Revue dramatique - 14 mai 1903

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Revue dramatique - 14 mai 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 446-457).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Les affaires sont les affaires, comédie en trois actes, par M. Octave Mirbeau. — RENAISSANCE : Crainquebille, pièce en trois tableaux, par M. Anatole France. — ODEON : la Rabouilleuse, comédie en quatre actes, par M. Emile Fabre.


Après Balzac et après plusieurs autres, l’étude de l’homme d’affaires et du manieur d’argent est à recommencer sur nouveaux frais. Cela, pour une raison toute simple. C’est que dans notre société moderne beaucoup de choses ont en peu de temps changé complètement. L’importance, déjà énorme et démesurée, de la question d’argent, s’y est accrue en ces dernières années avec une vitesse et dans des proportions effrayantes. Ce qu’on appelle le monde moderne est le monde où l’on fait des affaires ; cela crève les yeux, et ceux mêmes qui sont le moins mêlés à la vie réelle sont bien obligés de s’en apercevoir. De soudaines transformations économiques ont tout bouleversé : la société, les mœurs et jusqu’aux âmes même. Un immense désir de bien-être et de jouissances matérielles a envahi toutes les classes et refoulé les autres sentimens. D’ailleurs, les anciennes barrières sont tombées ; il n’y a plus de castes fermées et c’est à peine s’il reste des corps constitués ; les façons traditionnelles de penser et de sentir disparaissent. Nous habitons une société instable, mouvante, née d’hier et vivant au jour le jour. L’homme qui a le génie des affaires est donc tout désigné pour devenir le maître de cette société : il tiendra la place que tenait jadis l’homme d’État, manieur d’hommes, ou le grand seigneur, représentant d’une aristocratie héréditaire dans une société organisée en vue de la durée. Il y disposera de la force qui dispose de toutes les autres. Qu’est-ce donc que représente dans ce monde nouveau la passion des affaires ? Dans quelle mesure peut-on dire qu’elle est la forme que prendront désormais l’ambition, le désir des grandeurs, l’amour de la gloire ? Quel état d’esprit développe-t-elle chez l’homme dont elle s’est emparée ? Ce conquérant à la manière du XXe siècle est-il, comme l’autre, capable de crimes que la grandeur du but à atteindre justifie à ses yeux et impose à l’admiration du monde ? L’intensité de la vie qu’il mène lui apporte-t-elle plus de jouissances ou plus de tourmens ? Ce maniaque est-il davantage un monstre ou une victime ? Est-il capable encore de sentimens désintéressés, de bonté, de tendresse, et, pour parler l’ancien style, de noblesse d’âme ? Comment se comporte-t-il dans la vie publique ? Comment dans son intérieur ? Ce portrait du financier de grande envergure n’a encore été mis ni à la scène ni même dans le roman. Il devrait, pour avoir toute sa valeur, être traité avec autant de sobriété que de vigueur. Ce serait un sujet neuf et pour lequel on aurait à se mettre en quête de moyens d’expression. Il y faudrait un écrivain observateur, travaillant directement sur la réalité, qui eût une forme à lui et qui ne craindrait pas de déconcerter le public…

