Revue dramatique - 14 juillet 1913

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Revue dramatique - 14 juillet 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE


Chatelet : La Pisanelle ou la Mort parfumée, comédie en trois actes et un prologue par M. Gabriele d’Annunzio. — Comédie-Française : Reprise du Gendre de M. Poirier.


Le « programme officiel » de la Pisanelle ou la Mort parfumée, est, par lui-même, une belle chose. On y voit que la pièce est de M. Gabriele d’Annunzio, la musique de M. Ildebrando da Parma, les décors et les costumes de M. Léon Bakst, la mise en scène de M. Wsewolod Meyerhold, les danses sont réglées par M. Fokine et l’orchestre dirigé par M. Inghelbrecht ; l’auteur est Italien, le décorateur est Russe, d’autres sont Allemands, Hongrois ou Polonais, la principale interprète est une danseuse du théâtre de Saint-Pétersbourg ; et tout cela fait un ensemble bien parisien. Mais cela ne fait ni un chef-d’œuvre, ni un succès. La Pisanelle a été un four mémorable. A ce point de vue, cette exhibition a été extrêmement intéressante ; il est excellent qu’on nous l’ait offerte ; elle produira ses effets ; elle marquera une date ; nous l’enregistrerons avec allégresse. Que le public, que tous les publics dont se compose le public, aient obstinément refusé de venir, que ces représentations restreintes par le nombre l’aient été également par la disette de spectateurs, qu’on ait déclamé, gesticulé et dansé devant une salle aux trois quarts vide, c’est déjà une bonne note, une victoire du bon sens et du goût. Mais ce que je trouve tout à fait digne de remarque, et savoureux, et significatif, et réjouissant, c’est que la presse, la presse elle-même, et pour une fois, n’a pas entonné son habituel concert de louanges. On sait l’inépuisable bienveillance de la critique dramatique, telle qu’elle se fait dans les journaux. Elle distribue les éloges avec une générosité de cœur et une intrépidité que rien ne décourage. Elle n’attend ni la première représentation, ni la répétition générale pour porter aux nues l’auteur, les acteurs, le directeur et le couturier. Si, jadis, elle a rendu des- arrêts, elle se les fait bien pardonner : elle ne rédige plus que des bulletins de victoire, et, pour plus de sûreté, elle les publie avant la bataille. Encore trouve-t-elle le moyen de se surpasser, dès que le snobisme se met de la partie ; alors son enthousiasme ne se contient plus : la borne est franchie, il n’est plus de limites. Pour les auteurs de chez nous, les superlatifs usités lui suffisent ; mais, s’il s’agit de poètes, de musiciens, de ballerines et d’acrobates étrangers, elle en invente. Elle renchérit sur l’hyperbole. Du délire elle tombe dans la pâmoison. Ainsi en a-t-il été, toutes ces années dernières, lorsque revenait la « Grande saison, » qui est, comme bien on pense, la saison étrangère. Les onze mois et demi de l’année avaient été tout à fait négligeables ; une quinzaine, à elle seule, allait nous apporter la révélation. Enfin nous allions savoir ce que c’est que l’art dramatique !...

