Revue dramatique - 14 novembre 1903

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Revue dramatique - 14 novembre 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 445-456).
REVUE DRAMATIQUE

RENAISSANCE : L’Adversaire, comédie en quatre actes, par MM. Alfred Capus et Emmanuel Arène. — VAUDEVILLE : Antoinette Sabrier, comédie en trois actes, par M. Romain Coolus. — ODEON : L’Héritier, par M. Pierre Soulaine. — THEATRE SAINT-BERNHARDT : Jeanne Vedekind, pièce en trois actes de M. Philippi, traduite par M. Luipi Kraus.


Une comédie aimable, gracieuse et inconsistante où manque ce qui donne à une œuvre quelque portée, telle est cette pièce de l’Adversaire que la presse semble avoir pris à tâche d’accabler sous les pavés d’éloges énormes et frappant à faux.

Car une fois de plus nous avons assisté à ce phénomène qui, depuis quelques années, se reproduit invariablement, chaque fois que M. Capus fait représenter une nouvelle pièce. Soulevée d’un même élan, transportée par un même enthousiasme qui se déchaîne en tempête, la critique des journaux tout entière élève l’œuvre jusqu’aux nues. C’est un débordement d’épithètes louangeuses, une débauche de superlatifs, une surenchère dans l’hyperbole. Aucun terme n’avait paru trop fort pour célébrer les mérites incomparables de la Veine, des Deux Écoles, de la Châtelaine, toutes pièces qui tiennent une place un peu mince dans l’histoire du théâtre contemporain ; mais ce n’était rien auprès de l’accueil frénétique qui a été fait à l’Adversaire. Il est amusant de relire, à quelques jours de distance et la fièvre s’étant calmée, les bulletins de victoire rédigés dans la chaleur du premier moment. Un des camarades de M. Arène le plaint galamment d’être l’auteur de la pièce, puisqu’il a été empêché par-là d’en être le juge : « Pour un jour où il croit devoir abandonner son fauteuil de critique, M. Emmanuel Arène manque précisément la pièce la plus profondément jolie et la plus joliment profonde qu’il nous ait été donné d’applaudir depuis longtemps, l’œuvre la plus brillante et la plus humaine, la plus tendre et la plus satirique, etc. » Un autre déclare que Capus avec Arène « a trouvé non seulement la formule parfaite de son théâtre, mais aussi celle de la grande comédie de ce temps. » D’autres se sont sentis gagnés par l’attendrissement et soudain réconciliés avec la vie : le succès de l’Adversaire leur prouvait la bonté du genre humain. Il y en a un qui a décidé que ce serait le principal événement de la saison : je doute qu’on puisse trouver mieux, et voilà les auteurs avertis… Jusqu’ici on avait loué abondamment M. Capus pour son esprit et sa dextérité, pour son entente de la scène, et pour une certaine bonne humeur qu’on qualifiait d’optimisme. Mais pouvait-on admettre que la vigueur manquât à ce talent facile ? C’est pour sa profondeur, pour son humanité, voire pour l’amertume de sa philosophie qu’on a exalté l’Adversaire. Ce concours de flagorneries n’a rien qui nous surprenne ; mais nous pouvons bien noter en passant ce trait des mœurs d’aujourd’hui.

Dans une pièce qui s’intitule l’Adversaire, on s’attend que les faits servent à illustrer une théorie ou du moins une observation morale. Est-il vrai qu’il y ait entre les sexes une hostilité foncière, irréductible, et que toute leur histoire soit celle d’une lutte qui se prolonge à travers les siècles ? Est-il vrai que la femme, avant d’être pour l’homme une alliée, une associée, une amie, soit un adversaire qu’il faut vaincre, et qu’elle ne puisse aimer que son maître ? Cela expliquerait l’inquiétude de toute liaison amoureuse, comme si les deux êtres qui s’unissent étaient déjà à l’instant de se reprendre, et aussi le besoin de domination dont l’amour s’accompagne chez l’homme, et encore ce plaisir pervers de la trahison qui fait pour la femme le principal attrait de l’adultère… Cette théorie n’est pas neuve ; mais qu’elle soit d’ailleurs juste ou fausse, il serait parfaitement oiseux de l’examiner à propos d’une pièce où elle ne joue aucun rôle. Car il ne suffit pas qu’elle ait été exprimée en passant, dans un coin du dialogue, il faudrait que les auteurs en eussent tiré quelque parti. C’est ce qu’ils n’ont pas su, ou pas voulu faire. Et ce serait un contresens que de vouloir découvrir dans leur comédie quoi que ce soit qui dépasse les faits tels qu’ils y sont exposés.

