Revue dramatique - 14 mai 1888

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 454-465).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : Adrienne Lecouvreur. — Odéon : l’Aveu, drame en 1 acte, de Mme Sarah Bernhardt ; la Marchande de sourires, drame en 5 actes, de Mme Judith Gautier. — Châtelet : Germinal, drame en 12 tableaux, tiré par M. William Busnach du roman de M. Émile Zola.

L’événement de la saison, au théâtre, est le succès d’Adrienne Lecouvreur. La fortune de la Comédie-Française, depuis quelques mois, semblait assez malade : un état de langueur devenait son ordinaire, qui n’était varié que par des accidens. On essaya d’Adrienne Lecouvreur, un peu comme d’un remède de bonne femme ; un peu même, pour faire plaisir à la bonne femme, je veux dire à M. Ernest Legouvé, avenante et respectable figure, qui est une vieille amie de la maison ; un peu aussi pour payer de leur constance les héritiers de son puissant collaborateur, Eugène Scribe. Des émissaires de la Porte-Saint-Martin les avaient tentés, leur avaient offert un gros prix de cette panacée, dont, rue de Richelieu, on ne faisait rien. Adrienne Lecouvreur, après cela, demeurait au dépôt classique : il était convenable de l’avaler. Et voilà qu’elle a fait merveille !.. Bientôt, grâce aux bénéfices de cette reprise, le comité, s’il n’était trop raisonnable, pourrait se donner le luxe de Rodogune, ou de Bérénice, ou de Don Juan.

Mais à quoi bon évoquer ces augustes fantômes ? Adrienne Lecouvreur, précisément, les remplace avec avantage. C’est une règle de bienséance à Paris, lorsqu’on occupe un certain état dans la société, qu’on passe de temps en temps une soirée à la Comédie-Française pour assister à quelque noble spectacle : ainsi, depuis le retour de la campagne jusqu’au départ pour les eaux, est-on obligé, plus souvent qu’on ne voudrait, de donner un grand dîner. Venir dans la maison de Molière, de Racine et de Corneille, les jours où ils sont chez eux, c’est le devoir et l’usage des gens qui ont un revenu honorable, une famille décente, une bonne table. On est abonné, habitué de ce théâtre national, comme on est décoré. La présence périodique dans une de ses loges ou dans ses fauteuils est une pratique religieuse, dont un notable et ses proches ne sauraient se dispenser sans honte. N’est-ce pas le temple du répertoire ? Et qu’est-ce que le répertoire, sinon une littérature révélée ? De grands hommes, qui n’ont jamais été des hommes, ont produit ces ouvrages par miracle, pour la postérité ; d’autre part, les héros qu’ils évoquaient, au moins dans la tragédie, avaient vécu bien des siècles avant eux : et, par là, ce miraculeux ensemble a un air d’éternité. La représentation d’une de ces pièces, à présent, est la célébration d’un mystère : il est beau d’y prendre part. On se prouve à soi-même, on prouve à la compagnie, à tous ses concitoyens, qu’on est initié : on a fait ses classes, que diable ! Mais, à redoubler sa rhétorique indéfiniment, on s’ennuie : on s’ennuie à revoir ces chefs-d’œuvre !.. Initié ? Heu, lieu ! on a l’air de l’être ; mais pour entrer dans l’âme de ces personnages, pour distinguer les nuances de leur caractère, pour démêler l’écheveau de leurs passions, il faudrait se donner bien de la peine. Tout cela est si fin, si fin !.. On admire Polyeucte, on admire Bajazet ; mais voyez l’héroïne de Polyeucte, Pauline, voyez Bajazet lui-même : c’est une femme entre deux hommes, c’est un homme entre deux femmes, rien de plus ! Eh bien, cette femme, cet homme et leur entourage ont des idées si ténues, des sentimens si menus, que la plupart nous échappent. Tous ces gens-là ont inventé le marivaudage avant Marivaux. Et n’est-ce pas de Marivaux que Voltaire, qui avait du bon sens, disait qu’il passait le temps à peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée ? Ainsi font ces héros eux-mêmes. Sans discerner sur ce tissu léger tous ces points qui tremblent, nous voyons la machine osciller, un certain nombre de fois, jusqu’à ce qu’une secousse la fasse pencher d’un côté où elle s’arrête à la fin, vers minuit ; et c’est toute l’action, tout le spectacle : bel amusement ! Il fallait, pour s’intéresser à ces riens, pour les apercevoir, une autre éducation que la nôtre, une éducation d’hommes de luxe. On avait, sous l’ancien régime, des maîtres à penser, comme des maîtres à danser ; le programme du baccalauréat est trop chargé, à l’heure qu’il est, pour que l’on cultive ces arts d’agrément. Ajoutez que nos pères comprenaient sans effort la langue de ces personnages, qui était celle de leur temps ; pour nous, c’est une langue morte. Quand M. Sarcey veut démontrer que ces paroles, après tout, sont humaines, il en donne la traduction. En attendant, on les écoute comme un bruit liturgique, une succession de phrases d’orgue, où l’on se contente de suivre un sens indéterminé. On se sait bon gré d’être à la grand’ messe ; mais, Seigneur Dieu ! que l’on s’ennuie !

