Revue dramatique - 14 février 1910

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Revue dramatique - 14 février 1910
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


PORTE-SAINT-MARTIN : Chantecler, pièce en vers en quatre actes de M. Edmond Rostand.


Chantecler est un très beau poème lyrique. Dans aucune de ses œuvres précédentes, M. Rostand ne s’était montré aussi exclusivement poète. Jusqu’ici, et même aux heures de plus complète réussite, il avait été surtout un homme de théâtre doué à un degré exceptionnel du don spécial de la scène, un virtuose du mot, un jongleur de la rime étonnamment habile. Depuis ses succès étourdissans, au lieu de se laisser aller à sa verve facile, et de courir, comme il le pouvait, à d’autres succès qui auraient été, — pour lui, — des succès faciles, il s’est recueilli. Il a compris que c’était une sorte de devoir envers lui-même. On ne saurait trop lui en faire honneur. Il a regardé la vie. Il a rêvé à son art. Il a connu la gloire et son amertume. De ce travail intérieur est résultée une inspiration nouvelle et qui vaut cette fois par sa profondeur. Je ne connais, dans tout le théâtre de M. Rostand, rien d’aussi émouvant que certains morceaux de Chantecler. Poète, noblement poète, purement poète, M. Rostand l’est ici par la conception générale de son œuvre ; il l’est en outre par toute sorte de beautés de détail qui ravissent au passage. Je m’empresse d’ajouter qu’il y a dans cette œuvre mêlée des endroits exécrables, pires que la tirade des nez dans Cyrano, et pires que certaines parties du rôle de Flambeau dans l’Aiglon. Apparemment c’est la compensation du don poétique chez M. Rostand ; c’en est la rançon. Rien ne servirait d’insister, ni de discuter, et peut-être l’auteur lui-même n’en peut mais. Seulement, on comprendra que nous n’acceptions pas Chantecler en bloc et que nous réservions notre admiration à ce qui nous en paraît admirable. Le mot est de ceux que nous n’avons pas souvent l’occasion de prononcer, et le sentiment est de ceux qu’il faut savoir respecter.

Poète, et poète lyrique, M. Rostand s’est ici livré avec abondance, avec prodigalité à tous les entraînemens, à tous les caprices de sa fantaisie. Comme certaines comédies de Musset transportées à la scène en dépit d’elles-mêmes et des dieux, Chantecler est à peine une pièce de théâtre. Ce poème singulier pourrait porter en sous-titre : les Destinées de la poésie ou encore : la Confession du poète. Tel est bien le sujet, le plus personnel de tous, celui où l’écrivain nous fait entrer dans le secret de son travail créateur. Rien de plus humain que cette pièce où l’homme ne paraît pas sur la scène et où tous les acteurs sont des animaux. Pourquoi d’ailleurs cette incursion dans l’histoire naturelle et ce recours à l’ornithologie ? Il paraît, et je suis tout disposé à le croire, que ce n’est pas chez l’auteur le résultat d’un choix, et qu’il ne l’a pas fait exprès. Car nous savons comment est venue à M. Rostand l’idée première de son œuvre et qu’elle lui est venue sous forme concrète. Au hasard de ses promenades, il s’est arrêté dans une cour de ferme. Ce petit monde du poulailler lui est apparu comme une image de notre monde. Devant les travaux et les querelles des oiseaux, son imagination a évoqué les travaux et les querelles des hommes. Et le désir est né chez lui d’emprunter ce jeu d’apparences pour traduire d’intimes réalités. Ainsi l’œuvre s’offrait à son esprit sous une forme qu’il n’avait ni cherchée ni voulue, mais qui désormais s’imposait à lui. C’est la mystérieuse élaboration qui s’opère de façon inconsciente et se présente avec un caractère de nécessité. Mais dans le cadre et dans la forme qui venaient à lui, le poète pouvait enfermer tel contenu qui lui conviendrait. La Fontaine, qui écrivait à une époque de littérature impersonnelle, en reprenant le moule de la fable ésopique y a placé

Une ample comédie en cent actes divers
Et dont la scène est l’univers.