Ce qu’il y a d’agréable, avec les Parisiens, c’est que leurs engouemens durent peu. Leurs folies sont de courtes folles ; ils ont vite fait d’en revenir : ils s’en amusent et s’en raillent eux-mêmes. Nul ne met plus qu’eux d’ingénuité et de bonne grâce à se laisser duper ; mais nul ne sait plus prestement se ressaisir. C’est ce qui vient d’arriver. Ils se sont aperçus qu’on les mystifiait : ils ont mieux aimé en rire que s’en fâcher. Ç’a été un accès de franche gaité. Tels de nos confrères, célèbres pour leur magnifique indulgence, se sont souvenus qu’ils étaient gens d’esprit, et Français, nés moqueurs. Un détail de mise en scène avait, le premier soir, contribué à accentuer la déroute. Les personnages, placés au second plan, pouvaient s’époumoner à plaisir : leur voix se perdait dans les frises, il n’en parvenait rien dans la salle. Cela produisit un effet d’énervement. D’abord, on tendit l’oreille : puis on cessa d’écouter : on assista au spectacle, comme à une pantomime coupée de hurlemens. Cela permit, dans les comptes rendus, de réserver la valeur du poème : on ne l’avait pas entendu, et il pouvait être fort beau. On couvrit de fleurs M. d’Annunzio, autant qu’il en avait lui-même couvert sa Pisanelle. Depuis lors, l’erreur de mise en scène a été réparée. On a entendu les vers, ou la prose, ou la prose en vers, ou les vers en prose de la Pisanelle ; car, du temps de M. Jourdain, tout ce qui n’était pas vers était prose ; mais nous avons bien changé tout cela. Même on a pu lire le texte imprimé. La pièce ne s’en est pas trouvée sensiblement éclaircie. L’impression première a subsisté. Évidemment, cet échec ne porte à la brillante réputation de M. d’Annunzio aucune atteinte. Celui-ci reste, après comme avant, un très grand écrivain. Seulement, la Pisanelle n’est pas une très bonne pièce.

Le spectacle commence avant le spectacle. Et c’est d’abord le rideau, un rideau noir et or, qui est offert à notre admiration. Il s’ouvre, et nous apercevons un décor somptueux et criard. Des ors, des bleus, des rouges, des bandes de couleurs violentes qui hurlent d’être rapprochées. Les personnages font comme les couleurs. Que hurlent-ils ? Il paraît que nous sommes à Chypre, au XIVe siècle, à la cour des Lusignan. A la longue table, dont on ne peut démêler si c’est la table du conseil ou la table du festin, sont assis des évêques grecs, des évêques latins, le prince de Tyr, — connétable, régent du royaume, frère de la Reine et oncle du jeune roi, — le jeune roi lui-même, qu’on appelle bizarrement sire Huguet, et la reine mère.

Tout ce monde bâfre et se dispute à bouche-que-veux-tu. Soudain le prince de Tyr s’avance devant le trou du souffleur et débite une histoire fantastique que nous connaissons bien, pour l’avoir lue dans Mérimée : c’est la Vénus d’Ille. Un garçon, le jour de ses noces, passe son anneau nuptial au doigt d’une statue de Vénus. La nuit, l’amante de pierre vient réclamer la place qu’usurpe l’épouse de chair. Mais pourquoi avoir refait le récit que le conteur de chez nous avait porté à ce point de perfection, après quoi on ne peut plus que le gâter ? Il faut dire que la pièce est écrite directement en français par M. d’Annunzio ; et c’est un tour de force devant lequel on ne peut que s’incliner : il est hors de doute que bien peu, parmi nos poètes et auteurs dramatiques, seraient capables d’écrire une pièce en italien et moins encore s’y enhardiraient. Ce français du poète italien n’est pas le français de nos jours, c’est le français du moyen âge, ou peut-être de la Renaissance. Non, nous ne jouerions pas cette difficulté d’écrire tout un poème dans l’italien de Dante ! M. d’Annunzio, qui a, visiblement, une connais. sauce très approfondie de nos vieux auteurs, — ce qui est encore à son honneur et constitue à la gloire de notre littérature un délicat hommage, — s’est fait un langage composite où se retrouvent des mots d’autrefois, des tournures d’aujourd’hui et des italianismes ; cela ressemble aux vers latins que nous élaborions jadis avec des centons de provenances diverses. Et il va sans dire que c’est très supérieur aux vers latins que nous perpétrions, pauvres écoliers ; mais cela reste factice et conventionnel. L’impression est celle qu’auraient pu avoir des contemporains de Virgile ou de Claudien, en lisant des vers de Sannazar ou d’Ange Politien.