Si l’on pouvait trouver une grand’ messe qui fût amusante ! Une solennité où il fût aussi glorieux d’être vu, où la conscience même de chacun fût pareillement satisfaite, où cependant on prît du plaisir!.. Voici Adrienne Lecouvreur.

Adrienne Lecouvreur est classique au même titre que Bajazet ; oui, au même litre, devant la société d’aujourd’hui. Monsieur X... est comte, par la volonté de Louis XIV; et monsieur Z..., par la volonté de Louis-Philippe : que celui-ci tienne cet avantage de son père et celui-là du père de son trisaïeul, peu importe! On les a toujours vus comtes; il n’y a que les pédans pour faire la différence. Adrienne Lecouvreur?.. On l’a toujours vue au répertoire. Les érudits prétendent que cette «comédie-drame » a paru pour la première fois en 1849 : nous n’allons pas regarder sur l’autre versant du siècle; et puis. Adrienne Lecouvreur est évidemment plus vieille que cela! Ils murmurent, ces fâcheux, que la pièce est d’Eugène Scribe, qui n’a rien d’un personnage mythique, et de M. Legouvé, qui est encore bien vivant. Mais, si Adrienne Lecouvreur est de Scribe, on ne le sait qu’à peine; il faut le vouloir pour s’en souvenir : ce nom ne saute pas à l’esprit tout de suite avec ce titre, comme avec celui d’Une chaîne ou de la Camaraderie. Quant à M. Legouvé, pour notre génération, il est un patriarche guilleret, tout plein de vertus aimables, à qui, pour être vénéré, il ne manque rien que d’avoir engraissé ou d’être devenu maussade; il est un moraliste familier, un professeur de diction, un mime de bonne compagnie, un président d’assauts d’escrime, abondant, il est vrai, en souvenirs de théâtre, mais ami des comédiens et des auteurs, plutôt que lui-même auteur de comédies... C’est qu’il y a cinquante ans, savez-vous, qu’il a écrit cette Louise de Lignevolles où se trouve le prototype du mari moderne, du mari justicier, armé du code. C’est que, depuis les Deux Reines, qui sont déjà loin, il n’a presque rien donné au théâtre. Et cependant nous le voyons si actif, si affairé, si pourvu et si prodigue d’entregent pour le bien de ceux qu’il aime ou qu’il estime, que nous ne doutons pas qu’il remplisse devant nos yeux toute sa destinée. Auteur dramatique?.. S’il l’était, il ferait des pièces! Pourquoi n’en ferait-il pas? Il est assez vif, assez dispos!.. Et, chaque fois que, dans une conférence ou par une préface, il nous rappelle pour quelles raisons il est de l’Académie française, dont nous sommes enchantés qu’il soit, il nous cause d’abord une surprise. Et voilà pourquoi Adrienne Lecouvreur, parmi les chefs-d’œuvre du répertoire, produits authentiques du génie, est comme un enfant trouvé : or un enfant trouvé est toujours noble. Aussi bien, on sait que Rachel a incarné l’héroïne : Rachel, qui fut la Camille et l’Emilie de Corneille, Rachel, qui fut l’Ériphile de Racine, et son Hermione, et sa Monime, et sa Roxane... Et, dans cette prose coulante, on reconnaît, au passage, des vers de ces poètes : et, bien qu’on les ait déjà entendus, soit dans le Cid ou Cinna, soit dans Psyché soit dans Bajazet, soit dans Andromaque ou Phèdre, on hésiterait à jurer que c’est là des citations, tant ces morceaux choisis adhèrent à l’ouvrage et participent à l’action : — jusqu’aux Deux Pigeons, qui prennent ici une vertu dramatique!.. Est-ce pour Rachel, enfin, qu’Adrienne Lecouvreur a été faite, ou ne serait-ce pas pour la Champmeslé?.. Il se pourrait bien que ce fût un divertissement commandé à Corneille, à Racine, à La Fontaine, — Et à quelqu’un d’autre encore, — pour Sa Majesté le public!.. Le certain, c’est que ce divertissement est noble : Sa Majesté peut le goûter en conscience.

