Revue dramatique - 14 février 1892

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Revue dramatique - 14 février 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 935-944).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre du Gymnase : la Menteuse, pièce en trois actes de MM. Alphonse Daudet et Léon Hennique. — Petit théâtre des Marionnettes : la Légende de sainte Cécile, de M. Maurice Bouchor, musique de M. Chausson. — Comédie-Française : Par le Glaive, drame en cinq actes (sept tableaux), de M. Jean Richepin.

La pièce de MM. Daudet et Hennique n’est point une étude de caractère ni de mœurs. Il n’y a là qu’une intrigue, moins encore : une action, assez banale, très sommaire, où j’aurais voulu plus d’originalité, plus d’adresse aussi, plus de préparation surtout et de développement.

La très noble et très austère comtesse Nattier a destiné de tout temps son fils, le comte George, à Lucile, une fille de son frère, qu’elle a élevée. Elle a néanmoins introduit chez elle et traité en amie une jeune femme inconnue, belle et séduisante, Mme Deloche, soi-disant veuve, en réalité divorcée, entretenue, aventurière et menteuse. Celle-ci a gagné à demi l’esprit de la mère et tout à fait le cœur du fils. Un jour, un incident équivoque, une lettre surprise, ouvre les yeux de la comtesse : elle chasse Mme Deloche, qui sort, mais au bras de George, résolu à l’épouser, en dépit de l’opposition, presque de la malédiction maternelle. Et voilà le premier acte.

Au second, le mariage est fait. Le ménage vit modestement et amoureusement. Lui gagne cinq cents francs par mois « dans les assurances ; » elle, a d’autres ressources. Elle fait croire à son mari qu’elle donne des leçons de piano, qu’elle achète pour quelques sous au marché de la Madeleine les gerbes d’orchidées dont elle revient chargée le soir, ou que des élèves reconnaissantes offrent à leur maîtresse de musique des bracelets de perles fines. Les bouquets viennent d’un grand seigneur ; les bijoux, d’un gros banquier : deux amans d’autrefois, repris ou conservés. Et rien ne troublerait ce bonheur fait d’infamie et de crédulité, ce bonheur auquel la sévère comtesse elle-même a pardonné, si l’échafaudage des mensonges ne croulait par quelque endroit, si George un jour n’invitait à déjeuner un sien ami, Jacques Olivier, revenant du Maroc. Cet Olivier n’est autre que le mari de la menteuse. A la seule idée de le revoir, elle se sent perdue et s’empoisonne. Jusque dans son agonie, jusque sous l’étreinte furieuse de George qui l’interroge, qui l’adjure avec rage, elle ment encore ; du moins elle dissimule, refusant d’avouer tout et de se nommer. Elle meurt, et son secret de mensonge et de honte mourrait avec elle, George ne saurait jamais qui elle a été, si Olivier entrant soudain ne s’écriait en apercevant le cadavre : » Ça ! c’est ma femme. »

Cette femme, nous la connaissions tous. Elle s’est appelée déjà de bien des noms : dona Clorinde, Suzanne d’Ange, Olympe Taverny, pour ne citer que les plus fameuses. C’est la courtisane, la drôlesse, tâchant de se faire épouser. Tantôt elle y échoue, tantôt elle y réussit. Malheureusement, le personnage n’est ici qu’indiqué ou rappelé en termes trop généraux et trop vagues. Il n’offre aucun trait nouveau, ni même précis. Coquine, c’est bientôt dit, mais comment l’est-elle devenue ? En quelles circonstances ? Pour quels motifs ou avec quelles excuses ? Elle veut épouser un honnête homme, soit ! Mais, ici encore, pourquoi ? Par dégoût du vice et de l’ordure ? Non, puisque mariée elle y demeure plongée. — Aimait-elle sincèrement George ? Du fameux amour expiatoire et purificateur ? Ce serait bien poncif et d’ailleurs inconciliable avec des bracelets et des orchidées. — Pourtant, au troisième acte, songeant à la fuite avant de se décider à la mort, elle pleure de vraies larmes. — Oui, mais deux secondes plus tard, c’est l’argent qu’elle enrage de perdre et non l’amour : — « Riche, dit-elle avec désespoir, à la veille d’être riche ! » — Tenez, je crois que Marie Deloche, au fond, n’est qu’une gueuse, une simple gueuse, trop simple pour nous intéresser, pour nous toucher, même en mourant, d’une autre pitié ou plutôt d’une autre horreur que l’horreur physique devant l’agonie d’une bête malfaisante. C’est bien ainsi qu’elle meurt, et malgré la brutalité de la scène, malgré le spectacle toujours répugnant d’un homme qui torture une femme, et surtout expirante, on excuse George tâchant d’arracher de ces lèvres serrées le dernier aveu d’infamie ; on applaudit presque son atroce réplique aux gémissemens de la misérable que brûle le poison : « Oui, tu as mal ! tu as mal ! mais ce n’est pas là répondre ! » Autant que le principal personnage, l’action est ici brusquée et réduite. Nous ne voyons que des effets, jamais de causes. Marie Deloche a séduit George, elle l’a épousé. Mais par quels artifices ? Cela non plus ne nous regarde pas. Du duel entre la coquine et l’honnête homme, les auteurs n’ont point noté les péripéties, les alternatives. Un Dumas fils au moins faisait de son Demi-Monde une comédie d’intrigue et d’une intrigue adroitement filée, où les chances tournent et se balancent, où nous comptons les points et marquons les coups. Et puis la baronne d’Ange mentait avec esprit, avec adresse, avec vraisemblance surtout, et le dénoûment de la comédie n’avait rien de tragique, seulement la désinvolture d’une partie galamment perdue par une belle joueuse.

