Revue dramatique - 14 novembre 1887

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Revue dramatique - 14 novembre 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 454-464).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre-Libre : Sœur Philomène, pièce en 2 actes, tirée du roman de MM. Edmond et Jules de Goncourt, par MM. Jules Vidal et Arthur Byl. — Gymnase : l’Abbé Constantin, comédie en 3 actes, tirée du roman de M. Ludovic Halévy, par MM. Hector Crémieux et Pierre Decourcelle. — Odéon : l’Agneau tans tache, comédie en 1 acte, de MM. Armand Ephraïm et Adolphe Aderer.

Je tremblais pour Sœur Philomène : j’ai tant d’attache à ce petit roman ! Parmi les œuvres de MM. de Goncourt, il en est que j’estime plus robustes ou plus curieuses ; mais j’aime celle-ci entre toutes. Je lui garde une tendresse, une piété, singulières. Je n’ignore pas que, chez beaucoup d’âmes classiques, le nom seul de ces novateurs, — entré de force avec le bruit d’ouvrages plus récens, — éveille la méfiance ou même l’horreur : s’il s’en trouvait, dans le nombre, quelqu’une de mes amies, c’est de Sœur Philomène que je ferais choix pour l’apprivoiser. Il ne me paraît pas qu’on puisse résister à son charme : on doit l’aimer comme une personne. Et, au fait, n’est-ce pas de la personne de l’héroïne qu’émane cette influence ? Et vous et moi, si nous sommes attirés vers elle, n’est-ce pas en communion aven les auteurs ? Leur sympathie entraîne la nôtre, et si la figure qu’ils nous présentent est particulièrement aimable, c’est qu’ils l’ont particulièrement aimée. J’entends qu’ils l’ont choyée, en la modelant et l’animant, juste avec le sentiment qu’il fallait : une dilection spéciale, qui se pourrait définir une vénération familière et attendrie. Pour y toucher, ils ont eu eux-mêmes ces mains légères et retenues, ces chastes caresses qu’ils lui prêtent dans l’exercice de son ministère, autour du corps des malades, — et aussi le geste respectueux, signe de reconnaissance et presque d’adoration, par lequel des doigts encore faibles frôlent ses doigts pâles ou sa robe de laine blanche.

Il convient de reconnaître, à l’honneur de MM. de Goncourt, ce trait de leur nature et de leur talent : cette délicatesse de femme onde convalescent, tournée au bénéfice de l’art. Sans doute, ces esprits jumeaux, penchés sur l’humanité « saignante, » apparaissent ailleurs comme des chirurgiens peu dégoûtés, peu ragoûtans ; ils ont ici quelque chose de la grâce consolante des sœurs de charité. Ces mêmes hommes, qui devaient signer Germinie Lacerteux, et dont le survivant signerait seul la Fille Elisa, ont pu écrire Sœur Philomène. C’est que la délicatesse dont nous parlons n’est pas seulement l’habileté (en ce sens, l’opérateur, lui aussi, quelque brutal qu’il paraisse, est le plus souvent délicat) ; c’est encore une certaine finesse aristocratique du cœur. Jusqu’au fond de l’âme, et surtout au fond, MM. de Goncourt sont gens de bonne compagnie. Entre hommes, ou lorsqu’on est supposé entre hommes, ils n’ont pas peur d’un gros mot, je le sais : si vos oreilles sont prudes, n’entrez pas sans frapper ! Mais je défie que vous surpreniez ces francs artistes en flagrant délit de grossièreté de sentimens. Avant M. Zola, — sinon avant Victor Hugo, — ils donneront droit de cité dans le roman au vocable introduit dans l’histoire par Cambronne.. ; mais dans cette salle d’hôpital, où ils viennent chercher des études pour leur tableau, voyez comme ils pensent à Béranger, « à cet auteur qui a trouvé drôlichon de faire entrer au paradis une sœur de charité et une fille d’Opéra, avec des états de service se valant à ses yeux : » ils y pensent « comme on penserait à un goujat en goguette[1]. » Le sujet de ce livre-ci, enfin, s’il faut le rappeler d’une seule phrase, — mais alors c’est de paroles imaginées exprès que je voudrais me servir, plus subtiles que les nôtres et plus pudiques, — c’est, dans un hôpital, l’amour d’une religieuse pour un interne… Eh bien ! tout inquiétante que soit la matière, l’intention des auteurs est si pure, leur observation si loyale, leur émotion si généreuse, — et leur style si juste, — que l’œuvre d’art ne saurait blesser ni marne alarmer les consciences.

