Revue dramatique - 14 mai 1901

La bibliothèque libre.
REVUE DRAMATIQUE


Vaudeville : La Course du flambeau, pièce en quatre actes, par M. Paul Hervieu.


Faire de la tragédie bourgeoise un genre viable, c’est à quoi le théâtre s’essaie chez nous depuis longtemps, depuis que la tragédie et la comédie sont pareillement des genres morts. A vrai dire, le genre que les Français ont créé au théâtre, celui qui nous appartient en propre, qui est la plus exacte comme la plus haute expression de notre génie, c’est la tragédie classique. Du jour où l’on s’aperçut qu’elle était épuisée, on s’avisa qu’il y aurait moyen de la renouveler, en lui donnant un autre cadre. Transporter la tragédie classique dans le milieu moderne et bourgeois, en lui conservant d’ailleurs ses caractères essentiels, généralité de l’étude morale, simplicité d’action, unité de ton, tel est l’objet que les écrivains novateurs n’ont cessé depuis lors de poursuivre et que d’ailleurs, pour des raisons diverses, ils ont manqué. Les écrivains du XVIIIe siècle ont été égarés par leur sentimentalité et leur manie déclamatoire, outre que de leur temps on avait laissé se perdre la science du cœur humain. Les écrivains du milieu du XIXe siècle ont été victimes des influences qui dominaient alors au théâtre. Je ne songe, bien entendu, ni à contester les mérites au théâtre de Dumas fils et d’Emile Augier, ni à diminuer la valeur de leurs œuvres séduisantes, brillantes, fortes même par endroits ; je ne me place qu’au point de vue de l’histoire d’un genre ; et il est aisé de voir combien la comédie de mœurs telle qu’ils l’ont conçue diffère de ce que devrait être la tragédie bourgeoise. Deux influences pareillement fâcheuses ont pesé sur eux, celle du romantisme et celle du vaudeville de Scribe. Le romantisme leur a imposé le mélange du rire et des larmes. Les exemples de Scribe leur ont imposé l’intrigue compliquée et surtout artificielle. Le résultat a été ce système éminemment composite, fait d’élémens discordans et de pièces de rapport, où l’auteur nous achemine sans doute vers une situation tragique, mais en prenant par le chemin le plus long, le plus fertile en détours, en ayant soin d’égayer la route de mille manières. La comédie de mœurs ainsi constituée fait parmi les espèces littéraires assez médiocre figure ; c’est tout le contraire d’un organisme harmonieux mû par un principe intérieur. Cela explique que le genre se soit si vite désorganisé et qu’il n’ait guère survécu à la disparition de ceux qui l’avaient créé et lui apportaient par surcroît le secours de leur rare talent. L’assaut a été donné à la comédie de Dumas et d’Augier par les auteurs du Théâtre-Libre ; mais, par la manière dont ceux-ci ont servi la cause du réalisme au théâtre, on pouvait craindre qu’ils ne l’eussent gravement compromise. On commence à voir aujourd’hui quel a été l’effet de leur campagne, et il est tout à fait digne de remarque. C’est à eux qu’on doit la triomphante rentrée en scène du vaudeville, qui est le fait significatif de ces derniers temps : par dégoût de la brutalité qu’ils ont affectée et par réaction contre le théâtre morose, le public d’aujourd’hui se rejette furieusement vers le théâtre où l’on s’amuse et les auteurs se découragent de donner aucune œuvre sérieuse. C’est pourquoi il faut savoir gré à l’auteur de la Course du flambeau de s’employer pour sa part à ramener le théâtre dans la voie qui est la meilleure, étant la voie traditionnelle. Il reprend à son compte la tentative de la tragédie bourgeoise. Il en a conçu l’idée avec plus de netteté, de décision et de précision qu’on n’avait fait avant lui. Il met à son service les ressources d’un art très personnel et très volontaire.