A présent, voyons par où triomphe Adrienne entre tant de pièces fameuses : rassurés sur la dignité de notre plaisir, voyons comment ce plaisir même existe. Agamemnon, Mithridate et la plupart des héros de tragédie sont trop loin de nous et d’une condition trop supérieure à la nôtre : nous ne pouvons nous mêler à leurs débats. Il va sans dire que des personnages de notre siècle et de notre espèce ne seraient jamais d’une compagnie bien flatteuse. A quoi pensé-je, d’ailleurs? Le spectacle qu’ils nous donneraient ne serait pas noble! Mais les gens que voici, par bonheur, sont juste à la distance qu’il faut et du rang le plus convenable pour que leurs aventures aient un air de grandeur, et que nous puissions y prendre part. Ils ne sont pas décourageans, et nous sommes bien aises pourtant d’être admis dans leur compagnie. Sans se croire cousin de Mithridate ou d’Agamemnon, qui de nous ne se juge capable de vivre sous Louis XV, et non pas, s’il vous plaît, dans le tiers-état, entre le Père de famille et le Philosophe sans le savoir, mais dans les plus brillans cercles de l’époque? L’occasion est ici merveilleuse: avec de grands seigneurs et de grandes dames, ce ne sont que des comédiens, et, particulièrement, une comédienne à la mode; — Les deux genres de société que rêve un bourgeois français!.. «Ah! ma chère! un marquis!..» disait la fille de Gorgibus, Madelon, à sa cousine Cathos : « Ah! mes enfans! » se disent leurs arrière-neveux, «une princesse, un comte (bâtard d’un souverain!) et une comédienne célèbre!.. « Ils ne peuvent douter de leur bonheur; la princesse de Bouillon elle-même (pourquoi une « princesse » de Bouillon, sinon parce que princesse est plus que duchesse, et qu’on n’a rien épargné?), la princesse nous l’assure : la scène se passe «dans les salons du grand monde. » Et nous ne les quittons, un acte durant, que pour nous transporter au foyer de la Comédie-Française. Oui, parfaitement, nous y avons nos entrées, dans ce cabinet de travail des Muses, dans ce cabinet de toilette des Grâces; nous sommes d’heureux coquins! Et vous, mesdames nos épouses, que pensez-vous de cette fête offerte à votre curiosité? Au foyer! nous sommes au foyer, et sous Louis XV ! Mme de Duras et Mme de Villeroy, en ce temps de libres mœurs, allant voir la Clairon au For-l’Évêque, n’étaient guère mieux partagées que vous... Et c’est nous, à présent, qui sous les gentilshommes de la chambre !

Si la qualité des personnages est bien choisie, leurs caractères sont imaginés heureusement. C’était une figure intéressante et même assez humaine que celle de l’actrice qui mêle aux sentimens de son propre fonds les sentimens simulés et acquis à la fin dans l’exercice de son art. Toujours préoccupé des gens de théâtre, M. Legouvé, si je ne me trompe, en avait de longue date entrevu l’idée. Dans sa première pièce, une chanteuse d’opéra, épousée par un gentilhomme, se remémore ainsi les joies de son métier : « j’étais tour à tour héroïne ou princesse, Juliette, Didon, Sémiramis... » Elle ajoute: « Il m’a fait comtesse; c’est de la décadence. » Et comme, en ce médiocre état, elle est encore assez intrépide pour franchir à cheval le fossé d’un parc, on la félicite : « Oui, répond-elle, mais il y avait un costume, un rôle ! Une robe d’amazone, c’est presque une armure. Je croyais jouer Tancrède: et quand je jouais Tancrède, j’étais brave comme un héros. » Ce germe de caractère, les auteurs d’Adrienne Lecouvreur l’ont développé avec un esprit de suite, avec une patience, une ingéniosité remarquables. Veut-elle dire des douceurs à son amant, leur jeune première, qui, de sa profession, est un premier rôle, lui souffle au visage cette tirade : « Oh ! je m’y connais! je vis au milieu des héros de tous les pays, moi! Eh bien! vous avez dans l’accent, dans le coup d’œil, je ne sais quoi qui sent son Rodrigue et son Nicomède ! » Le soupçonne-t-elle de trahison, elle choisit sa vengeance dans Cinna :


Comblé de mes bienfaits, je l’en veux accabler,


et elle improvise un monologue : « O mon vieux Corneille, viens à mon aide!.. Prouve-leur à tous que nous, les interprètes de ton génie, nous pouvons gagner au contact de tes nobles pensées... autre chose que de les bien traduire ! » (En effet, dans ce passage, elle les traduit assez mal...) Veut-elle bafouer, frapper publiquement sa rivale, c’est d’une apostrophe de Phèdre qu’elle la louche en plein front. Dans le délire de l’agonie, c’est la déclaration de Psyché à l’Amour qu’elle soupire à l’oreille du bien-aimé ; lorsqu’elle cesse de le reconnaître. elle le poursuit des imprécations d’Hermione... Ah! L’exacte comédienne! Concevez-vous une mémoire mieux ornée ou plus présente?.. Et si la sûreté même de l’expression trahit un peu l’artifice, il faut convenir que le caractère est, pour le fond, vraisemblable.