Les autres personnages de MM. Daudet et Hennique manquent de fond autant que l’héroïne même. Le jeune homme est d’une naïveté singulière, avec ses illusions sur le prix des fleurs rares et des leçons de piano. La petite cousine, qui se sacrifie, est bien moutonnière ; son père, silhouette banale de viveur, ne signifie rien et ne sert à rien. Le rôle même de la comtesse fourmille d’inconséquences. Comment l’austère grande dame a-t-elle eu l’imprudence d’admettre une inconnue de cet âge et de cet air, non-seulement dans son intimité, mais dans celle de son fils et d’un fils qu’elle regardait déjà comme à demi fiancé ? Au second acte, ne pardonne-t-elle pas encore au jeune ménage avec une inconcevable facilité ? Le mariage a beau avoir été béni à l’église, le sacrement n’a pu éclaircir, moins encore effacer le passé de cette femme, un passé que la comtesse a deviné et dont ne s’est pas alarmée seulement sa religion, mais son honneur. Le grief du divorce écarté, assez d’autres subsistent, sinon pour rendre à jamais impossible, au moins pour retarder plus longtemps le retour maternel.

Au milieu de ce drame sentimental, ne retrouvera-t-on nulle part M. Daudet, sa voix mélodieuse et douce, encore adoucie par les années et les souffrances, la chaude effusion de sa poésie et de sa tendresse ? L’hiver dernier, dans l’Obstacle, il était plus lui-même, parce qu’il y était tout seul. Cette fois on ne fait que l’entrevoir, mais ses familiers peuvent encore le reconnaître. A quoi ? à des riens ; par exemple, à ce soupir qu’on croirait échappé des lèvres de Rose Marnaï : « Ah ! les fils ! les fils ! qui nous creusent des rides et nous quittent pour ne plus les voir. » A quoi encore ? A la présence d’un personnage épisodique et charmant, l’abbé Pierre. Depuis quelque temps, les ecclésiastiques se montrent volontiers au théâtre ; on en voit même au Palais-Royal ; c’est sur la scène que je veux dire. Ils y sont traités avec les plus grands égards, avec une parfaite convenance et une intelligence parfois très délicate, ici, par exemple, de leur caractère et de leur mission. C’est une idée heureuse et fine d’avoir mêlé à cette histoire de mensonge et de honte la pureté d’un prêtre et d’un tout jeune prêtre, un cœur naïf, ignorant du mal et comme velouté encore de son innocence et de ses illusions. Là est l’originalité, l’émotion discrète et la grâce furtive. Étonnement douloureux, frisson de l’âme interdite et blessée comme en sa pudeur par la nudité du péché, mélange d’horreur naturelle et de surnaturelle charité devant la réalité du vice, l’abbé Pierre exprime tout cela non-seulement par des mots justes et touchans avec simplicité, mais par des gestes plus éloquens peut-être que ses paroles. C’est en lui le premier qu’un mensonge de la menteuse éveille les soupçons ; c’est sur son front, le plus pur, que passent les premières ombres. Un jour, il a cru voir la jeune femme sortir d’un hôtel de la rue de Varennes ; il le lui dit ; elle se défend, mais avec embarras. Alors, sans insister de la voix, il insiste du regard. De quel regard profond, attristé ! Et dans les yeux qui répondent aux siens à peine a-t-il vu la faute et lu l’aveu, que de ses mains tremblantes il ouvre son bréviaire, à la fois pour se détourner du mal et prier Dieu de le pardonner.