M. Paul Hervieu est un moraliste, un des plus âpres qui soient ; il a sa conception de la vie, une des plus sombres qui se puissent imaginer. Voici à peu près comme il se représente le train de notre pauvre monde. La nature n’a en vue que la conservation de l’espèce ; elle a mis en nous des instincts, qui ne sont par eux-mêmes ni bons ni mauvais, mais qui sont seulement utiles à la perpétuité de la race ; réduite à ces instincts, on dit que l’humanité est dans l’état de barbarie. Cette barbarie primitive, l’humanité s’efforce donc de la masquer et c’est l’objet même du travail des siècles ; elle la recouvre de l’ingénieux échafaudage que font la religion, la morale, les codes de l’honneur et de la politesse. Elle la masque, elle la recouvre, elle ne la supprime pas. Le vieux fond subsiste quand même sous le léger vernis de la civilisation. Il parvient sans doute à se dissimuler dans l’ordinaire de la vie, tant qu’on peut éviter les heurts et les secousses. Mais, pour s’appliquer, les règles morales aussi bien que les convenances sociales ont besoin que rien n’en vienne déranger le jeu délicat et le fragile mécanisme. Arrive l’épreuve ! Au premier choc, le vernis craque, l’échafaudage s’effondre, le masque se déchire, le fond reparaît indestructible et toujours pareil à lui-même. Et devoir parmi le décor de nos sociétés civilisées surgir tout à coup le sauvage que nous n’avons pas cessé d’être, voilà ce qu’il y a dans la vie de tragique ! Au centre même de ses meilleurs romans, Peints par eux-mêmes et l’Armature, M. Paul Hervieu a placé telle scène où éclate dans toute son horreur cette sauvagerie foncière de l’humanité. On peut dire que c’est le point vers lequel toute l’œuvre converge. Si d’ailleurs en nous présentant de nous-mêmes une image où il nous est affreusement pénible de nous reconnaître, l’auteur risque de nous faire souffrir, il s’en approuve et s’en réjouit. Ce sont jeux de moraliste pessimiste et satisfactions d’écrivain misanthrope.

En quittant la forme du roman pour celle du théâtre, M. Paul Hervieu a, dans ce nouvel emploi de son talent, trouvé surtout l’occasion de révéler ses dons de logicien. C’est à la manière des logiciens qu’il va droit devant lui, sans se laisser jamais distraire de son dessein. Occupé de suivre la série bien enchaînée de ses raisonnemens, il ne tient compte ni de cet imprévu qui, dans la vie, déjoue si souvent les combinaisons les mieux concertées, ni de ces raisons du cœur que la raison n’entend pas. Soucieux de développer un principe dans ses extrêmes conséquences et de pousser à bout une situation, il ne s’effraie pas d’aboutir même à l’absurde et il lui suffit que l’absurde soit admis dans les mathématiques. Logicien, il l’est dans la manière dont il établit les données du problème et dont il en prépare la solution. Dans les Tenailles, il s’agit de nous montrer, à la fin de la pièce la même situation qu’au début, mais retournée : au début, le mari refuse d’accorder à sa femme le divorce qu’elle souhaite ; à la fin, la femme refuse à son tour le divorce que souhaite son mari : successivement et de la même manière, ils ont à souffrir de la même loi. La Loi de l’Homme nous montre, au dernier acte, un mari et sa femme d’accord pour reprendre la vie en commun, après qu’ils ont été, au premier acte, d’accord pour se séparer. M. Hervieu dispose une pièce comme une équation dont il faut dégager l’inconnue. On songe à une opération d’algèbre qui serait en même temps une opération de chirurgie.