Cette étude n’est pas celle que M. Mirbeau s’est proposé d’écrire : il est important d’en faire la remarque afin de ne pas dérouter le spectateur et de rendre pleine justice au dramaturge, car on doit, avant tout, tenir compte des intentions d’un auteur et lui demander seulement de réaliser son objet. Si le portrait du grand financier moderne n’est pas dans la pièce de M. Mirbeau, nous devons croire que M. Mirbeau n’a pas voulu l’y mettre, et nous n’avons pas à l’y chercher. Songeant surtout aux nécessités de la scène, il a choisi un type qui a déjà fait ses preuves au théâtre : c’est le faiseur, l’agioteur, le brasseur d’affaires. Balzac, lui premier, nous l’a présenté dans son Mercadet, mélange de bonhomie et de rouerie, d’ingénuité et de coquinerie, et il l’a rendu presque intéressant dans sa défense désespérée de bête aux abois. Dumas l’a appelé Jean Giraud et a surtout insisté sur la vulgarité du personnage, dans sa Question d’argent, pièce médiocre, mais dont il est resté une définition : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » Augier a mis à la disposition de son Vernouillet l’instrument tout-puissant de la presse, et fait d’une espèce d’escroc l’un des directeurs de la conscience publique. Le type est ainsi arrêté et constitué littérairement. Nous sommes tout prêts à le reconnaître chaque fois qu’on le remettra à la scène. Nous savons l’allure, le geste, le son de voix qui lui conviennent. C’est le boursier, le tripoteur, l’homme à expédiens, toujours au lendemain d’une culbute, ne tombant que pour mieux rebondir, méprisable et méprisé, honni, taré, brûlé : tête de Turc sur laquelle on peut frapper à bras raccourcis et à cœur joie. Tel est le type que M. Mirbeau nous présente à son tour dans la personne de M. Lechat, persuadé que la vertu dramatique n’en est pas encore épuisée, et qu’il a toujours sa place dans une action tour à tour plaisante ou émouvante.

A vrai dire, M. Mirbeau a été uniquement soucieux de faire venir au premier plan son héros : il s’est efforcé de lui ménager des scènes où il pût s’expliquer à loisir et nous révéler son caractère, beaucoup plus qu’il n’a essayé, à proprement parler, de bâtir une pièce. Dans Les affaires sont les affaires, il n’y a pas de pièce : j’entends par-là non pas une intrigue suivant la formule de Scribe, mais une action qui progresse, un tout fait de parties qui s’enchaînent, se lient, s’amènent et s’engendrent l’une l’autre. Nous voyons d’abord Lechat bâcler sous nos yeux une affaire ; rien ne saurait être mieux en situation : c’est l’essence même du sujet. Il roule très convenablement ses partenaires ; cela est exécuté avec décision et sûreté, mais d’ailleurs ne mène à rien en dehors de l’opération elle-même et ne modifie pas la situation respective des personnages. Cette affaire une fois réglée, M. Lechat en commence une autre qui ne tient à la précédente que par le lien le plus frêle ; ou plutôt il suit sa destinée, qui est de passer sans transition d’une affaire à l’autre. Cette seconde affaire, au contraire de la première, entraîne une conséquence capitale : la fille de M. Lechat refuse de figurer comme appoint dans un marché et de se prêter aux combinaisons paternelles ; elle quitte la maison en faisant claquer les portes. Le rideau pourrait baisser sur ce dénouement très suffisamment saisissant. Mais M. Mirbeau imagine de faire intervenir une circonstance tout à fait fortuite : un accident d’automobile où périt M. Lechat fils. Cela prolonge la pièce d’une scène, qui par elle-même peut sembler inutile, mais dont M. Mirbeau a tout particulièrement escompté l’effet pour nous révéler dans ses plus intimes profondeurs et pour mettre à nu l’âme de son personnage. On le voit : il serait injuste de dire que la pièce soit mal faite ; elle n’est pas faite, parce que M. Mirbeau n’a pas même cherché à la faire : chacun des actes que nous allons voir se succéder tendra beaucoup moins à nous présenter un des momens d’une action qu’à nous faire apercevoir M. Lechat sous chacun des aspects de son intéressante personnalité.

