Revue dramatique - 14 mai 1907

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 14 mai 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 438-449).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Reprise de Marion de Lorme, drame en cinq actes envers de Victor Hugo. — VAUDEVILLE : Le Ruisseau, comédie en trois actes de M. Pierre Wolff. — ODEON : La Française, comédie en trois actes, par M. Brieux.


Saluez-la, car vous ne la reverrez pas !… Cette fois encore nous l’avons revue, sans trop d’ennui, cette pièce surannée ; elle a encore diverti un public curieux et sceptique ; l’ensemble a pu être suivi avec une attention amusée, dans laquelle on ne saurait dire pour quelle part entrait l’ironie ; mais les parties les plus brillantes, les plus réputées pour leur mérite de littérature et qui, au théâtre même, faisaient jadis quelque impression, sont rentrées dans l’ombre : leur vertu est épuisée. Il se produit aujourd’hui, pour le drame romantique, le même phénomène qu’on a pu constater naguère pour la tragédie du XVIIIe siècle : on en remet à la scène, un à un, les spécimens les plus vantés, pour vérifier comment ils s’y comporteront : un à un, ils passent définitivement du théâtre dans le livre. Ne parlons pas des deux drames en vers de Hugo que défend l’incomparable éclat du style et qui provisoirement restent au répertoire, comme s’y est maintenue Zaïre elle-même. Laissons également de côté les drames en prose que personne ne songe à exhumer : on imagine difficilement un directeur de théâtre, celui même de la Porte-Saint-Martin ou de l’Ambigu, espérant qu’il attirera la foule par une reprise de Marie Tudor ou de Lucrèce Borgia ; et l’expérience que fit, il y a deux ans, Mme Sarah Bernhardt en remontant Angelo, fut décisive. La fameuse reprise du Roi s’amuse, il y a vingt-cinq ans, causa une véritable consternation Celle des Burgraves, toute récente, eut la morne solennité d’une cérémonie commémorative. Celle de Chatterton, cet hiver même, a été un enterrement ; quant à Antony, on n’oserait plus le jouer qu’en temps de carnaval. Il fallait en venir à Marion de Lorme, qui, depuis un peu plus de vingt ans, n’avait pas reparu à la scène.

L’épreuve en valait la peine, car pour l’historien des lettres, Marion de Lorme est une des pièces les plus intéressantes de Victor Hugo. C’est la première en date, puisqu’elle fut écrite avant Hernani, et, à la différence de Cromwell, qui d’ailleurs était une tragédie, écrite pour être jouée. Elle nous renseigne sur les origines, sur la naissance et la formation du drame de Hugo ; elle nous montre le jeune poète en train de devenir auteur dramatique. D’abord elle accuse le lien entre le drame et un autre genre, formé avant lui et qui l’avait précédé dans la faveur du public : le roman historique. L’analogie du sujet, des personnages, des épisodes, est frappante avec le Cinq-Mars d’Alfred de Vigny. Louis XIII et Richelieu, le cardinal et sa litière, Laffemas sous le nom de Laubardemont, et le château de Chambord, et la prison, et le supplice des deux amis, tout y est. Le personnage de Marion de Lorme occupe dans le roman un chapitre entier, et Vigny, pour nous en tracer le portrait, a pris le soin — extraordinaire — d’utiliser les indications des contemporains et d’en tenir quelque compte. « Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande, belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre… Sa figure, toute passionnée qu’elle était, semblait incapable de se ployer au sourire. » Dans ce chapitre de la Lecture, — où Milton se rencontre avec Molière ! — Vigny parle des poètes du XVIIe siècle et des beaux esprits de l’Académie, tout à fait dans le même sens qu’en parlera Victor Hugo. Même goût pour le pittoresque de l’époque Louis XIII, et surtout même conception, ou même travestissement de l’histoire. Il n’y a pas de doute que ce ne soit en Usant le roman de son ami, que Victor Hugo conçut la première idée de son drame.

