Revue dramatique - 14 juillet 1918

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Revue dramatique - 14 juillet 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 451-457).
REVUE DRAMATIQUE


Au CONSERVATOIRE : Concours de tragédie et de comédie.


Les concours du Conservatoire, pour la tragédie et la comédie, tels qu’ils se présentent aujourd’hui, n’ont plus aucun rapport avec ce qu’on appelait jadis de ce nom. Ils ont encore l’air d’exister, mais ce n’est qu’un air. Les changements qu’on y a apportés équivalent à leur suppression. Le mal, cette fois, ne vient pas de la guerre. Il date du jour où le Conservatoire a été transféré de la rue Bergère à la rue de Madrid : les concours se sont perdus en route. Avec eux ce n’est pas seulement un peu du pittoresque de nos mœurs théâtrales qui a disparu, c’est un des meilleurs soutiens de notre art dramatique qui a fléchi.

Ce qu’étaient les concours de jadis dans la salle pompéienne de la rue Bergère, on l’a conté mille fois. Nul thème ne fut plus parisien, nulle matière ne fut plus admirable à mettre en chroniques éblouissantes. On décrivait ces salles bondées où s’entassait, par un miracle de compression, un public d’artistes, d’écrivains, de journalistes et de parents d’élèves. On raillait la fièvre qui régnait dans une atmosphère surchauffée beaucoup moins par l’étouffante chaleur que par l’ardeur des passions. Après quoi, pour humilier gentiment les lauréats les plus acclamés et les convaincre de la fragilité de leurs couronnes, on évoquait le souvenir de quelques-uns de leurs aînés qui, après d’étourdissants succès d’école, avaient connu les pires déboires et fini dans d’obscures tournées de province. Et cela parfois était très spirituel, mais était un peu moins intelligent. Cela n’atteignait pas le fond des choses. Ce qu’on ne disait pas, c’était la forte conviction dont tous étaient animés, l’intime certitude que « c’était arrivé, » le souci du métier, le respect de l’ouvrage bien fait. la conscience professionnelle, le dévouement à ce que Paul Bourget appelle d’un mot juste et profond : le besoin du service.

J’ai connu ces concours dans leur plus beau temps : mes souvenirs remontent à plus de cinquante ans. J’ai été un peu de la maison et, — sinon pour la déclamation, du moins pour la musique, — j’ai approché de très près la fièvre de ces fins d’années. Quand on parle de l’importance que prenaient aux yeux des lauréats et de leurs maîtres ces concours publics, on n’exagère pas ; et je croirais plutôt qu’on s’en rend insuffisamment compte. Rien vraiment n’existait pour eux en dehors du succès ardemment convoité et l’on eût dit que la vie du monde entier se fût confinée dans cette petite salle. Jamais n’avait été mieux appliqué le précepte qui veut qu’on appartienne entièrement à sa tâche, et qu’on fasse ce qu’on fait.

En ce temps-là, une scène de concours donnait vraiment l’illusion du théâtre. Et puisque ces jeunes gens devaient faire leur carrière au théâtre, je ne trouve pas cela si ridicule. Non seulement les élèves jouaient dans u » vrai théâtre, un des mieux agencés et des plus harmonieux qui soient, mais ils jouaient en costume, et même avec un certain luxe, tout relatif, d’accessoires. Dès les premières répliques, ils sentaient s’établir la communication avec le public, souvent partial, mais si vivant, et qui leur épargnait, — oh, combien ! — l’impression de jouer dans un désert et de déclamer dans le vide. Un prix, remporté en de telles conditions, marquait une étape dans la carrière d’un comédien. L’heureux vainqueur, qui venait de triompher dans une scène brillamment enlevée, était aussitôt célèbre et son nom volait sur les lèvres des amateurs de théâtre. Tout Paris apprenait qu’un jeune premier, une ingénue, une soubrette lui était née, et il l’attendait à ses prochains débuts.