Au premier acte, voici M. Lechat dans son intérieur. On nous montre l’homme, avant l’homme d’affaires. C’est un très vilain homme. Ses manières sont déplorables. Il est dépourvu de toute distinction et même de toute espèce d’usage du monde. C’est le parfait goujat. Possesseur d’un domaine royal, d’un château bâti pour Louis XIV, et d’un parc dessiné par Le Notre, il s’y promène avec des allures de coulissier en goguette. Il racole les gens au hasard et ramène chaque soir par ribambelles ces invités d’occasion. Il ignore jusqu’à leur nom et il les tutoie. Il les éblouit de son luxe de parvenu. Il étale sa vanité. Il parle avec ostentation de ses terres, de ses fermes, de son étang, de ses chasses. Ce n’est pas le ton de la bonne compagnie. On lui pardonnerait encore d’être si mal élevé, puisque au surplus il n’a reçu aucune éducation ; mais il a mauvais cœur. Il humilie son intendant, un gentilhomme tombé dans le malheur ; il chasse son jardinier, sous prétexte que la jardinière est enceinte, et qu’il n’y a rien de gênant dans une propriété comme les enfans, qui détériorent les plates-bandes et font peur aux chevaux ; il fait dresser procès-verbal aux ramasseuses de bois mort ; enfin il mène une guerre acharnée contre les oiseaux. Cela est à la lettre : il fait des carnages de tous les oiseaux qui s’aventurent sur ses domaines inhospitaliers. Il est sans pitié pour ces petites bêtes inoffensives et gracieuses, chères aux femmes et aux poètes. La dureté est d’ailleurs mauvaise conseillère et cet ennemi de la gent ailée sera puni par où il a péché. Car il s’imagine à tort que les oiseaux sont les ennemis de l’agriculture ; les bonnes gens de la campagne lui apprendraient à respecter ces utiles auxiliaires qui débarrassent leurs champs de milliers d’insectes pernicieux. Mais M. Lechat ne prend conseil de personne. Il a cette infatuation naïve des spécialistes qui, parce qu’ils réussissent dans leur spécialité, se croient universels et infaillibles. En dehors des affaires, il est d’une sottise d’autant plus choquante qu’elle s’agrémente de prétentions scientifiques. C’est un homme de progrès, à la manière de M. Homais. Il a un laboratoire de chimie, et rêve d’engrais mirifiques, comme faisaient Bouvard et Pécuchet. Il est idiot. M. Mirbeau a voulu nous montrer qu’un homme, supérieur dans sa partie et redoutable sur son terrain, peut être par ailleurs le dernier des imbéciles. Donc il a fait de son Lechat une espèce de fou, un fantoche, un ridicule de vaudeville. Il y a très bien réussi.

Au contraire, le second acte est celui de la gloire de Lechat. On va nous montrer ici l’homme d’affaires en train de travailler de son état. H s’agit de nous donner l’impression qu’il est très fort, et que c’est le diable en personne. Donc deux escogriffes, à la mine patibulaire, à l’allure de pleutres, au verbe hésitant, et pourvus de noms à coucher à la porte, sont venus lui proposer une affaire. Apparemment, si on leur a donné cet air piteux, c’est pour faire mieux ressortir par le contraste la supériorité de Lechat. Il nous semble bien que cette supériorité eût été plus éclatante si Lechat avait eu à lutter contre plus forte partie. Mais M. Mirbeau se méfie de l’optique de la scène qui a de terribles exigences. Avant d’engager la conversation, Lechat fait apporter des cigares et une bouteille de porto. Le porto, « le porte des affaires, » joue un rôle essentiel dans les négociations de Lechat. Nous savions déjà qu’entre gens du peuple les marchés ont coutume de se traiter au café : M. Mirbeau nous apprend que de même les grandes affaires, celles où il retourne de plusieurs millions, se négocient autour d’une « bonne bouteille : il n’y a que la qualité de la « consommation » qui change. Nous en éprouvons quelque surprise ; mais nous croyons sur parole. Ce qui rend très difficile l’exposé d’une affaire financière à la scène, c’est qu’il faut en faire comprendre d’emblée la nature, la portée et le mécanisme au public, et que le public est, dans son ensemble, peu au courant de ces sortes de questions. M. Mirbeau a prévu la difficulté et il en a très habilement triomphé. L’affaire que Phinck et Gruggh apportent à Lechat nous paraît d’une simplicité enfantine. Ils se disent propriétaires d’une chute d’eau qu’on utilisera pour une grande industrie : Lechat est sollicité de fournir les capitaux nécessaires à l’installation et à l’exploitation. Seulement… la chute d’eau ne leur appartient pas et, en outre, elle est placée dans la zone militaire, ce qui peut être un vice rédhibitoire. Telle est la supercherie : Lechat la déjoue en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire. Le malheur est que nous-mêmes, qui ne sommes pas de grands financiers, nous avons tout de suite aperçu cette grosse malice. Nous ne réfléchissons pas que tout cela est schématique, qu’il fallait nous faire comprendre, par un moyen de théâtre, en raccourci et en relief, la clairvoyance et l’impérieuse promptitude de Lechat en affaires, et nous nous laissons aller à regretter que l’auteur n’ait tout de même pas réussi à nous faire concevoir pour le savoir-faire de son héros toute l’admiration qu’il faudrait.