Mais si l’auteur avait poussé trop avant, jusqu’au tréfonds, le souci de la vérité !.. Songez que cette comédienne se nomme Adrienne Lecouvreur, et que, durant sa terrestre existence, Adrienne eut d’autres indulgences que la clémence d’Auguste. Si l’auteur lui avait conservé ses amans : des gentilshommes, des gens de lettres et même un comédien, — ah ! fi ! voilà qui nous gâterait l’héroïne. Et s’il la montrait enfin, joyeusement abandonnée à plusieurs galans, à plusieurs chalands, et ne réservant que son cœur à son bien-aimé, voilà qui serait malaisé à comprendre et fatiguerait notre intelligence.

Calmons-nous : cette inquiétude ferait injure à M. Legouvé. Il aime la clarté, il aime la propreté : il répond ici de l’une et de l’autre. Les abîmes de la conscience, où végète confusément une flore de passions et de vices, ne l’attirent point ; et, d’autre part, ayant toujours souhaité la croix d’honneur pour les comédiens, il a toujours voulu que les comédiennes en fussent dignes. S’il admet, par hasard, qu’une actrice ait péché, il cachera sa faute, bien loin de l’exposer sur la scène. Et quand donc, au théâtre, a-t-il trahi la cause des femmes ? Il croit à leur mérite, sur la foi de son père. Et, s’il avait quelque doute sur leur chasteté, il serait soucieux encore de ne pas scandaliser son prochain par l’exhibition d’une créature impudique. Il a écrit naguère, en habit de garde national, un excellent petit traité : De l’alimentation morale pendant le siège. Mais il n’est pas besoin que Paris soit assiégé pour qu’il tienne à honneur de ne fournir à ses concitoyens aucune denrée malsaine. Homme de foyer, et non pas seulement du foyer de la Comédie-Française, homme de famille autant qu’homme de théâtre, écoutez-le raconter comment l’idée de sa première pièce lui est venue[1] : « Un matin, à déjeuner, ma femme, me parlant de ses compagnes de pension, prononça le nom de délie.. » Anecdote où Clélie joue un rôle… Clélie apparaît à M. Legouvé comme une héroïne… Le jour même, un ami vient dîner : M. Legouvé lui lit son premier acte et se l’adjoint comme collaborateur. L’ami, séance tenante, cherche la suite du drame : que va devenir Clélie ? « Si elle a un amant… — Jamais ! jamais ! s’écrie M. Legouvé avec indignation. Jamais je ne consentirai à lui donner un amant ! Ce serait la salir et la vulgariser… » Vous le voyez, Adrienne Lecouvreur est en bonnes mains !.. Ce n’est pas Scribe, non plus, qui se perdra dans les dessous d’un caractère ; et ce n’est pas lui, jamais, qui se piquera de contrarier le public. L’Adrienne de ces messieurs n’est donc pas celle de lord Peterborough, ni même de Voltaire. Elle n’a rien de la grande courtisane ; elle n’est, Dieu merci ! que la grande actrice, telle que l’imagine volontiers le spectateur ingénu, le spectateur idolâtre : moitié grisette, moitié divinité. Elle ne « rêve que l’amour et la gloire ; » mais la gloire d’une fille immaculée de Corneille et de Racine, l’amour honnête et permis. A-t-elle des diamans, c’est la reine qui les lui a donnés ; un comédien est-il encore toléré dans son intimité, c’est un confident, pas autre chose. Ce brave homme lui raconte qu’il a l’idée de se marier : « Vous avez raison, fait-elle,.. et si je le pouvais aussi, moi... — Ce ne serait pas loin de ta pensée?.. » Elle avoue que son cœur est pris. Un petit officier, sans fortune, sans nom, voilà celui qu’elle aime : « Riche et puissant, peu m’importait... Mais pauvre, mais malheureux ! » Elle veut le pousser dans sa carrière : « Vous arriverez ! » lui dit-elle. Et plus tard, sachant que ce petit officier s’appelle Maurice de Saxe, elle ne tombe dans ses bras que pour mourir, et elle murmure: « Il m’aime, il m’a nommée sa femme! » A la bonne heure! notre intérêt ne s’est pas égaré sur une personne indigne. O vous, que nous avons assistée dans vos tribulations, sainte Adrienne, priez pour nous !