M. Hervieu s’était borné jusqu’ici à nous donner des pièces à thèse sociale, ayant sinon pour objet la réforme de nos lois, du moins pour point de départ l’état actuel de notre législation. Le défaut de ce genre de pièces est que l’intérêt s’en réfère à un moment particulier de notre organisation sociale, et dépend d’un caprice du législateur. Les pièces où l’on réclamait le divorce ont passionné le public d’il y a trente ans et laissent froid celui d’aujourd’hui. Le jour où, comme quelques littérateurs nous y engagent avec ardeur et sans vergogne, nous aurions décidément remplacé le mariage par une sorte d’union libre, cela entraînerait divers autres inconvéniens, mais aurait en outre celui d’enlever toute portée à des pièces telles que les Tenailles ou la Loi de l’Homme. Cette fois, M. Hervieu s’est proposé un sujet de large et durable intérêt, puisé au fond de notre cœur et tiré des entrailles de l’humanité. Comment se comportent les parens envers les enfans, les enfans envers les parens ? L’expérience collective et anonyme, la sagesse des proverbes répond que l’affection est comme les fleuves : elle descend et ne remonte pas. Les coureurs de l’antiquité se passaient de main en main le flambeau et ne se détournaient pas pour regarder celui qui d’une main défaillante le leur transmettait : les générations font de même, et de là vient le titre symbolique de la pièce ; elles ne se soucient pas de regarder derrière elles vieillir et mourir celles qui les ont précédées, elles n’ont d’yeux que pour celles qui suivent et qui vont en avant vers la vie. Ainsi le veut le génie de l’espèce. C’est l’instinct de nature. Il est en opposition formelle avec les idées de justice, de devoir, de reconnaissance, toutes idées acquises et de formation purement humaine. De là, possibilité de conflit ; et de là sujet de drame. Ce sujet est nouveau au théâtre, et on n’en avait pas encore donné la traduction scénique ; M. Hervieu a donc ici le mérite de l’invention, qui n’est pas négligeable. Mais surtout son mérite est d’avoir abordé une de ces questions qui ne nous laisseront jamais indifférens, tant que les parens, en souffrant de l’ingratitude de leurs enfans, auront l’occasion de faire un retour sur eux-mêmes, c’est-à-dire tant qu’il y aura des hommes. Cette généralité de l’intérêt est le premier caractère d’une tragédie bourgeoise.

Notre tragédie était la mise à la scène d’une crise morale. L’action y résultait du conflit de deux sentimens ; le progrès de l’action y était faite du triomphe progressif de celui qui peu à peu l’emportait. Ce « système de la crise » est aussi bien celui qu’a adopté l’auteur de la Course du flambeau. Il nous montrera son personnage principal à cet instant de sa vie morale où il est obligé de se décider entre deux devoirs également précis et inégalement impérieux. Ce personnage est une femme, car c’est surtout la femme qui vit par le cœur ; chez la femme seulement, où elle peut se concentrer tout entière, la vie sentimentale acquiert toute son intensité. Cette femme sera placée entre sa mère et sa fille, afin qu’il y ait bien identité de nature entre les affections qui se livreront bataille dans son cœur. Dans toute la pièce, il n’y aura presque pas une scène, pas une réplique qui ne serve à nous renseigner sur l’exacte qualité de l’affection maternelle et de l’affection filiale. Et toute la conduite de la pièce aboutira à nous montrer comment, de ces deux affections si nettement définies, si curieusement analysées, l’une l’a emporté sur l’autre.