Encore fallait-il trouver le moyen de transposer le roman et de l’adapter à la scène. Sur ces entrefaites, Alexandre Dumas donnait Henri III et sa cour. La formule était trouvée : elle consistait à machiner d’une part un drame de passion valant par lui-même, à intriguer une aventure suffisamment extravagante, puis à brosser un tableau d’histoire, enfin à raccorder tant bien que mal le drame et le tableau. Ce fut pour Victor Hugo la révélation. Il n’eut plus qu’à se mettre au travail ; il enleva l’ouvrage avec sa rapidité coutumière. Henri III avait été joué en février 1829, Marion de Lorme fut écrit dans le mois de juin de la même année.

Ce premier drame de Hugo contient déjà, plus qu’en germe, tous ceux qui suivront. Didier, Marion, Nangis. Laffemas, Louis XIII, l’Angély reparaîtront sous d’autres noms, mais avec les mêmes rôles : ce seront le jeune premier, l’amoureuse, le vieillard, le traître, le roi et son bouffon. Tout le personnel de ce théâtre est déjà réuni, au grand complet, dans les attitudes raides que Victor Hugo sera incapable de renouveler et de varier. Les moyens de théâtre sont choisis une fois pour toutes et ce sont ceux du mélodrame. Dès le premier acte, la disposition du décor et le jeu des entrées et des sorties sont éminemment significatifs. Car il y a dans la chambre de Marion une porte et une fenêtre. Mais c’est la fenêtre qui sert de porte. Didier, venant au rendez-vous, ne manquera pas d’escalader le balcon ; c’est par le même chemin qu’il dévalera, sitôt qu’il entendra ferrailler dans la rue ; et par là encore qu’il rentrera, accompagné de Saverny. Tel est l’usage pour qui veut s’introduire honnêtement chez les gens. Dans le théâtre de Victor Hugo, on entre par la cheminée, par le plafond ou par le mur ; les portes ne servent, qu’à condition d’être secrètes. C’est un détail entre cent autres, mais qui tous nous mènent à la même conclusion. Certes ce théâtre différera de la tragédie classique, mais il sera plus qu’elle éloigné de la vie réelle. Ce sera la pièce à grand spectacle : nous aurons des duels et des exécutions capitales, des geôles et des échafauds. Ce sera la pièce à grands éclats de voix : nous aurons des digressions et des déclamations, du lyrisme, de la satire, de l’éloquence, et des drôleries, et des niaiseries, et de magnifiques envolées. Tous ces élémens se trouvent déjà combinés dans Marion de Lorme, peut-être même en des proportions plus harmonieuses que dans aucun des drames qui suivront. Cela fait la valeur de l’œuvre replacée à sa date.

Mais le public, même lettré, ne saurait se mettre au point de vue dont se contente l’historien des lettres. De l’œuvre représentée devant lui il reçoit une impression immédiate. À cette impression, non pas instinctive, mais irréfléchie, deux faits concourent. D’abord, l’œuvre a continué de vivre ; elle a eu le temps soit de vieillir, soit, au contraire, de dégager l’âme d’éternelle jeunesse qui était en elle. Puis, le public, lui aussi, s’est modifié : il est devenu indifférent ou hostile aux formes d’art qui le charmaient naguère, et dont il aperçoit maintenant l’insuffisance ou la duperie. Il échappe aux séductions de la mode pour s’attacher uniquement à ce qui dure. C’est ce jugement qu’il est périlleux pour une œuvre d’affronter ; c’est celui qu’on sollicitait du public au sujet de Marion de Lorme et que pour notre part nous avons à enregistrer.