Le dernier acte est le moins bien venu. Il est, dans toute sa première partie, farci de dissertations sociales. Lechat reçoit la visite du marquis de Porcellet, gentilhomme décavé, venu pour contracter un emprunt. C’est au tour de Lechat de proposer une affaire à son interlocuteur. Il le tient à sa merci : il est son créancier pour des sommes ! importantes dont les intérêts n’ont jamais été payés ; il n’a qu’un mot à dire pour faire vendre la terre de Porcellet, et agrandir d’autant son propre domaine, où elle est enclavée. Tout peut s’arranger. Lechat est prêt à donner quittance au marquis, à condition que celui-ci demande pour son fils la main de Mlle Germaine Lechat. Voilà donc à quoi aboutit tout l’effort de ce grand brasseur d’affaires : à convoiter pour sa fille un titre de noblesse, à ambitionner l’honneur de redorer un blason, à choisir pour gendre un jeune propre à rien ! Sacs et parchemins, roture et gentilhommerie ; c’est l’intrigue qui a servi à des centaines de romans et de pièces de théâtre depuis Jules Sandeau jusqu’à M. Ohnet ! Il est inévitable, en pareil cas, que le débat « s’élève » et qu’oubliant leurs affaires personnelles pour se donner le luxe d’aborder les questions générales, le roturier opulent et le gentilhomme pauvre traitent du rôle antithétique de l’honneur et de l’argent dans la société. Respectueux des exemples de Ponsard et d’Augier, M. Mirbeau n’a pas cru pouvoir manquer à la tradition. Ces développemens font longueur. Lechat y joint l’exposé de ses idées sur la politique de l’Église. Outre qu’on ne voit pas bien ce que l’Eglise vient faire en ces histoires malpropres, il est trop évident que les idées de Lechat sur la politique de l’Église sont négligeables.

Brusquement, d’ailleurs, tout l’échafaudage des ambitions de Lechat va s’écrouler. Germaine refuse d’épouser le jeune Porcellet. Elle n’est pas libre ; elle a un amant. Nous le savions. Dès la fin du premier acte, on nous a mis au courant de cette intrigue domestique. Germaine méprise, déteste, hait son père. Elle s’est donnée au jeune chimiste, Lucien, installé au château pour aider Lechat dans ses travaux de biologie végétale. Elle a tout préparé pour quitter, en compagnie de cet irrésistible chimiste, la maison qui lui est odieuse. C’est le scandale. C’est l’effondrement.

Maintenant la mère et la fille sont aux bras l’une de l’autre. Elles s’attendrissent. Ces deux victimes de la tyrannie du boursier récapitulent leurs longues souffrances. Nous sommes en plein drame larmoyant.

Lechat n’est pas au bout de ses peines. Cet homme dur aux pauvres gens, mauvais mari et qui n’a pas su se faire aimer de sa fille, a pourtant un cœur. Il aime d’une tendresse passionnée et absurde son mauvais sujet de fils. Or, on vient lui annoncer que ce fils est mort dans un accident d’automobile. Sa douleur est atroce. Il étouffe. Il éclate en sanglots, en larmes, en gémissemens. On rapporte le cadavre. Voilà le mélodrame. C’est le moment que les deux escogriffes, Phinck et Gruggh, choisissent pour apporter au malheureux père l’acte de société qu’ils ont eu soin de rédiger à leur avantage. Ils essaient de profiter de l’égarement où l’a plongé la douleur pour lui extorquer sa signature. Mais lui, retrouvant aussitôt toute sa lucidité d’esprit, découvre la trahison, déchire l’acte frauduleux, dicte ses conditions aux deux fourbes terrorisés par cette extraordinaire possession de soi-même. Il est clair que ce dernier épisode paraît à M. Mirbeau vraiment atroce, et qu’il en est lui-même épouvanté : s’il l’a retracé d’une main toute tremblante, c’est qu’à ce coup il lui semble bien impossible que Lechat ne soit pas désormais aux yeux de tous « le diable en personne. »

