Revue dramatique - 14 mars 1888

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Revue dramatique - 14 mars 1888
Revue des Deux Mondes3e période, tome 86 (p. 451-464).
REVUE DRAMATIQUE

Ambigu : la Jeunesse des Mousquetaires. — Comédie-Française : la Princesse Georges. — Renaissance : Coquard et Bicoquet, vaudeville en 3 actes, de MM. Maxime Boucheron el Maurice Ordonneau. — Vaudeville : les Surprises du divorce, vaudeville en 3 actes, de MM. Alexandre Bisson et Antony Mars.

« Vive la Russie, monsieur!.. » Au nez des puissans de la critique parisienne, qui ont relégué le récent ouvrage du comte Léon Tolstoï parmi les mélodrames ordinaires ou parmi les plus répugnans, j’aurais poussé ce cri, ma foi, d’aussi bon cœur qu’un autre ; mais j’ai cédé cet honneur à quelqu’un de nos amis : avec plus de connaissance que je n’en ai de la bonté de la cause, il a certainement une plus belle voix.

La Russie, ainsi défendue, se passe de mes services; je profiterai du congé qu’elle me donne pour crier un peu : « Vive la France ! » Deux reprises, tout simplement, celle de la Jeunesse des Mousquetaires, celle de la Princesse Georges, il n’en faut pas davantage pour m’inspirer cette allégresse. Non qu’elles soient triomphantes, ces reprises: à l’Ambigu, l’œuvre de Dumas père est jouée honnêtement, mais qu’est-ce que l’honnêteté en cette affaire? Ces mousquetaires-là sont des mousquetaires à pied, de bons troupiers de ligne; ils n’enlèvent pas à la diable, comme il faudrait, les cœurs du public. Dans la maison de Molière, l’œuvre de M. Dumas fils n’a rencontré pour l’introduire que des comédiens dont M. Coquelin cadet est l’aîné : à l’exception d’une débutante, qui a charmé violemment, si je puis dire, les spectateurs les plus rétifs, ces jeunes gens n’ont pas obtenu l’indulgence ni seulement le crédit auquel peut-être ils avaient droit; contre l’un d’eux, vers la fin, la mauvaise humeur est devenue de la cruauté. En plusieurs points, d’ailleurs, par-delà les interprètes, trop faciles à percer, la colère de l’assistance a paru viser l’auteur. Bah ! quel que soit aujourd’hui le sort de la Jeunesse des Mousquetaires et de la Princesse Georges, quelque rang que l’une et l’autre pièce doivent prendre dans le répertoire du père et du fils (et j’estime que ceux-là au moins sont téméraires qui, dans ces conditions, prétendent rabaisser la seconde pour toujours), je bénis le hasard qui les réunit sous mes yeux : aussi bien que deux générations d’une même race, elles auront marqué, sur la pente du XIXe siècle, deux âges du génie dramatique français.

Le voici d’abord, juste en amont de 1850, aussi libre en ses débordemens qu’il ait jamais pu l’être depuis la rupture des digues classiques. C’est en 1 849 que l’auteur d’Henri III et d’Antony s’avise de porter sur le théâtre le plus populaire de ses romans : les Trois Mousquetaires. Considérez un peu l’étendue de ce drame, la variété de sa matière, la masse de chacun de ses élémens : n’est-ce pas la liquidation d’un monde et même de plusieurs, de tout le système romantique? Essayons de dresser l’inventaire : 1° les aventures de « Milady, » ses crimes, son châtiment (à propos, je demande à M. le directeur de l’Ambigu la restitution du prologue, où l’on voit les origines de ce personnage); 2° les amours d’Anne d’Autriche et de Buckingham, traversées par la politique de Richelieu; 3° les équipées du chevalier d’Artagnan et de ses camarades, hommes de grand courage et de bel appétit. Un drame privé, un drame historique, un drame héroï-comique, le tout selon le goût de l’époque, c’est le moins que nous puissions noter ici; et ce ne sont point des exemplaires douteux de chacun de ces genres : le premier, le second, le troisième, à l’envi, outreraient plutôt la mode.