Or on a goûté assez vivement le duo d’amour du premier acte. Une chambre, la nuit ; une femme belle et tendre, un jeune homme à ses pieds ; c’est un spectacle qui plait assez ordinairement ; et quand la musique trouve le chemin de notre cœur, nous faisons peu d’attention aux paroles. Le second acte, tout en pantomime et en ferraillemens, nous a trouvés indifférens. L’acte suivant a été sauvé par l’épisode des comédiens, simple hors-d’œuvre, mais qui a diverti. En revanche, le quatrième acte a paru insupportable : c’est celui sur lequel l’auteur a porté tout son effort, où il a concentré ses vues historiques, ses intentions philosophiques, politiques, sociales ; c’est celui qui fit d’abord interdire la pièce et qui lui prêtait un air d’être audacieuse. Le dernier acte, en dépit de son luxe d’exhibitions macabres, se traîne, languit et nous laisse tout courbaturés. En d’autres termes, les parties d’élégie et de bouffonnerie ont émergé : le drame d’histoire et de passion a sombré.

De même certains rôles ont pris une importance imprévue et disproportionnée : ce sont les rôles comiques. On a fait fête au fou et même au « gracieux. » Un rôle a tiré à lui toutes les sympathies : celui de Saverny. Cela ne tient pas seulement à ce que Saverny est le type même du personnage sympathique : jeune et brave, spirituel, frivole, aimable et dédaigneux de la vie. Il y a une autre raison encore, et plus profonde. C’est que lui seul avait sa place dans une pièce du temps de Louis XIII. Lui seul exprime des sentimens qui ne forment pas avec l’époque où il les exprime un contraste trop violent. Lui seul ne nous jette pas le défi de l’anachronisme insolent. Lui seul n’a pas une mine à porter le diable en terre. Lui seul échappe à cette manie de solennité dont tous ses camarades de scène sont atteints. On lui sait gré de ne pas ressembler aux autres, — mais surtout à un autre.

Car entre tous les personnages de Marion de Lorme, il y en a un pour qui la représentation a été désastreuse. Vous ne doutez pas qu’il ne s’agisse de Didier. Le public a été pour lui sans pitié : il lui a manifesté, avec une espèce d’impatience, l’irritation qu’il éprouvait devant chacun de ses airs de tête, de ses roulemens d’yeux et de ses ronflemens de phrases ; il s’est livré à une exécution en règle : ç’a été l’écroulement, l’effondrement, la chute dans le ridicule, la fin d’une mystification. Le pauvre héros nous est apparu dans toute sa misère intellectuelle et morale. Ce qui nous a frappé surtout, c’est sa sottise. Didier, avant tout et par-dessus tout, est un imbécile. Il est l’imbécile dans toute la force du mot et la grandeur de la chose. Il est celui que sa bêtise monumentale prédestine à toutes les méprises et fera choir dans les situations les plus baroques. Il est celui qui devait prendre Marion de Lorme pour une vertu et lui parler d’amour chaste. Et ce nigaud est prétentieux ! Il raisonne, il conseille, il disserte. Il se permet d’avoir une opinion sur les choses ; il juge les gens et il les juge de haut ! Il est méprisant, il est impertinent, il est grossier. Car tout chez lui, le langage, le ton et le geste, sont d’un homme mal élevé. Victime de sa paresse et de sa vanité, il met son impuissance sur le compte d’une fatalité qui s’obstinerait à le poursuivre, comme si la fatalité avait du temps à perdre sur un Didier. Envieux, malgré son affectation de détachement, et inconsolable de n’être ni gentilhomme ni riche, il s’en prend aux hommes et aux dieux de sa bâtardise, de sa roture et de son indigence. Quand il ne gémit pas, c’est qu’il rugit. Quand il ne larmoie pas, c’est qu’il prêche. Insipide phraseur, on voudrait lui imposer silence, le rappeler à la pudeur ; il continue, sinistrement ! Ses extases, ses tristesses, ses colères, tout en lui nous choque et venant de lui nous irrite. C’est au point que nous ne pouvons plus le voir entrer en scène, sans avoir envie de sortir de la salle. Peut-être, après tout, y aurait-il un moyen de jouer encore Marion de Lorme… ce serait de couper le rôle de Didier !