Rien de plus simple et, pourrait-on dire, de plus ingénu que la marche de cette pièce ; et c’en est aussi bien l’un des mérites les moins contestables. Nous sommes dans un intérieur de riche bourgeoisie, chez les Darlay, mariés depuis plusieurs années déjà, et, semble-t-il, fort heureux. Ils n’ont pas d’enfans, mais on ne nous dit pas qu’ils souffrent de cette plaie secrète, à laquelle il n’est pas fait une seule allusion. Darlay est avocat ; il a plaidé trois ou quatre fois avec talent : il n’a d’ailleurs aucun goût pour sa profession qu’il délaisse avec volupté : il collectionne les bibelots, il achète des livres et même il les lit. Cette existence élégante et paisible lui suffit. Au contraire, Marianne a pour son mari des rêves d’ambition. Tel est entre les deux époux le malentendu initial. Une occasion magnifique se présente : il ne s’agit de rien de moins que de défendre le financier Limeray, qui a brassé avec un peu d’intempérance de ces affaires où fraternisent l’argent et la politique. Darlay s’empresse de repasser la défense de Limeray à son jeune confrère Langlade. Il se trouve que Langlade est amoureux de la femme de Darlay. Les maris n’en font jamais d’autres. Incidemment nous faisons connaissance avec quelques personnages épisodiques : Mme Bréautin, dont le salon est le dernier salon où l’on cause ; son mari, un fantoche dont elle a fait quelque chose dans le gouvernement ; puis Chantraine, le Chantraine de l’affaire Chantraine, un procès bien pari sien. Cet homme placide a tiré des coups de revolver sur sa femme qu’il a surprise en flagrant délit. Depuis lors il a divorcé et s’est remarié, afin de pouvoir être de nouveau trompé. Chantraine qui a été le client de Darlay est devenu son meilleur ami. Et ces choses nous sont contées au cours d’un dialogue tout plein de propos alertes et de plaisanteries faciles.

Au second acte, dans une fête donnée chez Mme Dréautin, nous apprenons que Langlade a fait acquitter Limeray. Sa plaidoirie a été très goûtée : on l’entoure, on le félicite, on se l’arrache. En homme qui sait que rien ne réussit comme le succès, il s’enhardit à faire une déclaration à Marianne et lui débite les banalités d’usage. Toutefois peut-être n’eût-il pas gagné cette nouvelle cause, s’il n’avait trouvé dans la coutumière maladresse du mari l’aide nécessaire. Darlay vient rejoindre sa femme chez cette Mme Bréautin qu’il ne peut souffrir et dont il abomine le salon. Tout de suite de vagues indices éveillent sa jalousie. Chantraine se trouve là fort à point pour préciser ses soupçons. Darlay, pour une fois, perd le calme et la courtoisie qui lui sont habituels, parle avec rudesse à Marianne et lui annonce qu’ils partiront dus le lendemain pour leur propriété de campagne, afin d’y être tranquilles et seuls.

Le fait est qu’à l’acte suivant les Darlay sont bien à la campagne, mais que nous retrouvons chez eux toute la bande : les Bréautin, les Chantraine, Langlade et même l’acquitté Limeray. Entre temps Marianne est devenue la maîtresse de Langlade ; ç’a été l’affaire d’un moment de dépit : elle l’a regretté aussitôt et déteste déjà son séducteur. Mais il est trop tard : Darlay n’a pas intercepté de billet, n’a pas surpris de conversation, n’a pas reçu de dénonciation ; seulement il a l’impression que quelque chose s’est passé dans la vie de sa femme. Il veut tout savoir. Donc il interroge Marianne, et, dans une scène menée avec une habileté remarquable, il lui arrache l’aveu de sa faute.