Il y a écrit les Mémoires de son temps, non les siens. Ce que M. Rostand a mis dans Chantecler, c’est lui-même, et c’est le meilleur de lui, je veux dire : son émotion devant les spectacles champêtres, son expérience de la vie et sa conception de l’art.

Donc voyons la toile se lever sur l’assemblée des bêtes. Ou plutôt, pas encore !… Il était prudent en effet de nous prémunir contre le premier choc. Certes, nous étions prévenus, et nous avions quelque peu entendu parler de Chantecler. Mais rien n’égale l’impression de la « chose vue. » Et il fallait d’abord nous faire accepter l’étrangeté du spectacle. Un des moyens de « préparation » dont s’est avisé l’auteur est ce prologue dont il fait précéder le lever du rideau. Je regrette un peu que ce prologue soit débité par un monsieur en habit noir. Je sais bien qu’il y a une longue tradition. C’est le « meneur du jeu » de l’ancien théâtre, l’ « orateur de la troupe » du XVIIe siècle, le semainier de notre Comédie-Française. Mais c’est aussi le prestidigitateur ou le compère de revue. Et puisque nous sommes ici en pleine fantaisie et qu’un monsieur en habit noir est ce qu’on peut imaginer de plus laid au monde, pourquoi ce rappel de la disgrâce moderne et de la réalité lugubre ? Je déplore aussi que les bruits de coulisse soient exécutés de façon si grossière. Cela dit, il est vrai que le prologue est ici un moyen de théâtre excellent. Peu à peu, il crée une atmosphère, ou, comme doit s’exprimer le Paon chez la Pintade, une ambiance. Il nous met dans de certaines dispositions et nous amène insensiblement à désirer voir ce qu’on nous annonce. Ainsi est évitée l’impression d’imprévu, d’inattendu, c’est-à-dire de déconcertant. Derrière ce rideau encore baissé, nous avons entendu des chants et des gloussemens, des bruits de sabots, des tintemens de grelots. C’est la ferme qui s’éveille. Et dans la cour de ferme que le rideau découvre en se levant, nous ne sommes plus étonnés de voir les hôtes accoutumés d’une ferme.

Ce cadre de campagne, tel que M. Rostand l’a imaginé, est délicieux. Je dis campagne, et non pas nature. La nature est le terme vague dont nous désignons un ensemble de puissances devant lesquelles nous éprouvons surtout de l’effroi, parce que nous les devinons hostiles et que nous les sentons disproportionnées à notre faiblesse. La campagne, c’est le coin familier dont une longue et intime connaissance nous a fait un ami. Nous y sommes chez nous, et nous nous y sentons en confiance. Pas de vastes perspectives où le regard se perd et la pensée s’affole, mais un horizon limité où nous sommes assurés de nous retrouver. Des choses simples, des choses humbles, mais des choses familières avec cet air ancien qu’elles savent garder à la campagne mieux qu’ailleurs. La poésie de la vie rustique exprimée au vrai, en dehors de toute convention affadissante, je ne crois pas qu’on nous en eût encore donné une sensation aussi juste.

Les bêtes qui évolueront dans ce cadre champêtre auront la crête d’un coq, le museau d’un chien, le bec d’un merle, mais ce seront des hommes. Et que voulez-vous que ce soient ? Un peintre animalier, un sculpteur, un poète descriptif, un Troyon, un Barye, un Leconte de Lisle, peut être un impeccable naturaliste et nous donner du monde animal une représentation objective. Du moment qu’on fait parler les bêtes, quels sentimens leur prêter qui ne soient les nôtres ? M. Rostand n’a pas hésité, non plus que n’avaient fait son bon maître La Fontaine et tous les fabliers de tous les temps. C’est un symbolisme dans lequel nous entrons sans peine, parce qu’il est suivant la tradition.