Le milieu où la pièce se déroule est un milieu de bonne bourgeoisie, aisée sans plus. On ne saurait trop féliciter M. Paul Hervieu d’avoir pour cette fois renoncé à nous peindre ce monde d’élégans et riches désœuvrés, dans l’étude duquel il semblait s’être confiné comme font, ou peu s’en faut, tous nos romanciers et tous nos écrivains de théâtre. Ce monde des oisifs est un monde d’exception, où peuvent se développer des sentimens, des mœurs, une morale d’exception. Or, la tragédie bourgeoise, réaliste comme l’était notre art classique, ne s’attache pas à l’exception. Les personnages de la Course du flambeau appartiennent à la moyenne humaine, sans rien avoir en eux qui les mette à part et les fasse sortir de la commune condition. Sabine Revel est une femme dont le cœur s’est largement ouvert à toutes les affections légitimes et qui a déjà noué connaissance avec le chagrin ; elle a subi de pénibles épreuves, mais de celles qui sont pour ainsi dire dans l’ordre et dans le courant de la souffrance humaine. Elle est veuve d’un mari qu’elle a fidèlement aimé, qui lui a mangé innocemment une partie de sa fortune et qu’elle a pleuré consciencieusement. Elle vit entre sa mère et sa fille, et n’a d’autre souci que de partager sa tendresse entre ces deux êtres sans soupçonner que jamais une des deux affections puisse nuire à l’autre. Rien de plus paisible et de plus uni que cette existence familiale où elle s’efforce de ne pas laisser entrer le roman. Sa mère, Mme Fontenais, est une bonne grand’mère qui, étant en possession de toute la fortune, n’a d’autre souci que d’en faire jouir sa fille et sa petite-fille qu’elle a recueillies chez elle. La petite fille, Marie-Jeanne, va gentiment et étourdiment au-devant de la vie quelle ignore, et dont elle s’imagine naturellement n’avoir à attendre qu’une pure et continuelle félicité, à la condition qu’elle puisse épouser le jeune homme qui lui plaît. Ajoutez le jeune Didier Maravon, un garçon rangé, instruit, laborieux, dont les très louables ambitions se bornent à se marier suivant son cœur et à réussir dans la vie par son activité. Vous avez ainsi tous les personnages essentiels de la pièce. Le vieux Maravon, le père de Didier, n’a que l’emploi du raisonneur. L’Américain Stangy n’est qu’une utilité ; cela même fait que peu nous importe s’il semble moins vivant, plus conventionnel que les autres : nous ne nous intéressons pas à lui pour lui, mais seulement par rapport aux autres personnages. Et tous ces gens sont de braves gens, disposés à ne marcher dans la vie que par les voies régulières et droites. Il n’y a en eux aucune de ces tendances perverses qui, en se développant, faussent et troublent le cours normal des choses, aucun de ces instincts mauvais qui, lorsqu’ils font explosion, bouleversent une existence. Il s’en faut en effet que les catastrophes domestiques aient toutes leur origine dans les passions et dans les vices. Il en est d’autres, qui résultent du seul jeu des circonstances. C’est justement à l’un de ces drames entre braves gens, à l’une de ces tragédies de famille honnête, que nous allons assister.

Dès le premier acte, nous avons vu Sabine Revel se sacrifier à sa fille. Sabine est encore jeune, aimable et désirable. L’Américain Stangy, qui l’aime et en est aimé, la recherche en mariage, sans pouvoir depuis un an obtenir une réponse catégorique. Il est déterminé à brusqueries choses et lui met le marché à la main. Que Sabine lui promette de devenir sa femme, ou bien tout sera fini entre eux, il repartira immédiatement pour l’Amérique et Sabine n’entendra plus parler de lui. Sabine refuse de prendre aucun engagement : elle ne se croit pas le droit de se remarier tant qu’elle n’a pas établi sa fille. A peine Stangy vient-il de partir, Marie-Jeanne se jette dans les bras de sa mère, l’informe qu’elle aime le petit Maravon, qu’elle s’est fiancée avec lui, qu’elle n’en épousera pas un autre, qu’elle veut l’épouser, et l’épouser tout de suite. Ainsi le sacrifice de Sabine aura été inutile ! Et, tandis qu’elle brisait un cher espoir de bonheur personnel, afin de se consacrer au bonheur de sa fille, cette fille s’arrangeait pour la quitter dans le plus bref délai... On a fait ici à M. Paul Hervieu divers reproches. On lui a reproché que les raisons pour lesquelles Sabine refuse d’épouser Stangy ne semblent pas très fortes, que la détermination de Stangy est singulièrement brusque même pour un Américain, et qu’enfin il devait y avoir moyen de rattraper celui-ci à la gare. Ces reproches ne sont pas fondés. Autant il faut être sévère sur tout ce qui altère la vérité des sentimens, autant il convient de tenir compte à un auteur des nécessités que lui impose le raccourci de la scène. M. Hervieu a voulu nous présenter le cas d’une mère qui, par considération pour les intérêts de sa fille, refuse de se remarier : le cas n’est ni invraisemblable, ni rare. Nous connaissons tous beaucoup d’exemples d’une conduite analogue à celle de Sabine. Avouerai-je que cette conduite ne passe même pas pour avoir rien d’excessivement héroïque ?