Oh! L’horreur de ce début!,. En moins d’un quart d’heure, sous le toit d’un presbytère de campagne, que d’événemens exceptionnels ! Traits de passion forcenée ! coups de foudre dans un ciel noir! — Une jeune fille, un gentilhomme : c’est la sœur du curé, c’est le fils du seigneur. En l’absence de son frère, disparu depuis quelque temps, elle consent à un mariage secret: elle ira tout à l’heure à la chapelle du château. A peine le fiancé a-t-il tourné les talons, un autre homme survient... « Lui, lui, que je ne croyais jamais revoir! » Celui-ci est misérable et proscrit; vainement il invoque le passé : « Tout nous lie l’un à l’autre : notre amour, nos douleurs, notre crime ! » Elle refuse de le suivre, elle écoute la cloche qui tinte, elle s’en va se marier. Mais il n’est pas venu seul ; il a un compagnon, qui porte des pistolets à sa ceinture : « Frère, lui dit-il, tu me connais, je suis las de la vie, de la vie qui pèse sur moi et sur les autres... » Le frère ne fait qu’une objection : « Mourir ! c’est une idée grave et sérieuse, songes-y ! » Après quoi, il donne au désespéré un de ses pistolets : « Tiens, frère,.. et embrasse-moi. — Adieu! » crie l’autre, et il s’enfuit. Rentre la mariée; alors, par ses reproches, l’homme qui est resté nous donne le mot de l’énigme : le malheureux qui vient de sortir était le curé ; sa prétendue sœur était sa maîtresse : le démon, sous les traits de cette jeune fille, avait séduit cet ange!.. Pour elle, naguère, « le prêtre vola les vases sacrés. » Arrêté secrètement, conduit « dans les prisons de Béthune, » il fut condamné aux galères et à la flétrissure. « Il y avait une chose terrible dans tout cela:., c’est que son frère était bourreau, bourreau de Béthune;.. et que, par conséquent, c’était le frère qui devait marquer le frère... » Un coup de pistolet résonne au dehors; l’homme, prestement, saisit un fer qu’il a mis dans le feu et l’applique sur l’épaule de la femme : « Je suis le bourreau de Béthune ! » Il saute par la fenêtre. Le gentilhomme, aussitôt, reparaît sur le seuil de la porte : « Entrez, monsieur le vicomte, votre femme vous attend.»

Ainsi devenue vicomtesse de la Fère, cette aimable personne, dans l’intervalle du prologue au premier tableau, se sera transformée en « Milady. » Par quel moyen? Oh! le plus simplement du monde. Un accident de chasse découvre à son mari la fleur de lis marquée sur son épaule; comme il est grand seigneur, il la fait pendre haut et court; un passant la décroche; elle se réfugie en Angleterre, épouse lord de Winter, l’empoisonne savamment et revient en France. Par la suite, elle poussera le poignard d’un assassin politique; elle versera la mort subite, en quelques gouttes, à une innocente petite femme. Mais attendons la fin!.. Un beau jour, ou plutôt une belle nuit, dans un site farouche, elle sera cernée par des justiciers ; chacune de ses victimes sera représentée par un vengeur; chacun, à son tour (on connaît sa Lucrèce Borgia!), lui reprochera un de ses crimes, en remontant du plus récent jusqu’au plus ancien. Le dernier de ces accusateurs, de ces témoins, de ces juges, un homme masqué, ôtera tout à coup son masque : le bourreau de Béthune!.. Le glaive est tiré, la rivière est proche : « Laissez passer la justice de Dieu! »

Bon! cette histoire-là n’est que pour servir de cadre à une autre, infiniment plus illustre! Celle-ci n’est pas seulement une histoire : c’est de l’histoire!.. Le duc de Buckingham, premier ministre du roi d’Angleterre, est amoureux d’Anne d’Autriche, reine de France: il prépare la guerre pour revenir ensuite négocier la paix à Paris. La reine, de son côté, conspire avec son frère, le roi d’Espagne, contre le gouvernement de Richelieu. Celui-ci, pour la perdre dans l’esprit de son époux, entreprend de la convaincre d’adultère, au moins d’intrigue amoureuse. Par une fausse lettre, il attire Buckingham en France et même au Louvre. Le galant s’échappe du piège; mais il n’a consenti à repartir qu’avec un souvenir de sa dame : des ferrets de diamans que lui avait donnés le roi. Renseigné par sa police, Richelieu conseille à Louis XIII de mener la reine au bal de l’Hôtel de Ville, dans quatre jours: ce sera une occasion pour elle de mettre ses beaux ferrets... Le cardinal répète, sans s’expliquer davantage : « Votre Majesté insistera pour que la reine se pare des ferrets... » Ah! cette fois, Anne d’Autriche serait bien perdue, si elle n’avait pour lingère et pour amie la petite Mme Bonacieux, la femme d’un épicier. Mme Bonacieux a sous la main, sous sa jolie main, un gaillard capable d’aller chercher les ferrets : « Mais ton messager, dit la reine, on l’arrêtera. — Celui que j’enverrai, madame, quand on l’arrête, il passe!.. » Elle s’est tout de même un peu avancée, la petite Mme Bonacieux, en garantissant le zèle de ce mousquetaire qui loge au-dessus de la boutique de son mari ; écoutez-la plutôt : « Monsieur, je vous connais à peine, mais j’ai toute confiance en vous;., pourquoi? je n’en sais rien. — Je le sais, moi! réplique d’Artagnan. C’est parce que je vous aime... » Et, parce qu’il l’aime, le voilà qui part, qui arrive : de Douvres à Portsmouth, il a crevé trois chevaux ; on n’est pas bien sûr qu’avec le premier il n’ait pas sauté la Manche. Il reçoit les ferrets de la main de Buckingham; il était temps! il voit tomber le duc sous le poignard de Felton. Il n’a plus que vingt-quatre heures pour refaire 125 lieues : un bon voilier, cette fois, et puis à franc étrier!.. — Quelles angoisses, à présent, au milieu de ce bal ! La reine n’a pas ses ferrets : le cardinal, sans avoir l’air d’y toucher, fait remarquer au roi cette négligence. Il glisse un avis en douceur : « On peut les envoyer chercher. » Et, pour gagner du temps, la malheureuse envoie au Louvre... Soudain, une rumeur s’élève : un homme a forcé la consigne, il monte par le petit escalier! c’est lui, d’Artagnan, qui sort de la muraille et prend la place d’un mousquetaire de garde ; poudreux, ruisselant de sueur, presque défaillant, il présente les armes en serrant un coffret sur son cœur. Sans que personne s’en aperçoive, il le remet à la reine, ce précieux coffret : sauvée ! elle est sauvée ! Richelieu en est tout pâle!.. Et nous, donc! Mal remis de cette alarme, nous adorons en frémissant les bons tours que la Providence joue aux hommes d’État.

