Revue dramatique - 14 janvier 1903

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Revue dramatique - 14 janvier 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 450-456).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : L’Autre danger, comédie en quatre actes de M. Maurice Donnay. — Théâtre Sarah-Bernhardt : Théroigne de Méricourt, pièce en six actes de M. Paul Hervieu.


La nouvelle pièce de M. Maurice Donnay, l’Autre danger, est-elle une pièce excellente ? Elle contient du moins une excellente leçon d’art dramatique qui, si elle ne profite pas à l’auteur lui-même, ne sera pas perdue pour quelques-uns de ses confrères. Elle leur montrera, avec une clarté aveuglante, les inconvéniens d’une formule qui a été très à la mode sur nos scènes de genre et s’y est longtemps maintenue par la force même et la vertu souveraine du paradoxe.

Elle consiste à supprimer du théâtre tout ce qui lui est essentiel. Ni sujet, ni situation, ni mouvement, ni progrès. Cela ne commence ni ne finit, mais dure le temps qu’il plaît à l’auteur et jusqu’à ce que cet exercice ait cessé de l’amuser. Des scènes se succèdent sans lien, et dont chacune se suffit à elle-même. Des personnages défilent qui n’ont ici rien à faire, mais dont il a paru divertissant de dessiner la silhouette. Des croquis de mœurs sont jetés ça et là et juxtaposés au petit bonheur. Des propos s’échangent qui sont dépourvus de suite. A quoi bon se mettre en peine d’inventer quelque intrigue qui ne peut manquer d’être factice ? Ne sait-on pas que s’il y a un art spécial du théâtre, c’est un art inférieur ? L’observation, la fantaisie, l’ironie, l’émotion, la satire ne valent-elles pas par des mérites qui leur sont propres ? Ce qu’on y ajoute ne peut que les gâter. Le vrai plaisir, n’est-ce pas d’entendre dialoguer des personnages qui ont beaucoup d’esprit, ayant tout l’esprit de l’auteur ? Cette théorie est celle d’un théâtre qu’on pourrait, sans aucune arrière-pensée de malveillance et seulement pour le définir, appeler le théâtre de bavardage.

Ce théâtre a son charme fait de nonchalance, de décousu et de frivolité. M. Donnay y excelle. Il s’en est approprié les procédés et en a tiré des œuvres qui ne sont pas sans grâce. Mais il a le tort d’y rester fidèle les jours même où, travaillant pour la Comédie-Française, il se met en devoir de faire choix d’un beau sujet de pièce et d’une situation pathétique. Abordant le genre de la comédie de situation où tous les développemens sont commandés par la nécessité de résoudre un problème une fois posé, il y applique les ressources d’un art dont la merveille est de se jouer capricieusement autour de rien. Le résultat est qu’il arrive à la partie intéressante de son œuvre à l’instant précis où nous sommes lassés de l’attendre et trop tard pour qu’il ait encore le loisir de la traiter.

La situation qui sert de donnée à l’Autre danger est celle d’un homme amoureux de la fille de sa maîtresse. On n’en imagine guère de plus désobligeante. S’éprendre d’une jeune fille parce qu’on est l’amant de la mère, parce qu’elle ressemble à la jeunesse d’une maîtresse qui commence à vieillir, parce qu’on espère retrouver auprès d’elle les sensations qu’on demande vainement à un amour changé en habitude, c’est une calamité à laquelle il se peut qu’on soit exposé, parce qu’on n’est jamais tout à fait à l’abri d’une surprise des sens. Mais que ce goût se développe, grandisse, s’exalte en passion, c’est ce qui n’est pas possible sans une secrète complaisance ; car, s’il est commode, il n’est pas vrai de dire que nous subissions la passion comme une fatalité : elle aussi est en grande partie dépendante de notre volonté. Tranchons le mot : c’est un cas de libertinage, une espèce d’aberration. Un homme qui n’a pas perdu tout sentiment de moralité vient-il à découvrir qu’il a laissé monter cette boue du fond trouble de son être, il en concevra pour lui-même une espèce d’horreur qui lui rendra la vie insupportable. Les meilleurs de nos romanciers contemporains ne s’y sont pas trompés. Le héros du roman de Maupassant, Fort comme la mort, se jette sous les roues d’une voiture. Celui du roman de M. Bourget, le Fantôme, a été hanté par l’idée du suicide, et ne redevient capable de vivre, et de quelle vie douloureuse ! qu’après avoir, en quelque manière, soulagé sa conscience par une confession tragique.