Le poulailler où se déroule le premier acte est un poulailler où l’on cause. On y cause énormément, exclusivement de littérature. Car celui qui y règne, le coq, Chantecler, est un poète. Il est plus que cela, il est le poète. Rien n’importe de lui que son chant. C’est ce chant qui le fait souverain. Et c’est le secret de ce chant que voudraient connaître les poules qui gloussent tendrement autour du chanteur. Nous devinons qu’elles ont vaguement dans leurs cervelles d’amoureuses l’espoir d’être elles-mêmes ce secret. Fol espoir ! Vain désir ! Chantecler n’est pas un poète de l’amour. Et c’est un trait tout à fait original. M. Rostand n’a pas fait de son héros un jeune premier romantique, non plus qu’un ténor, ni un soupirant de cavatines sentimentales. Nous attendons inutilement le duo d’amour obligatoire dans toute pièce en vers. Le coq autour de qui s’empressent toutes les poules pourrait assez bien jouer le rôle du don Juan « qui veut aimer sans cesse après avoir aimé. » Rien ici de pareil. M. Rostand a brisé les tables de la loi poétique et théâtrale d’après laquelle les plus énamourés sont les chants les plus beaux. Il va sans dire que l’amour aura néanmoins sa place dans la pièce. Mais ce sera l’amour que Musset qualifiait d’ « exécrable folie. » La femme y fera son œuvre, mais ce sera une œuvre de perdition, comme en eût décidé Vigny. Si Chantecler est le poète, l’amour est pour lui non pas la source qui alimente l’inspiration, mais le fléau qui la tarit. Non, non, le secret de Chantecler n’est pas un secret amoureux. Mais quel est ce secret ?

Auprès de Chantecler qui est un simple, un naïf, un brave homme de grand poète, un brave coq de grand homme, le merle siffleur, sceptique, ironique. Il raille la foi de son compagnon, cette foi qu’a Chantecler en lui-même d’abord et puis dans des tas de chimères surannées. Un sifflotement lui tient lieu de raison et il sifflote comme on ricane. Ces airs supérieurs lui tiennent lieu de supériorité et le consolent d’une médiocrité dont il semble bien avoir à part lui conscience. Il est venu à Paris, s’est perché sur quelques arbres du boulevard, en bordure des petits théâtres. Il a attrapé un certain tour de blague, qu’il applique, comme c’est l’usage, à tout propos et hors de tout propos. Il est moderniste à outrance et dédaigneux de tout ce qui n’est pas le « dernier cri. » S’il paraissait des journaux dans les cours de ferme, il serait le roi des journalistes. Que dis-je ? Ce journaliste-né est à lui seul tous les journaux et tout le journal. Il recueille les échos, lance les nouvelles, parle le feuilleton et siffle la chronique. C’est pourquoi, — par nécessité de métier et hostilité de nature, — il est à la fois l’inséparable de Chantecler et son pire ennemi. Il faut qu’il s’attache à ce favori de la célébrité pour colporter le moindre de ses gestes ; et, par cette familiarité qu’il lui impose, il le compromet et le rabaisse.

Chantecler ne s’y trompe pas, au surplus ; toute sa sincérité ne l’amuse pas sur le compte de ce perfide. Mais il y a quelqu’un dans la basse-cour pour qui il éprouve confiance et gratitude. Ce quelqu’un-là n’appartient pas à la famille ailée ; il ne quitte pas la terre, région où habitent la sagesse et le bon sens. Il n’a ni le persiflage élégant du merle, ni d’ailleurs aucune espèce d’élégance. Ce n’est qu’un chien, et non pas un chien de luxe, un vieux chien de garde, laid et rauque ; mais de le sentir là qui veille dans sa niche, cela donne aux oiseaux de tout plumage une belle sécurité. Il n’est pas, lui, le suiveur de toutes les nouveautés et le courtisan, de la mode. Il loue plus volontiers le passé que le présent. Il se méfie de ce qui plaît, connaissant trop bien ceux qui s’y plaisent. Ce qui fait se pâmer les autres, lui fait contracter et plisser le front. Où d’autres applaudissent, il aboie, de toutes ses forces et de toute sa voix, comme si tous les chiens de tous les temps et de toutes les races ne faisaient en lui qu’une seule meute aboyante. Il est le défenseur des règles, et de la tradition, et du goût. On dirait un Boileau campagnard, un Nisard paysan. Un poète qui prend parti pour la critique contre les journaux… nous ne sommes pas très habitués à cela, nous autres, — dans notre niche. Je vous dis que nous sommes ici loin de toute banalité.