Le premier coup porté à ce système éprouvé fut l’interdiction du costume pour les concurrents. On prétexta que quelques-unes de ces demoiselles trouvaient le moyen de paraître en de coûteux accoutrements : cela créait une infériorité pour les autres, qui n’avaient pas les mêmes ressources. Il fut décidé que les élèves femmes joueraient Phèdre et Célimène en toilette de ville, et que les élèves hommes seraient Oreste ou Sganarelle en habit noir. Décision fort morale, et pourtant regrettable, car c’est une grande partie de l’art du comédien que de se costumer, et en costume on ne se tient, ni ne marche, ni ne parle de même qu’en vêtement de confection. Désormais, un contraste violent existait entre le rôle lui-même et l’image que son interprète en présentait aux yeux. C’est le trait dont s’était naguère emparé Jules Lemaitre et qu’il avait merveilleusement fait ressortir dans d’inoubliables feuilletons. Comme il arrive, rien qu’en enlevant une pierre on avait ébranlé tout l’édifice. Cependant à tous les degrés et-dans toutes les catégories d’enseignement se poursuivait une campagne, que nous connaissons bien, et qui avait pour objet de niveler tout ce qui dépasse, d’éteindre tout ce qui brille et de répandre partout une même teinte de médiocrité et de grisaille. Au Conservatoire, l’esprit de réforme s’attaqua d’abord aux concours publics ; il en fit ce qu’ils sont devenus : l’ombre d’eux-mêmes.

Rue de Madrid, les concours se donnent dans une longue salle, toute en longueur, aux murs nus et froids. Par les fenêtres, ouvrant sur la rue, entrent le jour et les bruits du dehors : l’une d’elles, où sont demeurés des vitraux mélancoliques, nous rappelle que c’est ici une chapelle désaffectée. Pas de loges, pas de balcons, mais des rangées de fauteuils sur un plan incliné descendant jusqu’à une table recouverte d’un tapis vert : les membres du jury s’y aligneront tout à l’heure, et nous aurons, entre les concurrents et nous, la rangée solennelle de leurs dos importants. Sur des tréteaux, une scène est ménagée dans le fond obscur de la salle : une boiserie tapissée de vert forme coulisses. Quand il n’y aura pas moyen de faire autrement, on apportera deux chaises de paille, une table de bois blanc et même un canapé verdâtre : c’est tout le mobilier de l’établissement. Soudain une rampe et deux lustres s’allument : maintenant leur lumière factice va lutter avec la lumière naturelle que ne masque nul rideau. C’est dans ce faux jour que nous verrons les jeunes gens s’agiter… oh ! s’agiter sagement, posément, froidement… et on ne peut leur en vouloir, dans un tel cadre et dans une telle atmosphère ! Bien entendu, les quelques auditeurs conviés à la cérémonie ont la consigne de ne pas bouger, de ne manifester ni approbation ni désapprobation. Ils s’y conforment scrupuleusement, ne se grouillent en aucune manière, et rien n’indique qu’ils soient morts ou vifs. Les répliques tombent dans un silence de glace. Il y a de quoi figer les emportements les plus tumultueux et geler les plus brûlantes ardeurs.

A vrai dire, ce n’est pas ici un théâtre, mais une salle de classe. On l’a voulu ainsi ; on l’a fait exprès ; on a tout combiné pour que l’épreuve eût nettement un caractère scolaire. Nous sommes au collège, un jour de composition de récitation. Le but est que l’épreuve n’ait par elle-même aucune valeur ; il ne faut pas qu’elle existe en soi et par soi : elle ne doit être que le dernier exercice de l’année, la dernière classe, la suprême colle. C’est moins que l’actuel baccalauréat : c’est le baccalauréat tel qu’il sera, lorsqu’on l’aura réduit à n’être qu’un certificat d’études.

Cela explique l’extrême indulgence dont a fait preuve le jury. Presque tous les concurrents ont été récompensés, comme dans les cours d’éducation où les plus mal partagés ont du moins un prix de bonne volonté. On a mis cette mansuétude sur le compte des gothas. La vraie raison est tout autre. Puisque le vague parchemin qui va être délivré à des concurrents falots n’a aucune importance, il s’ensuit qu’il est bien inutile de faire de la peine à de bons jeunes gens en leur refusant une satisfaction aussi parfaitement vaine. J’ai connu de même des professeurs en Sorbonne qui, de parti pris, donnaient une boule blanche à tous les candidats : ils exprimaient ainsi, à l’adresse des brevets qu’ils décernaient, un mépris transcendant.

J’arrive aux scènes qui ont été interprétées devant nous, et je m’empresse de dire que plusieurs l’ont été de façon plus qu’honorable. Le choix des morceaux, à quelques exceptions près, était excellent. Et quel délice que cette succession des plus belles scènes empruntées à l’histoire de notre théâtre ! On passe de Molière à Beaumarchais, de Musset à Dumas fils et à Meilhac. Tant pis pour ceux qui ne voient de ces morceaux détachés que la bigarrure et l’incohérence ! Pour moi, je ne me lasse pas d’en goûter la variété : c’est un raccourci des mille ressources de notre génie dramatique, une fête pour l’oreille et pour l’esprit. Chaque scène, tirée d’un ouvrage fameux, éveille le souvenir de la pièce tout entière. Arnolphe et Harpagon, Célimène et Lisette, Froufrou et le duc de Septmonts, tous ces grands amis de notre imagination, tous ces familiers de notre souvenir défilent devant nous, et nous les comparons aux images qu’en ont dessinées hier et jadis les plus fameux interprètes de ces rôles.