Mais, si graves que soient ces événemens, je doute qu’on y prenne plus d’intérêt qu’aux affaires privées de ce héros, M. d’Artagnan, et de ses camarades. Entre les atrocités du prologue et les émouvantes péripéties du drame historique, c’est d’abord une joyeuse éclaircie que ce morceau de pantomime chevaleresque et d’épopée familière : l’arrivée à la cour de ce cadet de Gascogne, ses maladresses, ses trois querelles, coup sur coup, avec trois mousquetaires, ses trois duels fixés à midi, à une heure, à deux heures, sa rencontre avec le premier de ses adversaires, qui a pour témoins les deux autres, et ses fières excuses : « M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôte beaucoup de valeur à votre créance, monsieur Porthos, et rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis !.. Je ferai donc banqueroute à l’un de vous, à deux peut-être... Voilà de quoi je m’excusais... » Et puis, l’intervention des gardes du cardinal ; et, pour que les partis soient égaux, notre homme se rangeant du côté de ses adversaires contre les intrus: « Ah! bah!.. j’ai le cœur mousquetaire !.. » Oh ! le beau combat!.. Et, bientôt après, chez d’Artagnan, l’amusante matinée ! Sa délibération avec son valet, «monsieur Flanchet, » devant le garde-manger vide; son projet d’aller déjeuner chez Aramis;.. mais voici une lettre d’Aramis, pareillement dépourvu et affamé, qui s’invite et s’annonce!.. Chez Porthos, alors;., même lettre de Porthos ! Chez Athos;.. troisième billet, troisième contre-temps ! Sur ces entrefaites, le maître surprend le valet qui se régale d’une cuisse de volaille et d’un rouge-bord : c’est que la chambre est située au-dessus du magasin de M. Bonacieux, et que monsieur Flanchet a découvert une trappe. « Malheureux, j’espère bien que vous ne descendez pas par cette trappe pour faire vos provisions? — Fi donc, monsieur! descendre, moi ? Ce serait voler! Non, monsieur, ce sont les provisions qui montent. » Et le malin compère joint la preuve à la parole, pour le réconfort de son maître : il harponne un jambon et un pain avec une hallebarde, il prend une bouteille au lasso, il pêche un poulet à la ligne. Quoi donc?.. A la guerre comme à la guerre! L’estomac d’un mousquetaire, et d’un mousquetaire gascon, à l’heure du déjeuner, n’est pas en temps de paix; aussi brave, mais moins naïf, d’Artagnan n’est pas don Quichotte ! — Et c’est ce matin-là, par surcroît, que nous faisons la connaissance de M. Bonacieux: il rend visite à son locataire, à son débiteur, comme ferait M. Dimanche, si, marié à une jolie femme et compromis par elle en des manigances politiques, il venait se mettre sous la protection de don Juan. Notre ami, pour le bien de son propriétaire, le laisse arrêter ; et comme il a raison ! Cela nous vaudra, tout à l’heure, l’interrogatoire de Bonacieux: « Vous savez sans doute pourquoi vous êtes à la Bastille? — Parce qu’on m’y a conduit. » Ensuite, l’entretien du bonhomme et du cardinal; la mise en liberté de cet imbécile, que Richelieu a reçu en l’appelant « mon ami; » le récit qu’il fait de ce colloque, pour imposer à sa femme : « Ah ! madame, vous ne saviez pas que je connusse votre complot?.. M. le cardinal m’a éclairé là-dessus. — Le cardinal! Vous avez vu le cardinal? — Il m’a fait appeler, madame! » Mais pour atténuer les effets du zèle de Bonacieux, passé au service de Son Eminence, les trois mousquetaires se trouvent à point; partant pour l’Angleterre, d’Artagnan le recommande à ses amis : « Enfermez-le dans sa cave et qu’il n’en sorte qu’à mon retour... — Qu’à votre retour!.. gémit l’infortuné Et quand revenez-vous? — Je n’en sais rien ! »

