l’avait condamné ; c’est aussi pourquoi nous devions dénoncer cruellement cette inanité fatale où sera voué tout poète qui choisirait un sujet analogue. Nous devions insister sur ce point, sur cette question préalable plutôt que sur les accidens de l’ouvrage, sur la banalité caricaturale des personnages accessoires, qui semblent empruntés au théâtre d’Henri Monnier, ou sur le mauvais ordre des scènes. Il se peut que telle scène de violence qui, au deuxième acte, a ému les nerfs du public, convienne plutôt à un quatrième acte, et que celle-ci, où quatre hommes s’aperçoivent qu’ils ont possédé la même femme, appartienne au genre du vaudeville plutôt que du drame. Ce sont des fautes où M. Richepin, avec plus d’expérience du théâtre, ne retombera sans doute pas. Mais ce qu’il faut obtenir de lui, c’est qu’il nous transporte, la prochaine fois, dans un autre ordre de phénomènes. Si bien coupée qu’on suppose sa pièce, il ne pouvait nous intéresser avec ce sujet : un idiot et une nymphomane se rencontrent ; — l’idiot a mal à la tête ; — il se cogne la tête, mais ne fait que la fêler ; la mère de l’idiot casse la tête à la nymphomane, mais la lui casse tout de bon. Même si la femelle est représentée par Mlle Réjane, qui n’eût jamais plus de talent, et le mâle par M. Decori, qui commence d’en avoir, et la mère par Mlle Agar, qui continue, un tel drame n’est pas un drame. L’alternance du désir physique et de la fatigue, l’assouvissement du désir étant relégué dans l’entr’acte, cette alternance qui pourrait être indéfinie, puisque l’unité de temps n’existe plus, n’équivaut pas au rythme nécessaire d’une œuvre dramatique. Le théâtre des brutes est monotone : s’il ne l’était pas ou si la monotonie en pareille matière n’était pas le pire des défauts, il faudrait attendre le théâtre des plantes et puis celui des minéraux. L’amour de deux créatures humaines nous intéresse, parce qu’il diffère de l’amour de deux autres, et qu’il diffère de lui-même selon les heures : si l’accouplement de deux animaux sur la scène pouvait nous émouvoir, pourquoi pas la fécondation d’une fleur par une autre, ou l’alliage de deux métaux, ou la combinaison de deux gaz ? Je soumets à M. Richepin cette réflexion finale. Sa pièce, de conception romantique, est peut-être d’un naturaliste, mais non au sens de George Eliot, ni même de M. Zola ; il ne s’attendait guère d’être applaudi, comme il doit l’être, par l’inventeur du théâtre scientifique : M. Louis Figuier.

Aussi bien, malgré qu’il en ait, M. Richepin reste poète : que n’écrit-il un drame en vers ? Il peut s’abaisser jusqu’à la plus vile prose, — et je dois déclarer qu’en l’espèce « vile » n’est pas une épithète de nature ; — il peut accouder ce Roméo de poissonnerie au balcon de cette Juliette de carrefour et mettre sur leurs lèvres ce piquant duo : « Je te dis que c’est la voix de ma mère ! — Non, c’est le cri d’une vieille chouette ; .. » il peut, un moment plus tard, quand Gillioury, le Mercutio de cette histoire, appelle Marie-Pierre à son secours, prêter à l’héroïne ces délicates paroles : « Hé ! laisse-le donc crever, ce vieux pochard ; .. » il peut établir entre la mère de l’amoureux et l’amoureuse cet éloquent dialogue : « Allez donc ! vous avez bu ! — Ah ! tais-toi, pou de sable ! .. » il ne peut faire que le public, et même ces diverses parties du public dont de pareilles épices chatouillent doucement le palais ; même les grossiers ou les blasés n’applaudissent davantage la ballade déclamée au dernier acte par Mlle Agar, la ballade du Cœur de la mère. Ces strophes, imitées de l’arabe, — au moins les érudits l’assurent, — ont fait merveille à la un de ce drame tant parisien que breton. C’est un avertissement dont l’auteur devrait profiter.

Tandis que M. Richepin, qu’on prend pour naturaliste, touchait les bas-fonds du romantisme, M. Bergerat, fantaisiste avoué, en parcourait les régions sublimes. L’un est tourné vers la bête, l’autre vers l’ange ; l’un met en scène des instincts, l’autre des esprits : l’entreprise est au moins plus noble, et si j’ajoute que M. Bergerat, lorsqu’il ne s’amuse pas à des cabrioles de style ou tout au moins à des tours précieux que n’admet pas le théâtre, est l’artisan d’une prose éclatante et solide, on regrettera que son drame, le Nom, n’ait pas obtenu dès le premier soir un franc succès à l’Odéon. M. Bergerat met en présence un représentant de l’esprit ancien, le duc d’Argeville, et un représentant de l’esprit nouveau, le fermier Blondel. Ni l’un ni l’autre n’a de fils ; l’un et l’autre veut faire durer son nom ; et l’homme de 89 ne tient pas moins à perpétuer l’honneur de sa race que le grand seigneur à perpétuer la gloire de la sienne. Cependant Blondel a élevé comme son fils l’enfant d’une paysanne qu’il avait épousée ; le duc a lieu de croire que cet enfant est le sien. L’un veut adopter le jeune homme, et l’autre le reconnaître ? il faut que Philippe choisisse. Philippe aime Hélène d’Argeville, la nièce du duc, qui répugne à troquer son nom contre un nom roturier. On devine le combat que se livrent en son âme les démons contraires du passé et de l’avenir ; on devine lequel l’emporte. Il choisit le nom vivant de l’honnête homme qui l’a élevé ; il laisse là le titre mort de celui qui l’a mis au monde pour ne s’inquiéter de lui que vingt ans après ; et, conquise par son courage, l’altière jeune fille se décide à fonder avec lui une famille où le sang de la vieille race continuera l’honneur du nom nouveau.