Qu’on me permette à ce propos une remarque : aucun élève ne devrait quitter le Conservatoire avec son premier prix, s’il n’a concouru dans un morceau classique. Que ces jeunes gens fassent apprécier dans des scènes modernes leurs plus heureuses qualités d’entrain, de verve et de sensibilité : tant qu’il leur plaira. Mais leur degré d’instruction ne se mesure qu’à la façon dont ils disent les vers de Corneille et de Racine, et dont ils jouent Molière, Marivaux et Beaumarchais. Là même est la raison d’être du Conservatoire et il est toujours dangereux qu’une institution laisse tomber en désuétude ce qui est sa raison d’être. Nous avons besoin d’une école de déclamation pour que les acteurs français soient capables de jouer les classiques français, et pour que cette partie du patrimoine national ne devienne pas une chose morte. Et c’est en travaillant ces rôles du répertoire que les futurs comédiens prennent cette ampleur et ce style qu’ils porteront plus tard dans les créations les plus modernes et qui feront d’eux vraiment des artistes.

Je n’aurai garde de discuter les décisions du jury. Presque toujours il juge autrement que nous ne jugeons dans la salle : c’est qu’il a des éléments que nous n’avons pas. Les notes de classe, les succès précédemment obtenus, l’opinion du professeur, l’âge du concurrent, tout cela influe sur une décision qui, somme toute, a les plus grandes chances d’être équitable. Nous autres, tout ce que nous pouvons faire, c’est de signaler ceux des concurrents qui nous ont paru donner de belles promesses.

Comme c’est la coutume, le concours de tragédie a été le moins bon. Cinq concurrents se sont livrés devant nous à des récitations, dont il était facile de voir qu’elles les laissaient tout à fait indifférents. Et pourtant c’était Racine, c’était Sophocle ! Je fais une exception pour Mlle Delaur qui a dit avec intelligence une scène d’Antigone. La physionomie est expressive, le geste a de la vigueur et la diction de la netteté. La pieuse héroïne dont le poète antique a fait l’interprète de cette loi sacrée, inscrite non dans les codes mais dans nos cœurs, nous est apparue dans sa rigidité intransigeante et son intraitable fierté. Mlle Delaur semble appelée à réussir sinon dans les rôles de tendresse, du moins dans ceux de volonté et d’énergie. Ce sera une héroïne cornélienne plutôt que racinienne.

A la Comédie, vingt-neuf concurrents.

J’ai remarqué tout particulièrement Mlle Rouer qui a montré dans le rôle de Camille d’On ne badine pas avec l’amour des qualités de premier ordre. Elle a rendu toutes les nuances de ce rôle si complexe : l’orgueil, la hautaine mélancolie, l’ardeur passionnée, et le je ne sais quoi de mystérieux et de déconcertant. Car, elle m’a toujours semblé, cette Camille, terriblement instruite pour une si jeune fille et si bien gardée par dame Pluche. Elle est très jeune fille et elle parle un langage de femme. Elle se détache sur la blanche théorie créée par le rêve de Musset, et il n’en est point parmi ses sœurs charmantes dont le cœur enferme une pareille richesse de sentiments. Aussi l’honneur lui revient-il, et ne pouvait-il revenir qu’à elle, d’avoir inspiré à Perdican son immortel couplet sur cette beauté de l’amour qui fait de l’union entre deux êtres imparfaits quelque chose de sublime. Ce qui caractérise cette étrange fille, c’est un mélange d’ingénuité et d’amertume ; et c’est précisément ce que Mlle Rouer a compris et traduit de façon remarquable.

Mlle Rouer est, comme on dit, une nature, et elle a beaucoup de distinction. Mlle Roseraie est non moins une nature, et elle n’a aucune distinction ; même elle en manque totalement, à un degré qui devient un mérite et une originalité. Elle est faite pour interpréter ces rôles de franchise toute ronde et de vulgarité généreuse, que les auteurs dramatiques se plaisent à camper au milieu des complications et des défaillances de nos sociétés trop civilisées. Le type en est Mme Guichard dans Monsieur Alphonse. Un autre est Mme Georges dans Par droit de conquête, une pièce bien oubliée de Legouvé. Mlle Roseraie a interprété devant nous des fragments de ces deux rôles. Elle est peuple. Au théâtre, il est convenu que le peuple est toute bonté, qu’il a de mauvaises manières et bon cœur et ce cœur toujours sur la main. Mlle Roseraie a été créée et mise au monde pour incarner cette fiction de théâtre. Elle serait encore une excellente Mme Sans-Gêne. Et puis, si elle réussit, on lui fera des rôles.