A la faveur de la fièvre romantique, le personnage avait passé ; ses furieuses déclamations avaient trouvé quelque écho : c’était le héros byronien qui s’emparait de la scène. La fièvre est tombée. Nous rendons son expression véritable à la figure que déformait le cauchemar : figure d’un sot, mais d’un sot qui appartient à l’espèce malfaisante.

Si le rôle de Didier nous révolte, celui de Marion de Lorme nous est devenu à peu près incompréhensible. Sous peine que la pièce perde toute espèce de signification, il faut que nous apercevions tour à tour, en Marion, un démon et un ange. Mais il nous est impossible de voir en elle ni l’un ni l’autre. On se demande à qui l’auteur en a : ses abominations comme ses adorations se trompent pareillement d’adresse. Les contemporains n’auraient pas compris l’anathème jeté à cette aimable personne : ils l’estimaient, en la manière qui convenait. « Lorsqu’elle fut, dit Tallemant, solliciter le feu président de Mesme pour faire sortir son frère Baye de prison, où il avait été mis pour dettes, il lui dit : « Eh ! mademoiselle, se peut-il que j’aie vescu jusqu’à cette heure, sans vous avoir veue ? » Il la conduisit jusques à la porte de la rue, la mit en carrosse et lit son affaire dez le jour mesme. Regardez ce que c’est ! Une autre en faisant ce qu’elle faisait aurait déshonoré sa famille ; cependant comme on vivait avec elle avec respect ! » Ce Didier, avec ses neuf cents livres de rente, risquait de placer son cœur beaucoup plus mal. Plutôt que la fatalité, c’est sa chance qui lui fait rencontrer, à lui indigne, une maîtresse si considérée. Mais ici Marion n’est pas Marion, c’est la Courtisane, par une lettre majuscule. Il fallait qu’elle fût plus honnie, pour être ensuite plus vénérée. C’est cette transfiguration par l’amour qui est, dans ce drame, le coup de folie. Car le personnage n’était pas nouveau dans la littérature : c’est celui de la « courtisane amoureuse. » Le XVIIe siècle en avait fait la Constance des Contes de La Fontaine, et le xviiie Manon Lescaut. Que Manon soit devenue Marion, que la courtisane ait retrouvé dans l’amour une virginité, l’absurdité en éclate maintenant dans une lumière impitoyable, dans un jour cru et criard.

Le drame romantique fait bon marché de la vérité humaine : ce n’est pas pour s’embarrasser de la vérité historique. On a souvent répété que le poète est maître de modifier à son gré les données de l’histoire. C’est une affirmation beaucoup trop catégorique et qui ne va pas sans toute sorte de nuances et de réserves. Car on se demande où l’écrivain prendrait le droit d’altérer ce qui est. Au surplus, ce droit il ne se l’est jamais reconnu ; mais au contraire épiques ou tragiques ont toujours prétendu se conformer scrupuleusement aux faits. Auditeurs ou lecteurs seraient aussi bien gênés par une transposition de la réalité historique allant à l’encontre de ce qu’ils en savent. Il est vrai seulement que nous savons fort peu d’histoire. Notre ignorance nous rend complaisans. Et telle est la mesure où nous permettons au poète de trahir l’histoire : c’est à condition que nous ne nous en apercevions pas. Cela explique que la partie historique dans Marion de Lorme nous trouve sans indulgence. Que Victor Hugo dans Hernani ou dans Ruy Blas donne un libre cours à sa fantaisie, nous en sommes à peine choqués : ce sont choses d’Espagne. Mais il nous est affreusement pénible de voir transformer en de risibles ou sinistres fantoches un Louis XIII et un Richelieu. Nul n’ignore aujourd’hui que la légende d’un Louis XIII opprimé par son premier ministre et sans cesse conspirant pour secouer sa tyrannie, a été réduite à néant. Nous savons ce que vaut cette conception d’un cardinal bourreau, altéré de sang, maniaque de meurtre et jouant avec les têtes qu’il fait couper. Nous ne sommes plus des enfans ; nous ne consentons plus qu’on appelle Croquemitaine pour nous faire peur. Ces fâcheuses exhibitions nous causent un singulier malaise.