Au théâtre, cependant, cette innocence de l’œuvre d’art pourrait-elle durer ? C’était la première question et la plus grave. Il ne s’agissait pas, à la vérité, de produire Sœur Philomène sur une estrade publique, mais dans un lieu presque secret, à tout le moins discret, choisi par des amateurs de littérature et où n’auraient accès que d’autres amateurs, critiques de profession ou bénévoles. Cette exhibition à huis-clos serait toujours moins risquée. Mais, dépourvue des commentaires de l’écrivain, cette histoire n’aurait-elle pas des obscurités suspectes, et qui prêteraient à de fâcheuses imaginations, à de scandaleuses méprises ? Ou bien, ne l’aurait-on pas éclairée d’un jour trop vif, et qui dévorerait les nuances ? Contre une pire hypothèse, le nom de M. de Goncourt et le titre d’amis qu’il donnait aux adaptateurs, aussi bien que le caractère de toute l’entreprise, étaient des garanties assez rassurantes : on n’aurait pas surchargé le tableau de couleurs criminelles, et fait de la religieuse une impudique, ni de l’interne un sacrilège. Non ! Mais si l’on ne montrait que ces deux faits, crûment illuminés : la sœur est amoureuse, la sœur n’est pas coupable, — adieu la vie et la grâce de l’ouvrage ! Il ne resterait qu’une image assez déplaisante, encore qu’édifiante : une sainte Thérèse de mélodrame.

A propos, — c’était la seconde question, — y avait-il dans ce roman l’essence d’un drame ? Une religieuse, au chevet des malades, lie amitié avec un interne ; dans leur « service » commun est admise une fille perdue, dont ce jeune homme fut le premier amant, et que lui-même est chargé d’opérer ; aux souvenirs qu’elle évêque, à la pitié passionnée qu’il témoigne, la religieuse sent remuer la jalousie dans son cœur, elle reconnaît la nature de son attachement, elle est prise de scrupules et d’angoisses ; la fille meurt, l’interne se désole, la religieuse a l’âme déchirée. Voilà toute l’action.

Il est vrai que le chagrin de l’interne a une portée peu ordinaire : pour en suivre les effets, le récit se prolonge. Ce jeune homme cherche des consolations dans l’absinthe : un jour, par gageure d’ivrogne, il fait mine d’embrasser la sœur ; elle le frappe au visage. Cet épisode, à la rigueur, fournirait un incident au metteur en scène. Enfin, juste avant le baisser du rideau, les dernières pages du livre pourraient se traduire en un tableau muet : qui ne se rappelle cette veillée funèbre, interrompue par une touchante visite ? Plus désespéré encore depuis sa vilaine sottise, toujours hanté par la vision de sa maîtresse dont il a entamé la chair, tenu à distance à présent par sa chaste amie, l’interne s’est tué, il s’est tué à sa manière, discrètement terrible : après une dissection, il s’est piqué la main avec son bistouri. Un camarade, pendant la nuit, garde son corps : dans un demi-sommeil, il voit une forme blanche apparaître, s’agenouiller auprès du fit et se mettre en prière. Au matin, il ne trouve plus sur la table une mèche de cheveux qu’il avait coupée pour la mère de son ami… Elle est présentée à ravir, cette mélancolique anecdote qui suggéra la première idée du livre ; mais dans ce livre, en somme, elle n’est que la fin d’un épilogue : tout ce qui suit la mort de Romaine, l’ancienne maîtresse de Barnier, n’est pas autre chose. Et tout ce qui précède la rencontre de sœur Philomène et de Barnier, tout cela n’est qu’un prologue, et du genre le moins dramatique, — la monographie de la sensibilité d’une fille du peuple destinée à entrer en religion : comment la nature et l’éducation y conspirent ; comment la tendresse de l’enfant, de la jeune fille, est excitée, puis déçue ; comment son caractère est façonné pour un monde supérieur, qui lui est brusquement fermé. Aimante et déclassée, on voit comme elle sort de son emploi naturel et de sa caste, et ne trouve d’autre issue que la porte d’un couvent : à merveille ! Mais, de ce premier tiers du livre, il n’est rien qui se puisse exposer sur un théâtre ; et le dernier, à cette lumière, semblerait languissamment rattaché au reste. Il faut donc en revenir là : trois personnages déterminent le cercle de l’action, la religieuse, l’interne, la fille. Et celui des trois en qui est le foyer de vie, celui-là ne s’ouvre pas et ce saurait s’ouvrir aux deux autres ; et aucun de ceux-ci ne doit pénétrer son secret… Dans ce roman, y a-t-il un drame ?

