Revue dramatique - 14 mai 1891

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Revue dramatique - 14 mai 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 462-466).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre de l’Odéon : Amoureuse, comédie en 3 actes, de M. George de Porto-Riche.

Il y a, paraît-il, des gens d’esprit, mais d’esprit joyeux, que Mariage blanc a beaucoup amusés ; que n’a pas émus l’agonie de Simone et que son innocence a fait pleurer… de rire. Le drame de M. Lemaître leur a paru fade, et trop pâle la petite mourante. Je leur recommande la comédie de M. de Porto-Riche. Voilà un mariage qui n’est pas blanc ! Quel ragoût, bon Dieu, que de piment et d’épices ! Nous sommes loin de l’unique baiser de Jacques à Simone. Sur les lèvres d’Étienne Fériaud, voilà huit ans que pleuvent les baisers de son insatiable petite femme, baisers de maîtresse plutôt que d’épouse, qui ne sentent plus la fleur d’oranger, ceux-là, mais le Champagne et la bisque, et qui emportent la bouche.

Du sujet de la pièce il ne reste pas grand’chose à dire. On sait qu’Étienne Fériaud n’a plus tout à fait la force, ni l’âge, ni l’envie de répondre dignement à la tendresse exigeante de sa femme. Il reçoit plus qu’il ne donne et qu’il ne demande. Il a maintenant en tête, dans sa tête qui grisonne, autre chose que l’amour, du moins que ce genre d’amour. Il aime encore, mais il voudrait de temps en temps se reposer d’aimer. Avec de l’intelligence, du talent, il a le goût et le besoin de l’étude, la légitime ambition du succès ; c’est un laborieux et un savant. Mais Germaine, qui se soucie de la science aussi peu que du travail, dispute à l’une et à l’autre les moindres instans que voudrait leur réserver Étienne. Elle le suit et le poursuit, le harcèle ; s’il reste à la maison, s’assied à ses côtés ou sur ses genoux, l’interroge s’il sort et le questionne aussitôt rentré. Sur le bureau, parmi les livres et les papiers en désordre, elle oublie ses colifichets de femme ; du cabinet de travail elle fait la salle à manger ; elle en ferait au besoin une succursale de la chambre à coucher. Étienne devait s’absenter pour huit jours, aller assister en Italie à un congrès scientifique ; l’enjôleuse le retient à la chaîne ; chaîne de fleurs, mais une chaîne. Elle ne saurait accorder à l’amour une semaine de répit ou de repos, que dis-je ? une soirée, et le mari dilettante n’a pas plus le droit d’aller entendre Lohengrin, que le savant d’aller exposer à Florence son nouveau traitement de la diphtérie. À bout de forces, de toutes ses forces, Étienne, agacé depuis longtemps, éclate un jour. Un repas épicé, dont Germaine espérait d’autres suites, amène une fatale dispute. Exaspéré par son impitoyable amoureuse, Étienne s’emporte en reproches d’abord, puis en outrages. Avec une cruauté insultante, il se défend non-seulement d’aimer encore sa femme, mais de l’avoir jamais aimée. Depuis trop longtemps il plie sous un joug physique et intellectuel qu’il finit par secouer et rompre. Il maudit à jamais la tyrannie des caresses et la volupté sans relâche, meurtrière de l’esprit et du corps. La colère l’emporte, l’égaré, et voyant entrer un ami qui jadis demanda Germaine en mariage et depuis lors est demeuré le familier du ménage : « Tiens, s’écrie-t-il, tu arrives à propos, mon cher. Puisque tu adores ma femme, console-la. Moi, j’en ai assez, je te la donne. » Et du coup elle aussi se donne par furie de vengeance, et l’autre la prend de la meilleure grâce.

Voilà les deux premiers actes. Au troisième, l’étrange ménage a des remords. Mari et femme se repentent inégalement, mais tous les deux, de leurs fautes inégales. Huit jours de moindre intimité ont fait sentir à Étienne l’ennui de la solitude et la nostalgie des baisers. De son côté, Germaine a réfléchi ; son cas d’ailleurs y prêtait. L’adultère a véritablement profité à cette petite femme. Dans un bel accès de franchise, elle avoue sa faute à son mari et lui nomme son complice. Elle lui dit, comme Jacqueline à Clavaroche : « J’ai fait ce que vous m’avez dit. » Mais elle le dit avec beaucoup de mélancolie, de remords et de honte. Et l’incident, au lieu de tout perdre, arrange tout. Le mari, sans doute après quelques façons, avec quelques efforts aussi, pardonne à l’amant et reprend sa femme. Il l’aimera même mieux après qu’avant ; non pas, sans doute, parce que, mais quoique, et c’est déjà beaucoup. « Tu seras malheureux, » balbutie-t-elle tremblante, et la toile tombe sur cette réponse : « Qu’est-ce que cela fait ? » dont on ne sait trop s’il faut sourire avec compassion ou avec mépris.