Ce rôle, le meilleur qui soit dans la pièce, à moins qu’il ne soit à côté de la pièce, en est aussi le mieux joué, par un tout jeune comédien, M. Burguet, délicieux d’innocence, de piété et de miséricorde. Mme Pasca est, comme dans l’Obstacle, la mère de M. Raphaël Duflos, mère très noble d’un fils très passionné, et Mlle Sizos ploie avec des grâces minaudières sous un fardeau trop lourd à son frêle talent.


Les pieuses poupées de M. Maurice Bouchor ont représenté leur mystère annuel : après Tobie et Noël, la Légende de sainte Cécile ; la vie des saints après la Bible et l’Évangile. Toute l’Écriture y passera. Le néo-christianisme gagne ; de plus en plus il y a de l’encens dans l’air. Les marionnettes même ont le goût du divin ; des pantins jouent l’histoire sainte, et Guignol parle comme les Bollandistes.

Sainte Cécile est plus que ne le fut et ne pouvait l’être Noël, un drame véritable, et je l’en aime un peu moins. Noël ! récit mélodieux, méditation profonde et attendrie, immobile tableau de la plus belle des nuits et de la plus précieuse qui jamais ait enveloppé le monde. Tout y était auguste et recueilli. On ne faisait qu’annoncer, attendre, contempler et adorer Dieu. Peu d’action et de passion, surtout de passion mauvaise, car les méchans devenaient bons tout de suite ; et sous la bise de décembre miraculeusement attiédie, les fleurs d’avril étaient écloses.

M. Bouchor a voulu donner à son nouveau mystère plus de mouvement et de réalité. C’est presque un Polyeucte en miniature que jouent les gentils personnages ; cette fois ils ont de vrais cœurs humains dans leur petite poitrine de bois. Et peut-être l’humanité leur sied-elle moins que le rêve surnaturel et la prière. Peut-être en les faisant vivre davantage, a-t-on diminué leur poésie et notre illusion. N’importe, le spectacle demeure encore charmant. Le second acte surtout est délicieux, et délicieux par un contraste familier à M. Bouchor, mais que le poète n’avait peut-être jamais aussi heureusement accusé, entre l’élément sérieux, touchant même, et l’élément comique. Le comique chez M. Bouchor est d’un genre spécial : il a quelque chose de succulent et pour ainsi dire de culinaire, consistant souvent dans une joyeuse antithèse de mysticisme et de goinfrerie, mélange de Jacques de Voragine et de Gargantua ; Jordaëns et Fra Angelico panachés.

Légèrement indiquée par le vieux berger de Noël, cette opposition de l’esprit et de la matière a fait rire encore en certains passages de Sainte Cécile. En d’autres, singulièrement affinée et relevée, au second acte notamment, elle a fait penser. Le rideau se lève et découvre un gros proconsul endormi, affalé sur son siège consulaire et poussant des ronflemens d’ivrogne. A droite, le roi du vague Orient où se passe la tragédie, celui qui poursuit la pure Cécile de ses désirs criminels ; à gauche, une sorte de poussah ventru, joufflu, lippu, au crâne luisant, avec une face rubiconde de Silène bon enfant. Tous deux s’entretiennent de la vierge rebelle, de ses refus et de son prochain supplice. On entend une suave cantilène : c’est Cécile qui joue de la viole et chante avant de paraître devant ses juges. La voici qui vient ; elle est très douce, elle a des cheveux blonds couronnés de roses. Le proconsul continuant de dormir et le roi ne se sentant pas de rage, le magot se charge d’interroger la jeune fille. Il le fait avec beaucoup de bonhomie, d’ironie sereine, et la plus plaisante inintelligence de cet « état d’âme » qui dut en effet étonner le paganisme au moins autant que l’indigner.


Il m’incombe un devoir
Qui, pour d’autres, serait peut-être difficile.
Soyons un juge exquis, parlez, noble Cécile :
Vous persistez sans doute à renier les Dieux ?

CÉCILE.


Je confesse le Christ miséricordieux,
Fils unique du père.

GAYHAS.


Obscur. Je vous engage
A ne point abuser de ce nouveau langage.