Enfin ce drame, ou ce prétendu drame, — voici la troisième question, — ne serait-il pas horrible, ou plutôt lugubre, ou pis encore, nauséabond ? a C’est affreux, cette odeur d’hôpital qui vous poursuit. Je ne sais si c’est réel ou une imagination des sens, mais sans cesse il nous faut nous laver les mains. » Cette impression des auteurs, notée alors qu’ils préparaient le roman, le public, à son tour, n’allait-il pas l’éprouver ? Cette écœurante puanteur n’allait-elle pas souffler de la scène dans la salle ? Voilà toutes mes craintes.

Vive la peur, ma foi ! Elle aiguise le plaisir qu’on ressent, après l’alerte, à se retrouver sain et sauf avec ce qu’on aime : Sœur Philomène a triomphé. MM. Jules Vidal et Arthur Byl ont fait preuve de modestie et de modération : ils n’ont rien mis au théâtre qui ne fût dans le roman ; ils n’ont pas pris, cependant, tout ce que le roman contenait. Garder ainsi le cœur d’un ouvrage, le traiter avec tant de prudence et de dextérité, ce n’est pas un petit mérite. Ces jeunes gens ont rapproché, ils ont lié des parties de dialogue empruntées au livre, et la disposition de ces fragmens est si heureuse que la mosaïque reproduit le tableau. Les nuances principales, qui n’étaient pas les moins délicates, sont ici conservées. Bien plus ! un tel courant de vie morale, un tel flot de sentimens circule et se laisse deviner d’un bout à l’autre de la pièce que la vertu dramatique du sujet se révèle à ceux qui doutaient d’elle, et peut-être à M. de Goncourt : il ne savait pas qu’il eût fait ce drame ! .. Le mot, à la réflexion, paraît-il ambitieux pour ces deux petits actes ? Dans la fin du premier, on peut signaler une façon trop brusque ; çà et là, au cours du second, dénoncer quelques trous. Disons au moins que c’est une esquisse dramatique, assez One pour satisfaire des yeux subtils ; — assez fine aussi pour que la grossièreté de certaines gens, si d’aventure ils avaient pénétré dans la salle, n’aperçût guère une occasion d’éclater ; — assez pourvue d’intérêt pour tenir en haleine, au moins une heure durant, ce public d’élite ; — assez noble enfin pour que l’émotion qu’elle procurait ne fût nullement déplaisante : l’art purifie tout !