Cependant, le prince de Tyr, qui cumule avec les fonctions de président du Conseil celles de premier majordome, ne cesse de faire servir aux nobles convives des montagnes de mangeailles. Ceux-ci ne cessent de s’invectiver. Et voici ce que nous parvenons à peu près à démêler. Le jeune roi est un bon jeune homme, et sa jeunesse est terriblement exposée dans cette île de Chypre, qui fut dans les temps anciens l’Ile de Vénus et qui, dans les temps modernes, continue. Donc on a hâte de le marier. On lui offre toute sorte de partis, dont plusieurs nous ont paru extrêmement sortables. Mais ce nigaud, qui l’est plus qu’un autre, étant un nigaud mystique, compte sur la venue d’une princesse lointaine et prédestinée, la Vagabonde, dont l’arrivée prochaine lui est annoncée par la voix d’une Mendiante, qui chante ainsi :

Ce n’est pas le saint navire.
Mater ora pro nobis.
C’est la fuste sarrasine.
Alétis, sainte Alétis,
A l’aide. La loi Dieu.

Lasse ! la corde de sparte
A flétri la fleur de lys.
Que le feu grégeois vous arde !
Alétis, sainte Alétis,
A l’aide. La loi Dieu.

Elle est debout. Elle semble
Sainte Hélène au temps jadis.
Tout le peuple une louange.
Alétis, sainte Alétis,
A l’aide. La loi Dieu, etc.


Le Roi a écouté pieusement, dit le texte. Et il a compris, ce qui lui donne tout de suite sur nous une supériorité incontestable. Il dit :


Frère Léon,
elle viendra
sur une fuste
de corsaires, liée
par des cordes de sparte !


Ce n’est là que le prologue. Cela ne fait que commencer. Autre rideau d’autre couleur. Autre décor hallucinant. Nous sommes dans le port de Famagouste. Sur le môle, les corsaires se disputent autour du butin. Ils hurlent comme hurlaient les évêques grecs et latins. Tout le feu des enchères se déchaîne au sujet d’une femme, une captive, la « rose du butin. » Le capitaine Obert Embriac, blessé mortellement,. saignant et agonisant, réunit ce qui lui reste de souffle et de forces pour réclamer la captive, offrant, pour la possession de cette seule femme, toutes ses richesses, tous ses trésors, ses édiles et ses châteaux et, par-dessus le marché, sa part de paradis. C’est le râle et c’est le rut. Il n’y a qu’un mot qui serve : ce spectacle est répugnant. Cependant nous sommes bientôt fixés sur l’identité de la belle poule autour de laquelle tous les coqs se battent. Les mérétrices, — mot latin qui brave l’honnêteté, — l’ont tout de suite reconnue. C’est une femme de Pise, célèbre sous ce nom de la Pisanelle dans toutes les maisons de débauche. Cette rose a été souillée de toutes les fanges. C’est une fleur de boue et de bouges. Arrive le prince de Tyr qui la prend pour une princesse ! Et survient le Roi qui la prend pour une vertu ! Il n’y a pas de doute que cette « femme aventureuse, » — oh ! combien, et de quelles aventures ! — ne soit la Sainte annoncée par la chanson de la Mendiante.

Sainte, au point qu’à l’acte suivant, dans le couvent de Clarisses où elle fait une retraite, elle édifie toutes les couventines. Pourquoi est-elle au couvent, et à quoi riment de subites réminiscences du cantique de saint François :


Soyez loué. Seigneur,
Pour mon frère le pain ?...


Le prince de Tyr ne craint pas de forcer les portes du couvent pour s’emparer de celle qu’il s’obstine à qualifier de princesse errante. Mais le Roi l’y rejoint et lui plante un poignard dans l’estomac. Ce jeune homme s’émancipe. Il s’émancipe tout à fait.

Le dernier acte est un acte de ballet. Autour de la Pisanelle, des esclaves noirs porteurs de roses exécutent des danses circulaires et, resserrant sans cesse le cercle, ils l’étouffent sous les roses. Ainsi finit la comédie. Des cris, du sang, des danses. Une atmosphère qui veut être à la fois terrible et voluptueuse. Du romantisme exaspéré. Comme dans la Marie-Madeleine de M. MaeterHnck que nous voyions, le mois précédent, sur la même scène, plus que dans Marie-Madeleine, il est probable que tout ici est symbolique. Mais quel est le sens de ces symboles, et quelle en est la suite ? Ont-ils même une suite et un sens, et ne suffit-il pas que le poète en ait amusé sa fantaisie ? Il a assemblé ces images et non d’autres, parce qu’il lui a plu qu’il en fût ainsi. Cette manie que nous avons, nous autres Français, de vouloir toujours comprendre, nous a fait souvent taxer d’indiscrétion et d’irrévérence...