Rien que cet « Obscur, » tombé de ces lèvres sensuelles et fleuries, a paru charmant, comme s’il enfermait dans un sourire la surprise et le doute de l’âme antique devant le scandale de la croix, l’aveu même des ténèbres au sein desquelles a brillé la lumière, et qui ne l’ont pas comprise.

L’interrogatoire se poursuit :

GAYHAS.


Ainsi donc, méprisant l’édit de l’empereur,
Vous reniez nos Dieux ?

CÉCILE.


Vos Dieux me font horreur.

GAYHAS.


Ayez dans vos propos un peu de retenue.
La nature des Dieux sans doute est mal connue.
Tourmentés par un vain désir de tout savoir,
Nous suons sang et eau pour les bien concevoir.
…………..
Donc, en métaphysique,
Le plus subtil rêveur est un pauvre benêt,
Et nous ignorerons toujours ce qu’il en est,
Si toutefois, princesse, il en est quelque chose.
Nul système ne vaut le parfum d’une rose.


Voilà des vers, les deux derniers surtout, que ne désavouerait peut-être pas le maître de l’exégèse et du sourire, le « prince des ironiques. » Après le doute aimable voici l’enthousiasme lyrique.


<poem> Attendez quelque peu. Voyons, tenez-vous bien au pitoyable Dieu Nommé Christ ou Jésus ? Chimère pour chimère, Est-il rien de pareil aux Immortels d’Homère, Qui, sortant du chaos et soumis au destin, Font de l’éternité bienheureuse un festin ? Ils enseignent la joie, ô vierge, et l’indulgence. Pour les biens répandus sur notre infime engeance, Tous ont droit aux vapeurs de l’encens syrien… Tenez, retournez-vous. Non ? Vous n’en ferez rien ? Soit ; mais vous avez tort. Ce Dieu qui vous indigne A dans ses beaux cheveux le doux fruit de la vigne ; Plein de grâce, il médite une folle chanson,

Et l’on ne sait pas trop s’il est fille ou garçon.

Or, chaque année, il meurt pour les hommes, sans phrase ;
Ses membres délicats, un rustre les écrase,
Les foule aux pieds, en fait jaillir le sang divin
Qui rira dans la coupe ; et lorsque, grâce au vin,
Nous oublions remords, soucis, tristesses vaines,
C’est le sang de Bacchus qui flambe dans nos veines.


Je ne saurais guère où trouver plus éloquente réplique de l’Olympe au Calvaire, et dans ce couplet j’admire peut-être moins le lyrisme éclatant, que le parallèle profondément symbolique et hardiment jeté comme dernier argument, comme défense désespérée du paganisme, entre les mythes antiques et les dogmes nouveaux, entre les deux rédemptions inégalement divines, celle du vin et celle du sang.

Sainte Cécile, comme Noël, est accompagnée de musique. Quand je dis comme Noël, je veux dire le contraire, car la musique de M. Vidal était délicieuse, et celle de M. Chausson est vilaine, aigre, maigre, grinçante, mal écrite pour les voix et les instrumens, si je m’en rapporte aux efforts infructueux des unes et des autres, mal écrite aussi pour les oreilles, si j’en crois le témoignage des miennes. D’autres ont autrement entendu, et l’un de nos confrères a recommandé la lecture de cette partition. La lecture, peut-être. Mais l’audition !

Et maintenant (soyons romantiques) et maintenant, messieurs, à la Comédie-Française ! Par le glaive ! de M. Richepin, drame en cinq actes et sept tableaux, en vers. Allons ! comme disait résolument le général, dans le Monde où l’on s’ennuie.

Nous sommes au moyen âge, sur une place de Ravenne, et de Ravenne opprimée par un usurpateur, Conrad le Loup. Deux bourgeois, Petruccio et Galéas, pleurent la liberté. Soudain parait une jeune fille, entraînée par un lansquenet et criant au secours ; c’est Bianca, fille de Galéas. Le père s’élance et tue le ravisseur. Il serait aussitôt pendu, car le tyran vient justement à passer, mais il est sauvé par l’intervention de la douce Rinalda, femme de Conrad. Fous de honte et de rage, Petruccio et Galéas jurent de délivrer la patrie. Or, voici qu’une espèce de bohémien, de mendiant, qui rôdait sur la place, s’offre pour les servir, ou plutôt pour leur commander. Ce n’est point en son propre nom qu’il parle, mais au nom du maître qui l’envoie, Guido, le duc légitime, disparu, et qu’on croyait mort, en réalité vivant et prêt à revenir. Les deux hommes prêtent serment à l’inconnu ; demain, chez Galéas, les principaux citoyens remettront en ses mains la cause de la liberté.