Au dernier acte, Darlay signifie à sa femme sa volonté de divorcer. Il s’est ressaisi, il est très calme, sa résolution est irrévocable et les supplications de Marianne n’y changeront rien. Bien entendu, il se comportera jusqu’au bout en galant homme, et se donnera l’apparence de tous les torts afin que le divorce soit prononcé contre lui. Un instant, nous mettons quelque espoir dans l’intervention de Mme Grécourt, la mère de Marianne. Cette bonne dame s’imagine que sa fille a découvert une infidélité de son mari, et, croyant tout raccommoder, elle déclare avec autorité que la faute de l’homme est pardonnable, que seule la faute de la femme est sans merci. C’est le coup de massue de la fin. Les deux époux n’ont plus qu’à se quitter ; peut-être parviendront-ils à refaire leur vie, chacun de son côté.

La faute de la femme et la punition infligée par le mari, c’est le sujet qui a défrayé des centaines de drames et qui en défraiera des centaines d’autres. Il n’est par lui-même ni bon, ni mauvais ; il ne prend d’intérêt qu’autant qu’on nous fait connaître les personnages qu’il met aux prises, les mobiles qui les font agir, et l’ordre de sentimens auquel leurs actes se rattachent. Si par hasard ces actes restent inexpliqués, ces sentimens enveloppés, ces caractères indéterminés, il se pourra bien que nous nous amusions du spectacle qui est représenté devant nous, et que nous éprouvions un plaisir de curiosité à savoir ce qui va se passer entre les personnages que nous voyons aller et venir comme des ombres. Il est un autre genre d’intérêt que nous n’y prendrons pas, et c’est, à vrai dire, le seul qui compte du point de vue de la littérature.

Laissons de côté le personnage de l’amant ; il est quelconque et nous n’y voyons aucun inconvénient. Mais, puisque c’est la faute de Marianne qui fait tout le sujet de la pièce, nous ne serions pas fâchés de savoir à quelle espèce de femme nous avons affaire. Nous avons vu commettre beaucoup de fautes sur la scène et ailleurs ; nous en avons vu commettre par ennui, par intérêt, par vengeance, par pitié, par sottise, par vanité, par dévergondage et même par amour. Nous avons vu au théâtre beaucoup de femmes coupables : nous en avons vu de romanesques, de sentimentales et de sensuelles. Qui est Marianne ? Au moment où la pièce commence, elle nous est donnée pour une très honnête femme : elle a reçu une éducation sérieuse dans une famille de province, elle a sous les yeux l’exemple d’une mère excellente, elle aime son mari, elle a un passé irréprochable, elle est intelligente, elle a une certaine noblesse de sentimens. Comment se fait-il qu’une telle femme prenne un amant ? Ce n’est ni par amour, ni par besoin des sens, ni par faux idéal romanesque et perversion de l’imagination. Peut-on dire qu’elle ait peu à peu subi l’influence d’un monde où la vertu est tenue pour pruderie et la chasteté pour duperie ? Mais elle côtoie ce monde, plutôt qu’elle n’en fait partie. Agit-elle par représailles ? Mais son mari lui est fidèle, et jamais encore une femme n’a invoqué comme excuse à sa faute que son mari préférât les études historiques au travail du barreau. Comment s’explique cette chute, qui pour une Mme Chantraine est un accident sans importance, ou plutôt un incident de la vie conjugale, mais qui, pour une Mme Darlay, est une énormité ? Tout bonnement les auteurs ne l’expliquent pas. Ils estiment que dans la vie il faut faire la part de l’inexpliqué ; ils ne réfléchissent pas qu’au théâtre, il faut restreindre cette part autant que possible et que nous n’y acceptons pas ce qu’on n’a pas pris soin de nous faire comprendre et admettre.