Au milieu de la salle de garde, auprès de l’interne accoudé à sa table, voici bien sœur Philomène, debout dans la blancheur de son voile et de sa jupe, semblable à « une lumière. » Et voici bien leur amitié : une camaraderie pure, bienfaisante au prochain, et, dans les quarts d’heure de loisir, gentiment secourable à l’un et à l’autre. Barnier amuse la religieuse en lui rapportant les bruits du dehors ; et à la manière dont elle les écoute, à quelques-unes de ses réponses, à la façon mélancolique dont elle parle de la famille, des enfans, de ces biens qui lui sont défendus et qui seront permis au jeune homme, à un demi-mot, ou plutôt à un demi-ton de sa voix, on devine un regret qu’elle ne s’avoue pas et un désir qu’elle ignore. À ce médecin peu croyant, comme à un malade, elle rappelle avec douceur, avec enjouement, l’idée de son Dieu ; elle ne soupçonne pas qu’elle soit jamais tentée de se perdre avec lui, mais elle voudrait le sauver avec elle. Pour commencer, n’en fait-elle pas le complice de ses menues charités, de ses bonnes œuvres de luxe ? Elle l’envoie chez ses pauvres, elle le paie en prières. J’aurais voulu qu’on nous montrât cet orphelin presque adopté en commun, au fit de mort de sa mère, par la religieuse et par l’interne, cette petite tête sur laquelle s’est faite l’union mystique de leurs tendresses. Au deuxième acte, alors qu’il assistera la souffrance et l’agonie de Romaine, Barnier, par quelque parole ou quelque geste un peu rude à l’adresse de l’enfant, aurait fait jaillir du cœur de Philomène la jalousie et l’amour. N’importe : au fond de ce cœur transparent, et sans que la bouche le trahisse, nous voyons naître le drame. Nous le sentons qui se poursuit, à présent, derrière la dispute de Barnier et de ses camarades. Après que la sœur s’est retirée, autour du déjeuner servi, une conversation d’étudians a commencé : devis naturels de carabins, où ne se décèle pas l’inspiration d’un auteur, le ferme propos d’abuser de l’horrible. Toute naturelle aussi, l’aisance de la sortie et de la rentrée de Barnier qui se lève de table, appelé par un infirmier, pour délivrer une accouchée, revient, se lave les doigts à la fontaine, et reprend le repas et l’entretien. Un des convives, diseur de méchans riens et de banales calomnies, déblatère contre les religieuses ; Barnier lui répond avec une familière éloquence ; il improvise, en le ponctuant d’un juron qui est la garantie de sa sincérité, un magnifique éloge de ces saintes filles. Et quand son adversaire prétend douter de son désintéressement et livre à la malice de l’auditoire son intimité avec sœur Philomène, il lui rive le caquet au bord du bec… Dégagé des choses du sentiment, Barnier n’a jamais aimé qu’une femme ; Et voici qu’on l’apporte, cette femme, la misérable Romaine, dans la salle voisine, et que Barnier lui-même reçoit la mission de torturer son corps.

Maintenant c’est le dortoir, où s’enfoncent deux files de lits ; entre les deux, au bout de l’allée, un autel, avec une statue de la Vierge. Et c’est, au premier plan, la plainte de Romaine ; cette paysanne dont la débauche parisienne et ses violens hasards n’ont pu rainer entièrement la vigoureuse beauté : elle veut vivre, elle veut aimer encore, elle veut aimer cet homme, le premier qu’elle ait connu ; elle le supplie en même temps et l’injurie comme un bourreau. Inclinée sur ce la de douleur, c’est là pitié de l’homme, et c’est aussi ce charitable amour qui s’attache à la courtisane malheureuse, cet amour désespéré qui veille une maîtresse mourante ; Et, passant au pied de cette couche, c’est la promenade de la sœur, la sévérité de sa foi morale, l’indignation de sa jalousie ; c’est d’abord son farouche silence ; et puis sa voix, soudainement durcie : « Numéro 29, vous parlez trop haut ! » Et, tout à coup, parmi l’humble commérage des convalescentes, c’est là controversé passionnée de la religieuse et de l’interne, l’une attestant son Dieu, l’autre blasphémant cet impassible témoin des douleurs humaines. Et, enfin, c’est l’agonie de la pauvre fille, ses gémissemens, la chanson de son délire, alternant avec la prière du soir, que la sœur récite au fond de la salle, avec les répons des malades, chuchotes à l’unisson, — avec tout ce concert d’actions de grâces qui s’exhale, par une ironie sacrée, de ce lieu de souffrance et de mort : Un grand cri :.. Tout est consommé. Barnier s’approche de la sœur : « Cessez vos prières : elles sont vaines. — Pas plus que votre science. »