Ai-je donné une idée de l’énormité, de la diversité de ce drame? D’Artagnan lui-même en est presque effrayé; il s’arrête, un moment, reprend haleine et s’écrie : « Eh bien! je déclare que celui qui verra clair dans tout ce qui m’arrive aura de bons yeux : Aramis, la reine, le duc de Buckingham, le cardinal, Mme Bonacieux... Comment diable tous ces gens-là sont-ils mêlés ensemble ?» Il le demande, lui, d’Artagnan, qui circule dans toutes les parties de l’ouvrage et met en relation un ressort de la machine avec l’autre! Ayant fait grâce de la vie, sur le terrain, à lord de Winter, le beau-frère de Milady, il n’a pas perdu de temps pour serrer de près la belle-sœur et découvrir galamment la fleur de lis marquée sur son épaule; elle veut se venger de l’indiscrétion, elle propose un pacte au cardinal : « Troc pour troc, existence pour existence, homme pour homme; donnez-moi d’Artagnan, je vous donne Buckingham… » Ce n’est pas plus compliqué que cela, non, sans doute; c’est déjà de quoi exercer un assez bon esprit! A l’auberge du Colombier rouge, lorsque le mystérieux Athos succède au cardinal dans la chambre où Milady donne ses rendez-vous politiques (Athos, de son vrai nom, le vicomte de La Fère!), je conçois la perplexité d’Aramis, qui, de l’étage intérieur, écoute la conversation par le tuyau du poêle : « Que diable cette femme peut-elle être à Athos? » Et je ne m’étonne pas que Porthos, moins subtil et plus décidé dans ses conjectures, réponde bravement : « Je crois que c’est sa tante! »

Cette abracadabrante histoire de Milady, à ne la connaître que par l’analyse, on peut supposer que l’auteur, en la mettant sur la scène, y croit tout de bon ou qu’il n’y croit pas; dans le premier cas, on peut craindre qu’il ne s’assombrisse et ne devienne furieux, et que son œuvre ne soit pénible comme les vociférations d’un loup-garou; dans le second, il ne sera qu’un mystificateur assez déplaisant, et son œuvre une mauvaise farce. De même, selon qu’il sera sincère ou non, le narrateur de l’expédition de M. d’Artagnan suscite par une gentille épicière contre la politique de Richelieu et pour le salut d’Anne d’Autriche, — ce narrateur risquera d’être un niais fastidieux ou un insupportable hâbleur. Enfin, il n’est pas jusqu’à l’historiographe des prouesses et des facéties de MM. les mousquetaires qui ne soit exposé au reproche d’enfantillage ou bien à celui de rodomontade littéraire et de turlupinade... Voilà une série de doubles écueils où se perdraient une demi-douzaine d’écrivains. Mais, Dieu merci, nous n’avons affaire qu’à un seul, qui passe avec une facilité admirable entre tous ces dangers. Il a juste la bonne foi que donne la bonne humeur, ni plus ni moins; et c’est précisément, dans la traversée qu’il fait, cette loi-là qui le sauve ! Naturellement conteur, il est si aise de parler et de s’entendre ! je ne dis pas: de s’écouter. Il croit à sa parole par reconnaissance, pour le plaisir qu’elle lui donne ; il y croit aussi pour pouvoir continuer. Et nous, ses auditeurs, nous y croyons de même, par les mêmes raisons. Il n’est pas ennemi de sa joie au point d’examiner sa conscience et de se demander s’il n’est pas naïf ou menteur: il faudrait, pour cela, s’arrêter. Et nous, pareillement, nous nous gardons de l’interpeller : ce serait l’interrompre. Il va, et nous le suivons. — Il conte les forfaits, la flétrissure et le supplice de Milady : l’aimable montreur d’horribles choses!.. Naguère, chez Pétrus Borel, n’est-ce pas lui qui buvait de la crème dans un crâne d’homme ? — Il conte les secrets desseins de Richelieu... N’a-t-il pas déclaré à Louis-Philippe: « Sire, il y a longtemps que j’ai écrit et imprimé que, chez moi, l’homme littéraire n’était que la préface de l’homme politique?..» — Il conte l’amitié d’Anne d’Autriche et de M Bonacieux... Est-ce que, dans le Constitutionnel, sur la foi d’une somnambule, il ne va pas annoncer la restauration d’Henri V et son mariage avec la fille d’un menuisier?.. — Il conte l’intervention d’un mousquetaire dans les affaires de deux royaumes... Mais lui-même, avec Garibaldi, ne doit-il pas conquérir les Deux-Siciles? Fiction et vérité se mêlent dans ses récits comme dans sa vie; l’une et l’autre ne sont que des alimens pour la flamme inextinguible de sa verve.

Ahl le rude compagnon! Il n’est embarrassé, quand la mode les lui jette, ni d’un sujet de drame patibulaire, ni d’un sujet de drame historique, ni d’un sujet de drame de cape et d’épée. Il ne se laisse ni attrister par le premier, ni appesantir par le second, ni dissiper par le troisième. Et il ne se moque d’aucun des trois; mais il les gouverne en se jouant. Il leur communique sans effort, comme à tout ce qu’il touche, sa joie de vivre: et voilà autant d’organismes lies à sa personne et qui obéissent à son impulsion. — Dans le fleuve débordé, une avalanche pareille à la ruine d’un monde a été précipitée brutalement : elle a roulé de loin, de pays étrangers, à moins qu’elle ne soit tombée du ciel... Blocs de forme bizarre et de substance inconnue, débris de palais, tourbillons de sable, — un chaos! Cette masse va barrer le fleuve et le boire... N’ayez crainte : il est le plus fort. Il soulève toute cette matière, il l’entraîne, il la façonne, il la pénètre : et voilà que ces îlots flottans, pétris de ces eaux généreuses, commencent de vivre et de verdoyer. Le fleuve est si large qu’il n’est guère profond: cette végétation improvisée, à peine si elle a des racines; disons mieux, elle est toute en fleurs ! Et c’est un spectacle amusant que cette nappe limpide et agile qui porte avec bonne grâce et fait avancer d’un seul mouvement ce merveilleux archipel. Chaque partie de ce monde voyageur a sa forme, et toutes ensemble offrent une figure; chacune a sa flore, ou plus sombre ou plus riante, et cette bigarrure est harmonieuse : partout se reconnaît la même sève, partout éclate la puissance du fleuve berceur et nourricier... Il coule depuis des siècles, ce flot de vie, sous des noms divers : en cette région, à cette heure, c’est le génie de Dumas père ; c’est toujours, ce sera éternellement le génie dramatique français !