Audacieuse dans le livre, une telle étude peut-elle être transportée à la scène avec tous les développemens qu’elle comporte et n’y pas paraître révoltante ? Songez que, le langage de l’amour ne disposant que d’un vocabulaire des plus restreints, il faudra que nous entendions notre amoureux sur le retour faire hommage à la fille des mêmes mots et des mêmes sermens dont il a abusé la mère. Songez que nous aurons sous les yeux le spectacle d’une mère et d’une fille se disputant leur amant. Ces vilenies ou ces monstruosités peuvent, grâce au recul des temps, s’atténuer dans le décor de la tragédie ou du drame historique. Dans le décor d’une comédie, sous le costume moderne, dans l’atmosphère d’aujourd’hui, le caractère odieux n’en devient-il pas intolérable ? C’est à l’événement d’en décider et l’auteur qui tente l’entreprise s’y aventure à ses risques et périls. Ce qui est certain c’est que d’un tel sujet il ne peut tirer une pièce aimable, spirituelle, ironique, mais bien une de ces pièces âpres, atroces dont on subit la représentation comme un cauchemar. Ce qui l’est plus encore, c’est qu’ayant choisi le sujet, il doit le traiter.

Le dénouement auquel veut nous amener l’auteur de l’Autre danger est celui-ci : une femme mariant sa fille à son amant. Laissons de côté le cas où elle userait de cet ingénieux moyen pour retenir et fixer auprès d’elle l’homme qu’elle devine prêt à s’échapper, puisque aussi bien et par bonheur ce n’est pas celui dont l’auteur s’est avisé. Pour qu’une femme d’ailleurs charmante se résolve à une si affreuse détermination, de quelles épreuves n’a-t-elle pas dû être meurtrie, de quelles révoltes n’a-t-elle pas dû se défendre, et quelles humiliations l’ont-elles ployée comme une vaincue à ce parti désespéré ? Ce n’est rien encore que sa souffrance personnelle, sa déception d’amoureuse, et que les tortures de sa jalousie. La crainte que sa fille n’apprenne quelque jour la vérité n’est pas la pire des angoisses qui doivent l’étreindre. Mais, en jetant sa fille dans des bras où elle s’est elle-même reposée, elle commet un crime. C’est ce crime qu’il s’agit de nous faire accepter, et pour cela il est indispensable qu’il nous apparaisse comme nécessaire, imposé par les circonstances, en sorte que l’horreur en disparaisse pour ainsi dire devant la nécessité. Est-il possible de créer une telle atmosphère, de combiner un tel concours de circonstances, de nous amener par un chemin si périlleux à un tournant aussi scabreux ? En tout cas, l’auteur s’était comme engagé à l’essayer.

Il est curieux de voir de quoi M. Donnay, au lieu de suivre ces indications de son sujet, a rempli les trois premiers actes d’une pièce qui en a quatre. On se rend compte alors pourquoi ils paraissent si traînans.

Le premier acte débute par des conversations et propos de table. Deux anciens camarades d’école se revoient après plusieurs années, et ce sont sur la camaraderie, sur les modernes façons d’arriver, des plaisanteries qui ne nous donnent pas l’impression de la nouveauté. Freydières, joli garçon d’une trentaine d’années, retrouve en Claire Jadain une amie d’enfance. Il l’a aimée étant collégien et ç’a été pour lui un gros chagrin quand elle s’est mariée. Il lui rappelle toutes sortes de gentils souvenirs d’autrefois. Par exemple, il pourrait lui redire la couleur de la robe et la forme du chapeau qu’elle portait un tel jour. Situation banale en somme et d’où il se tire avec les banalités d’usage. Nous devinons bien que cette rencontre aura ses suites naturelles, que Claire deviendra la maîtresse de Freydières. Certes l’auteur reprend les choses d’un peu loin, mais il aurait pu remonter au temps où Claire et Freydières jouaient au cerceau. De la fille de Mme Jadain, à peine est-il parlé : au surplus, ce n’est qu’une fillette de quatorze ans ! Freydières nous renseigne en passant sur un trait particulier de sa nature ; il est de ceux qui. fidèles à un même idéal, n’aiment dans toute leur vie qu’une seule femme, mais peuvent l’aimer en plusieurs personnes. Nous ne faisons pas grande attention à cette particularité, car rien ne nous avertit qu’elle doive prendre dans la suite une importance essentielle Ainsi nous ne voyons pas même poindre le vrai sujet. La comédie qui s’annonce est celle d’un amour ébauché avant le mariage et qui, après le mariage, va s’achever en liaison. D’ailleurs, on fait beaucoup de musique dans cet acte. Dans les maisons où l’on chante, c’est qu’on n’a pas grande envie de causer.