Dans tout le répertoire, je ne connais guère de type plus difficile à personnifier que celui de Célimène. Songez à tout ce que réunit en elle cette jeune veuve : outre la jeunesse, c’est la beauté et l’esprit, avec une fleur d’aristocratie. Elle ne se contente pas d’être coquette, elle est grande coquette. Cette grande coquetterie est l’écueil : ces grands airs auxquels se sont guindées beaucoup d’aimables comédiennes leur ont fait perdre toute aisance et toute grâce. Ce dont je loue surtout Mlle Delannoy, c’est de la liberté de son jeu. Elle a été une Célimène spirituelle et hautaine, heureuse de vivre, et qui respire avec délices cette atmosphère de compliments et de galanterie où s’épanouissent tous ses dons d’incomparable mondaine.

Mlle Diétry a montré sous les traits de Bélise de réelles qualités de comique. J’ai noté encore une agréable Agnès, Mlle Marciac, et Mlle Caillot qui, dans le rôle de Margot, de Meilhac, a eu de la sensibilité, de l’espièglerie, de la grâce. Et je m’aperçois que je n’ai cité que des femmes. C’est que les concurrents hommes n’ont pas été excellents ; et c’est plus qu’excusable, une année où la plupart de ceux qui pouvaient concourir sont au front, et où tel des concurrents est un combattant ou même un blessé d’hier. Je n’ai pas trouvé que M. Coulant ait fait assez chanter les vers de l’Amour dans Psyché, ni que M. Escande ait eu dans Fantasio assez de fantaisie. Je me hâte d’ajouter que le rôle de Fantasio est un de ceux où il est presque impossible de réussir, parce que c’est moins un rôle qu’une longue rêverie, une conversation à bâtons rompus, en prose poétique et lyrique, plutôt qu’un dialogue de scène.

Tels sont ceux des concurrents qui tranchent sur l’ensemble par leur personnalité. Mais c’est par les autres qu’on juge de la nature d’un enseignement, et c’est à eux qu’il faut demander l’impression générale. Or, à voir ce qu’ils font, on est amené à une constatation fort différente de l’opinion généralement répandue. On a coutume de dire que l’enseignement du Conservatoire façonne tyranniquement les élèves et leur met une empreinte désormais ineffaçable. Plût au ciel qu’il en fût ainsi ! Tout au contraire, c’est de cette forte, éducation que la plupart sont cruellement dépourvus. À défaut d’aucun mérite original, ils devraient posséder ce qui s’apprend, le métier ou du moins les éléments du métier, grammaire et orthographe. Ils devraient avoir une diction impeccable : beaucoup d’entre eux ne se font pas même entendre, dans une salle pourtant sonore, des spectateurs les plus rapprochés ; beaucoup ne savent pas dire les vers, et, manifestement, ignorent ce que c’est qu’un vers français. Ils devraient savoir se tenir en scène : ils s’y montrent terriblement gênés. Quand ils sont debout, que faire de leurs bras ? et, quand ils sont assis, que faire de leurs jambes ? là est pour eux la question.

De tels résultats ne sont pas sans m’inspirer quelque inquiétude. Loin que l’enseignement du Conservatoire ait cette autorité impitoyable qu’on lui prête, je craindrais plutôt qu’il ne se fit un peu incertain et flottant. Il est très attaqué ; il l’a toujours été ; mais, depuis quelque temps, ceux qui avaient la tâche de le défendre, s’en sont acquittés mollement. Déjà, ils ont sacrifié les concours publics. Ces concours à la manière d’autrefois étaient un des bastions qui protégeaient la place ; et tous les stratèges vous diront qu’une place risque fort à livrer ses ouvrages avancés. J’admets que, pendant la guerre, on doive continuer à faire passer dans la salle de la rue de Madrid des examens de fin d’année, à la manière confidentielle usitée en ces temps derniers. Mais plus tard, — bientôt, j’espère, — si l’on veut venir au secours de notre art dramatique, très menacé et en voie de se perdre, il faudra réorganiser l’enseignement du Conservatoire, — en le renforçant : la première mesure sera de nous rendre les concours publics dans leur éclat de jadis, entourés à nouveau de tout leur antique et jeune prestige.


RENE DOUMIC.