Cet inconnu, cet innominato, quel est-il ? Un frère bâtard de Guido, un patriote, un inspiré, un héros saint et pur, qu’une seule pensée anime : le salut de Ravenne. Pour que Ravenne soit sauvée, que faut-il ? Avant tout, que meure Rinalda, parce que Rinalda a trahi tout ensemble et Guido et la patrie. Fiancée jadis à Guido, elle s’est livrée à Conrad ; fille des opprimés, elle est devenue l’épouse de l’oppresseur. Elle doit être la première victime. Par un odieux stratagème on l’attire dans un guet-apens, chez Galéas, chez celui qu’elle a sauvé la veille, et là le terrible justicier se dispose à lui trancher la tête, par le glaive. Heureusement, Guido s’est caché sous une robe de moine pour entendre la confession de l’infidèle, et vous devinez ce qu’il entend. Avec un peu de réflexion, un peu de foi surtout en celle qu’il aimait, il l’eût deviné lui-même. La pauvre Rinalda n’a rien fait qu’avec des intentions saintes : pour sauver la vie du petit Rizzo, frère cadet de Guido, seul espoir de revanche, « Rizzo, dernière fleur de la dernière branche. » Cet odieux hymen a racheté cette précieuse vie. Et puis avec tous ses concitoyens, elle croyait mort le bien-aimé ; enfin, près de Conrad, elle n’aide point au mal, elle le conjure ; loin d’être la complice du tyran, elle est le bon ange de la patrie.

Son Guido vivant et retrouvé, qu’importe le passé ? A Guido maintenant d’agir. Elle l’aidera de son mieux ; elle va regagner le palais et servir au dedans les projets du dehors. Mais avant que demain le complot n’éclate, avant l’heure de la lutte, du péril, peut-être de la mort, que Guido vienne au moins ce soir la retrouver et lui redire qu’il l’aime. Il viendra, il vient ; mais auprès de Rinalda son frère l’a devancé. Plus patriote, plus héroïque, plus exalté que jamais, il a révélé à Rinalda que la ville, pour se soulever, exige un gage, un gage d’union entre le prince et le peuple : ce gage, c’est l’hymen de Guido avec Bianca, l’humble fille. Il faut donc que Rinalda renonce à son amour, qu’elle jette Guido dans les bras d’une autre, ou la sainte entreprise avorte et Ravenne est perdue. Je tâcherai, murmure la pauvre femme ; et quand Guido tombe à ses genoux, elle le repousse ; elle se refuse aux baisers d’aujourd’hui, à l’hymen de demain, alléguant la couche infâme où elle a dormi et l’ineffaçable souillure. Mais on frappe à la porte. C’est Conrad, averti par un traître, qu’un homme est chez sa femme « à cette heure de nuit. » Rinalda n’a que le temps de cacher Guido dans un oratoire ; Conrad veut lui arracher la clé ; elle la jette par la fenêtre dans le torrent qui bat les murailles. Soudain retentissent des cris d’alarme : le peuple s’est révolté ; l’émeute a envahi le palais ; Conrad périt dans la bagarre, et Rinalda, pour assurer l’union de Guido et de Bianca, mais pour n’y point survivre, résout elle-même de mourir. A la tête des assaillans, voici le frère de Guido, le héros toujours mystérieux. Devant lui, Rinalda s’accuse hautement, que dis-je, elle se vante d’avoir trahi, d’avoir enterré Guido vivant ; elle maudit la patrie et blasphème la liberté. Le glaive alors, le fameux glaive s’abat sur elle. Mais avant qu’elle expire, on délivre Guido, et la mourante justifiée, remerciée, bénie et pleurée de tous, achève son sacrifice en mettant la main de la jeune plébéienne dans celle du prince victorieux.