Est-il besoin d’insister sur l’inexpérience de Mlle Ida Rubinstein à prononcer les syllabes françaises, fût-ce d’un français moyen-âgeux ? Plusieurs de ses partenaires ne s’en tirent pas mieux qu’elle. Tous les jargons et tous les accens du monde semblaient s’être donné rendez-vous à ces grandes assises de l’ahurissement. Ce poème franco-italien, dans des décors et des costumes germano-russes, a été la confusion des langues, la cacophonie des couleurs, la Babel des styles. Ce qui domine pourtant, c’est cette espèce de somptuosité criarde à laquelle, depuis l’ère des ballets russes, on voudrait habituer nos yeux. La lumière qui aujourd’hui nous vient du Nord est une, lumière crue, aveuglante et blessante. C’est un mélange de brutalité et de préciosité. Disons tout simplement que c’est une invasion de la barbarie. Il est temps qu’elle s’éloigne de nous et reflue vers ses steppes. Nous avons assez humilié devant elle notre goût, notre sens de l’harmonie affiné par des siècles d’art. Ne la laissons pas nous conquérir. La Pisanelle ou la Mort parfumée a porté à ses extrêmes limites et poussé jusqu’à l’absurde la mode chaotique et abracadabrante dont j’ai eu, plus d’une fois ici même, à signaler les fâcheux effets, en racontant les pièces de cet hiver, leurs décors, leurs costumes et leur mise en scène. Si elle en a fait éclater enfin à tous les yeux l’horreur affolante, quel service ne nous a-t-elle pas rendu ? Remercions donc tous ceux qui, pour une part quelle qu’elle soit, ont contribué à monter ce spectacle ; et ne sachant à qui doit aller plutôt notre reconnaissance, louons en bloc la danseuse et le poète, le costumier et le maître de ballet ; félicitons pareillement Mlle Ida Rubinstein, M. G. d’Annunzio et M. Léon Bakst, sans oublier ni M. Ildebrando da Parma, ni M. Wsewolod Meyerbold, ni M. Ingelbrecht, dont les noms, pris à part, sont un peu difficiles à prononcer, mais assemblés font admirablement.


La Comédie-Française est redevenue la comédie errante. Elle va, tout cet été, promener de salle en salle Molière et sa fortune. Pour le quart d’heure, elle est installée à l’Opéra-Comique. Comme spectacle d’inauguration, elle y a donné une reprise du Gendre de M. Poirier qui, paraît-il, n’avait pas été joué depuis quelque temps. Elle a eu grandement raison. Ainsi elle a débuté en plein succès. La pièce a été acclamée, une fois de plus. Elle est de celles sur qui on peut compter en tout état de cause. C’est le chef-d’œuvre, non pas seulement d’un auteur, mais d’un genre, de celui-là même qui a régné pendant plus de trente ans sur nos scènes et auquel nous devons une des plus belles périodes qu’il y ait dans l’histoire de la comédie en France. Puisqu’il a été, en ces derniers temps, décrié, mais non remplacé, profitons de l’occasion qui nous est offerte pour rappeler ce qui en fit la valeur et qui reste pour les auteurs d’aujourd’hui un modèle et un enseignement.