Le personnage du mari est d’une composition à peine plus serrée. On nous l’a présenté comme un sceptique, dilettante nonchalant, ami de ses aises, ennemi du scandale, du fracas, des grands gestes et des grands mots. Il a de la bonté et ne pèche pas par excès d’illusions, ce qui mène à être indulgent. Le caractère étant ainsi indiqué, la pièce pouvait s’orienter dans un sens exactement opposé à celui qu’on lui a fait prendre. Un homme de la nature de Darlay a été trompé par sa femme, et il sait que cette faute a été l’erreur d’un moment aussitôt regrettée : cette femme qu’il aime et qui l’aime se repent, implore sa pitié. Qu’y aurait-il de surprenant, de contraire aux vraisemblances, d’illogique, à ce qu’il lui accordât ce qu’on appelle le pardon ? Il n’y eût pas manqué, si la pièce eût été composée voilà dix ans. En ce temps-là le pardon était à la mode et on lui trouvait un air d’élégance. Le vent a tourné. MM. Capus et Arène sont de leur temps, on ne saurait leur en vouloir. Il leur a plu que Darlay fût impitoyable. Ils ont préféré la sévérité à l’indulgence. Mais l’une ou l’autre était également compatible avec toutes les données de la pièce. C’est dire que la solution qu’ils apportent au cas proposé par eux est arbitraire. Elle perd ainsi toute signification.

Il y a plus, et, faute d’une certaine décision et d’une prise assez vigoureuse de leur sujet les auteurs de l’Adversaire ne se sont pas aperçus qu’ils faisaient le contraire de ce qu’ils voulaient faire. Car sûrement ils ont voulu donner raison à Darlay et ils sont d’avis qu’en se montrant impitoyable pour Marianne il agit dans la plénitude de son droit. Rien n’est plus contestable, ce mari étant fort loin d’avoir accompli tout son devoir. En effet, il a vécu des années auprès de sa femme, sans prendre la peine d’entrer en pleine communion d’esprit avec elle ni s’inquiéter de ce qui se passait en elle. Il est complètement heureux ; aussi l’idée ne lui vient-elle pas que sa femme puisse se trouver moins heureuse que lui. Il nous fait songer à cet autre personnage de comédie qu’on détournait de se marier en lui citant un cas analogue où la femme avait été très malheureuse. « Et lui ? — Oh ! lui, il a été très heureux. — Eh bien ! alors ?… » Il se révèle soudain énergique, après avoir été pendant longtemps assez accommodant : c’est un faible qui a des accès de violence. Il a horreur d’un certain monde et il y mène ou il y laisse aller sa femme : il se venge par des railleries ou par des bouderies : ce qui n’est guère une attitude virile. Après que sa femme l’a loyalement averti des sentimens de Langlade, il ne fait rien pour écarter d’elle cet amant possible. Le meilleur moyen qu’un mari ait de s’attacher sa femme, c’est encore de se confier à elle entièrement et de lui ouvrir tout son cœur ; lui, au contraire, a jugé spirituel d’envelopper ses sentimens d’un voile d’ironie, et de dissimuler ce qu’il y avait de meilleur dans sa nature et de plus profond dans son amour. Pas plus qu’il ne connaît sa femme, il n’a cru nécessaire de s’en faire connaître. Il vit près d’elle presque ignoré d’elle. Il ne s’est pas douté qu’il eût à remplir à son égard un rôle de direction, et à lui prêter un appui de tous les instans. D’où vient donc ce courroux qui, à l’heure de l’épreuve, le rend implacable ? Tout uniment de la blessure de son amour-propre. Ce personnage sympathique est, en somme, un égoïste assez déplaisant. « Je l’ai prise. Je n’ai pas su te garder. Je te renvoie. » Tel est à peu près le langage qu’il tient à sa femme : il y a mieux à dire. Finalement, s’il n’hésite pas à briser les liens du mariage, la raison en est qu’il s’était fait du mariage lui-même une conception assez médiocre. Au surplus, je ne tire de ces remarques aucune conclusion de morale, la question de moralité n’ayant guère lieu d’être posée ici.