Dira-t-on que le théâtre a ses mérites spécifiques, et qu’il convient d’apprécier Marion de Lorme en tant que pièce de théâtre ? Mais c’est la sorte de critique à laquelle elle résiste le moins. Victor Hugo, qui avait tant d’autres dons admirables, était dépourvu de ceux qui l’ont l’auteur dramatique. Il le savait et n’a fait que traverser une carrière dont il n’attendait pas sa gloire véritable. Il n’est guère de pièces plus mal faites que Marion de Lorme. Elle part de l’invraisemblable pour se continuer par l’impossible. Elle est pleine d’obscurités et de trous. Elle s’embarrasse de longueurs, se perd dans les épisodes, se noie dans les digressions. Jamais les événemens ne résultent ni des passions, ni des situations ; et on a un peu de honte d’en faire la remarque. La logique n’a ici rien à faire : tout ne procède que du hasard, des circonstances imprévues, des accidens extraordinaires et des coups de théâtre. Ici, quand on est mort, on ressuscite ; quand on porte un costume, c’est un déguisement ; quand on se présente sous un nom, c’est un faux nom ; ce sont « les surprises de l’état civil. » Tout comme dans le vaudeville, le quiproquo est le grand ressort du drame romantique. Et c’est là, au seul point de vue de l’art, la grande erreur de ce théâtre ; il a adopté et patronné, il a tâché d’installer dans notre estime et d’introduire dans la littérature les moyens les plus vulgaires, jusqu’alors réservés aux genres inférieurs. Aussi sa déroute était-elle inévitable. Il laisse le souvenir d’une aventure et d’une déviation dans l’histoire de notre théâtre.

Telle est en effet la raison pour laquelle nous assistons sans regret à la disparition progressive et à l’évanouissement du drame romantique : il n’a servi qu’à déranger la tradition. Cette tradition veut que le théâtre vive, avant tout, de logique : c’était l’opinion de Dumas fils, comme ce fut celle de Racine. Elle exige une connaissance intime des âmes, toutes complexes et diverses ; elle prétend que la psychologie soit déterminée par le caractère des individus, nuancée par l’atmosphère morale d’une époque : un Didier, une Marion ne sont que des entêtés et ne témoignent que d’une crise de la sensibilité moderne. Nous demandons au théâtre du bon sens et que les choses qu’on met ensemble aient entre elles quelque rapport ; mais entre un caprice de Marion et la politique de Richelieu il n’y a pas plus de relation qu’il n’y en a entre le sombre roman de Didier et la question sociale. Il ne nous déplaît pas que le drame accueille la philosophie et qu’il fasse la leçon aux puissans ; mais c’est à condition de ne pas la placer dans la bouche d’un bouffon. Et notre tradition encore est faite de clarté, d’ordre et de méthode ; mais le drame romantique n’est pas seulement le mélange de tous les genres, de tous les tons et de toutes les langues : c’est la confusion universelle.

La Comédie-Française, doit être surtout un conservatoire de notre tradition dramatique ; elle est aussi, comme on dit, un musée. Il est indispensable qu’on y garde quelques spécimens du drame romantique : Hernani et Ruy Blas y sont très bien à leur place. Convenait-il d’y adjoindre Marion de Lorme ? L’épreuve ne pouvait être faite qu’aux chandelles. Longue, traînante, incohérente, la pièce ne rachète pas ses défauts par une forme exceptionnelle. Les vers éclatans et les grandes images y sont plus rares que dans les autres drames en vers de Victor Hugo. Le temps, au lieu d’en effacer les défaillances, d’en absoudre les erreurs et d’en pallier les taches, en a accentué les bizarreries et creusé les rides.