Au moins n’est-il pas près de tarir : après Dumas père, Dumas fils; à vingt années de distance (il n’y a guère davantage entre la Jeunesse des Mousquetaires et la Princesse Georges), voici la même force qui passe: elle n’agit pas de même, par exemple! Tant mieux! elle varie nos plaisirs. Autant le fleuve était répandu, autant il s’est encaissé : il n’en a que plus d’énergie, et surtout il est plus profond. Si rapide qu’il soit, il laisse des germes éclore et se développer; bien plus, il leur permet de jeter de plongeantes racines. Douze tableaux, sans compter le prologue et l’épilogue, et tout un peuple de personnages, — c’est la Jeunesse des Mousquetaires ! Trois petits actes et une poignée de personnages, — je dirais presque un seul, — c’est la Princesse Georges! Mais ces mousquetaires et leurs compagnons, tout gesticulans, tout animés qu’ils sont, ne vivent qu’à fleur de peau; cette unique héroïne, au contraire, est imprégnée d’humanité jusqu’aux moelles.

La Princesse Georges, à n’en considérer que la forme, est une tragédie ; une tragédie tellement régulière, tellement sévère que celles du XVIIe siècle, Andromaque, Bajazet et même Phèdre, où domine un seul rôle, paraissent auprès d’elles des drames libertins. Dans un salon, en moins d’une demi-journée, la destinée d’une personne subit une crise: un thème si simple a sa beauté. Après les complications de la scène romantique, elle paraît nouvelle; au fait, ne l’est-elle pas? Il était réservé à ce temps-ci d’inventer la tragédie express.

Mais regardons la substance de l’œuvre. Il se peut que M. Dumas fils, en l’imaginant, ait voulu composer un poème symbolique : je n’y contredis point. Mlle de Terremonde, c’est « le féminin; » M. de Terremonde, c’est « la passion; » la princesse Georges, c’est « l’amour... porté à son point culminant et à sa preuve irrécusable : le pardon. » A la bonne heure! j’en crois les deux préfaces et les notes; ainsi averti, je n’ai garde de méconnaître l’intérêt de cette moralité moderne. Mais parmi ces figures, il s’en trouve une, au moins, qui est une personne humaine; l’auteur me pardonnera si ma sympathie s’attache à elle. En certains points de son cours, le génie de M. Dumas fils ne s’est pas contenté de se resserrer : il s’est forcé à des travaux d’art, pour s’élever plus haut; soit! Vous connaissez la machine de Marly? Supposez que, dans un de ses tuyaux presque perpendiculaires, un bel arbre ait poussé, qu’une hamadryade y respire : — C’est la princesse Georges!

Oh! je vois bien que devant cet ouvrage, même devant l’héroïne, plus d’un spectateur hésite. Est-ce les intentions de M. Dumas qui tracassent trop de consciences ? Non pas ! La majorité ne s’avise guère qu’il y ait rien de symbolique là-dedans. Mais, à quelques traits de l’entourage, des gens qui ont la vue courte et la parole prompte se demandent si l’héroïne existe : « Où sommes-nous ? S’écrient-ils. Voici un prince que son valet de chambre appelle monseigneur… Dans la principauté de Birac, alors ?.. Elle n’est marquée sur aucune carte. Au demeurant, ce n’est que là que des femmes bien nées et bien élevées tiennent de pareils discours en sortant de table… » Hé ! mon Dieu, il faut prendre ces détails pour ce qu’ils valent. Ce « monseigneur » qui vous inquiète n’est qu’une dernière trace de romantisme ; ce notaire même, s’il définit la princesse : « une noble dame qui a épousé par amour un des plus nobles gentilshommes de son pays, « c’est qu’étant issu de M. Dumas fils, il est un peu le neveu de Buridan. Quoi encore ? Cet assaut de cynisme ?.. Il y a là quelques paroles prêtées à des personnages accessoires par un satirique ; prenez votre parti de cette exagération de langage comme de ces formules surannées, et ne vous laissez pas déconcerter pour si peu. Regardez le fond ; et ne vous privez pas, cependant, de jouir de beaucoup d’autres détails semés à la surface !