Cette comédie, qui ne contient ni une situation originale, ni aucune espèce d’analyse de sentimens et d’étude de caractères, est-elle du moins d’une coupe un peu neuve ? Elle se conforme au système usité et même usé depuis cinquante ans, celui qui consiste à mêler le rire aux larmes et la comédie au drame. Non seulement nous nous acheminons, par une route toute fleurie de boutades et de mots vers la voie étroite de la tragédie bourgeoise, mais, pour nous divertir, on a eu soin de mêler à l’action des personnages de pure bouffonnerie : tels cet imbécile de Bréautin et Limeray, le joyeux escroc, et surtout ce Chantraine, l’homme aux coups de revolver, le mari prédestiné au genre de mésaventures que nos pères désignaient d’un mot cru, et qui s’est installé, comme un personnage représentatif, dans cette situation particulière dont il est devenu le philosophe. A chaque instant, le dialogue s’échappe en d’amusantes fantaisies ; cela met l’ennui en déroute, mais détruit aussi bien toute impression forte.

Il reste que les auteurs de l’Adversaire ont mis dans leur pièce beaucoup d’agrément et c’est tout ce qu’on était en droit de leur demander. Ils ont su avec une dextérité remarquable esquiver toutes les difficultés, se tenir toujours à la surface, doser dans de savantes proportions la gaieté et l’émotion. Le dialogue est aisé et presque toujours de bon ton ; grand mérite, à une époque où l’on confond si souvent la grossièreté avec la hardiesse. Il y court une ironie légère ; et, par horreur de la déclamation, on y affecte la simplicité. Les personnages, par leur inconsistance même et leur inconscience, ont bien un air d’aujourd’hui. Les héros du théâtre de Dumas, qui avaient la réplique cinglante, nous paraissent très démodés ; ceux du théâtre de M. Capus ont, avec une apparence de détachement et un parti pris de blague, un contentement d’eux-mêmes, une suffisance et une fatuité qui, quelque jour, les feront paraître insupportables ; mais c’est actuellement le genre qui plaît. Nous passons en leur compagnie une soirée des plus agréables, quitte à n’y plus penser sitôt les lustres éteints. L’Adversaire est une jolie comédie, dont il faudrait être de méchante humeur pour méconnaître les grâces. Si toutefois nous lui refusons une certaine sorte d’éloges, c’est qu’il faut bien les réserver pour les auteurs qui, se faisant du métier dramatique une autre conception que celle dont se sont contentés MM. Capus et Arène, essaieraient d’apporter au théâtre une forme de quelque nouveauté, de mettre dans une œuvre un peu de pensée, d’observation de la vie, de connaissance de la nature humaine, d’inquiétude morale, d’y dire leur mot sur la société de leur temps, de faire appel à la réflexion et de proposer, vaille que vaille, à l’un des problèmes du cœur une solution qui compte.

L’Adversaire est merveilleusement jouée. Il faut louer d’abord et sans réserves Mlle Brandès, qui a fait du rôle de Marianne la meilleure et la plus complète de ses créations. Il était impossible d’y mettre plus de mesure, plus de goût et plus de force, plus de charme et d’émotion, Mlle Brandès a interprété avec une intensité et une puissance vraiment admirables la grande scène du troisième acte, la scène de l’aveu : elle y a crié de vraies souffrances, pleuré de vraies larmes et fait courir un frisson par toute la salle. M. Guitry, qui n’est guère à son aise dans les rôles d’élégance et de légèreté, a été excellent dans le personnage un peu lourd, un peu gauche du mari. Il a eu certains jeux de scène qui sont des trouvailles, et des effets dont toute la valeur réside dans leur simplicité. M. Guy dessine avec la bonhomie la plus savoureuse et la rondeur à la fois la plus joyeuse et la plus fine, la figure caricaturale de Chantraine. Mme Samary est parfaite dans les rôles d’autorité et de tenue, tels que celui de la mère Mme Grécourt. Les autres artistes complètent une interprétation très brillante.