Ce qui contribue encore à prouver combien le genre a fait son temps, c’est qu’il ne trouve plus d’interprètes. Marion de Lorme est admirablement montée ; peut-on dire qu’elle soit encore jouée dans le mouvement ? Il y faudrait de la fougue, de l’emportement, de la folie : les artistes, d’ailleurs excellens, qui ont tous donné et fait de leur mieux, n’y ont su mettre que de l’expérience, de la conscience, de la probité, de la sagesse. Ils sont comme nous : ils n’ont plus la foi. Cela dit, il faut rendre justice à chacun, et tenir compte des efforts et du talent. Mme Bartet a montré beaucoup de courage en s’attaquant à un rôle qui est si évidemment en dehors de ses moyens. Elle a été infiniment gracieuse pendant tout le premier acte, et peut-être n’avait-elle jamais été plus jeune, plus séduisante, plus vraiment exquise. Mais dès le second acte il faut crier, gesticuler, s’agenouiller, se rouler à terre. En dépit de toute sa bonne volonté, Mme Bartet est restée une artiste de goût, de mesure et de sobriété. M. Mounet-Sully, qui fut Didier, est devenu Louis XIII. Il ne peut s’empêcher de donner au personnage de la noblesse, de la grandeur, une tournure épique. M. Paul Mounet a lancé avec une belle grandiloquence la fameuse tirade de Nangis. M. Albert Lambert avait la tâche pénible de personnifier Didier ; il s’est acquitté de ce triste devoir en homme qui a la vue nette des sottises qu’il débite et qui s’en excuse ; il a sauvé l’honneur. AJ. Leloir est un Laffemas pittoresque. Les applaudissemens ont été surtout à M. Le Bargy qui a dessiné de façon très élégante la silhouette de Saverny, à M. Truffier, qui a été un « gracieux » très amusant, et surtout à M. Berr qui a prêté un relief extraordinaire au personnage de l’Angely, tiré à lui toute l’attention et obtenu le grand succès de la soirée.


Comment se plaindre de trouver des formes de sensibilité un peu surannées dans une œuvre qui date de trois quarts de siècle, quand on les retrouve dans les pièces de l’année ? Si Marion de Lorme était un plaidoyer pour la courtisane, en voici un autre, moins éloquent, moins truculent, mais plus attendri, plus ému, plus grave : il s’intitule le Ruisseau. Il s’est produit dans le talent de M. Pierre Wolff une évolution assez singulière. A l’époque de ses débuts le réaliste auteur de Leurs Filles s’était fait remarquer par l’exactitude, mais aussi par l’âpreté avec laquelle il peignait un fort vilain monde. C’était le temps du pessimisme et des pièces dans la manière noire. Le public se lassa ; les cœurs s’amollirent. Avec beaucoup de souplesse, M. Wolff sut se renouveler, s’accommoder au changement des temps et prendre le ton qui convenait : sa pièce sur les petits bâtards fut un des succès les plus éclatans de ces dernières années et réalisa ce prodige d’être le spectacle pour familles. Toutefois M. Wolff n’a pas voulu renoncer à un genre d’études où il s’était d’abord spécialisé et où il excellait. Il s’est contenté d’y introduire cette sorte de sentimentalité à laquelle il s’est converti. De cette rencontre entre ses sujets d’autrefois et sa manière d’aujourd’hui est née sa pièce nouvelle.

Le Ruisseau est une comédie d’une facture très habile et découpée d’une main sûre par un artiste passé maître dans l’art des contrastes et dans celui de la progression de l’effet. On a reproché, un peu partout, à M. Wolff, que son premier acte fût inutile et indépendant du reste de la pièce. Jamais reproche ne fut plus immérité. Ce premier acte sert d’abord à poser le principal personnage : Paul Bréhant. D’une conversation qu’il a avec son frère, il résulte que celui-ci n’est pas du tout un coureur, ni un libertin ; c’est au contraire un homme de grande sensibilité, au cœur profond, qui a le respect et le culte de l’amour. Cela a son importance. Et cet acte apprend en outre aux personnes qui l’ignoreraient encore, ce que c’est que la bonne société. Si vous avez sur ce chapitre quelques illusions, allez voir le Ruisseau. Que dans le meilleur monde les maris fassent la fête et que les amis y trompent outrageusement leurs amis, ce commerce de vilenies n’est pas pour nous surprendre. Mais ce sont les femmes du monde qui sont traitées ici comme elles le méritent : quelle noirceur d’âme et quels tempéramens !