« Où sommes-nous ?.. » À Paris, de nos jours, dans une société oisive où les sentimens naturels sont rares, où les vertus ont dégénéré en principes de parade (encore, dès qu’on est en confiance, dépouille-t-on volontiers ce harnais), dans le milieu, enfin, le plus défavorable à l’amour, j’entends à l’amour sincère et légitime : si, d’aventure, il s’y produit, il n’y trouve qu’ennemis conjurés. Une jeune femme est-elle avertie que son mari la trompe, que sa rivale est une de ses amies intimes, elle n’a que l’embarras du choix pour faire une conjecture, elle trouve aussitôt trois noms : « Valentine ? Berthe ? La baronne ? » c’est que Valentine, Berthe et la baronne sont mariées depuis plus d’un an : or, il arrive que l’épouse aime l’époux, « il n’y a pas de mal à commencer par là, mais on sait bien que cela ne peut pas durer toujours. » C’est aussi que Berthe n’a pas d’enfans, et sans doute Valentine non plus, et que la baronne n’en a qu’un, — à peine ! Écoutez-la qui admire, comme un prodige, le petit d’une charbonnière : « Comment ces gens-là font-ils pour avoir de si beaux enfans ? Et ils en ont des douzaines ! Moi, je n’en ai qu’un, et tout ce qu’il peut faire, c’est de ne pas mourir… » Voilà pour les sentimens naturels ; voici pour les principes. Une personne d’âge mûr et de mœurs paisibles, mais qui habite ces parages, a reçu d’un prêtre un petit livre où devait se trouver la consolation de toutes les misères : « c’est tout bonnement l’Imitation ! » dit-elle en souriant de sa déconvenue. Religion et morale, ici, ne sont plus que lettre morte. Faut-il s’étonner de ce dialogue, surpris à la fin d’une soirée : « Le Baron : Je vais vous renvoyer la voiture. — La Baronne : c’est cela. À demain, alors ? — Le Baron : À demain… Ah ! non, demain c’est jeudi, je chasse chez les Champclos et je pars de très bonne heure. — La Baronne : À après-demain, alors. Enfin, à un de ces jours. — Cervières, au baron : Je m’en vais avec vous, attendez-moi. — La Baronne, bas à Cervières : Vous vous en allez aussi ? — Cervières, de même : Il m’a demandé de l’accompagner. — La Baronne : Ah ! très bien. Quand vous reverrai-je ? — Cervières : Demain… Oh ! non, demain, je vais à la chasse avec lui. C’était convenu, vous savez. — La Baronne : Parfaitement. À après-demain, alors. Enfin, à un de ces jours. — Cervières : Nous reviendrons vendredi dans la journée. — La Baronne, à part : Ils aiment mieux être ensemble. Eh bien ! maintenant, je crois que j’aime autant ça aussi… » Hé ! hé ! sommes-nous encore dans une principauté chimérique ?

Dans cette pernicieuse atmosphère de serre chaude, voici une plante saine et de plein vent ; au milieu de ce monde, qui se tient hors de la nature et se met au-dessus de la loi, voici une femme selon le vœu de la nature et de la loi, Séverine de Birac, dite la princesse Georges. L’auteur, dans la préface, désigne ainsi le personnage et son rôle : « Une Âme qui se débat au milieu d’instincts. » Les « Instincts » dont il s’agit sont au moins des instincts corrompus, — mais ne soulevons pas une querelle de mots ; disons plutôt que cette sommaire étiquette, imposée après coup à l’héroïne, lui fait tort d’une partie de son être, et non de la moins active. « Ils avaient pris deux appartemens ? » demande Séverine à sa femme de chambre, qui lui raconte que son mari et Mme de Terremonde sont descendus hier soir au même hôtel : est-ce « l’Âme » toute seule qui parle ?.. Séverine, un peu plus loin, ouvrant son cœur à sa mère, s’explique sans fausse honte : « Le jour où j’ai déclaré devant Dieu, devant les hommes et devant ma conscience, que je prenais un homme pour époux, je me donnais tout entière à cet homme, corps et âme… » Corps et âme ! entendez-vous ? Elle n’est ni ange ni bête : « Je ne suis ni un ange ni une courtisane, je suis une femme, et je veux rester femme avec tous mes devoirs, mais avec tous mes droits. » Elle y fait allusion, à ces droits, lorsqu’elle dit à l’infidèle : « Il y a des souvenirs et des espérances qu’une femme de ma sorte ne saurait effacer tout à coup de sa vie. » Elle y revient, elle insiste une dernière fois sur ce point dans la grande scène où, par complaisance pour l’auteur, qui est philosophe, elle interroge « la loi » et « la famille » sur les secours qu’elles peuvent offrir à l’épouse trahie : « Mais le dernier des animaux vit de sa vie pleine, il a des petits, il les couve, il les allaite, il les protège, il les aime, et toi, créature de Dieu, pour laquelle un Dieu est mort, tu n’auras pas ce que la nature a donné aux animaux. À vingt ans, tu ne seras plus une femme, tu ne seras même plus une femelle… »