Il y a au troisième acte d’Antoinette Sabrier, la pièce de M. Romain Coolus que représente le Vaudeville, une situation assez émouvante-Sabrier est un financier qui, depuis des années, va de succès inouïs en réussites extraordinaires. Il a le flair et il a la chance. Enhardi par cette veine persistante, rêvant de réaliser soudain une fortune colossale et de faire ainsi, à sa femme qu’il adore, une existence royale, il concentre tous ses capitaux, tout son crédit sur une seule affaire, une exploitation de mines en Espagne. En cas d’échec, c’est plus que la ruine, la banqueroute et la prison. Mais le moyen qu’une affaire si bien lancée ne réussisse pas ! Or, soudain, le principal commanditaire retirant sa commandite, Sabrier voit aussitôt tous les concours lui manquer. Faute d’une somme de cinq cent mille francs, il va être obligé de suspendre ses paiemens. Or, ces cinq cent mille francs, un jeune homme, René Dangenne, les lui apporte. La tentation de les accepter est singulièrement forte. Mais un soupçon, presque une certitude, assiège l’esprit de Sabrier. Ce Dangenne, de terribles indices le lui désignent comme l’amant de sa femme. Ce qu’on lui offre, est-ce donc de payer son honorabilité de financier du prix de son honneur de mari ? Il fait subir à Dangenne un interrogatoire ; il en appelle à la loyauté du jeune homme. Peut-il, lui Sabrier, accepter le secours qui lui vient d’une telle main ?

Un code spécial faisant du mensonge une espèce de devoir à l’homme qui est l’amant d’une femme mariée, Dangenne donne sa parole. Mais son air embarrassé, sa précipitation à se retirer ne font qu’enfoncer plus avant le soupçon dans le cœur de Sabrier. Celui-ci, pour savoir la vérité, fait appeler sa femme, Antoinette, et la questionne à son tour. Elle aussi essaie de mentir, mais elle hésite, se trahit. Indigné, Sablier déchire le chèque qui représentait pour lui la délivrance, le rétablissement de ses affaires, et par ce geste signe sa déchéance définitive. Il chasse les coupables et se tue. — La situation est vraiment dramatique, faite d’un conflit de sentimens. Nous nous associons aux angoisses de cet être humain, engagé dans une impasse, au bout de laquelle il n’y a que l’infamie. Il est fâcheux seulement que, pour arriver à ce troisième acte, nous ayons été obligés de passer par les deux premiers, et que ces deux premiers actes, d’une allure pénible, d’un tour conventionnel, en nous donnant l’impression d’être continûment en dehors de la vie nous aient par avance gâté notre plaisir.

Le premier acte d’Antoinette Sabrier s’encadre dans le décor d’une fête chez Sabrier. Nous y voyons paraître Antoinette entourée, adulée et mélancolique. Au milieu de ce luxe, elle ne se sent pas heureuse, car avant tout elle avait rêvé d’être aimée ; et Sabrier l’aime, sans doute, mais à sa manière, entre deux opérations de bourse ; c’est pourquoi elle éprouve une grande impression de vide et d’impérieux besoins de tendresse qui ne sont pas satisfaits. Elle est vertueuse, cela va sans dire, et même d’une vertu farouche. Car ce ne sont pas les adorateurs qui lui manquent ; et, puisque dans le monde de mœurs faciles où elle vit, la calomnie les lui donne tous pour amans, elle a donc plus de mérite qu’une autre à les repousser. Un certain Jamagne, qui est le principal commanditaire de son mari et affirme tenir dans ses mains la situation du ménage, vient de lui faire des propositions d’une galanterie comminatoire. Elle n’a voulu rien comprendre. Elle a auprès d’elle un ami, Doreuil, confident de ses plus secrètes pensées et de ses plus intimes tristesses : et elle l’a réduit au rôle de soupirant platonique. Antoinette est celle qui n’aimera jamais, et de là vient qu’elle passe à travers la vie en désenchantée. Mais il ne faut jamais défier l’amour, qui nous guette, qui se venge. Un jeune homme n’est-il pas venu à cette fête, invité par hasard, un certain René Dangenne, riche, indépendant, hautain, beau ténébreux, qu’une grande passion malheureuse a rendu célèbre et cher à toutes les femmes ? Antoinette n’a pas causé depuis cinq minutes avec lui qu’elle se sent déjà envahie par une douceur inconnue.