Après cela, et par l’effet du contraste, nous sommes préparés à mieux apprécier un autre monde : celui qui tient ses assises dans les restaurans de nuit et les cabarets de Montmartre. Le décor du second acte très joli, très papillotant et qui a été acclamé, représente un de ces établissemens. C’est plein de braves gens, ces endroits-là, et on ne le dit pas assez. Les filles, qu’on y vient chercher, laissent peut-être à désirer sous le rapport de la distinction des manières ; mais elles ont tant de qualités plus sérieuses : bonté, charité, courage, sentiment du devoir ! Misérables, elles volent au secours d’une camarade plus pauvre qu’elles ; et elles ont, pour faire le bien, des délicatesses charmantes. Désabusées et tristes, elles savent dissimuler leur mélancolie et se forcer à rire. Mères douloureuses, si elles viennent de quitter leur enfant à l’agonie, elles feront quand même, en toute honnêteté professionnelle, leur métier de filles de joie. Si l’on prenait la peine de descendre dans ces âmes souillées, quelles oasis de pureté on y découvrirait ! Les fleurs poussent, candides comme des lys, sur cette fange. Mais nous ne savons pas les cueillir, ou nous n’en sommes pas dignes. Paul Bréhant est une nature d’élite ; aussi, dès sa première rencontre avec la fille Denise Fleury, au cabaret du Rat Mort, où il s’est échoué vers les deux heures du matin, entre-t-il tout de suite en sympathie avec cette âme exquise. Le dialogue où, entre la salade de museau de bœuf et le morceau de saucisson, cette fille de trottoir nous révèle ses pudeurs et ses timidités, est, sans aucune espèce de doute et sans contestation possible, un chef d’œuvre en son genre.

Il faut conclure. Le dernier acte s’adresse non plus à notre sensibilité, mais à notre raison ; il y est question non plus de pitié, mais de justice. Paul Bréhant a pris pour maîtresse Denise Fleury ; il connaît enfin ce bonheur véritable et dont nous rêvons : posséder une compagne en qui on puisse avoir toute confiance. « C’est si difficile à Paris de trouver une maîtresse qui soit une honnête femme ! » gémit un personnage de comédie ; c’est qu’il ne s’adresse pas où il faut Bréhant emmène Denise aux bains de mer et il la présente comme sa femme. Le procédé vous semble-t-il un peu indélicat ? C’est que vous conservez les préjugés du temps de Louis-Philippe. Mme Trévoux, une bonne grand’mère, en est tout à fait revenue. Elle ne trouve rien à redire à la menue supercherie de Bréhant et se réjouit que sa petite-fille soit entrée en relations avec une personne si recommandable. Cependant les amis de Bréhant, ceux que nous avons vus au premier acte, — des bourgeois, des gens du monde, des pharisiens, — le découvrent sur la plage isolée où il abrite son bonheur. Persuadés que leur ami est dupe d’une intrigante, ils se mettent en devoir de le renseigner sur le passé de Denise. Il faut voir comment ils sont reçus, et quelle piètre mine ils font au regard des attitudes vengeresses de l’ami de Denise. Il faut entendre avec quelle ardeur Bréhant flétrit leur égoïsme et confond leur lâcheté. Il ne va pas jusqu’à prétendre que toutes les filles du ruisseau soient d’honnêtes filles. Non ; c’est un homme de bon sens et il se défend de toute exagération. Mais si parmi ces filles il se trouve une créature exceptionnelle, ayant la réalité de toutes les vertus dont les femmes du monde ne savent que jouer la comédie, à quel titre la repousser ? Elle aussi, elle surtout, elle a le droit au respect. Tant pis pour les convenances et pour l’hypocrisie mondaine ! Bréhant conformera sa conduite, non pas à de vains préjugés, mais à ses convictions et à la vraie morale. Un M. Edouard, vieux noceur en chemin de gâtisme, qui, dans cet acte, joue le rôle du raisonneur, conclut par ce mot qui résume la situation : « Voilà un homme !… » Et c’est certainement le mot le plus drôle de la pièce.