C’est à propos de la question d’argent que le drame va éclater. En choisissant ce terrain, l’auteur a été singulièrement bien inspiré. D’abord c’est pour nous un soulagement chaque fois que nous voyons la littérature dramatique sortir du domaine, — si exploré ! — de l’adultère. Romanciers et écrivains de théâtre ne se doutent pas à quel point nous sommes, en littérature s’entend, lassés de l’amour coupable. Ensuite il va de soi que, justement par souci de la réalité, le drame bourgeois doit faire à l’amour et à l’argent la place qu’ils occupent dans la vie bourgeoise, c’est-à-dire restreindre infiniment celle de l’amour et donner toute l’importance à la question d’argent qui se pose à tous, tous les jours et sous toute sorte de formes, étant la question même de la subsistance. Je n’ignore pas que les drames de l’argent ont une âpreté que les autres n’ont pas, et que le public y est assez ordinairement réfractaire ; les désordres de l’amour coupable trouvent un écho sympathique dans les âmes les plus vertueuses, tandis que les âmes les plus cupides, ces âmes de boue dont parlait La Bruyère, sont celles mêmes à qui il déplaît le plus d’entendre parler d’affaires dans une salle de théâtre, lieu de plaisir. Mais cela prouve que l’entreprise est difficile et non qu’elle ne doive pas être tentée. C’est par rapport aux questions d’argent que notre caractère a le plus d’occasions de se déterminer et notre existence de prendre sa direction : c’est donc à elles que doit s’adresser l’auteur soucieux de peindre au vrai la vie réelle. Marie-Jeanne et Didier Maravon sont mariés depuis deux ou trois ans : Didier, qui est ingénieur, a monté une usine : ses affaires semblent prospérer ; en fait, il est à la veille de la faillite. Pour éviter la culbute, il lui faudrait une somme de trois cent mille francs. Cette somme, sa belle-mère, Sabine Revel, ne peut la lui apporter, puisque toute la fortune est entre les mains de Mme Fontenais, la grand’mère. Et Mme Fontenais refuse de rien donner_ Elle refuse et par les raisons les plus raisonnables, en présentant les argumens les plus sensés, les plus sages, ceux mêmes que devait présenter une femme de son âge et qui est dans sa situation.

C’est souvent le défaut des personnages de M. Paul Hervieu, et même dans cette pièce, d’être abstraits plutôt que réels et de parler le langage de la logique plutôt que celui de la vie. Il faut faire exception pour ce type de vieille femme. Il n’y a ici pas un trait qui ne soit de juste observation, pas un mot qui ne soit celui qui devait être dit. Mme Fontenais n’est plus à l’âge où l’on se laisse emporter par les mouvemens irréfléchis, par une espèce d’ivresse de dévouement et de folie de sacrifice. Elle est devenue prudente et timide : elle aime sa fille et ses petits-enfans, mais, comme tous les vieillards, elle ne s’oublie pas elle-même, elle tient à cette vie qu’elle quittera bientôt, et ne la conçoit pas sans ce confort qui est pour elle une habitude de toujours. Au surplus, elle a vu beaucoup de choses et elle a appris à se méfier. Son gendre était dans les affaires, et les affaires de son gendre lui ont coûté une bonne partie de sa fortune ; le peu qu’il lui en reste, elle ne se soucie nullement de le voir dévorer par les affaires de son petit-gendre. Une première épreuve lui a suffi et elle s’est juré à elle-même de n’en pas faire une seconde. M. Hervieu a imaginé, je le sais, un autre serment fait par la vieille dame : elle aurait, au lit de mort de son mari, promis de ne jamais dénaturer la fortune que celui-ci lui laissait. Voilà un surcroît de précautions et un luxe de sûretés assez inutile. Il suffisait bien de l’expérience de Mme Fontenais et de sa méfiance de grand’mère désabusée. Elle craint de voir venir un jour où le pain lui manquera, à elle et aux siens ; contre cette crainte elle ne laissera prévaloir aucune supplication, aucun raisonnement. Déshonneur, faillite, suicide, elle n’entend à rien. Sa résolution est prise une fois pour toutes, arrêtée, fixée, inébranlable.