Je laisse de côté ce que la scène, à la façon dont elle nous est présentée, a d’invraisemblable. Rien ne nous faisait supposer que ce fameux acte de société dût être signé sur l’heure. Mais admettons que cette nécessité s’imposât : on voit très bien en quoi elle est douloureuse, on ne voit nullement qu’elle ait un caractère révoltant. Il est fréquent que nous soyons obligés d’imposer silence à notre cœur, pour satisfaire aux exigences de notre position. L’acteur comique, torturé d’inquiétudes pour un être qui lui est cher, entre en scène, joue son rôle et fait rire les gens. M. Mirbeau, qui jadis invoquait cet argument pour reprocher aux comédiens l’indignité de leur condition, en a reconnu l’inanité, maintenant qu’il a fait à la corporation tout entière une réparation solennelle. Théophile Gautier écrit dans une de ses lettres : « J’ai fait un feuilleton pour payer l’enterrement de notre mère : il était très bien. » Il y a une activité professionnelle qui se continue au milieu des pires épreuves. Nous tous, il nous est arrivé d’accomplir, l’âme déchirée, les devoirs de notre tâche. C’est la vie.

Quelle est maintenant l’impression dernière que nous laisse le personnage de M. Mirbeau ? Chose curieuse ! Elle est beaucoup moins forte que nous ne l’aurions cru. Certes nous n’éprouvons pour lui aucune espèce de sympathie, ni une ombre d’estime. C’est un forban ; voilà qui est entendu. Mais il nous est pouvant impossible de le séparer du milieu dans lequel l’a placé l’auteur. Nous sommes bien forcés, après avoir porté sur lui un jugement absolu, de le juger par rapport aux gens qui l’entourent ; et il se trouve que ceux-ci, la plupart du temps, sont pour le moins aussi odieux que lui. Il bénéficie du mépris que nous inspirent ses victimes. Dans plus d’une occasion, l’auteur nous force à l’excuser, à le plaindre, à prendre parti pour lui. On nous dit, par exemple, qu’il a fait un nombre considérable de dupes, ruiné des familles par centaines, acculé au suicide des dépositaires trop confians. Nous sommes très disposés à le croire. Mais, au théâtre, ce qu’on nous dit au sujet des personnages a beaucoup moins d’importance que ce qu’on nous en montre. Rien ne compte, sauf ce qui se passe sous nos yeux et qui est en action. Or, Lechat se trouve mêlé à deux affaires. La première lui est apportée par des filous authentiques : nous savons qu’ils ont commencé par étrangler un gogo et que toutes leurs manœuvres ne tendent qu’à dissimuler au financier qui fera les fonds les conditions réelles du marché. Nous les entendons se concerter pour altérer les faits, dissimuler les uns, atténuer les autres, biaiser, truquer, tromper. C’est un piège qu’ils tendent à Lechat. Nous serions désolés qu’il s’y laissât prendre. Nous faisons toute sorte de vœux pour qu’il évente la ruse. Au besoin nous l’avertirions, comme font dans certains théâtres les spectateurs convaincus. Nous sommes enchantés qu’il déjoue si prestement le complot de ces aigrefins. Nous lui savons infiniment degré de les avoir roulés comme ils le méritaient. Il n’y a pas à dire ; pendant toute la durée d’un acte nous sommes pour lui : la canaillerie de ses adversaires lui refait une vertu : et, puisque aussi bien il apporte l’argent, les influences, l’intelligence, il nous semble tout simple qu’il ait la plus large part dans les bénéfices de l’entreprise. La seconde fois, Lechat est aux prises avec le marquis de Porcellet. Ce marquis a un grand nom, et jette dans le débat de grands mots, qui nous font impression quand ils traduisent réellement des principes, mais non pas quand ils ne sont là que pour la façade. Nous voyons très bien quel est le but de la visite du marquis ; il est venu pour exécuter, lui aussi, une opération financière : celle qui consiste à emprunter pour ne pas rendre. De la part de Lechat, s’acheter avec ses millions un gendre titré, c’est une sottise, et il est bien probable que sa vanité va l’entraîner à conclure un marché de dupe. Mais, de la part de Porcellet, faire entrer dans sa noble lignée la fille d’un homme taré, restaurer le château de ses pères avec un argent d’une provenance honteuse, c’est une infamie Entre le financier vaniteux et le gentilhomme ravalé, nous demandons instamment à ne choisir ni l’un ni l’autre ; c’est tout de même le financier qui nous paraît être dans la moins ignoble posture.