Le rôle de Denise Fleury est tenu avec infiniment de charme par Mlle Yvonne de Bray : c’est à elle qu’est dû, pour une bonne pari, le succès du Ruisseau. Mme Judic, sous les traits de la bonne Mme Trévoux, est bénisseuse à souhait. M. Gauthier a de l’élégance, de la tenue, du tact dans le rôle parfois difficile de Paul Bréhant. M. Baron et M. Joffre sont très amusans.


Si l’auteur du Ruisseau témoigne de quelque sévérité à l’égard de notre société, en revanche l’auteur de la Française prend notre défense avec beaucoup de zèle. M. Brieux est un esprit généreux. Il souffre de constater le tort que nous font ses confrères, et le préjugé que répand contre nous notre littérature. Nous nous plaisons à nous dénigrer nous-mêmes. Nous nous livrons, imprudens que nous sommes, à une fanfaronnade d’immoralité. On s’empresse, à l’étranger, de nous croire sur parole. Ceux qui nous jugent d’après nos livres, ne doutent pas que nous ne soyons une nation corrompue jusque dans les moelles. Cela nous crée une réputation détestable. Rien n’est plus exact ; et si la remarque n’est pas très neuve, du moins est-elle infiniment judicieuse.

C’est pour réfuter le paradoxe ordinaire des romanciers et des dramaturges français que M. Brieux a composé la Française. Nous y voyons deux Américains, l’un plus jeune et d’ailleurs Français, l’autre d’un âge plus mûr, reçus dans une famille du Havre, s’y comporter tout à fait comme dans un mauvais lieu. Le Yankee, au cours de la conversation, ne fait-il pas mine d’embrasser la maîtresse de la maison, une mère de famille ? Il est remis à sa place et de la belle manière ! Le charme de nos bonnes mœurs familiales opère si complètement, qu’à la fin de leur voyage, qui a été vraiment un voyage de découvertes, les deux Américains sont convertis : le jeune homme épouse la fille de la maison, le Yankee commandite l’industrie du père, qui est sans doute un très honnête homme, mais qui ne semble pas très fort en affaires. Et la société française est vengée I

La Française fera-t-elle oublier la Parisienne ? Je n’en jurerais pas. Mais c’est que dans notre littérature l’honnêteté joue décidément de malheur. M. Brieux, qui a fait souvent preuve de dextérité, de vigueur, d’instinct scénique, a pensé cette fois que l’excellence de l’inspiration suffirait : il n’y a pas de doute qu’elle ne lui concilie chez nous beaucoup de suffrages. On se ferait scrupule de chicaner un auteur dont les intentions sont si incontestablement louables.

La Française est jouée à l’Odéon sans éclat, mais d’une manière très suffisante. »

Le dernier spectacle du Théâtre-Antoine, Timon d’Athènes, ajoutera encore à la réputation de metteur en scène de M. Gémier : l’acte qui nous montre la foule massée sur les gradins de la Pnyx est, à ce point de vue, une merveille, et vaut le voyage.

A l’Athénée, un vaudeville très gai et qui a obtenu un vif succès, le Cœur et le reste, contient des traits de comédie et nous donne à espérer que ses jeunes auteurs, MM. Jacques Monnier et Georges Montignac, voudront quelque jour élever plus haut leurs ambitions.


RENE DOUMIC.