La flamme que nous avons vue naître au premier acte, est, au second, devenue incendie. Antoinette, précisément parce qu’elle est une créature d’élite et qu’elle ne saurait se résoudre à certains compromis, va tout quitter pour fuir avec René Dangenne dont elle n’est pas encore la maîtresse. Elle profite d’une absence de son mari, que ses affaires retiennent à Londres. Elle partira le soir même, mais tient auparavant à faire ses adieux à quelques intimes et notamment au platonique Doreuil. Ce personnage, d’un comique inconscient, est la joie de cette pièce. Comme il est nourri de tous les classiques du romantisme, il ne songe pas un seul instant à s’apercevoir de ce qu’il y a de ridicule dans sa situation. Il n’essaie pas davantage de détourner Antoinette de sa folle résolution et de lui épargner ce coup de tête, ce malheur, cette folie, et cette honte. Elle aime, et lorsque l’amour commande, on n’a même pas le droit de résister. Dangenne a su se faire aimer, tandis que lui, Doreuil, ne sait que souffrir. Au moins qu’Antoinette soit heureuse ! C’est ce qu’il lui souhaite, et il donne aux deux amans sa bénédiction.

Maintenant la nuit est venue. Antoinette est prête, elle a réglé ses menues affaires de cœur, elle n’a plus qu’à rejoindre Dangenne qui l’attend en automobile à la petite porte du parc ; elle sort ; et naturellement, à peine a-t-elle fait trois pas dans l’avenue, la première personne qu’elle rencontre, c’est son mari. Elle ne l’attendait pas ; mais comme nous l’attendions ! Et comme nous étions sûrs qu’il ne pouvait manquer d’arriver juste à point. Il arrive, dans quel état ! Consterné, navré, défait, vaincu. Ce voyagea Londres a été désastreux. C’est là que Sabrier a fait ses derniers appels de fonds. Toutes les bourses se sont fermées, toutes les mains se sont retirées. Il est à la veille de la catastrophe. En présence du désastre de son mari, Antoinette peut-elle mettre à exécution son projet de fuite ? Sa noblesse d’âme proteste contre une telle pensée. Elle signifie à Dangenne qu’elle ne part plus. Seulement, comme elle lui doit une compensation, elle se donne à lui sur l’heure et sur place. — C’est par ce chemin qu’on nous amène à la situation dramatique que nous avons résumée d’abord, attendu que sans elle la pièce perdait tout intérêt et n’eût pas valu d’être mentionnée.

Ces jeux de la passion fatale et de l’amour échevelé nous paraissent aujourd’hui de terriblement vieux jeux. Nous avons cessé de trembler devant leur sombre beauté. Antoinette n’est pour nous qu’une malheureuse, dénuée de toute espèce de sens moral, et nous en voulons à l’auteur de lui avoir témoigné quelque sympathie. Certes, le mari d’une telle femme est à plaindre, et nous ne demanderions pas mieux que de reporter sur l’infortuné Sabrier toute notre compassion. Seulement, ce Sabrier est tout de même un financier d’une conscience un peu trop large : il prend avec l’argent qu’on lui confie des libertés répréhensibles. Voilà de bien vilain monde. Le premier acte est d’ailleurs de l’esprit le plus péniblement cherché, le second de la sensiblerie la plus factice et la plus fâcheusement larmoyante.

Mme Réjane a mis tout son grand talent à faire passer le rôle d’Antoinette Sabrier ; elle s’est montrée, comme à son ordinaire, excellente comédienne, tour à tour spirituelle et touchante ; toutefois elle n’a réussi qu’incomplètement à gagner la partie. M. Tarride a joué avec beaucoup de naturel le rôle de Sabrier. Et nous ne saurions assez dire combien il a fallu de tact et d’adresse à M. Lérand pour sauver le rôle déplorable de Doreuil.