Lechat est sans entrailles pour les jardiniers chargés de famille et pour les ramasseuses de bois mort. Nous l’en blâmons. Mais d’ailleurs quel fâcheux entourage est le sien et que de torts n’ont pas envers lui les êtres qui, à des degrés divers, profitent de son luxe ! Mme Lechat, par ses jérémiades, ne nous touche guère ; car elle juge assez bien son mari : elle le déclare grossier, brutal, esbrouffeur et menteur ; mais elle ne trouve à redire à toutes ces belles qualités que pour autant qu’elle a elle-même à en souffrir. Lechat a un fils, et les vices de ce jeune fêtard sont en grande partie le résultat de la déplorable éducation qu’il a reçue de son père ; malgré tout, un grand garçon est responsable de ses actes ; en dépensant un argent qu’il sait mal acquis, il devient le complice des escroqueries paternelles : c’est un joli fléau pour une famille. Lechat héberge chez lui un jeune chimiste qu’il traite avec confiance et bonté ; en entrant chez Lechat Lucien était parfaitement renseigné et il n’a pas un instant pu croire qu’il entrât dans la maison de l’homme intègre : en acceptant les bienfaits de Lechat, il savait très bien de qui ils lui venaient : au surplus il connaît la vie et n’affecte aucune espèce d’intransigeance. En guise de remerciement, il séduit la fille de celui qui l’a accueilli ! Enfin Lechat a une fille, Germaine. Comment ne pas plaindre le père de Germaine ? Pour caractériser la conduite, l’attitude, le langage de cette jeune fille, il n’y a qu’un mot qui serve : elle est odieuse. Elle hait son père : quel que soit le père, la haine chez les enfans reste quand même un sentiment contre nature. Ne pouvoir estimer son père, c’est sans doute une atroce souffrance. Que Germaine souffre donc dans son cœur et nous nous associerons pleinement à sa douleur. Mais qu’elle n’ouvre la bouche, comme elle le fait, que pour injurier tous les siens, voilà ce qui est intolérable. Encore, pour s’ériger en interprète de la morale et champion de la vertu, faut-il soi-même être sans tache. Germaine a une tache. Elle a pris un amant. Or, l’honnêteté consiste pour les financiers à ne pas voler leurs actionnaires ; mais pour les jeunes filles elle consiste à ne pas avoir d’amant. Cela enlève beaucoup de leur prix aux révoltes et explosions indignées de Germaine. Elle manque d’autorité. « Tu es un voleur ! » crie-t-elle à son père ; ce qui n’est pas l’exclamation d’une fille respectueuse. « Tu es une fille perdue ! » lui réplique Lechat. et il ne dit que la vérité. Si ce coquin pouvait nous inspirer quelque pitié, il le devrait à l’atrocité de sa fille.