N’oublions pas un personnage qu’on voit peu, qu’on entend mal, mais dont la présence n’est certes pas négligeable : c’est la vieille poule qui fut la « nourrice » de Chantecler. Elle somnole beaucoup, comme c’est la coutume des vieilles gens. Quand elle sort de sa torpeur, elle a cet air un peu vague des dormeurs qui ne sont pas bien à la conversation, des songeurs qui ont peine à reprendre pied dans la réalité. Les propos qu’elle tient semblent d’abord se raccorder assez mal il a situation. Mais qu’on y prête attention, et ils le méritent, on s’aperçoit alors qu’ils sont pleins de sens, de saveur et de moelle. Ce sont, non pas propos en l’air comme ceux que de là-haut siffle le merle, mais paroles de poids que débite lentement l’oracle campagnarde, chaque fois que se lève le couvercle du panier comme s’ouvraient jadis les portes du sanctuaire où vaticinait la pythonisse. Autant de paroles, autant d’aphorismes. C’est vrai que les gens de la campagne parlent peu, comme s’ils avaient peine à débrouiller le songe intérieur, et qu’ils parlent presque uniquement par sentences. — George Sand, qui connaissait les paysans mieux que ne l’a fait aucun écrivain, n’a pas manqué de noter ce trait. — Ils sont les moins individualistes des hommes. Ils ont l’horreur des opinions particulières et du sens propre. Ils s’abritent derrière l’autorité des anciens. Ils se réfèrent au trésor de sagesse accumulé par les générations. Et cela ne manque pas de grandeur, ce dédain pour les modes passagères, ce respect pour ce qui dure.

Le coq chante, le merle siffle, le chien aboie, tout est pour le mieux dans cet intérieur paisible, parce que tout y est selon la règle. Le bonheur y habite qui résulte de l’ordre des choses. C’est ce genre de bonheur qui est comme l’épanouissement de la vie en conformité avec la morale. Je n’oublie pas que dans tout poulailler, depuis que les poulaillers existent, règne une polygamie que notre morale chrétienne peut difficilement admettre. Mais c’est un détail que très habilement l’auteur a su estomper, rejeter dans l’ombre, en sorte que nous l’oublions tout à fait et que nous avons, presque toujours, la sensation d’être dans un bon intérieur bourgeois, où l’on vit en famille. Hélas ! ce bonheur-là n’est guère moins fragile que l’autre. Une menace plane et s’abat sur lui. Et telle est l’entrée de la Faisane. La pauvre ! elle est poursuivie par les chasseurs. Elle cherche un abri. Elle demande protection. Qui se défierait d’elle ? Pourtant elle est l’ennemie, car ce qu’elle symbolise est en opposition et doit entrer en lutte avec ce qui fait l’essence même de ce milieu familial où on l’accueille comme une visiteuse, mais où elle ne saurait être qu’une intruse. Elle aime la vie libre, l’inconnu de l’espace sans limites, l’attrait du danger. Un génie est en elle qui combat le génie du foyer. Ceci tuera cela. D’où vient-elle, au surplus ? elle l’ignore, comme elle ignore où elle va. Tout juste sait-elle que sa race n’est pas originaire de ce pays. Les couleurs trop vives de son riche plumage font une tache éclatante parmi les teintes grises de ce petit monde aux nuances effacées. C’est l’Aventurière et c’est l’Étrangère.

Un autre danger menace Chantecler. Parce qu’il est une puissance de lumière, toutes les puissances de ténèbres doivent lui être hostiles. Parce qu’il est un oiseau de jour, tous les oiseaux de nuit doivent conspirer contre lui. À mesure que l’ombre s’épaissit, on voit s’allumer et luire l’escarboucle de leurs yeux. Ils trament contre lui des choses obscures… Cela encore, est dans l’ordre et cela doit être. Mais cela nous afflige. Nous comprenons qu’on en veut à la vie même de Chantecler. Cela achève de nous le rendre sympathique. Nous tremblons pour une tête si chère !… Tel est ce premier acte, dont j’ai essayé de suivre le dessin, dans mon analyse, d’aussi près qu’il m’a été possible. Cet acte est vivant, brillant, varié, tout plein de verve et de gaieté. Il a tout de suite donné le ton et le mouvement et décidé du succès.