De cette histoire compliquée, l’invraisemblance est peut-être le plus grave défaut. Comment admettre, par exemple, au début, que les citoyens d’une ville livrée à la tyrannie, et par suite à l’espionnage, non-seulement se confient, mais se soumettent au premier venu qui leur parle de liberté ? Un peu plus loin, est-il raisonnable que Guido et son frère, pour délivrer le pays, n’imaginent rien de mieux, comme entrée de jeu, que d’assassiner la femme du tyran ? Outre qu’elle est peu pratique, cette première démarche me paraît dictée par la rancune privée d’un amant qui se croit trahi, plutôt que par l’intérêt bien compris de la cause nationale. Et pour comble on allait égorger Rinalda sans l’entendre. Que serait-il advenu si Guido n’avait revêtu la robe du moine ? Ainsi, du commencement de la pièce à la fin, le grand politique, le saint patriote joue de malheur. C’est le plus inspiré des héros, mais le plus mal inspiré et le plus funeste. Il passe son temps à tout perdre, du moins à tout compromettre, encore plus à tout compliquer. Pas une de ses idées qui ne soit fâcheuse et près d’amener, à moins qu’elle ne les amène en effet, les plus désastreuses conséquences. Quelle est son idée capitale, celle qui, sous le drame d’histoire, noue le drame de passion et le dénoue, ou plutôt le tranche par le glaive ? Vous avez pu en juger : Rinalda et Guido réunis allaient purger Ravenne du tyran, s’en débarrasser eux-mêmes et couronner leurs amours. Au lieu de les laisser faire, le héros imagine de découvrir à Rinalda l’amour de Bianca pour le prince, un amour de second plan sans intérêt ni portée, un amour qui n’est pas même partagé et où, par une illusion politique, peut-être aussi par monomanie d’héroïsme, notre exalté s’entête à voir la garantie et la condition de la révolution. La révolution se fera bien sans cela. Que dis-je ? Au dénoûment elle est faite. Et alors quelle n’est pas notre surprise, quand nous voyons Rinalda, gagnée à son tour par la contagion de l’héroïsme à vide, du sacrifice inutile et du martyre de luxe, se précipiter elle-même au-devant du glaive, de ce glaive insupportable et jusqu’à la fin malencontreux !

Voilà comment le principal personnage de la pièce en est aussi le plus fâcheux. Le drame sans lui n’eût pas eu peut-être plus d’originalité, mais il eût marché plus vite et mieux fini. On aurait évité aussi bien de la rhétorique, et sur le sacrifice, la liberté et la patrie, une demi-douzaine de sermons, dont un seulement nous a ému : celui qui termine la grande scène avec Rinalda. Il commence par une éloquente évocation de Notre-Seigneur tombé trois fois et trois fois relevé sur le chemin du Calvaire ; il finit par une exhortation, et je dirais presque une irrésistible poussée au sacrifice et au martyre. Le crescendo lyrique est ici d’un magnifique effet. Il faut ajouter qu’on l’a embelli encore par la décoration et la lumière, en ouvrant une grande fenêtre sur le ciel d’une nuit infiniment bleue, où se détache la silhouette de M. Mounet-Sully, beau comme un christ allemand.

N’importe : patriotisme, vertu, devoir, grands sentimens, grandes phrases et grands mots, M. Richepin en a un peu abusé. À la fin de la soirée, au milieu déjà, on demande grâce, on ne peut se maintenir à cette hauteur, on se sent inégal, insensible et honteux de son insensibilité. Ah ! les nouveaux convertis ! les barbares qui se civilisent ! Où sont les blasphèmes d’antan ? Non que je les regrette ; je les rappelle seulement. La vieille morale a de ces retours et de ces vengeances : on commence par le scandale, on finit par le lieu-commun. Je le sais pourtant et veux y insister en terminant ; l’auteur a jeté sur la banalité des personnages d’éclatantes draperies. Notre critique vise le fond plus que la forme, le drame et non les vers, et même aux lieux-communs que nous déplorons, le poète lyrique, en plus d’un passage, a donné l’éloquence et la beauté des vérités éternelles.

L’interprétation est ce qu’elle doit être : forcenée. Pourvu qu’en de pareilles fureurs, la douce, la frêle, l’exquise Mlle Bartet ne brise point une de ses cordes d’argent ! M. Mounet-Sully est relativement calme ; ainsi le veut son rôle, qu’il a d’ailleurs composé avec intelligence, y mettant tour à tour du mystère, de la mélancolie et une flamme sacrée. Son pauvre frère ne peut, hélas ! que hurler, tantôt de rage, tantôt d’amour. Il faut le louer et le plaindre. L’infortuné M. Silvain râle avant le milieu du premier acte. Plus douce est la voix de M. Albert Lambert ; plus douce encore, la voix de Mme Amel chantant pour le petit Rizzo une mélodieuse cantilène. Et tenez ! quand je songe au drame de M. Richepin, je tâche d’en oublier le fracas et l’horreur et de revoir seulement un palais d’Italie, une grande salle de marbre, où, la nuit, dans un rayon de lune, un murmure de chanson et de mandoline caresse le front d’un enfant endormi.


CAMILLE BELLAIGUE