La scène la plus amusante du second acte est celle où Jadain s’irrite contre son associé Einstein. C’est Jadain qui travaille, invente, surveille, exécute ; c’est Ernstein qu’on décore ! Il oublie qu’Ernstein, en se l’associant, a fait sa fortune et l’a tiré d’un poste médiocre où il s’enlizait pour toujours. Mais ceci n’est qu’un hors-d’œuvre. Quatre années se sont passées depuis le premier acte. Naturellement, Freydières est devenu l’amant de Claire. Et, comme il est en même temps l’ami du mari, le familier de la maison, cela entraîne toutes sortes de compromissions qui l’irritent et lui gâtent sa joie. Ajoutez que Claire a maintenant une grande fille à laquelle il faut qu’elle consacre une partie de son temps. Ce n’est plus seulement le mari, les parens, les amis, les indifférens, c’est encore cette grande fille, Madeleine, que Freydières va trouver entre sa maîtresse et lui. Voilà donc comment se dessine la comédie : on va nous montrer, en dépit d’un mot connu, combien il peut être fâcheux d’avoir pour maîtresse une honnête femme. Les devoirs d’épouse, de maîtresse de maison, de mère reprennent peu à peu l’adultère bourgeoise et mettent l’amant en fuite. Le pot-au-feu est plus fort que l’amour.

Le troisième acte est encore un acte en musique ; on y chante et on y danse à la cantonade ; on s’y promène. On y apporte des accessoires de cotillon ; cela occupe. Pourtant au milieu de ce papillotante et du babillage des invités, une scène significative ; c’est le premier bal de Madeleine ; Freydières reproche à la jeune fille son succès, sa gaîté, son décolletage. Il en est jaloux, donc il l’aime. Une autre minute nous donne encore à réfléchir : Madeleine surprend un bout de dialogue chuchoté à demi-voix ; on désigne Freydières comme étant l’amant de sa mère ; elle s’évanouit. A vrai dire, cela ne suffirait pas à prouver qu’elle aime cet amant : quand elle entend mal parler de sa mère, s’évanouir est le moins que puisse faire une jeune fille bien élevée. Mais nous ne demandons qu’à profiter de la moindre indication que l’auteur consent à laisser échapper. Madeleine s’évanouit, donc elle aime Freydières. A l’acte suivant, nous apprenons que Madeleine est malade depuis quinze jours, et que les médecins y perdent leur latin. Or sa mère feuillette le cahier d’impressions de la jeune fille. Elle y lit en toutes lettres que Madeleine aime Freydières. Enfin la situation est posée ! Enfin la pièce commence ! Et nous sommes au milieu du dernier acte.

C’est assez dire que le drame sera escamoté. Surprises, aveux, résolutions in extremis, tout cela va se succéder en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire. L’auteur a trop flâné en route pour ne pas être obligé maintenant de courir la poste. Il nous mène grand train ; et nous avons beau lui crier que son histoire est sur le point de nous intéresser, coûte que coûte il faut brusquer les choses, brûler les étapes et tourner au plus court.

Notez qu’au moment où nous sommes arrivés, nous sommes à peu près aussi peu renseignés qu’au début sur les trois personnages entre qui va se jouer cette partie rapide comme l’éclair. Freydières c’est Freydières tout bonnement, le beau Freydières si l’on veut, un monsieur au hasard. Madeleine est une jeune fille qui rêvasse dans sa chambre et se donne l’illusion d’avoir une vie sentimentale en griffonnant des choses sur un cahier fermant à clé ; elle éprouve auprès d’un bellâtre qui lui offre des bonbons un émoi qu’elle prend pour de l’amour ; cela n’a rien de très particulier, ni qui la différencie de toutes les autres jeunes filles. Pour ce qui est de Claire, dont l’auteur a fait le principal personnage, est-elle plutôt femme ou plutôt mère ? Nous n’en savons rien encore : l’un et l’autre est possible. Si elle est plutôt femme, et soucieuse avant tout de conserver son amant, elle va donc prendre sa fille en grippe, et, après qu’un petit séjour dans le Midi lui aura rendu des couleurs suffisantes, la marier à quelque polytechnicien. Si elle est plutôt mère, c’est Freydières qu’elle prendra en aversion, et pour Madeleine le petit voyage s’impose, pareillement, aussi bien que le mariage à bref délai. Mais qu’elle marie Madeleine à Freydières, c’est ce que rien ne faisait prévoir ; qu’elle consente à ce mariage odieux pour assurer le bonheur de son enfant, et aussi pour éviter le scandale, c’est ce à quoi nous nous attendions le moins. Une femme qui marie son amant à sa fille pour conserver à cette fille le respect de sa mère, cela du moins n’est pas banal.