Drame inachevé, peut-on dire ; — inachevé comme On ne badine pas avec l’amour : « Elle est morte !.. Adieu Perdican. » Barnier emporte ailleurs son chagrin ; sœur Philomène peut ici pleurer à son aise, pendant des années et des années. — L’œuvre troublante de Musset m’a poursuivi d’un souvenir, depuis ces déclamations presque lyriques de la religieuse et de l’interne jusqu’à leurs derniers accens. Et songez qu’entre ces murs où résonne et s’élève un pareil écho, tout à l’heure, au ras du sol ; voletaient les propos d’une récréation de carabins !.. Est-ce une soirée perdue ? Vous ne le penserez pas. Mais ce que je ne puis rendre, c’est la communication d’idées et d’émotions entre cette humble scène et cette petite salle. Allant et venant de plain-pied avec le public, ces personnages ne sont pas des héros de théâtre, mais des créatures mêlées à notre humanité. Sous le nom de Barnier, M. Antoine, le créateur, le directeur du Théâtre-Libre, est l’un d’entre nous : il ne parle pas, il ne gesticule pas en comédien. Même ces apprenties actrices, Mlle Deneuilly, Sylviac, ont gagné un peu de son naturel. Et voilà aussi pourquoi nos yeux sont mouillés. — Après leurs visites à l’hôpital, MM. de Goncourt, naguère, « s’arrachaient » de leur mélancolie « par quelque distraction violente. » Pour nous remettre d’aplomb, après Sœur Philomène, il ne faut pas moins que ce rare divertissement : l’Évasion, de M. Villiers de l’Isle-Adam, quelque chose comme un monologue où s’exaspère jusqu’à la charge une fantaisie d’artiste, où s’exalte jusqu’au grandiose une fantaisie de poète. Un acteur, M. Mévisto, a reproduit curieusement cette silhouette de forçat, — un croquis d’Henri Monnier en marge des Misérables de Victor Hugo.

Ah ! ce n’est pas le moment de mépriser les gens de bonne volonté qui cherchent pour l’art dramatique des sentiers nouveaux : le pavé des vieilles routes est usé, glissant ; depuis le commencement de la saison, quelles déplorables chutes ! Au Gymnase, une comédie gaie, ou qui devait l’être ; au Vaudeville, une comédie annoncée comme pathétique ; l’une d’un auteur consommé, l’autre d’un dramaturge novice, mais justement loué pour ses romans ; toutes les deux gisent déjà sur la voie de l’oubli, et pour quelle faute ? Il est certain que M. Gondinet, empêché par la maladie, n’a pu « mettre au point » son ouvrage ; il est probable, au moins, que M. de Glouvet, par inexpérience, a péché dans tel ou tel détail de l’exécution. Mais le crime essentiel des deux pièces, le crime qui les a condamnées, c’est qu’elles remettaient sous les yeux du public un spectacle qu’il pensait avoir vu trop souvent. C’est pourquoi Dégommé, c’est pourquoi le Père, n’ont pas vécu. A l’Odéon, la Perdrix, lancée par des jeunes gens, avait plus de gaucherie que de hardiesse ; le Marquis Papillon, — inspiré pourtant d’une belle humeur d’adolescent, — ne butinait que les fleurs artificielles du vieux vaudeville : prose ou vers, après quelques jours se sont évanouis dans le vide. Les alexandrins de Maître Andréa, où sonnait le savoir-faire de M. Blau, avaient le tort de conter une histoire connue. Jacques Damour, tiré par M. Léon Hennique d’une nouvelle de M. Zola, n’était qu’une ébauche. Depuis la réouverture des théâtres, une seule pièce nouvelle a réussi glorieusement : l’Abbé Constantin.