Le caractère ainsi tracé a un premier avantage, c’est d’être calqué sur la réalité. Il en a un autre, qui, du point de vue de l’œuvre de théâtre, n’est guère moins important : c’est que non seulement il sert à l’action, mais l’action tout entière en dérive. Lui posé, le drame suit. En effet, telle est pour Sabine Revel la situation : une lettre que, sur les instances de la cruelle Marie-Jeanne, elle a adressée à Stangy, pour lui demander de venir à son aide, est restée sans réponse ; Didier Maravon a dû déposer son bilan et la dernière ressource qui lui reste est d’obtenir de ses créanciers un concordat, moyennant une somme de cent mille francs dont il n’a pas le premier sou ; Marie-Jeanne a pris le parti que ne manquent pas de prendre en pareil cas les petites perruches de sa sorte : elle est tombée dangereusement malade. Pour sauver la vie de sa fille, l’honneur de son gendre, il faudrait à Sabine Revel ces cent mille francs que Mme Fontenais ne veut pas donner, et qui sont là dans le secrétaire de Mme Fontenais, sous forme de titres nominatifs. Que faire ? C’est un des procédés de M. Paul Hervieu d’acculer ses personnages à une situation qui ne comporte qu’une seule issue. Ou ils succomberont, ou ils prendront le seul parti qui s’offre à eux. C’est un dilemme. Et voilà cette nécessité qui ne pardonne pas ! Voilà cette épreuve dont le heurt va désagréger toutes nos pauvres notions acquises de morale, réveiller le sauvage qui dort au fond de nous et remettre en liberté le primitif Peau-Rouge ! Le récit dans lequel Sabine Revel raconte comment elle a volé les titres, imité sur les bordereaux de vente la signature de sa mère, porté le tout au notaire, un vieil ami de la famille, qui a flairé le faux, devant qui elle a dû s’humilier, s’agenouiller, est à coup sûr un des plus atroces qui aient été mis à la scène. On l’écoute haletant, le cœur serré, les yeux secs. Encore une fois le zèle maternel de Sabine a été inutile. Sabine « recommencera, » n’en doutez pas ! Et le second crime sera plus épouvantable encore que le premier. Pour rétablir la santé de Marie-Jeanne, le médecin a conseillé d’emmener la jeune femme en Engadine : il a ajouté que Mme Fontenais ne devrait pas aller là-bas, car l’air trop vif lui serait mortel. Mme Fontenais, ignorant le diagnostic du médecin, insiste pour accompagner sa petite-fille. Elle veut être de ce voyage dont elle fait les frais. Sabine y consent : « Vous en serez, ma mère. »