La conspiration des oiseaux de nuit sert encore d’ouverture au deuxième acte. Nous sommes cette fois dans la forêt où la faisane a su entraîner Chantecler. Nous y assistons au lever du jour. Au chant du coq, l’ombre se dissipe, les fantômes qui la peuplaient s’évanouissent et du village prochain montent les bruits annonçant que partout la vie recommence et que chacun se remet à la tâche quotidienne. C’est le moment que choisit Chantecler pour révéler son secret à la faisane. Est-ce qu’il l’en croit digne ? Est-ce plutôt qu’à la manière de ceux qui aiment il veut paraître dans son air le plus avantageux ? De tout temps le secret des Samsons a été pour les Dalilas. C’est ici la scène maîtresse de la pièce. C’est celle où nous attendions le poète. Il n’a pas failli à notre attente. Et pendant les minutes qui vont venir, nous lui devons d’avoir senti passer sur nous le grand frisson.

Comment chante le coq ? Il commence par sarcler et fouiller la terre, et quand il s’est de ses deux pattes solidement planté dans le sol, alors le chant monte en lui comme une sève. Mais puisque c’est ici un des rares endroits où nous possédions le texte de l’auteur, et puisque le meilleur moyen de louer les poètes est de les citer, laissons la parole à Chantecler lui-même :


Je ne chante jamais que lorsque mes huit griffes
Ont trouvé sarclant l’herbe et chassant les cailloux
La place où je parviens jusqu’au tuf noir et doux !
Alors, mis en contact avec la bonne terre,
Je chante… Et c’est déjà la moitié du mystère,
Faisane, la moitié du secret de mon chant…
Qui n’est pas de ces chants qu’on chante en les cherchant,
Mais qu’on reçoit du sol natal comme une sève !
Et l’heure où cette sève en moi surtout s’élève,
L’heure où j’ai du génie, enfin, où j’en suis sûr,
C’est l’heure où l’aube hésite au bord du ciel obscur.
Alors plein d’un frisson de feuilles et de tiges,
Qui se prolonge jusqu’au bout de mes rémiges,
Je me sens nécessaire et j’accentue encor
Ma cambrure de trompe et ma courbe de cor.
La terre parle en moi comme dans une conque,
Et je deviens, cessant d’être un oiseau quelconque,
Le porte-voix en quelque sorte officiel
Par quoi le cri du sol s’échappe vers le ciel.

Que ce soit là une belle vision plastique, cela éclate aux yeux. Mais on peut lui demander compte de la pensée qu’elle traduit. L’image ici est belle à force d’être juste, expliquant mieux qu’une définition la genèse de toute poésie. Car la poésie n’est que la dernière expression d’une race, la fleur suprême où sa vie profonde s’épanouit ; elle suppose un lointain passé et la longue élaboration des siècles. Ces vers du coq enferment en peu de mots beaucoup de sens.

Cependant, à mesure qu’il lance ses appels de plus en plus impérieux, Chantecler voit la nature sortir de cette torpeur où chaque soir elle s’abîme : lentement elle s’éveille ; les êtres et les choses reprennent leur forme et leur couleur, et la lumière qui d’abord a couronné les collines s’étend dans la vallée redevenue sonore et joyeuse. Car c’est lui Chantecler qui est le chef du chœur et l’ordonnateur de l’immense féerie. C’est pour lui obéir que le soleil docile nous envoie les rayons de son astre. C’est lui qui fait lever le jour. Il le croit. Illusion peut-être. Mais comment s’empêcherait-il d’y céder ! Il apporte à sa besogne quotidienne tant de zèle et de conscience ? Son effort est une réalité dont il ne peut douter. Et chaque fois il le constate suivi d’effet. Il en est ainsi depuis les siècles des siècles. Et jamais cet ordre n’a été dérangé. Est-il au monde une loi mieux établie, une vérité dont nous soyons en possession de nous tenir pour mieux assurés ? Tout l’orgueil du coq ne vient que de cette illusion.