N’en doutons plus, n’est-ce pas ? Séverine est une femme. Étant amoureuse, elle s’est mariée ; étant mariée, elle reste amoureuse : c’est sa fonction naturelle et sociale. Étant trompée, elle est jalouse : c’est sa fonction dramatique. Pas un moment, durant cette crise, elle ne manque à l’une ni à l’autre. Comme elle écoute ce récit de la femme de chambre, comme elle est suspendue à ses lèvres, et de quel souffle bref elle lui réplique ! Elle reprend haleine, et voilà sa mère toute suffoquée, ainsi que par un vent d’orage, par le jaillissement de sa confidence et de sa plainte. Elle se trouve en face de son mari ; du premier mot, elle lui reproche l’adultère de cette nuit, mais ce reproche même est amoureux ; elle en veut à sa rivale, assurément, plus qu’à cet homme dont elle réclame le désir : « Je ne suis pas aussi belle qu’elle, c’est vrai, mais je suis plus jeune. » Et soudain, ce cri : « Mais dis-moi donc que tu m’aimes ! » Lui, lorsqu’elle se jette dans ses bras, murmure : « Prends garde, si quelqu’un entrait ! » Elle, aussitôt : « Et que m’importent les autres ! » c’est un mondain et c’est une amoureuse ; et l’amour se moque du monde. Elle a parlé de se tuer tout à l’heure ; elle a parlé aussi de punir de mort la trahison ; sa mère lui a répondu : « c’est une bien grosse affaire ! Te représentes-tu une femme comme il faut ayant tué son mari par jalousie ? » Mais il s’agit bien de « femme comme il faut ! » c’est ici une femme qui souffre, et qui a peur elle-même des emportemens de sa douleur : « Je veux pardonner, je veux oublier… Je serais trop malheureuse sans cela ! Et puis je te tuerais, je le sens ! » c’est une femme qui implore, comme un enfant, le remède qu’il faut à ses angoisses, à ses craintes : « c’est cela, parle, dis-moi quelque chose. Prends-moi dans tes bras, j’ai froid… Oui, dis-moi : tu. Je croirai tout ce que tu voudras, si tu me dis : tu. » Et, en effet, elle le croit, si grossière que soit sa fable. Et elle s’attendrit, elle s’assouplit ; elle n’a plus que des malices gentilles : « Tu ne lui parleras pas tout bas… Tu ne lui feras pas de signes… — Je ne lui parlerai pas du tout. — Si ! parle-lui, tu sais, comme on parle à toutes les femmes, tout haut, mais le moins possible. » Elle n’a plus que des méchancetés d’amoureuse triomphante : « Comme je t’aime ! s’écrie-t-elle en prenant la tête de son mari dans ses mains… Ah ! je voudrais qu’elle entrât en ce moment ! » Et, à peine seule, à peine refroidie du contact de l’homme, elle recouvre sa raison, elle soupçonne le mensonge : « Oh ! je suis lâche et une malheureuse ! »

Non, elle n’est pas une lâche ; mais elle n’est pas non plus une Hermione ni une Roxane (sa mère lui disait tout à l’heure : « Laissons là les Roxane et les Hermione ! »). Elle ne ressemble vraiment ni à cette virago antique, à cette prêtresse d’abattoir, ni à cette tigresse de sérail, dont le rugissement perpétuel demande l’amour ou la vie. Elle est plus faible et plus gracieuse : elle est plus femme! Rassurée à nouveau, elle babille avec tendresse, avec gaîté : « Comme tu m’as comprise! Comme tu es bon pour moi! Tu vas voir maintenant, je vais rire... Tu peux lui parler, du moment que tu me répètes ce que tu lui dis. Il ne faut pas non plus qu’elle croie que je suis jalouse, elle serait trop fière... » Son âme, ainsi détendue et reposée, ne se bande qu’avec plus de violence, ne se lâche qu’avec plus de ressort à l’heure du combat; remonté à ces hauteurs sereines, son amour en redescend comme la foudre. D’un coup d’œil, elle a lu son malheur, appris son abandon; elle marche droit sur sa rivale : « Va-t’en! » Le mari de cette femme la cherche : par une inspiration soudaine, pour qu’il empêche sa fuite (elle ne fuirait pas seule !), Séverine crie à cet homme, tourmenté de jalousie, lui aussi : « Je l’ai chassée! » Puis, lorsqu’elle aperçoit le danger que sa révélation attire sur le coupable, elle s’arrête par une saccade... « Ma femme a un amant!.. Son nom? — Cherchez! »

Une heure après, c’est encore pour se gouverner selon l’intérêt de son amour qu’elle s’est contrainte à reprendre son sang-froid. Au tribunal de sa conscience, elle a jugé le traître; elle sait qu’un justicier, l’arme à la main, l’attend derrière cette porte; elle lui donne le choix entre deux partis : vivre avec elle, absous et renonçant au démon, ou bien y retourner, aller décidément vers sa rivale... Il y va: ah ! Dieu ! Ni le ressentiment ni l’équité ne tiennent contre l’amour; éperdue, Séverine montre à son mari l’embûche que son imprudence a préparée : « Vous m’avez dénoncé! » fait-il. Et, se cramponnant à cet homme qui la repousse et veut s’arracher de ses bras pour jamais : « Je ne t’ai pas nommé, heureusement!.. » Il la renverse, il sort, il est sorti: du seul généreux élan dont il soit capable, il se précipite au secours de sa maîtresse, c’est-à-dire au-devant de la mort. Un coup de feu!.. Séverine terrifiée recule, droite et raide sur ses talons, en jetant trois fois ce cri, — celui de l’âme féminine qui se déchire: « Maman!.. » M. de Terremonde paraît, avec son pistolet fumant ; Séverine court sur lui comme une lionne. Mais voici le prince, — vivant!.. « Toi? » s’écrie Séverine, et elle s’élance au cou de l’enfant prodigue, pour qui un autre enfant est mort, — on sait par quel tour de passe-passe tragique... L’ironie de ce dénoûment, s’il faut l’avouer, ne me déplaît pas : tout ce drame, au fait, qui n’est que l’amour d’une véritable femme pour un semblant d’homme, n’a-t-il pas une ironie intime, qui ressemble fort à celle de la nature? Et c’est pourquoi, d’ailleurs, la suite ne m’inquiète pas trop: la princesse Georges et le prince pourront vivre ensemble, après cette alerte, aussi bien, pour le moins, que plusieurs ménages de ma connaissance. Ils ont de quoi vivre, au sens moral, comme au sens matériel; la nature aime ces compensations, elle admet le régime de la communauté pour les âmes : celle de Séverine est riche pour deux,