Avant tout, il fallait réagir contre la manière de Scribe, qui consistait à tout sacrifier à l’intrigue. On prenait une historiette et on la machinait en cinq actes. Au contraire, ce qui frappe ici, c’est la simplicité de l’action. La part de l’imprévu, de l’accident, du hasard, est réduite au minimum. Tout découle du caractère des personnages et de leur situation initiale. Rien ne leur arrive qui ne dût leur arriver, qui ne fût entre eux naturel, logique, ordinaire et quotidien. M. Poirier a pris pour gendre un prodigue et un libertin : les incidens de la pièce résulteront uniquement de cette prodigalité et de ce libertinage. Le progrès de l’action est fourni par le développement des caractères, et de telle sorte que chaque caractère aille jusqu’au bout de lui-même. M. Poirier est ambitieux : peu à peu nous le verrons démasquer ses batteries, découvrir son jeu, jusqu’à ce qu’il nous livre son arrière-pensée, son secret, le dernier mot de ses plus machiavéliques combinaisons. Gaston de Presles est petit-maître ; il faut qu’il arrive à ces fins de la vie d’un petit-maître : un rendez-vous et un duel. Antoinette est un type d’héroïne bourgeoise ; insensiblement, on l’amènera à ce suprême effort de vertu et d’abnégation : envoyer son mari se battre pour une maîtresse. Non seulement l’action sort des caractères, mais elle emprunte d’eux seuls toute sa raison d’être. Elle n’a pas d’intérêt ni de valeur par elle-même, et la preuve en est que peu nous importe le dénouement. Quand nous savons suffisamment ce que c’est qu’un bourgeois entiché de noblesse, un noble embourgeoisé, une honnête femme amoureuse de son mari, la pièce est terminée. Molière ne faisait pas autrement ; on s’est évertué à expliquer, justifier, magnifier ses dénouemens : la vérité est qu’il ne s’en souciait pas et courait au mot de la fin.

L’étude de mœurs, dans la comédie de mœurs d’Augier, prend toute la place dont l’intrigue à la manière de Scribe a été dépossédée. Cela même fait que la pièce date. On note au passage plus d’un trait qui fait sourire. Gaston de Presles se vante de mener un train de prince, et il a vingt-cinq mille livres de rentes ! Je sais bien qu’il est logé et nourri par son beau-père ; tout de même, au prix où sont aujourd’hui les tableaux, il ne pourrait pas s’acheter beaucoup de Rembrandt. En ces temps d’innocence et de prospérité, cent quatre-vingt-deux mille francs faisaient neuf mille francs de rente, et neuf mille francs de rente faisaient une fortune ; un mari qui prenait une maîtresse n’en prenait qu’une ; les domestiques congédiés étaient tenus de faire leurs huit jours ; et une femme qui se séparait de son mari considérait que sa vie était brisée. Évidemment cela n’est pas d’aujourd’hui, cela porte la marque d’une société et d’un temps. Mais il est impossible qu’il en soit autrement : et c’est tout ensemble le mérite et la faiblesse de la comédie de mœurs, elle est un document sur une époque. Toute comédie d’observation reflète l’actualité, non d’ailleurs celle d’aujourd’hui, mais plutôt celle d’hier. On a constaté justement que la société peinte par Balzac est à la ressemblance non pas de celle qu’il a eue sous les yeux, mais de celle qui allait suivre. Emile Augier, sous Napoléon III, peint le bourgeois de Louis-Philippe.