Après tout, est-ce une illusion ? Chantecler est le poète, et n’est-ce pas la poésie qui crée la beauté de l’univers ? Les choses ne sont en elles-mêmes ni belles, ni laides. Mais leur image passe à travers les âmes et elles s’y transforment : les yeux qui l’ont reçue la renvoient métamorphosée. L’homme projette hors de lui sa sensibilité qu’ignore la nature indifférente. Il inscrit ses rêves dans les nuances de l’atmosphère ; il charge de ses sensations le vain décor ; il spiritualise l’inerte matière. À cette préparation de l’universelle fantasmagorie on peut dire qu’aucun, même parmi les plus humbles, n’a été complètement étranger. Car, en ce sens encor, il est exact que rien ne se perd dans la nature. Pas une émotion qui ne se propage en ondes infinies. Pas un soupir dont l’écho, si faible soit-il, ne s’entende par-delà les espaces et par-delà les temps. L’œuvre collective et impersonnelle se résume à de certains intervalles dans un de ces monumens individuels qui jalonnent la route de l’humanité. Mais le privilégié qui y grave sa signature n’est que le représentant d’un peuple de collaborateurs inconnus. Chaque poète au nom glorieux n’a fait que réunir en faisceaux les lueurs éparses qu’ont répandues sur la morne réalité des milliers et des milliers de poètes anonymes. Non, maître des enchantemens, tu n’es pas la dupe d’un mensonge inventé par ton orgueil ! Tu as le droit de te mirer dans une splendeur que le monde t’emprunte. C’est notre reconnaissance qui salue en toi le grand magicien.

Aussi comme on comprend l’inquiétude du chanteur après l’effort qui le laisse brisé ! Si ce chant, où il s’est prodigué, était le dernier ! S’il avait épuisé toute son énergie ! Si la source était à jamais tarie ! Si le mystère ne devait plus se reproduire ! Si l’immensité privée de la voix qui l’anime allait rentrer dans le silence ! Chantecler, sa tâche d’éveilleur terminée, craint chaque fois de ne plus pouvoir en renouveler le bienfait. Tous les poètes ont éprouvé, dans la lassitude qui suit la création, ce découragement passager, cette minute d’épouvante devant l’œuvre de demain. Surgit amari aliquid. Une tristesse queux seuls connaissent se lève des fêtes qu’ils nous donnent.

Ainsi nous songeons, tandis que se déroule, avec une irrésistible puissance, la tirade héroïque ; tel est l’ordre de sentimens et de pensées qu’évoquent les vers enflammés de Chantecler. Jamais rien, dans l’œuvre de M. Rostand, ne nous avait autant émus. Le poète a été cette fois emporté au-dessus de lui-même, soulevé très haut par un ample souffle de lyrisme.

Le troisième acte est le moins bien venu. C’est au surplus dans sa plus grande partie une sorte d’intermède et de hors-d’œuvre. Il y a réception chez la Pintade. Cette dame, une mère des lettres, a fait de son salon le rendez-vous des esthètes et des rastaquouères : snobisme et exotisme. Le Paon est le dieu de l’endroit et, du haut de sa sottise outrecuidante, rend des oracles, dont chacun tombe sous les espèces d’une épithète prétentieuse et d’ailleurs dénuée de sens. Des coqs ont été invités, pourvus de plumages hétéroclites et de noms à coucher à la porte. Il en vient de tous les points du globe, de toutes les basses-cours étrangères. Quels accens ! Quels baragouins ! À tout ce déballage de cosmopolitisme, Chantecler, qui est le coq, le vrai coq, le seul coq, le coq tout simplement, oppose la clarté de son chant gaulois. Nous sommes en pleine satire littéraire. Par malheur, si la satire littéraire est en soi chose fort agréable, elle n’est pas très « théâtre. » Ajoutez que Chantecler a, pour défendre les bons principes, des procédés qui feraient merveille dans le camp opposé. S’il nous venge du mauvais goût des autres, son mauvais goût à lui, qui nous en vengera ? — Maintenant, tenez-vous beaucoup à savoir que le rendez-vous chez la pintade était un guet-apens ? Des coqs de combat ont été apostés pour assassiner Chantecler. Ici le duel indispensable à toute pièce romanesque. Chantecler est un drame de plume et d’épée. Par bonheur, ces spadassins ne savent pas le premier mot de leur métier. Il est très dangereux d’armer de couteaux les pattes d’un coq, j’entends dangereux pour lui. Il est à craindre qu’il ne s’estropie lui-même. Et c’est ce qui arrive à ce Saltabadil. Périr victime d’un meurtre, sombrer dans un fait-divers, Chantecler ne pouvait avoir une fin si vulgaire. Et nous y aurions perdu le quatrième acte. Je dis : perdu, car ce quatrième acte égale presque en beauté le second.