Cependant le héros, lui aussi, pouvait dérouter notre jugement, déconcerter notre sympathie. Grand homme de guerre, mais soudard, illustre amant, mais débauché sans vergogne, aussi chaud à l’orgie qu’à la bataille, voilà Maurice de Saxe. Il ne fit pas difficulté, assure l’histoire, d’accepter qu’Adrienne vendît ses diamans et fondît sa vaisselle pour lui payer des soldats. Dans sa jeunesse, il avait bien consenti à se marier, mais, sa femme étant jalouse, il l’avait oubliée à Dresde. Ayant fait rompre cette union, il put engager sa foi à l’héritière du duché de Courlande, Anne Ivanowna; mais il trouva moyen d’éluder le mariage, estimant que la Courlande même ne valait pas si cher. Oh! le terrible homme!.. Et que celui-ci est plus simple et plus gentil ! Par modestie et par délicatesse (évidemment, ce n’est pas par astuce ni par économie), notre Maurice, à nous, s’est présenté à son Adrienne comme un petit lieutenant, bien obscur :


Je suis Lindor, ma naissance est commune,
Mes vœux sont ceux d’un simple bachelier...


Il n’a point l’âme d’un Almaviva, oh! non; mais, en effet, celle d’un bachelier aussi bien que d’un vaillant soldat. Il met en fuite les impertinens qui molestent les jeunes filles par les rues; mais il n’entre pas sans émotion dans ce lieu saint, dans ce musée des classiques : « c’est beau, le foyer de la Comédie-Française,.. beau de gloire et de souvenirs... Rien qu’en traversant ces longs corridors, où semblent errer tant d’ombres illustres,.. on sent là comme un certain respect, surtout quand on y vient, comme moi, pour la première fois... » Pauvre petit!.. (Notons pourtant qu’une récente édition a tort de modifier ainsi le compliment d’Adrienne : « Vous avez je ne sais quoi... qui sent son Rodrigue et son Nicodème!.. ») Notre Maurice, à nous, aussi bien que celui de l’histoire, jure de conquérir la Courlande ; mais, comme la princesse de Bouillon, qui a eu des bontés pour lui, veut prier le ministre de lui confier deux régimens, il ressent des scrupules : « Accepter quand j’en aime une autre... Non, mieux vaut tout lui dire...» Bien plus, ayant reçu malgré lui cette faveur, il croit s’acquitter envers sa bienfaitrice par cet aveu délicat : « Princesse, entendons-nous! Je n’ai jamais été ingrat, et, dans ce moment où je vous dois tant, manquer de franchise serait manquer de reconnaissance; ce matin déjà,.. je voulais vous avouer... — Que vous en aimez une autre? — Qui ne vous vaut pas peut-être!.. » Et lorsqu’une main discrète a payé pour lui, fort à propos, un billet de 70,000 livres, attribuant cette bonne action à la princesse, il va lui dire : « Je voulais partir sans vous voir; mais, après le service que vous venez de me rendre, service que, du reste, je n’accepte pas... » Il l’accepte, à la fin, de sa véritable amie, Adrienne; mais comment? Comme une avance faite au mari sur la dot de sa femme : n’aime-t-il pas Adrienne pour le bon motif? Elle sait, à présent, qu’il est Maurice de Saxe : tant mieux! Qu’il devienne duc de Courlande, il lui promet qu’elle sera duchesse. N’est-elle pas « reine par le cœur et digne de commander à tous?.. Qui a grandi mon intelligence? Toi. Qui a épuré mes sentimens? Toi. Qui a soufflé dans mon sein le génie des grands hommes dont tu es l’interprète? Toi! toujours toi!.. » Là-dessus, elle meurt, empoisonnée par sa rivale; Maurice achève l’épithalame en oraison funèbre : « O noble et généreuse fille ! si jamais quelque gloire s’attache à mes jours, » (si jamais je gagne la bataille de Fontenoy!) « c’est à toi que j’en ferai hommage, et toujours unis, même après la mort, le nom de Maurice de Saxe ne se séparera jamais de celui d’Adrienne ! » Il prophétise à coup sûr : il sait bien, notre Maurice, que lui et elle, maréchal de France et comédienne, bénis par Eugène Scribe et Legouvé, ont leur place marquée dans le cortège des couples « sympathiques » auxquels est voué un culte national : on va en pèlerinage à la Comédie-Française pour voir Adrienne Lecouvreur, comme on va au Père-Lachaise pour voir la tombe d’Héloïse et d’Abélard.