Est-ce donc que l’Abbé Constantin est révolutionnaire ? Il l’est peut-être à sa façon. Le roman de M. Ludovic Halévy, en littérature, il y a de cela bientôt six ans[2], fit l’effet d’un 9 thermidor, — sans guillotine. En même temps qu’un assez joli coup de maître, c’était un petit coup d’état : les honnêtes gens respirèrent. Après l’orgie naturaliste et ses cruautés, après tant de récits authentiques ou de fables dont les personnages vivaient mal, semblaient impunis et pourtant ne finissaient pas bien, les héros de ce petit livre donnaient soudain l’exemple de l’innocence et du bonheur. Oui, vraiment, ils osaient paraître en public dénués de tout crime, de tout vice, de toute mauvaise habitude, et même de toute mésaventure. Ils se dispensaient de l’adultère, et des autres misères humaines, et même de la misère. A la dernière page, si l’on eût commencé par là, on les eût trouvés rayonnans de béatitude et d’or, comblés de joie et de richesse : au moins les aurait-on pris pour des coquins… Eh bien ! non, en remontant le cours de leur histoire, on les voyait toujours purs, jusqu’au berceau. N’était-ce pas de quoi s’étonner ? Ce fut un scandale honorable.

L’innocence et le bonheur de ses héros, pour un auteur, sont de grands avantages : à de noirs procès-verbaux, l’enfantine humanité préférera toujours les contes bleus. Mais quoi ! ces avantages ne suffisent point : il ne faudrait pas que la critique les fit payer trop cher en les signalant avec malice. A quiconque les lui reprocherait ou l’en féliciterait perfidement, M. Ludovic Halévy aurait le droit de dire : « Faites-en donc usage, et imitez-moi ; je vous le donne en mille ! » Et, de fait, son 9 thermidor n’a pas eu de suites. Les encouragemens ont assez abondé : le désir d’un succès pareil a dû germer dans bien des cœurs, et même dans plusieurs qui n’avaient pas de parti-pris pour la vertu. Citez-moi un autre Abbé Constantin ! C’est que ce petit livre a de rares qualités, oui, les plus rares aujourd’hui, où tant d’autres se trouvent à profusion sur le marché des lettres ; et, dans ce temps où nombre de beaux ouvrages sont fourmillans de défauts, il n’en a guère. La caractéristique du talent de M. Ludovic Halévy, c’est la prudence. Il n’emploie pas ces couleurs qui peuvent réjouir les yeux, mais qui peuvent aussi les blesser, et qui, même les ayant réjouis, risquent de passer de mode : un simple trait, voilà son procédé, mais un trait juste et fin ; on ne dessine pas plus nettement. Sur une œuvre ainsi exécutée, on ne voit guère que le temps ait de prise : un bon garant, M. Anatole France, a pu dire que ce petit livre était « né classique. » Et cette sobriété, qui est une élégance, la plus sûre et la plus durable, et cette parfaite mesure, qui suppose l’entière maîtrise de soi, M. Ludovic Halévy sait la garder en toutes choses, même dans sa morale ; regardez-y de près : il n’y a pas, dans l’Abbé Constantin, un débordement de vertu. Savez-vous que ces fameux avantages, dont nous parlions tout à l’heure, sont des avantages terribles ? Dieu m’en préserve ! Si je racontais l’histoire d’un bon petit lieutenant, filleul d’un bon vieux curé, qui épouse une bonne jeune fille, munie d’une bonne dot, je serais entraîné à prêcher. M. Ludovic Halévy, point : au moment précis où les malins qui le guettent supposent qu’il va tourner au sermonnaire, il s’arrête ; il est plus malin qu’eux. Ecoutez-le plutôt : « Il ne vit plus qu’une chose : le devoir, qui était de ne pas abandonner sa mère figée et souffrante. Dans ce devoir simplement accepté et simplement accompli, il trouva le bonheur… » — Ah ! ah ! se disent les mauvais sujets, qui attendent un sermon : Berquin va commencer… — Eh bien ! non, Berquin ne commence pas ; en deux mots, M. Ludovic Halévy a fini : « D’ailleurs, au bout du compte, ce n’est guère que dans le devoir que se trouve le bonheur. » Et c’est tout ! N’est-ce pas irréprochable ? Cette maxime pourrait servir d’épigraphe au volume ; je la retrouve dans Montaigne. « Quand, pour sa droiture, je ne suivrais le droit chemin, je le suivrais pour avoir trouvé, par expérience, qu’au bout du compte, c’est communément le plus heureux… » Montaigne ajoute même, — comme s’il avait marié souvent des officiers pauvres à des jeunes filles riches : — «… et plus utile. » Et Montaigne, que je sache, n’est pas un précurseur de Berquin.