D’un bout à l’autre, il est tenu dans une note de mélancolie, comme le second sonnait l’éclat du triomphe. C’est l’acte où Cyrano découvre qu’il n’a été toute sa vie qu’un fantoche, où l’Aiglon pleure sur le pauvre enfant que tout à l’heure il aura cessé d’être. Qu’est-ce que la fin pour un rêveur, si ce n’est la fin de son rêve ? Quand don Quichotte recouvre la raison, c’est alors qu’il ne lui reste plus qu’à mourir. Nous sommes encore une fois dans la forêt, la forêt mouillée de pleurs, humide de rosée, dont chantent toutes les feuilles. Il y a des concerts d’oiseaux, des chœurs d’oiseaux en prière. La prière à saint François qui, en son temps, fit le sermon aux oiseaux, est une de ces jolies trouvailles où excelle l’ingéniosité de M. Rostand. Dans la forêt où tout lui reste étranger, Chantecler a la nostalgie de la vieille demeure, seul endroit où il se sente chez lui. C’est ce que la jalousie d’une amoureuse a tôt fait de deviner. La faisane sent bien qu’il lui échappe ; elle lui en veut de ce chant qui n’est pas pour elle ; elle l’empêche de chanter. Et ce caprice bien féminin aura des conséquences incalculables. Car Chantecler n’a pas chanté, mais le jour a continué de se lever. Il faut donc que Chantecler se rende à l’évidence : ce n’est pas lui qui fait lever le jour. Sa foi dans la vertu de son chant n’était qu’une duperie. Premier désastre qu’un autre va suivre. Ce chant dont il s’est jusqu’ici enivré, il lui reste à douter de sa valeur d’art. Ecoutez ! Ces notes argentines, ces modulations souples, cette harmonie savante qui fait courir par toute la feuillée une âme musicale, ce Chant du rossignol… voilà la révélation. Se peut-il que de grossiers flatteurs aient préféré sa note rustique à la symphonie de cet artiste divin ? Par-dessus les flatteurs, Chantecler et le rossignol se reconnaissent et mettent en commun leurs rêves et leurs inquiétudes, leurs joies et leurs amertumes de chanteurs aimés des dieux : choisis pour avoir part aux agapes mystiques. Lui non plus, le rossignol, n’a pas la fatuité d’être content de lui. Si nul chanteur, sur cette terre, ne peut rivaliser avec lui, il compare son chant à un autre chant idéal et dont il rêve. Ainsi le poète porte en lui le modèle d’une perfection inaccessible, et l’œuvre qu’il aurait voulu faire le désenchante de celle qu’il a faite. Cet orgueilleux est à sa manière un modeste. Un coup de feu : le rossignol se tait, frappé à mort. Mais voici déjà qu’on entend monter dans l’air un autre chant de rossignol. Car il en est ainsi et ce n’est rien que la mort d’un poète. D’autres sont là, tout prêts déjà pour le remplacer. La partie qu’il abandonne, d’autres la reprendront pour lui. Les défaillances individuelles ne comptent pas, au regard de l’ensemble. Une seule chose importe, c’est que la poésie ne meure pas dans le monde.