Au fond, et en dépit de certains éclats de voix, il y a beaucoup de bonhomie dans la manière de M. Octave Mirbeau. Sa conception du théâtre est celle des dramaturges qui ne chargent de tant de crimes la conscience du traître qu’afin d’accumuler sur sa tête la vengeance divine. Un satiriste plus âpre n’eût pas manqué de nous montrer un Lechat triomphant jusqu’au bout et sur toute la ligne : il lui eût fait recueillir dans l’estime du monde et l’affection des siens la récompense de ses infamies. Une société où tout serait disposé en vue de l’apothéose des Lechat serait à coup sûr une société mal faite et où l’on aurait honte de vivre. Mais Lechat a contre lui l’opinion, la famille, et la Providence elle-même, qui, à la fin de la pièce, se manifeste expressément pour le châtier. Il a beau avoir entassé les millions, et ajouté les hectares de bois aux hectares de pâturages, il reste pourtant une petite chose que toute son opulence n’a pu lui gagner : c’est l’estime. Tant qu’il ne suffira pas d’être riche pour être estimé, l’on pourra se dire que rien n’est perdu et qu’il y a encore de beaux jours pour les honnêtes gens. Avouez, d’autre part, que la fille d’un Lechat avait toutes les chances pour devenir une petite péronnelle, aussi vaniteuse que son père, et beaucoup plus disposée à profiter des millions de ce brave homme qu’à se priver de toutes les satisfactions qu’elle peut en attendre. C’est M. Mirbeau qui intervient contre toute vraisemblance pour souffler à Germaine une âme farouche. C’est lui encore qui, de façon tout arbitraire, complique d’un fait divers son dénouement. Car la mort de Xavier n’a rien qui fût dans la logique des choses. Parmi les nombreuses victimes que fait l’automobilisme, il en est beaucoup dont les pères étaient de fort honnêtes gens. Entre les manœuvres frauduleuses des pères et les accidens d’automobile des fils, il n’y a aucun lien nécessaire. Comme Thésée avait imploré de Neptune l’envoi d’un monstre vengeur, de même l’auteur de Les affaires sont les affaires fait appel à ce hasard qui est toujours à la disposition des dramaturges en peine de dénouement. Cette automobile a quelque chose de providentiel. M. Mirbeau a voulu que Lechat fût puni, vaincu, accablé. A la prochaine et inévitable culbute, il sera complètement dénué : ni millions, ni amis, ni enfans. Cela est consolant pour nous autres et nous donne du goût à l’existence.

En somme, la pièce de M. Mirbeau témoigne d’un effort consciencieux et d’intentions louables ; on y voudrait seulement une forme moins conventionnelle, quelque souci de la réalité, surtout un peu plus de nouveauté et de hardiesse.

M. De Féraudy porte avec une admirable vaillance le poids du rôle écrasant de Lechat. Il y est tour à tour amusant et émouvant. Il y fait une prodigieuse dépense d’énergie, de verve, de mouvement. Le défaut est que son effort est trop visible, qu’il se démène trop, et que la fatigue n’est pas pour lui seul. Mme Pierson est excellente dans le rôle de Mme Lechat, la bourgeoise mesquine qui n’a pas pu s’habituer aux grandeurs de son existence, et figure comme une étrangère au milieu de tout ce faste. Mlle Lara avait à interpréter le rôle pénible de Germaine. Elle en a encore accentué la sécheresse ; mais il faut lui tenir compte de la vigueur qu’elle a montrée dans quelques passages. M. Berr a dessiné avec beaucoup de justesse la silhouette du jeune fêtard. M. Duflos (Lucien), MM. Laugier et Garry (Phinck et Gruggh), ont tiré tout le parti possible de rôles assez ternes.


La pièce de M. Anatole France que représente la Renaissance se compose de trois actes, très courts, très légers, d’une fantaisie tout à fait divertissante. C’est un spectacle frêle et ingénieux dont on regrette seulement qu’il soit comme écrasé par le cadre d’un grand théâtre. A notre avis, cette petite pièce, pour conserver toute sa grâce, devrait être jouée sur une scène minuscule par des acteurs en bois. Crainquebille est une pièce pour marionnettes.

Le père Crainquebille est un vieil homme de marchand ambulant. Depuis une quarantaine d’années, il pousse sa voiture dans les rues de Paris et vend aux ménagères du quartier des Halles ses choux et ses carottes. Un jour, pris dans un encombrement de voitures, il se trouve dans l’impossibilité de circuler, quoiqu’un agent lui en ait intimé l’ordre. L’agent verbalise. Crainquebille comparaît en police correctionnelle ; impressionné par l’appareil de notre justice, gêné par la politesse des juges qui n’emploient que des termes choisis, il ne trouve rien à dire pour sa défense, et se laisse condamner à quinze jours de prison pour injures aux agens. Au sortir de prison, le vieil homme devient un objet de mépris pour le quartier des Halles ; ses anciennes clientes se détournent avec horreur de ce réprouvé : par une déchéance rapide Crainquebille tombe dans l’ivrognerie et la fainéantise et roule dans un abîme de misère et de vice.