La grâce de ce roman, celle d’une morale modérée offerte en un style modéré, cette grâce toute française, — et dont un si parfait exemplaire est peut-être unique, — MM. Hector Crémieux et Pierre Decourcelle ont eu l’art de la faire sentir sur la scène. Et d’abord, pour former ce premier acte, ils ont transféré avec soin tous ces jolis détails qui remplissent à peu près les deux tiers du livre ; ils les ont rassemblés dans ce décor, le plus propre au sujet et le plus agréable qu’eût proposé l’écrivain : le jardin du presbytère. Ils leur ont gardé ou donné l’animation nécessaire au théâtre ; ils l’ont perpétuée si bien qu’on ne croirait pas voir des morceaux choisis d’un roman, mais la vive exposition d’une pièce neuve. — C’est aujourd’hui que se vend le domaine de Longueval : des voisins, désireux d’acquérir telle ou telle partie, attendent les nouvelles ou les apportent. Le chœur se félicite, lorsqu’arrive à grand pas, essoufflé, poudreux, gémissant, un dernier messager, l’abbé en personne : tout le domaine, réuni à la fin de la vente, appartient désormais à une étrangère ! Mme Scott et sa sœur vont régner sur la contrée : deux Américain es, deux hérétiques ! « Deux charmantes hérétiques, en tout cas, » murmure Paul de Lavardens, ce petit Parisien qui, sans les connaître, est allé au bal chez elles ; mais ce n’est une consolation ni pour sa mère, ni surtout pour le curé. Celui-ci reste seul avec son filleul, le lieutenant d’artillerie Jean Reynaud, et sa servante Pauline. Surviennent les deux sœurs : elles sont charmantes, en effet, mais hérétiques, point du tout. « Catholiques, Pauline ! elles sont catholiques ! » Elles occuperont, à l’église, le banc du château, quand le curé dira la grand’messe ; elles passeront, une fois la semaine, au moins, devant la tombe du père de Jean : à la bonne heure ! En attendant, elles s’invitent, sans cérémonie, à partager la soupe et le gigot apprêtés par Pauline. Et, à la fin du dîner, M. le curé, à qui son neveu a oublié de pincer le bras, ayant en la faiblesse de s’endormir, elles le réveillent en douceur par trois couplets de romance. « Il me semble, dit Bettina pour conclure, que je vais aimer ce pays. » Il nous semble, à nous, qu’elle va aimer ce jeune homme.

Nous savons, connaissant le volume, que tout finira bien ; mais le diable, en cette histoire gouvernée par le bon Dieu, c’est que tout commence bien aussi, et continue de même. Le bon Dieu, quand il est si bon, ne se montre pas auteur dramatique : pour nous intéresser, au théâtre, il faut que l’innocence trouve quelques obstacles sur le chemin du prix Montyon. Or la seule péripétie du roman est un petit voyage de l’artilleur : il va passer trois semaines dans un camp. L’absence du jeune premier, pour le dramaturge, est d’une médiocre ressource : elle ne donne guère qu’un entr’acte. Un long entr’acte, et puis le dénoûment, voilà quelle était la suite naturelle de cet heureux début. M. Ludovic Halévy l’avait bien vu, sans doute, et c’était la raison de sa réserve. MM. Hector Crémieux et Pierre Decourcelle, pour combler ce fâcheux intervalle, ont imaginé une querelle, et même un duel, entre Jean Reynaud et Paul de Lavardens. Ils ont inventé quelques scènes (la première moitié du second acte), pour établir la rivalité de ces deux amis plus solidement que dans le livre, — plus pesamment aussi ; mais la dispute est bien amenée, bien menée. Le duel justifie plus fortement (Il le fallait peut-être ici) la délicieuse escapade de Bettina, sa course matinale, en petits sabots, par la pluie, alors que le régiment défile sous la terrasse : elle veut savoir, à présent, si Rodrigue est revenu intact de sa rencontre avec don Sanche. Nous ne la suivons pas sur la terrasse ; mais nous voyons les gentils apprêts de son départ ; nous entendons les trompettes qui s’approchent, qui passent, qui s’éloignent ; et voici qu’elle rentre, l’aimable espiègle ! Et qui tient, au-dessus de sa tête, le grand parapluie retourné par le vent ? C’est le vigilant abbé Constantin. Ces ingénieux tableaux nous rappellent, mieux que nous ne pouvions l’espérer, une fin de chapitre exquise.