Le dernier acte est celui de la mort de Mme Fontenais. Mais, s’il se peut, il est plus tragique encore par les découvertes que nous y allons faire dans une âme de fille et dans une âme de mère. Stangy est revenu. Il offre tout l’argent dont on peut avoir besoin ; il fait mieux : il a en Amérique des affaires importantes dans lesquelles il va intéresser Didier. Est-ce pour Sabine le ciel qui commence de s’éclaircir ? Est-ce la vie qui lui apporte une tardive revanche ? Qui sait ? Elle n’a jamais cessé d’aimer Stangy, et, par la conduite qu’il vient de tenir, celui-ci prouve bien qu’il l’aime toujours. Peut-être les projets de jadis peuvent-ils se renouer. L’espoir a si tôt fait de renaître !... Il sera de courte durée. Sabine apprend que Stangy est marié. Première et brusque désillusion ! Puis Marie-Jeanne, toute souriante et subitement rétablie, lui annonce qu’elle accompagnera Didier en Amérique. Quoi ! sa fille va partir, l’abandonner, la laisser seule ? Donc elle n’était rien pour cette fille qui était tout pour elle, elle n’avait à en attendre que l’ingratitude et l’abandon. Le coup n’est pas moins rude pour le spectateur que pour Sabine ; car nous découvrons que cette mère aimait sa fille surtout pour la douceur de l’avoir à elle, auprès d’elle, et que cet amour passionné n’était donc en fin de compte qu’une forme déguisée de l’égoïsme. L’égoïsme ! voilà le sentiment que nous voyons désormais surgir de toutes parts, qui occupe toute la scène du théâtre comme celle de la vie, qui limite l’horizon, et auquel nous ne pouvons, de quelque côté que nous allions, nous empêcher de nous heurter. Égoïsme chez la grand’mère, qui, par timidité et souci de ses aises, a laissé s’effondrer les affaires de son petit-gendre, sombrer dans la faillite l’honneur du nom. Égoïsme chez les jeunes gens, qui n’ont songé qu’à eux seuls et ne se sont pas retournés pour voir la douleur qui s’accumulait derrière eux. Égoïsme, enfin, chez la mère elle-même, en sorte qu’à travers tous les déchiremens et toutes les souffrances elle ne poursuivait encore que l’espèce de bonheur où elle pouvait trouver la seule jouissance à laquelle elle fût accessible. C’est pour nous le suprême désenchantement. Telle est en effet la beauté de l’esprit de sacrifice : il suffit que nous en apercevions un rayon, la scène du monde en est aussitôt illuminée. Que cette lueur vienne à s’éteindre, la vie retombe à une morne désolation. Aussi, de tout temps, un même artifice a-t-il suffi aux pessimistes de toutes les écoles et de tous les tempéramens : ç’a été de nous faire découvrir, au fond des sentimens où il dissimulait le mieux sa présence, l’irréductible égoïsme.

Tel est ce drame vigoureux, puissant, atroce, mené avec une maîtrise dont on ne trouverait guère l’analogue dans le théâtre de ces dernières années et à laquelle M. Paul Hervieu ne s’était pas encore élevé. On suit l’auteur, de gré ou de force, faute de pouvoir échapper à l’étau où il vous tient prisonnier, aux tenailles qu’il vous entre dans la chair. On subit son drame comme un cauchemar. Après quoi, le moment arrive de se reprendre et de se défendre. Les deux premiers actes ne soulèvent guère d’objections. Il n’en est plus de même à partir du troisième. Lorsqu’on nous montre Sabine voleuse et meurtrière, nous sentons en nous une sourde révolte. Je n’entends pas par là seulement que nous condamnons Sabine au nom de la morale, ce qui va sans dire ; mais nous nous révoltons au nom de la logique elle-même. Nous avons, dans la première partie de la pièce, envisagé les personnages de M. Paul Hervieu comme appartenant à la moyenne humaine, et c’est par là même qu’ils nous semblaient bien convenir à un drame réaliste et bourgeois. Sabine était une mère qui aime passionnément sa fille, comme c’est assez l’habitude des mères ; elle nous intéressait parce qu’elle ressemblait à beaucoup de mères que nous connaissons. Et voici qu’elle commet un vol, un faux, un assassinat ! Nous nous interrogeons nous-mêmes, nous descendons en nous : et nous avons beau faire et pousser jusqu’au bout la sévérité, nous ne nous sentons pas capables de jamais commettre ces horreurs. L’affection pour nos enfans est à coup sûr un sentiment très fort : il y en a pourtant un autre qui lui est supérieur. Dût notre enfant souffrir et dût notre enfant mourir, nous ne sauverons ni sa fortune ni sa vie au prix d’une infamie. Puis, nous regardons autour de nous, et nous trouvons l’exemple de désastres subis jusqu’au bout, sans que ceux qui en ont été victimes aient même essayé d’y échapper par une déloyauté. Pour expliquer les crimes monstrueux de Sabine, il eût fallu que Sabine eût été présentée comme un « monstre. » De la part du père Goriot, rien ne nous étonne, parce qu’il nous a été donné pour un maniaque de la paternité. Son amour pour ses filles, c’est son vice. Il doit à ce vice autant de jouissances que de tortures, et nous admettons que ce vice le mène au crime. Sabine n’est pas une mère Goriot.. Il y a désaccord entre le caractère d’humanité moyenne que l’auteur lui a d’abord assigné et les actes violemment exceptionnels dont elle nous apparaît soudainement capable.