Il le peint, en pleine pâte, avec une solidité et une vigueur, des dessous et un relief qui font, de ce portrait du bonhomme Poirier, un portrait de maître, comparable aux plus achevés qu’il y ait dans cette galerie de portraits qu’est la littérature française. Bourgeois, Poirier l’est d’abord par ce culte qu’il a pour la noblesse que tout à la fois il envie, il méprise, il dédaigne et il admire. Il a du bourgeois ce goût pour la politique, ce besoin de s’occuper des affaires de l’État qui longtemps avaient fait de lui un irréductible frondeur, un homme d’opposition incorrigible, jusqu’au jour où il s’avisa qu’il était aussi facile et plus avantageux de se poser en homme de gouvernement. Il en a l’indifférence pour les arts, fortifiée de méfiance pour les artistes. Certes, il apprécie la chromo qui représente un chien au bord de la mer, aboyant devant un chapeau de matelot ; mais un tableau qui ne veut rien dire ne lui dit rien : il n’en est pas encore au « snobisme, » cette autre forme, plus irritante, de l’inintelligence artistique. Je n’insiste pas sur les qualités et les défauts du personnage qui sautent aux yeux. Il est laborieux, probe en affaires, bon père de famille, cela se voit de reste. Il est dépourvu d’élégance dans son langage comme dans ses manières et dans ses procédés comme dans son costume, c’est entendu. Mais ce qu’il faut noter, et qui donne au rôle sa véritable portée, c’est tout ce qui différencie Poirier d’une ganache. Son ami Verdelet, qui n’est pas de sa taille et il s’en faut, s’y trompe et le prend pour une dupe. Se peut-il qu’on se laisse berner et bafouer de la sorte ? Allons donc ! Poirier n’est pas une dupe, il est même le contraire ; il saisit toutes les impertinences de son gendre, et c’est de propos délibéré qu’il feint de les prendre pour des délicatesses ; il fait le gros dos, il joue une comédie, il tend un piège. Autre trait de caractère. S’il est rusé, d’autre part et pour le moins autant, il est violent. C’est là le fond de sa nature : l’origine « peuple » n’est pas loin. Cette violence, à un certain moment, l’emporte sur le calcul et renverse tout l’échafaudage de sa diplomatie. « Ah ! mais, il m’ennuie, mon gendre ! » Son sang n’a fait qu’un tour. Rendu à son véritable tempérament, de patelin, il redevient ce qu’il a toujours été, dans son intérieur comme dans sa maison de commerce, impérieux, autoritaire : « J’ai décidé, arrêté, ordonné... » Enfin, ce qui l’achève de peindre, il a de l’esprit. L’esprit ! Vous seriez tenté de croire que Gaston de Presles, léger, brillant, piaffant, a pris pour lui tout ce qu’il pouvait y en avoir dans la maison et dans la pièce. Quelle erreur ! Il n’a, le joli marquis, que cette sorte d’esprit superficiel qui est l’impertinence. M. Poirier en a un autre, et de meilleure qualité, solide, résistant, à toute épreuve, comme les draps que vendait ce loyal commerçant et dont on ne voyait pas la fin. Le moyen de croire, en effet, que ce bourgeois de Paris, de la même bourgeoisie parisienne d’où sont sortis Boileau, Molière, Regnard et Voltaire, ne soit qu’une bête ! Son esprit est à base de bon sens, comme celui de nos pères. Il est caustique et affecte la forme d’une ironie triviale, mais puissante. C’est la boutade assénée en coup de boutoir ; c’est la réplique qui rive le clou. « Bien répliqué, monsieur ! » ne peut s’empêcher de lui dire le duc de Montmeyran. A se heurter contre un si fort jouteur, son marquis de gendre est vaincu d’avance. Le fait est que la victoire lui reste et sur toute la ligne. « Je serai député de l’arrondissement de Presles en quarante-sept et pair de France en quarante-huit. » Il l’aurait été si, cette année-là justement, on n’avait cessé de faire des pairs de France. Cela seul avait échappé à ses prévisions : que le régime, dont il est le représentant si accompli, pût disparaître. En France, il faut toujours compter avec une révolution.

Si charmant qu’il puisse être, et c’est un des plus gracieux du répertoire moderne, le rôle du marquis de Presles est un rôle sacrifié. C’est le petit-maître corrigé, c’est l’écolier qu’on met en pénitence et qui demande pardon. D’un bout à l’autre de la pièce, il est dans une situation par trop humiliée. On lui a donné une femme avec un million de dot, mais c’est pour le lui rappeler sans cesse. Cette bourgeoisie, à laquelle il s’est mésallie, il en est entouré, enveloppé, inondé et noyé. Ce n’est pas assez qu’il soit condamné au régime du beau-père quotidien, on y ajoute Verdelet. On fait pot-bouille ensemble. La situation est intenable. Nous comprenons que ce gentilhomme étouffe dans une atmosphère si épaissement familiale, et qu’il ait besoin de se donner un peu d’air. Nous le plaignons. Augier penche un peu trop du côté de Poirier. Avouons toutefois qu’il ne le fait pas exprès et même qu’il s’en empêche. Par souci d’impartialité, et ne voulant qu’opposer deux types sans choisir entre eux, à la manière classique, il a laissé à Gaston de Presles toute sorte de qualités dont la première est le courage.