Les dilettantes et les raffinés ont goûté comme ils le devaient la pièce de M. de Porto-Riche. Ils en ont loué la modernité, l’ironie et l’amertume, l’observation aiguë, l’esprit et la perversité. De tous ces mots, retenons les deux derniers surtout. Très souvent spirituelle, trop souvent même, l’œuvre est presque toujours perverse. Ajoutons qu’elle renferme, au second acte, une scène magistrale, belle d’émotion, d’ampleur et de vérité, et nous aurons tout dit. En gros du moins, et maintenant, tâchons de le redire un peu par le menu, car nous sommes ici encore devant une comédie, on ne saurait le contester, qui fait penser à beaucoup de choses : les unes, la plupart même, égrillardes ; les autres, immorales ou douloureuses.

Beaucoup d’esprit, de polissonnerie et d’immoralité. Voilà, sous une forme très littéraire, le fond d’Amoureuse. Polissonne, cette pièce l’est dans le premier acte tout entier ; çà et là, dans les autres, à un degré que ne dépassent pas les plus libres récits de la Vie parisienne. La petite Germaine Fériaud a l’air de tenir le mariage, selon la formule connue, pour le seul moyen de faire honnêtement la noce, et le plaisir physique pour la seule joie, le seul but, la raison unique, que dis-je ? l’unique excuse de la vie conjugale. Oui, l’excuse. « Ce n’est pas un crime, dit-elle, d’être légitime, c’est un accident. » Ne sentez-vous pas dans ce seul mot, sinon la honte, au moins une certaine impatience de la légitimité, avec je ne sais quel rêve, quel regret de l’irrégulier et de l’extraordinaire ? La volupté, voilà donc tout ce que Germaine espérait du mariage, tout ce que nous l’entendons et la voyons à toute heure exiger d’un mari qui commence à se faire prier, ne se refuse pas encore, mais déjà se marchande, et ce spectacle finit par déplaire. « Il n’y a pas que l’amour au monde, » dit Étienne à sa femme. Il a raison ; ou plutôt, et dans le mariage surtout, il n’y a pas que cette manifestation-là de l’amour. Pour que l’amour soit complet et durable, il faut le respecter, le ménager et l’entourer ; il faut, auprès de cette fleur, qui sera toujours la plus belle, faire fleurir d’autres fleurs ; à la plus parfaite des tendresses humaines, il faut donner des compagnes choisies, sérieuses, au besoin un peu austères, et que les joies de l’esprit et de l’âme, comme des sœurs aînées, veillent toujours en nous sur les autres, ne fût-ce que pour en épurer l’ivresse et en garantir la durée.

Au lieu d’élever ainsi l’amour, Germaine l’abaisse à des friponneries de chatte, et par la qualité non moins que par la quantité elle compromet un bonheur dont elle fait plus qu’abuser : elle en mésuse. Sur ce sujet délicat, un hasard de mémoire nous rappelait l’autre soir d’exquises leçons qui, pour sembler inattendues ici, n’y sont pourtant pas déplacées. C’est d’un saint François de Sales qu’une Germaine Fériaud recevrait les plus sages conseils. Dans l’Introduction à la vie dévote, le délicieux évêque donne aux époux toute licence d’amour, mais d’amour honnête. De cette honnêteté, modération et modestie conjugales, il nous propose, en termes dont la naïveté ferait sourire, un exemple singulier, celui de l’éléphant. Enfin, discourant toujours de l’honnesteté du lict nuptial, et trouvant, dit-il, quelque ressemblance entre les voluptés de l’amour et celles du manger, voici comment il explique en le disant des unes ce qu’il n’ose dire des autres : « L’excès de manger ne consiste pas seulement en la trop grande quantité, mais aussi en la façon et manière de manger. » N’est-ce pas précisément la double morale que nous nous permettions de faire à la gourmande Germaine ?

Si tout à l’heure nous avons tiré hors de pair la belle scène du second acte, c’est précisément qu’avec elle nous quittons le terrain léger de la grivoiserie, pour celui de la passion, autrement solide et fertile. Ici se révèle une autre Germaine. L’amour que cette fois elle défend du mépris et de l’outrage n’est plus l’amour sensuel dont elle nous était apparue exclusivement possédée ; ce n’est plus, ou ce n’est plus seulement pour ses lèvres qu’elle supplie, mais aussi pour son pauvre cœur blessé, que nous sentons enfin battre sous la blessure. Trop tard, hélas ! Affolés l’un et l’autre, Étienne et Germaine en viennent aux paroles irréparables. Sans égards pour cette révélation ou cette révolution de l’âme de sa femme, c’est le mari maintenant qui passe à côté de l’amour ; que dis-je, il marche dessus et l’écrase.