Une objection plus grave porte sur l’idée même qui est au fond de la pièce de M. Hervieu et sur la teinte générale de son œuvre. Car nous avons semblé admettre avec l’auteur la vérité de cet aphorisme : que l’affection descend et ne remonte pas. C’est là une de ces maximes vraies sans doute, mais d’une vérité si générale qu’elles en deviennent comme vides de sens et qu’elles échappent sitôt qu’on essaie de les presser. Regardons dans la vie et dans l’histoire. Voici les familles patriarcale, grecque, romaine ; le père se subordonne à lui seul et au besoin se sacrifie les générations qui le suivent, sous prétexte qu’il en est le chef. Il en est de même dans la famille de l’ancienne France ; dans la famille anglo-saxonne, le premier soin des parens est de pousser les enfans dehors et de les envoyer au loin vivre, à leurs risques et périls, d’une vie tout individuelle. Ce n’est guère que dans la famille française d’aujourd’hui que le principe admis par M. Hervieu trouverait son application. Or, cette famille, dont l’atmosphère est si douce, si cordiale, est justement celle où, plus que jamais et plus que partout ailleurs, parens et grands-parens se voient entourer des soins d’une tendresse ingénieuse et délicate. Il y a plus. Si, dans la Course du flambeau, j’ai bien trouvé la mise en œuvre dramatique d’une perversion de l’amour maternel, je pense que l’amour maternel lui-même n’y est pas représenté : pas une fois, je n’en ai surpris l’accent. M. Paul Hervieu ne nous parle qu’avec amertume de cette loi de la nature qui veut que les enfans aillent devant eux sans presque se retourner : et il semble, à l’entendre, que les parens, du jour où ils ont fait l’épreuve de cette loi, en conçoivent une espèce de haine de la vie. C’est le contraire qui est vrai. Cette loi de nature, nous l’acceptons, et, en l’acceptant, nous lui enlevons du même coup sa cruauté. L’amour des parens ne va pas sans le sacrifice, mais c’est dans ce sacrifice même qu’il trouve ses joies. Les enfans nous quittent ; donc nous leur demandons d’être d’honnêtes gens et de se dévouer à d’autres comme nous avons fait pour eux ; cela nous suffit, nous sommes amplement récompensés et nous ne songeons guère à nous plaindre. Ils vont vers l’avenir. Hélas ! Cet avenir leur réserve tant de déceptions ! Comment pourrait-il y avoir dans le regard dont nous les accompagnons autre chose que beaucoup de tendresse, de pitié et d’encouragement ? ...

Il reste que, par la généralité de l’étude morale, par la rapidité de l’action, par la sévérité du dialogue, la pièce de M. Paul Hervieu nous donne assez bien l’idée de ce que peut être la tragédie bourgeoise. Il nous la présente sous sa forme la plus âpre, avec le réalisme le plus dur ; mais c’est, à tout prendre, une nouveauté et un progrès.

Mme Daynes-Grassot est excellente dans le rôle de la grand’mère ; Mme Réjane, abordant, pour la première fois, je crois, les rôles de mère, s’en est aussitôt emparée avec maîtrise. M. Lérand est un bon raisonneur. J’ignore pourquoi M. Dubosc, chargé du rôle de l’Américain, a cru devoir y prendre l’accent de Montauban. Les autres interprètes sont médiocres.


RENE DOUMIC.