Pour ce qui est d’Antoinette Poirier, je ne sais si on a dit suffisamment la beauté, la noblesse, l’infinie séduction de cette figure. On a reproché au théâtre d’Emile Augier de pécher par les rôles de femmes, de manquer d’idéal et de poésie. C’est qu’une femme ne nous parait pas tout à fait une femme, si elle est honnête. Et c’est que, gâtés par le romantisme, nous nous sommes habitués à ne plus chercher la poésie qu’en dehors de la simplicité et de la vérité. Antoinette Poirier est simple et elle est vraie. Or cette épithète, depuis que La Rochefoucauld l’appliquait à son amie, n’a pas cessé d’être le plus beau des éloges. « A la bonne heure, raille Gaston de Presles, vous n’êtes pas romanesque. » Antoinette répond : « Je le suis à ma manière ; j’ai là-dessus des idées qui ne sont peut-être pas de mode, mais qui sont enracinées en moi comme toutes les impressions d’enfance : quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parens ; et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus tendre et la plus étroite des parentés. L’amour pour un autre homme que mon mari, pour un étranger, me paraît un sentiment contre nature... Prenez garde ! il y a le revers de la médaille : je suis jalouse, je vous en avertis. Comme il n’y a pour moi qu’un homme au monde, il me faut toute son affection. Le jour où je découvrirais qu’il la porte ailleurs, je ne ferais ni plainte ni reproche, mais le lien serait rompu ; mon mari redeviendrait tout à coup un étranger pour moi... je me croirais veuve. » Voilà comment elle sait aimer : auprès d’un tel amour, la passion, tant célébrée, fait piètre figure. L’honnêteté d’une telle femme est intransigeante, oui ; mais n’a-t-elle pas le droit d’exiger beaucoup, celle qui est prête à tous les sacrifices ? Sans hésiter, et sans en avoir été priée, elle donne à son mari la signature qui le libère de ses créanciers. Ce n’est rien, dites-vous : ce n’est qu’un sacrifice d’argent. Vous en parlez bien à votre aise. Mais quand elle déchire la lettre qui compromettait une rivale, son geste est d’une générosité toute chevaleresque. Et quand elle envoie le mari qu’elle aime se battre pour la maîtresse qui a déshonoré leur ménage, elle porte, au plus haut degré qui se puisse imaginer, l’abnégation. Elle atteint ainsi jusqu’à l’héroïsme. Car pourquoi réserver ce mot aux actes accomplis dans des circonstances exceptionnelles et éclatantes ? Il y a un héroïsme obscur, qui vaut l’autre, et dont les occasions ne sont que trop fréquentes. Une héroïne, la fille de M. Poirier, qui l’eût cru ? Une héroïne, et, ce qui est peut-être plus difficile encore, une marquise. Elle a cette finesse d’intelligence, cette souplesse et cette faculté d’assimilation qu’on ne trouve pas au même degré chez des hommes même supérieurs. Très vite elle a su se former et se transformer. Plus encore que de son esprit, c’est un miracle de son cœur. L’amour a fait en elle ce prodige de l’élever jusqu’à la caste où elle n’était pas née, et d’ajouter à ses vertus héréditaires une fleur d’aristocratie.

Je sais bien que, dans la réalité, les choses n’auraient probablement pas tourné ainsi. Il y a beaucoup de chances pour que Gaston de Presles ne se fût pas converti. Il a joué et il jouera. Il est homme de plaisir et il le restera. La teinte de la pièce est optimiste. Elle l’est volontairement, et il est difficile d’admettre qu’Emile Augier ait été abusé par une candeur excessive. Mais il croyait qu’il ne convient pas de laisser le spectateur sous une impression pénible, et qu’en gâtant son plaisir on nuit à l’étude même qu’on s’était proposé de lui faire accepter. C’est par là que la comédie de mœurs de 1850 se distingue du théâtre pessimiste qui a succédé et qui, de l’âpre satire des Corbeaux, devait tomber dans les laideurs caricaturales du Théâtre libre.