Nous avons conté la fin de l’aventure, aussi peu morale que fut peu convenable le commencement. L’adultère à peine consommé, la pauvrette, qui n’était pas vicieuse, un peu libertine seulement, a des remords qui nous touchent. Quelque chose en elle s’est brisé ; quelque chose est mort, qui venait à peine de naître, fleur de véritable amour conjugal en un moment éclose et fanée. Germaine parle à peine. Elle jette à son amant d’une heure des regards, des mots tristes et las. Lui, de son côté, semble honteux et gêné. Dans cette maison, dont hier encore il était l’hôte loyal et familier, il n’ose plus lever le front, ou demander un verre d’eau, et quand il s’en étonne et s’en afflige : « Que voulez-vous, mon ami, répond Germaine avec une ombre de sourire, le mieux est l’ennemi du bien. » Le mot, comme beaucoup d’autres, est d’une spirituelle amertume. Et cela nous rassure d’abord, que cette petite femme ait le repentir de sa faute. Mais peu à peu cela nous inquiète et nous scandalise, que cette faute, fût-ce le regret de cette faute, soit pour Germaine le principe ou le signal d’un amendement et d’un retour. Désordonnée avant sa chute, coutumière de toutes les coquetteries, presque de toutes les coquineries amoureuses, dédaigneuse des vertus domestiques ou des joies intellectuelles, la voici qui se range et qui range, ménage ses chapeaux, respecte l’encrier de son mari, le remplit au besoin, et traduit des revues anglaises.

Ainsi la solution, la guérison était là. Maintenant les sens de Germaine vont s’endormir, son cœur et son esprit s’éveiller. Un seul baiser illégitime a purifié ses lèvres, désormais plus discrètes. Germaine sera l’épouse plus intelligente, plus dévouée et plus pudique d’un mari moins réservé et moins imprudent. Décidément, le troisième acte d’Amoureuse, c’est la conversion de la femme et le salut du ménage par l’adultère, et ce dénoûment nous a paru d’une philosophie aussi hardie qu’amère. Était-elle nécessaire ? Pas plus, je crois, que la gauloiserie du premier acte. Si M. de Porto-Riche voulait traiter ce sujet intéressant et douloureux : l’inégalité dans l’amour, il pouvait séparer le mari et la femme, les éloigner de plus en plus l’un de l’autre par un plus noble désaccord, plus touchant aussi, qu’un désaccord physiologique. C’est entre deux esprits et deux âmes qu’il fallait noter les disparates et creuser le précipice. La belle scène du second acte restait ainsi l’apogée de l’œuvre, mais d’une œuvre autrement grave et forte. Et d’un pareil sommet nous serions redescendus plus naturellement et plus doucement, sans la secousse finale dont notre esprit demeure troublé ; la crise conjugale pouvait être aussi pathétique, avec des paroles et des menaces aussi atroces, mais des menaces seulement. Germaine aurait couru à l’abîme, mais elle n’y serait pas tombée ; le vertige suffisait sans la chute. Rien d’irréparable alors, rien d’inoubliable n’était commis, et l’amour revenait dans cette maison, corrigé, purifié, mais non flétri.

L’auteur ne l’a pas voulu. Il a voulu la leçon brutale et le dénoûment cynique. Il a réveillé l’amour du mari par la faute même de la femme, en tout cas, après cette faute seulement. Prêt hier à quitter Germaine trop amoureuse, mais pourtant amoureuse sans reproche, Étienne aujourd’hui la rappelle coupable, et ce n’est qu’infidèles que ces petites lèvres de femme auront enfin leur compte de baisers. En vérité, M. de Porto-Riche avait raison d’appeler ennemie une pareille amoureuse. Ennemie d’abord du travail, ennemie de l’intelligence, elle aura été aussi l’ennemie de la dignité et de l’honneur. Si par un premier acte trop leste, par un dénoûment inquiétant, M. de Porto-Riche arrive à une pareille conclusion : la femme, et la femme légitime, voilà l’ennemie, on nous accordera peut-être que malgré tout le talent de l’auteur, malgré celui d’interprètes parfaits comme M. Dumény et Mlle Réjane, celle-ci plus exquise que jamais et surtout plus diversement exquise, une telle comédie n’en demeure pas moins scabreuse, immorale et triste.


CAMILLE BELLAIGUE.