Au demeurant, M. Legouvé, un jour, a eu le courage d’écrire : « J’avouerai sans hésitation que, dans l’œuvre d’Eugène Scribe, il y a deux parties plus faibles que les autres, et que ces deux parties sont la peinture des caractères et le style. » De ce jugement sommaire, il exceptait seulement, — Et seulement pour la peinture des caractères, — Bertrand et Raton et une scène de l’Ambitieux. Pour Adrienne Lecouvreur, il ne réclamait pas : — ô Brutus !.. — Mais cette faiblesse même qu’il reprochait à la peinture des caractères, nous venons de voir qu’elle est un agrément; et, de même, ce qu’il appelait sévèrement faiblesse de style, n’est qu’une heureuse convenance du langage à la majorité des auditeurs. Voilà, au moins, des façons de parler qui n’embarrassent et n’humilient personne. C’est le vocabulaire et la syntaxe et le ton de la conversation courante chez de fort honnêtes gens, qui sont bien aises de les reconnaître chez la princesse de Bouillon ; introduits chez cette grande dame, ils ne s’y trouvent pas dépaysés. On ne dit point ici, comme dans Bajazet : « Je connus votre erreur, » mais bien : « C’est ce qui vous trompe, duchesse!.. »

M. Legouvé a pu faire le méchant, il n’a jamais pu l’être : il se hâtait de donner cette excuse aux manquemens de son collaborateur, que « le despotisme, l’impétuosité de son instinct dramatique lui faisaient tout subordonner à l’action théâtrale. » Et c’est l’action théâtrale, enfin, dans Adrienne Lecouvreur, qui nous captive et nous ravit. Maurice de Saxe, entre la princesse et la comédienne, est à peu près comme Bajazet entre Roxane et Atalide. Mais ces héroïnes et ce héros classiques ne connaissaient qu’un jeu de bascule sur place, bientôt fastidieux pour nos regards; les deux amies de Maurice engagent avec lui une espèce de partie de chat coupé, qui est fort divertissante à suivre. Le troisième acte, à lui seul, est un modèle de ce genre d’exercice : on passe, on repasse, on est pris, on s’échappe !.. Et, après ce vaudeville, au cinquième acte, on a le régal d’une agonie, tout comme à la fin d’une tragédie, — mais d’une agonie délicieuse, avec hallucination, récitation de poésies diverses, effusion de larmes et baisers!..

Ai-je énuméré tous les attraits d’Adrienne Lecouvreur? j’espère, au moins, en avoir expliqué le succès. Les habitués de la maison, à cette comédie-drame, s’amusent comme au Députe de Bombignac, et sans remords, que dis-je ! avec sérénité, avec orgueil. Ils se rendent cette justice qu’ils honorent la littérature, comme s’ils écoutaient Iphigénie ou bien Horace. Ils sont aussi contens d’eux-mêmes que s’ils s’ennuyaient, et plus contens de la pièce.

Pour qu’un ouvrage si heureusement conçu et si habilement exécuté fût mis au rebut, il faudrait que la Comédie-Française n’eût pas une actrice à montrer dans le personnage d’Adrienne. Dieu merci! elle n’en est pas là : elle a Mlle Bartet. On sait que Rachel, autrefois, commença par refuser ce rôle, qui est pourtant le rôle des rôles, et donne l’occasion à une seule personne d’emporter à la fois le prix de comédie, le prix de tragédie et même le prix de fable. M. Legouvé explique ce malentendu : « Scribe était un lecteur admirable, » — un peu moins adroit seulement que M. Legouvé : — « il l’avait lu (ce rôle d’Adrienne) avec beaucoup de grâce, d’esprit, de chaleur, mais comme on lit un rôle de jeune première; la grandeur y manquait un peu, on ne sentait pas assez l’héroïne sous la femme. » Dans une seconde lecture, M. Legouvé rétablit le personnage, — Rachel, à son exemple, en fit une héroïne... Mlle Bartet en refait une femme à présent, mais la plus distinguée, la plus gracieuse, la plus touchante, même la plus spirituelle ! J’ai peine à croire que Scribe fût aussi adorable.