J’ai constaté le succès de cette reprise. Je suis bien obligé d’ajouter que la pièce n’a dû ce chaleureux accueil qu’à elle-même et nullement à l’interprétation. Celle-ci est d’une insuffisance déplorable. Les acteurs ne sont pour rien dans le succès et ils ne s’en soucient pas, toute leur affaire n’étant qu’insouciance. Ils récitent, ils déblaient, ils courent la poste. Ah ! ce n’est pas à ceux-là qu’on reprochera de prendre des temps et de faire un sort à chaque mot ! Dans cette récitation incolore et amorphe, rien ne se détache, rien n’arrête. Ainsi expédiés, ces quatre actes, si drus et si pleins de choses, paraissent courts, menus et vides. Et le fait est, qu’en dépit d’entr’actes interminables, on arrive péniblement à remplir la soirée. Le Gendre de M. Poirier fait l’effet d’être une toute petite pièce, une comédie de paravent. Voulez-vous un détail qui montre assez bien l’extraordinaire négligence des comédiens ? La pièce, qui tient en un jour, est censée commencer à neuf heures du matin pour se terminer vers les cinq heures du soir. Or le marquis de Presles n’a, en tout et pour tout, qu’un costume et un seul : une redingote de couleur brune ! Il se lève, il reçoit, il se promène et il se couche en redingote de couleur brune ! Pour l’après-midi comme pour le matin, pour déjeuner, pour aller au Bois, il n’a toujours que la même redingote à tout faire. Ce n’est qu’un détail ; mais tout est à l’avenant. Or le Gendre de M. Poirier est une des pièces qui ont été jouées à la Comédie-Française avec le plus de soin, et interprétées avec le plus d’éclat. Mes souvenirs ne remontent pas plus haut que 1875. C’était Got, en ce temps-là, qui jouait M. Poirier ; il y était admirable : il a, une fois pour toutes, marqué le rôle de sa rude et vigoureuse empreinte. Delaunay était le marquis de Presles ; on lui reprochait de manquer de distinction ; mais je n’ai jamais oublié de quel accent il disait la fameuse tirade : « Arrive donc ! Hector, arrive donc ! Sais-tu pourquoi Jean-Gaston de Presles a reçu trois coups d’arquebuse à la bataille d’Ivry ?.. » Cela prenait une grandeur, une envolée superbe ; on sentait bien que lui aussi, l’occasion venue, le descendant de ces preux aurait eu même courage : et c’est tout le rôle. Croizette était une Antoinette Poirier de haut style. M. de Féraudy, qui a un si beau talent et qui a souvent mérité d’être comparé à Got, fait de Poirier une ganache. Il le joue sans conviction, sans sincérité, sans étude, comme cela vient : il n’y met aucun amour-propre. Ce n’est pas assez. M. Raphaël Duflos, en marquis de Presles, est la froideur et la banalité elles-mêmes. Mlle Piérat, dans le rôle d’Antoinette, n’est que sécheresse et raideur. M. Truffier, en Vatel, semble un magister de village plutôt qu’un cuisinier. Les autres sont quelconques... Cela n’est pas digne de la Comédie, et je tiens à le déclarer en raison même de l’attachement que j’ai et que nous avons tous pour la grande maison. Elle n’est la grande maison que parce qu’elle joue le répertoire, le répertoire moderne comme l’ancien, celui d’Augier et de Dumas comme celui de Molière et de Racine. Elle se doit à elle-même, elle doit à son passé et à son nom de veiller à ce que des pièces justement fameuses soient sans cesse étudiées, remises à la scène avec un soin scrupuleux. Et ceux des artistes qui ont l’honneur de se montrer dans ces rôles n’ont pas fait tout leur devoir, s’ils n’ont essayé, dans la mesure de leurs forces, de se mesurer avec les plus illustres de leurs anciens.


RENE DOUMIC.