Mlle Brandès, elle aussi, est femme jusqu’au bout des ongles; — surtout au bout des ongles, diraient ceux de ses admirateurs, qui l’acclament le plus volontiers quand elle montre les griffes. Pour ma part, je lui sais gré plutôt d’avoir appris déjà, depuis qu’elle est pensionnaire du Théâtre-Français, à faire quelquefois patte de velours. Dramatique par nature, elle devient comédienne. J’ai frissonné, comme tout le monde, lorsqu’elle a poussé d’une voix étranglée cet appel : « Maman ! maman ! maman ! » Mais je la remercierai particulièrement de l’art dont elle a fait preuve dans une scène précédente, lorsque lancée à toute vitesse, elle a renversé la vapeur; — je veux dire qu’après des accens de terreur forcenés, elle a retrouvé soudain un accent de tendresse presque riante, elle a quitté le ton d’une certaine folie pour celui d’une autre plus douce, et jeté émerveille cet adverbe à la fin de cette phrase: «Je ne t’ai pas nommé, heureusement!.. » Et, sans folie aucune, au deuxième acte, elle a fort bien dit ces gentillesses : « Tu vas voir, maintenant, je vais rire. Tu peux lui pardonner du moment que tu me répètes ce que tu lui dis...» — On a bien fait de l’encourager par des bravos : ce n’était pas une raison pour négliger ceux de ses camarades, hommes ou femmes, dont le mérite avait une moins bonne occasion d’éclater, ni pour accabler un acteur dont les forces physiques même étaient soumises à une trop rude épreuve. M. Dumas fils a dédié la Princesse Georges « au public. » S’il voulait venger aujourd’hui ses interprètes et se venger un peu lui-même, il pourrait retirer cet hommage. Mais non! qu’il en appelle de ce jugement d’un public maussade à un public mieux disposé, voilà tout. Sa pièce attendra; elle garde en elle ce principe de vie : une personne humaine, — celle de l’héroïne.

Cependant, presque aux deux bouts du boulevard, deux pièces nouvelles font fureur; — Et je crains bien qu’il n’y ait guère d’humanité dans Coquard et Bicoquet, et que dans les Surprises du divorce il n’y en ait pas du tout!.. Aussi, malgré la vogue de ces ouvrages, n’ai-je pas grand’chose à en dire : n’allez pas croire, pour cela, que je me sois privé d’en rire ! L’idée, au moins, de Coquard et Bicoquet, ne laisse pas que d’être conforme à la réalité : le prestige du crime sur l’imagination publique, la fierté des habitans de l’endroit où un meurtre a pu être commis, leur gratitude envers l’assassin, MM. Boucheron et Ordonneau, en hommes d’esprit, ont emprunté ces données aux mœurs du jour. Le véritable fond des Surprises du divorce n’est que la haine du gendre pour la belle-mère : vieille tradition de théâtre, dont l’emploi dispense MM. Bisson et Mars de tous frais d’invention ou d’observation. Mais si le premier de ces vaudevilles est bien construit, bien conduit, le second l’est à miracle. Vous connaissez la série de raisonnemens par la quelle, même sans le secours du divorce, on arrive à trouver qu’un homme est son propre grand’père. Le divorce aidant, concevez un peu où parvient un auteur, s’il est hardi et habile ! Mais vous ne pouvez le concevoir à moins d’égaler cet auteur, — ou de connaître sa pièce. — Réunir bravement les conditions les plus invraisemblables pour ménager les coups de théâtre les plus bouffons, préparer clairement des quiproquos, les prolonger avec facilité, les résoudre avec élégance, mener une parade gauloise (je dis: gauloise, pour la bonne humeur, pour la rondeur) du train d’une pantomime anglaise, tout cela n’est qu’un jeu pour MM. Bisson et Mars; et, au service de leur verve, quel mime prodigieux que M. Joly ! Ayant divorcé pour fuir sa belle-mère et s’étant remarié, vous dire la figure qu’il fait lorsque, son nouveau beau-père ayant épousé sa première femme, il retrouve dans son propre salon le monstre lui-même, — non ! j’y renonce! Comment évoquer par des mots ces traits décomposés, ces cheveux dressés sur la tête, cette bouche ouverte et ces yeux écarquillés d’un Oreste comique apercevant une Euménide !.. Autant essayer, par une lente analyse, de vous rendre l’allure de la pièce. Je vous dis que sa drôlerie et celle de l’acteur sont irrésistibles; je ne vous demande pas de me croire, mais d’y aller voir.


LOUIS GANDERAX.