Adrienne Lecouvreur ne peut occuper tous les théâtres; et qui sait, d’ailleurs, si, transportée sur une scène moins illustre, elle produirait encore les mêmes effets? Jouée au Vaudeville, par exemple, à la place des Surprises du divorce, elle paraîtrait moins amusante qu’au Théâtre-Français; elle y perdrait, en même temps, un peu de son prestige, un peu de sa dignité littéraire. Il faut donc pardonner à quelques amateurs de spectacles, si, même à la vue de ce triomphe, ils ne renoncent pas à rêver un art dramatique un peu différent de celui-là, et peut-être un art nouveau. Fatigués du talent des hommes, ils s’écrient, comme des précurseurs :


Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu !


Une déesse, au moins, n’est-ce pas une déesse qui apporte à l’Odéon ce petit drame ? Ce n’est pas une mortelle, vous le savez, ô habitans de Paris et de New-York ! c’est Mme Sarah Bernhardt. Use peut que son opuscule soit exécrable ou fol ; il ne se peut pas qu’il soit ordinaire. — Hélas ! ce n’est qu’une déesse de théâtre, et l’Aveu n’est qu’un acte où se trouvent ramassés tous les ingrédiens habituels d’un grand drame romanesque : on dirait d’un civet comprimé, facile à emporter en voyage, fait d’un lièvre fourni par M. Ohnet, épicé fortement selon la dernière recette de M. Sardou… Un général, sa femme, son neveu ; plus, un enfant qui se meurt, à la cantonade. La femme, par une inspiration soudaine, avoue au général que cet enfant est né d’un viol, subi avec complaisance ; elle le conjure en même temps de laisser entrer son neveu, qui est médecin et qui frappe à la porte : « Non ! non ! dit le général, pas avant que vous m’ayez nommé le misérable… » (Vous le voyez, c’est la comtesse Sarah, du Gymnase, mariée au baron Scarpia, de la Porte-Saint-Martin.) — « Mais vous tuez mon enfant !.. — C’est vous qui le tuez, madame ! — Ouvrez donc à son père ! » Le coup de théâtre est vigoureux ; mais les préparations manquent trop pour qu’on s’intéresse à une telle crise : les personnages sont des inconnus. La fin de la pièce est assez vaine : le neveu promet de se brûler la cervelle ; à ce prix, le général lui pardonne ; mais l’enfant expire, et le général se déclare satisfait… On applaudit justement Mlle Sisos et M. Paul Mounet; on applaudira plus encore Mme Sarah Bernhardt elle-même avec un partenaire quelconque, dans sa prochaine tournée. C’est égal, l’Aveu n’est pas le lever de rideau du théâtre de l’avenir.

Une autre femme, — la fille d’un dieu, celle-ci, — Mme Judith Gautier, est allée jusqu’au Japon (d’aucuns disent en Chine) quérir cette légende dramatique, la Marchande de sourires; elle appartient, cette légende, à un passé si lointain, qu’elle trompe agréablement notre appétit de nouveauté. Les lamentations d’une jeune mère, auprès de qui son époux, maître absolu, installe une concubine ; l’arrogance de celle-ci, la mort de celle-là, qui expire de douleur, tout simplement ; et plus tard, bien des années après la ruine de la maison et la dispersion de la famille, la rencontre du père et du fils sur une place publique, et l’aumône faite par ce jeune homme à ce vieillard étranger ; puis la reconnaissance de ce jeune homme et de sa nourrice, par le moyen d’une chanson qui réveille les souvenirs de son enfance, — n’est-ce pas les mœurs d’une humanité primitive, exposées avec une candeur parfaite, et n’est-ce pas ce qui nous plaît dans ce poème en prose? Doucement surpris, devant ce premier acte et ce quatrième, nous murmurons : « Cela ressemble au théâtre antique. » En effet, la plus belle scène est une agnition, comme disait Corneille lorsqu’il traduisait Aristote en latin ou presque, pour l’usage des Français ; et Mlle Antonia Laurent la joue avec la même grandeur et la même naïveté que si elle sortait du bureau de nourrices tenu par Eschyle, Sophocle et Euripide. Un souffle qui vient de Grèce, ou d’aussi loin, nous rafraîchit, échauffés que nous sommes au feu de la cuisine des vaudevillistes.