Je m’en suis tenu, dans ce qui précède, à ce qui m’a semblé l’âme même de la pièce. J’en ai dégagé l’inspiration profonde et isolé l’essentiel. Il convient d’ajouter que, réduite ainsi à l’étude de l’idée maîtresse, l’analyse ne donnerait pas de Chantecler une image ressemblante. Elle en fausserait le caractère en le guindant et le solennisant. Au contraire l’atmosphère de la pièce est une atmosphère de libre fantaisie, de belle humeur et de gaieté. Les grelots de la folie y mettent leur tintement joyeux. Mille et un traits d’ironie, d’espièglerie, de gaminerie raillent au passage les plus modernes de nos travers. En maints endroits, on sent que le poète s’amuse. C’est son droit et mieux que son droit. On aime cette gaieté qui est, chez le poète mûri, restée si jeune. On lui en veut seulement de certains écarts de cette gaieté.

Chantecler étant œuvre de poète, et la poésie résidant pour une bonne part dans le mot et dans le rythme, il y aurait une étude à faire du style et de la versification. Autant que par les sentimens Chantecler est une œuvre lyrique par l’expression, par le jaillissement des images et par l’invention verbale. Mais les élémens me manquent pour entreprendre cette étude. Je n’ai pas le texte sous les yeux, et surtout, — les vers de théâtre étant des vers écrits et rimes suivant une technique spéciale pour l’audition théâtrale, — je n’ai pas dans l’oreille les vers de Chantecler. Il ne m’en est parvenu, comme à tout le monde, à travers le bredouillement des acteurs, que des bribes, des tronçons, des monstres. Il m’a semblé pourtant entrevoir au passage nombre d’images fraîches, gracieuses et neuves. J’ai noté aussi des tas de plaisanteries, calembours, calembredaines, à-peu-près, pointes, jeux de mots et allitérations qui sont du plus déplorable effet. Le père de Cyrano est un contemporain de Gongora, un rival du cavalier Marin. Le mot, la syllabe l’hypnotise. Ce travers même faisait merveille dans Cyrano parce qu’il était dans la couleur de l’œuvre. Mais ici rien ne l’appelait. Cette belle œuvre roule des scories. Faut-il croire que les scories y soient la condition même des beautés ? ou plutôt que nous n’arrivons pas à éliminer le vieux levain et les mauvais fermens par lesquels le romantisme a gâté tout un siècle de production littéraire ?

Il reste que Chantecler, tout poème qu’il soit, a été composé dans la forme d’une pièce de théâtre. Spectateurs, nous sommes bien obligés de nous placer au point de vue du théâtre. Ici, au lieu d’accumuler les objections de principe et les chicanes de détail, disons tout uniment que M. Rostand a demandé cette fois au théâtre autre chose et plus qu’il ne peut donner. Cela ne nous surprend ni ne nous fâche. Pareille aventure est advenue non seulement à des poètes, mais à des dramaturges de carrière. Rappelez-vous la préface de l’Étrangère. Lui aussi, M. Rostand a fait craquer les barrières étroites du théâtre. Lui aussi, il a forcé les ressources de son art. Le poète a fait violence à l’auteur dramatique. L’auteur dramatique n’est pas diminué par l’épreuve ; le poète en sort grandi.

Puisqu’on mettait Chantecler à la scène, il fallait l’y mettre dans les conditions les plus favorables. Or je n’ai pas souvenir qu’une œuvre ait été aussi complètement desservie par la mise en scène. Le tableau du premier acte est confus et sans air. Ce n’est pas un poulailler, c’est un capharnaüm. Quant aux costumes, était-il impossible d’y mettre un peu de fantaisie et de légèreté ? Ceux de la Porte-Saint-Martin sont disgracieux et lourds. L’interprétation est des plus défectueuses. Le rôle du coq, tout lyrique, devait être joué avec liberté, aisance, souplesse, variété, tour à tour gaieté et tristesse, orgueil et mélancolie. Tous ces vers, toutes ces tirades devaient prendre leur vol. M. Guitry est morne et pesant. Le rôle de la faisane, interprété par Mme Simone disparaît purement et simplement : un escamotage, une muscade qui passe. Le bredouillement de la pintade et le grincement du paon sont aussi bien inintelligibles. Seuls M. Galipaux (le merle) et M. Jean Coquelin (le chien) méritent des éloges. Des vers livrés à des acteurs qui, se sachant incapables de dire les vers, ne s’y essaient même pas : c’est un massacre.


René Doumic.