Ce qu’on ne devine pas, c’est l’originalité des caractères de Blondel, le roturier attaché à son nom, et de l’abbé d’Argeville, frère du duc, représentant de la noblesse qui abdique, mais qui abdique fièrement, qui se retire dans la contemplation des choses éternelles en adressant un sourire dédaigneux, mais indulgent, libéral et résigné aux choses nouvelles de la terre. L’abbé marquis d’Argeville fait connaître aux autres cette liberté qu’il n’a pas voulu servir ; il prête l’histoire de la révolution à ceux pour qui elle s’est faite : est-ce à dire qu’il trahit sa caste ? Non, pas plus que son état. Il a quitté les intérêts de l’une parce qu’elle n’en a plus dans ce monde ; il est tout aux devoirs de l’autre. On le connaît à plein dans une scène dont la beauté a forcé l’enthousiasme d’un public récalcitrant. Le duc d’Argeville soupçonne que Philippe est son fils ; s’il en est sûr, il le reconnaîtra, et son nom, ce nom que son frère aime autant que lui, sera perpétué. Justement un seul homme peut lui dire le secret de la naissance de Philippe : c’est son frère l’abbé, qui a reçu la confession de la mère mourante. Il accourt chez lui et le presse de questions : « Est-ce au gentilhomme que vous partez ? ou bien au prêtre ? — Au gentilhomme. — Il ne sait-rien. — Au prêtre aussi… — Au prêtre ! Alors on ne passe pas. » Et l’abbé place entre lui et son frère, débout sur sa table, un crucifix. Ceux qui d’abord, en voyant paraître une soutane dans la pièce d’un rédacteur du Voltaire avaient craint quelque faute contre les bienséances, avaient oublié apparemment, que M. Bergerat est un artiste.

Une telle scène, avec elle du premier acte où Blondel fait d’une façon si simple et si touchante à Philippe le récit de son mariage, compenserait plus de maladresses qu’il ne s’en trouve dans l’ordonnance de l’intrigue, plus d’obscurités et de violences qu’on n’en peut espérer dans le quatrième acte, plus de bizarreries qu’il n’est facile d’en relever de ci de là, dans le dialogue. Il faut souhaiter que M. Bergerat, dans un prochain ouvrage, se guinde moins souvent à des abstractions oratoires, qu’il ordonne avec plus d’aisance des sentimens plus humains, et qu’il se relâche d’un certain style trop contourné pour la scène ; il faut souhaiter que son génie se défie moins de sa facilité : il fera taire de mesquines rancunes et forcera de l’applaudir pendant toute une soirée, comme ils ont fait l’autre soir pendant quelques minutes, ceux même que sa plume de critique a le moins épargnés.

Je ne lui souhaiterai pas d’ailleurs de plus parfaits interprètes que MM. Adolphe Dupuis et Porel (Blondel et l’abbé) ; pas plus que je ne lui conseillerai de reprendre, pour le jeune premier et l’amoureuse de son prochain drame, M. Chelles et Mlle Malvau, à moins que d’ici là le talent de l’un ne se soit éclairci, et le talent de l’autre attendri. M. Cosset, qui joue le duc, est terriblement raide ; M. Baillol représente assez bien le « rebouteux » Hormisdas, dont le personnage met dans la pièce, comme on dit à présent, une touche de couleur locale. Ainsi fait, dans la Glu, le matelot Gillioury, figuré excellemment par M. Petit. Hormisdas, comme Gillioury, parle volontiers d’une « bolée de cidre ; » mais son excuse est qu’il est Normand. C’est d’ailleurs la seule ressemblance des deux ouvrages, à moins que l’on ne compte comme une ressemblance qu’ils se tiennent chacun à un pôle du romantisme. S’il est permis toutefois d’en trouver une seconde, je préférerais celle-ci : c’est que l’un et l’autre a pour auteur un écrivain de talent, à qui nous demanderons de quitter son pôle pour se rapprocher de ces régions moyennes où l’on ne rencontre ni la brute ni l’esprit, mais tout simplement l’homme.


LOUIS GANDERAX.

  1. Voir les études de M. Brunetière sur le Roman naturaliste, et particulièrement les deux chapitres : « le Roman expérimental » et « le Naturalisme anglais. »