S’il n’y avait pas de « sergots » pour dresser des contraventions, les marchands ambulans ne seraient jamais en contravention. S’il n’y avait pas de juges pour réprimer les délits de la voie publique, les pauvres gens n’iraient pas en prison, et ne courraient pas le risque de s’y démoraliser. Car les vieux habitués des rues de Paris ont ceci d’admirable qu’ils conservent après quarante ans de pavé une adorable ingénuité et une âme d’enfant. Et ce peuple de Paris, à qui on ne rend pas assez justice, a des scrupules qui lui font le plus grand honneur. Intraitable sur la question de moralité, il n’achèterait pas une botte de radis à un maraîcher dont le casier judiciaire ne serait pas entièrement vierge… Tels sont les jeux faciles où s’amuse un esprit depuis longtemps passé maître dans l’ironie.

M. Guitry a été merveilleux de malice et de bonhomie dans le rôle de Crainquebille. C’est la perfection. Une forte part lui revient dans le succès de la pièce. Jamais encore il ne nous avait aussi complètement satisfait.

M. Emile Fabre est un écrivain de théâtre fort bien doué. Il nous avait donné jadis dans la Vie publique une pièce qui fut justement remarquée, comme une espèce de tour de force dramatique. Cette fois, il a tiré de la Rabouilleuse un drame assez habilement charpenté et qui a réussi. On s’est intéressé à la peinture de cet intérieur de vieux garçon où règne en despote une servante maîtresse. On a goûté le pittoresque de l’évocation des mœurs des demi-solde. On a ri. On a pleuré. Au surplus, M. Fabre nous donnera des œuvres plus dignes de son talent : ce n’est ici qu’une pierre d’attente. Nous ne nous occupons de cette transposition du roman de Balzac que parce que nous y avons noté quelques traits qui montrent bien la différence de l’esthétique du roman et de celle du drame.

Comme on sait, Flore Brazier gruge le vieux célibataire Rouget, en compagnie de Maxence Gilet, qui est son amant. Lorsque, dans le roman, Philippe Bridau arrive à Issoudun, pour se mêler des affaires de son oncle, c’est un chenapan attiré par la perspective d’un bon coup à faire, et nous ne prenons à son intervention pas plus d’intérêt qu’à celle d’une bête de proie venue pour donner son coup de dent. Mais, au théâtre, il n’en va pas de même. Un neveu qui apparaît dans la maison de son oncle abandonnée au pillage, il faut de toute nécessité que ce soit le vengeur, l’instrument de la justice, celui qui va remettre les choses dans l’ordre. On l’acclame. C’est le bon Dieu !

Donc, dans la première partie de la pièce, nous faisons des vœux pour Bridau contre Gilet. Mais bientôt tout change. La Rabouilleuse est en scène, tandis que Bridau se bat contre Gilet. Ce dernier ne nous était encore apparu que comme un triste sire faisant un métier assez analogue à celui des chevaliers des boulevards extérieurs. Mais, au théâtre, nous ne pouvons nous empêcher de partager les angoisses d’une femme qui tremble pour les jours de son amant. La Rabouilleuse et Max Gilet deviennent aussitôt le couple sympathique. Nous en voulons à Bridau non pas d’être un coquin, mais d’avoir tué son amant à la pauvre Rabouilleuse. — Aussi bien c’est la preuve qu’on ne peut transporter un roman au théâtre qu’en le dénaturant. Et il y a toujours quelque chose d’affligeant pour les lettrés à voir découper pour la scène des œuvres consacrées, et dont les types nous sont aussi familiers que ceux de Flore Brazier, de Max Gilet et de Philippe Bridau.


RENE DOUMIC.