Au dernier acte, un spirituel épisode : Mme de Lavardens épie et surprend avec joie, parce qu’elle la prend à la lettre, une déclaration que son fils, en généreux vaincu, adresse à Bettina pour le compte du vainqueur. Enfin, nous reconnaissons les deux scènes capitales qui terminent le roman : la confidence de Jean à son parrain, aveu d’un amour sans espoir ; la confession à haute voix de Bettina, proclamation d’un amour qui s’offre et qui ravit le désespéré au septième ciel.

M. Lafontaine est un abbé vénérable et charmant ; M. Noblet, un Parisien authentique, échappé de son club pour se griser un peu dans une soirée de la colonie étrangère, puis se dégriser autant qu’il faut sous une insulte, comme s’il avait reçu au visage un verre d’eau froide ; Mlle Darlaud semble une Américaine empruntée aux aquarelles de Mme Madeleine Lemaire. M. Marais, un artilleur bourgeoisement héroïque, fera battre bien des cœurs ; Mme Marie Magnier, Mme Desclauzas, communiqueront leur joviale humeur à bien des chambrées de Parisiens et de provinciaux.

Ce bon abbé Constantin ! .. On est bien aise qu’il soit abbé. Il pourrait jouer le même rôle à peu près, s’il était médecin, cultivateur ou vieillard sans profession. Mais on n’aurait pas le même plaisir à l’honorer d’un bravo. Et, tenez ! l’Odéon, ces jours-ci, nous a donné l’Agneau sans tache, un élégant badinage de MM. Ephraïm et Aderer : le sujet de ce pastiche (style Restauration) est le stratagème dont un mari s’avise pour préserver sa femme des galanteries d’un petit cousin ; celui-ci, une sorte de Chérubin-Tartufe, a pour précepteur un ecclésiastique. Si quelque plaisanterie avait compromis la robe du prêtre en cette aventure, elle aurait, du même coup, gâté le succès de l’ouvrage : quitte pour la peur, assurément, le public l’a pourtant ressentie. Et, l’autre soir, au Théâtre-Libre, quelle tirade a soulevé le plus d’acclamations ? Le panégyrique des sœurs de charité. Ah ! le temps est loin où l’on représentait Napoléon en paradis ! Selon le goût de Déranger, dans ce vaudeville, on voyait une danseuse et une sœur, Zéphirine et sainte Camille, se présenter ensemble à saint Pierre. La danseuse, nécessairement, avait subi force tentations ; mais ce nigaud de saint Pierre supposait que sa compagne, protégée par les murailles de l’hôpital, était restée pure : « Et les carabins ! s’écriait la fille d’Opéra,.. pour qui les comptez-vous ? »

En novembre 1830, on applaudissait à ce trait-là. Mais plus de trois mois ont passé depuis la chute d’un gouvernement clérical ! .. Le vent de Fronde, à Paris, souffle toujours, mais il tourne. Des personnes pieuses, naguère, ont dû souhaiter qu’on interdit sur la scène le port du costume religieux ; c’est les mécréans aujourd’hui qui réclameraient, s’ils étaient avisés, la séparation de l’Église et du théâtre !


Louis GANDERAX.

  1. Journal des Goncourt, 2 vol. in-18 ; Charpentier, éditeur.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 janvier et du 1er février 1882.