Dans ce dernier acte l’auteur a réuni, entassé, accumulé, comme des matériaux non dégrossis, tous les élémens de drame qu’il a négligé de mettre en œuvre. Commencée, continuée, prolongée en comédie mondaine, la pièce s’y termine sur une note de brutalité. Nous emportons une impression pénible.

Dans l’Autre danger, comme dans le Torrent, M. Donnay a cru que pour faire une comédie, il n’est que de coudre à trois actes de fantaisie une situation d’une audace devenue bien facile depuis que la complaisance du public est sans limites. Le résultat lui donne tort. C’est par là qu’une leçon générale se dégage de cette pièce mal construite. Non, et quoi qu’on en ait pu dire, il n’est pas vrai qu’un auteur ait le droit de disposer à son gré de l’attention que le public consent à lui prêter pendant quatre heures d’horloge. En venant au théâtre, nous apportons des exigences qui sont légitimes puisqu’elles se bornent à demander que d’un sujet une fois choisi on tire un peu de ce qui y est contenu. La situation impose à la pièce son allure générale et ses développemens essentiels. L’écrivain n’est pas libre de s’y dérober. S’il préfère s’échapper, tourner autour, s’amuser aux bagatelles, fioritures et gentillesses, nous ne prenons pas le change, et nous ne pensons pas que ce soit la marque du trop d’esprit.

Mme Bartet est admirable dans le rôle de Claire Jadain. C’est elle qui a sauvé le dernier acte par tout ce qu’elle a su prêter à son personnage d’émotion, de vie intérieure, de souffrance, de révolte, de résignation, de tristesse. Une débutante, Mlle Piérat, a obtenu un très grand succès dans le rôle de Madeleine. Elle a du naturel, du charme, de la jeunesse ; et on sait assez qu’il ne suffit pas pour cela d’avoir dix-huit ans. Il y a tout lieu d’espérer que la Comédie a trouvé en elle l’ingénue qui depuis longtemps lui faisait défaut. M. de Féraudy est extrêmement amusant dans le rôle de Jadain et dessine avec la fantaisie la plus savoureuse cette silhouette d’envieux et de geignard. Tout ce que peut M. Le Bargy dans le rôle ingrat de Freydières, c’est y faire preuve de tact et de correction. M. Mayer a dans le rôle d’Ernstein beaucoup d’aisance et de bon garçonnisme.


Nous n’avons pas à nous occuper longuement à cette place de Théroigne de Méricourt, qui échappe à notre critique par la façon même dont l’auteur a conçu sa pièce. M. Paul Hervieu a trop le sens du théâtre pour s’être fait illusion sur le caractère proprement dramatique de son œuvre. Ces six actes ne lui servent que de cadres où il a fait tenir à peu près tous les acteurs de la Révolution. Le principal personnage n’est lui-même qu’un symbole. Cette Théroigne, qui commence dans la joie et finit dans le délire sanguinaire, lui a semblé très propre à personnifier la Révolution. Cela est important à noter, si l’on veut apprécier avec équité le rôle qu’il lui a prêté. Nous montrer une Théroigne, Égérie des Sieyès et des Danton, veillant au salut de la patrie, aux intérêts de la liberté, distribuant les conseils, l’éloge et le blâme, et devenue la conscience des meneurs révolutionnaires, c’eût été singulièrement et trop grandir le personnage. Mais le vrai nom de Théroigne c’est la Révolution française. L’auteur a donc pu grouper autour d’elle les grandes figures et les faits principaux de la Révolution sur lesquels il s’est fait une opinion, après de consciencieuses recherches et avec un remarquable effort d’impartialité. Il expose, textes en mains, cette opinion documentée avec soin et fortement motivée. Si intéressante qu’elle soit, ce n’est pas ici le lieu de la discuter. Nous n’apprendrons rien aux amis de M. Paul Hervieu en ajoutant que, s’il n’y a pas de pièce dans Théroigne, les scènes du moins n’y manquent pas où se retrouvent la vigueur et l’originalité de son talent.


R. D.