L’Odéon, après avoir essayé, un peu vainement, de secouer nos nerfs par la représentation d’une histoire terrifiante de M. André de Lorde, l’Idiot, nous a donné trois actes d’une gaieté douce, reposante, lénifiante. L’Héritier de M. Pierre Soulaine est le véritable spectacle des familles. Nous sommes dans une ville d’eaux, récemment créée dans un site délicieux au milieu des montagnes. Peut-être n’y a-t-il à Villiers-les-Eaux, ni montagnes, ni eaux, mais il y a tout un essaim de jeunes filles. Les pères, les mères, les tantes de ces demoiselles aspirent à leur trouver un mari. Or on annonce l’arrivée, à Villiers, du jeune Gamard, héritier de Gamard et plusieurs fois millionnaire. A peine Gamard a-t-il paru, on organise autour de l’héritier un siège en règle. Parties de tennis, promenades, tête-à-tête. L’héritier n’échappe à la famille Chavagnol que pour tomber dans la famille Duval, et n’évite Jeanne que pour retrouver Henriette ou se croiser avec Geneviève. Toute la volière est en émoi. Soudain la nouvelle la plus imprévue, la plus étourdissante, la plus déconcertante jette la consternation dans Villiers-les-Eaux. Gamard n’est pas Gamard. Il s’appelle Fernand, et, pour comble d’horreur, il appartient à une profession que la province réprouve. Il est… il est comédien ! Quant au vrai Gamard, il est marié. Ce qui rend la situation presque tragique, c’est que Fernand s’est épris de Jeanne Chavagnol, et que Jeanne Chavagnol n’est pas restée insensible au charme du beau Fernand. Heureusement tout s’arrangera. On réfléchira que le métier de comédien n’est plus tout à fait ce qu’il était du temps du Roman comique ; d’ailleurs Fernand est en passe d’entrer à la Comédie-Française où il ne peut manquer d’arriver au sociétariat, qui lui vaudra d’être, au terme de sa carrière, professeur au Conservatoire. Jeanne peut très bien épouser un futur professeur au Conservatoire et c’est l’assurance et une parfaite honorabilité bourgeoise.

Ce doux vaudeville est joué avec quelque lenteur par la troupe de l’Odéon, où il convient de citer M. Albert Lambert, excellent dans le rôle semi-burlesque de M. Duval, le médecin des eaux, et Mlle Sylvie, qui, dans un rôle d’ingénue, s’est fait beaucoup remarquer par des qualités de finesse, de justesse, et promet d’être une comédienne très distinguée.


Mme Sarah Bernhardt a eu la fantaisie assez curieuse de monter une pièce allemande, Jeanne Vedekind, qui nous rejette en plein drame bourgeois à la manière du XVIIIe siècle et comédie larmoyante dans le goût de Nivelle de la Chaussée. Le caissier de la maison Vedekind, un certain Bulau, a été condamné pour détournement de fonds. Il a fait trois années de prison. Or, pendant tout le temps de sa détention, Bulau n’a cessé de protester de son innocence. Et nous ne doutons pas qu’il ne soit en effet innocent. Et nous avons même tout de suite deviné le nom du coupable, qui n’est autre que le plus jeune des fils de Mme Vedekind : Otto. Elle aussi, Mme Vedekind, sait qu’Otto est le vrai coupable. Elle en fait la confidence au vieux Bulau, mais en le suppliant de ne pas réclamer la révision de son procès, de ne pas dénoncer Otto, de ne pas jeter le déshonneur sur la famille de ses patrons. Bulau a une belle révolte : il veut à tout prix poursuivre sa réhabilitation : il ne demande que la justice, mais il réclame toute la justice. Toutefois la découverte de la vérité aurait pour effet de ruiner le bonheur de la fille de Bulau, qui doit épouser l’aîné des fils Vedekind. Donc Bulau accepte de se sacrifier. On écoute avec gravité ces discussions animées d’un très noble souci des choses de la conscience.

Le personnage de Mme Vedekind a été pour Mme Sarah Bernhardt l’occasion d’une création fort intéressante : elle y a été très belle d’émotion contenue et de douleur simple.


RENE DOUMIC.