Si l’on retrouvait demain une pièce du répertoire commun de Sem, de Cham et de Japhet, un mystère joué dans l’Arche pour fêter la première baisse des eaux, et si M. Porel nous en donnait une adaptation, il faudrait l’en remercier. Quelques parties sembleraient-elles barbares plutôt que bibliques? On pardonnerait à l’auteur. De même, si le deuxième acte et le cinquième de la Marchande de sourires, par l’accumulation et la violence des événemens, ont quelque chose d’un mélodrame enfantin plutôt que d’une tragédie ingénue (le troisième n’est qu’une idylle), on excuse le Chinois qui les fabriqua sous la dynastie des Youên, au XIIIe ou au XIVe siècle, on excuse Mme Judith Gautier qui les importa chez nous, en passant par le Japon : les primitifs ne sont pas parfaits!.. Euripide, Sophocle, Eschyle même, est-il besoin de le dire? ne sont pas des primitifs, mais de vieux classiques : leurs ouvrages sont des fruits mûrs. Que voulez-vous ! un fruit à moitié vert, à moitié mûr, n’est déjà pas si mauvais : il paraît bon à des amateurs qui n’ont trop souvent que des fruits gâtés. Voilà comment la Marchande de sourires a réussi; les costumes et les décors japonais, tout merveilleux qu’ils soient, n’auraient pas suffi à charmer notre attention pendant trois heures. Voilà comment, bien que le cœur humain soit le même dans l’extrême Orient et en Occident (un joli prologue, en vers, de M. Armand Silvestre, nous en avait avertis), ce drame nous a semblé nouveau : il est nouveau comme l’antique!

Mais le véritable neuf, qui nous le donnera? Ce n’est pas encore M. Zola lui-même, assisté de M. Busnach : au moins, n’est-ce pas Germinal, représenté au Châtelet, que nous pouvons accepter comme l’œuvre attendue. Si l’on voulait transporter au théâtre cette histoire d’une grève, cette épopée où s’épanchent largement la désolation et la pitié, savez-vous ce qu’il en fallait faire? Une symphonie avec chœurs. La musique mieux que les décors nous aurait redit la tristesse du pays de la houille, l’horreur de la mine, et surtout l’épouvantable cataclysme où s’abîment à la fin la terre et les hommes ; l’écroulement des charpentes, l’invasion des eaux dans les galeries obscures... L’ensemble des voix aurait exprimé l’âme de la foule, ses mornes douleurs, sa croissante indignation, l’explosion de sa révolte et ses dernières angoisses : tout cela était dans le livre; un bataillon de figurans muets ne peut nous le rendre. Alors qu’est-ce qui nous reste ? Une demi-douzaine d’individus, qui, dans le roman, ne comptaient guère, et leurs aventures personnelles, qui ne formaient que l’argument banal de ce prodigieux poème. Encore offraient-ils un assez curieux exemplaire d’une société pervertie par la misère et l’ignorance : la lumière de la morale, dans leur souterrain, subissait une réfraction intéressante. Rappelez-vous Maheu et la Maheude, ces honnêtes gens, qui trouvent bon que leur fille prenne ses récréations avec les amoureux, pourvu qu’elle leur rapporte le prix de son travail. Rappelez-vous cette promiscuité où fleurit délicatement la mutuelle tendresse d’Etienne et de Catherine. Et, ma foil il y avait là des ébauches de caractères: Etienne, l’ouvrier à demi instruit, attiré par le mirage du bonheur universel, et puis doutant de sa chimère; s’élevant, pour les élever avec lui, au-dessus de ses camarades, et bientôt dégoûté de leur bassesse; Chaval, tout à fait illettré, rude abatteur de besogne, ni meilleur ni plus méchant qu’un autre, et qui, par un progrès insensible, arrive à déserter la cause commune. Mais sur la scène, je ne sais comment, les rayons de la morale se sont redressés : Maheu et la Maheude jurent qu’ils tueraient leur fille si elle commettait une faute. Les sentimens d’Etienne et de Catherine, dans une maison mieux rangée, n’ont plus la même qualité rare. Les caractères ont perdu leurs nuances : tout d’une couleur, celui-ci est opposé à celui-là, qui n’est pas plus varié. Un héros, un traître, voilà Etienne et Chaval. Ainsi l’épopée est réduite en scénario de mélodrame ; et, comme il s’espace en douze tableaux, ce scénario lasse notre patience. Vers le milieu de la soirée, l’agonie d’une petite fille, une scène de pugilat nous procurent un peu d’émotion physique : entre deux séries de plats insipides, c’est un sorbet! Il faut avouer que ce banquet n’a pas de quoi allécher les délicats ni même la multitude. Vainement, après l’avoir servi, l’auteur s’est avisé d’ajouter un peu de dessert, une chatterie pour les grands enfans : la grâce de l’héroïne! Le dénoûment est modifié, Catherine est sauvée, mais pas la pièce! Nous constatons ce désastre avec mélancolie. Voilà encore ajournée l’éclosion de l’art moderne ; espérons qu’un prochain drame de M. Zola tiendra mieux les promesses de ce titre symbolique : Germinal !


LOUIS GANDERAX.

  1. Comédies et Drames, avec préfaces, par M. Ernest Legouvé ; Ollendorff, éditeur.