Revue dramatique - 30 avril 1882

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Revue dramatique - 30 avril 1882
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 215-226).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Othello, le More de Venise, drame en 5 actes et à tableaux, traduction en vers de M. Louis de Gramont. — Gymnase : les Débuts de Pluchette, comédie en 1 acte, de MM. P. Decourcelle et J. Redelsperger. — La Carte forcée, comédie en 2 actes, de MM. H. Crémieux et M. Pernéty. — Porte-Saint-Martin : matinée extraordinaire : Davenant, comédie en 1 acte et en vers de M. Jean Aicard. — Cluny : 115, rue Pigalle, vaudeville en 3 actes, de M. A. Bisson.

L’Odéon n’a que cent ans : il n’est pas bien conservé. J’entends parler de ce théâtre comme d’une personne morale, et non de l’édifice qui, tel quel, date de soixante-trois ans à peine : l’édifice est en bon état, la personne morale est décrépite. Qui paraît plus que son âge le déclare volontiers : centenaire depuis le 9 avril, l’Odéon s’est empressé de nous notifier la nouvelle le 24. M. Porel a dit ce jour-là un morceau de circonstance composé par un fin poète, M. Auguste Dorchain : l’Odéon et la Jeunesse, fable, — non, je me trompe, poésie ; — mais, de bonne foi, ce titre : l’Odéon et la Jeunesse, ne rappelle-t-il pas celui-ci : le Vieillard et les Trois Jeunes Hommes ?

Il est vrai que, si j’en crois M. Dorchain, l’Odéon ne fut jamais plus jeune qu’aujourd’hui ; et, de fait, c’est une façon, de dire que ce vieux. théâtre est retombé en enfance. Pour être exact, il faut rappeler que, jamais il n’a prospéré solidement. C’est une justice à rendre à M. de La Rounat, le directeur actuel : les faillites de ses prédécesseurs sont presque innombrables, — et si l’Odéon, dans sa longue carrière, a eu quelques répits de fortune, il faut compter parmi ceux-là l’intervalle des années 1856 et 1867, où M. de La Rounat, justement, gouverna la maison. Mais, à lire l’histoire du Second-Théâtre-Français, telle que MM. Porel et Monval l’écrivent[1], — et le morceau de M. Dorchain n’est guère qu’une version poétique de ce consciencieux ouvrage, — on croit parcourir les pièces justificatives d’un « Manuel de l’art de faire faillite,. » à l’usage des directeurs de théâtre, des comédiens en société, des administrateurs nommés. par l’état et des gérans intéressés : car l’Odéon a essayé tour à tour et plusieurs fois de chacun de ces régimes ; tous ont péri, quelques-uns avec gloire, la plupart misérablement.

Une telle suite de malheurs ne s’explique que par un vice propre à ce théâtre ; il n’est pas malaisé de trouver ce vice. En 1796, les entrepreneurs auxquels le Directoire avait affermé l’Odéon pour trente ans achevaient ainsi le mémoire où ils exposaient leurs projets : « Ces vues de bien public plaisent surtout au faubourg Saint-Germain, dont l’Odeum repeuplera les déserts. L’établissement de l’Odeum répandra dans ce quartier le mouvement, la vie ; il donnera de la valeur aux propriétés nationales et particulières. » Un mois après, les recettes moyennes étant de 150 à 200 francs, les entrepreneurs fermaient l’Odéon ; ils s’apercevaient que, pour qu’un théâtre puisse peupler des déserts, il faut que les habitans de ces déserts aient d’abord rempli ce théâtre, — ce qui est difficile. Deux ans après, le nouveau directeur, encore désireux de « raviver l’un des plus beaux quartiers de Paris, » joignit à ses comédiens la troupe tragique du théâtre Louvois, dirigée par Mlle Raucourt ; il adjura par une circulaire les notables du faubourg de souscrire des abonnemens, et, sauf les soirs où jouait Mlle Raucourt, la même troupe qui, place Louvois, faisait une recette moyenne de 1,800 ou 2,000 francs, fit tomber dans la caisse de l’Odéon à peu près 100 écus. Vingt-quatre ans plus tard, en 1822, un ancien colonel de dragons, M. de Gimel, nommé directeur du Second-Théâtre-Français, se fait moins d’illusion que ses devanciers sur la chance qu’il a de repeupler « un des plus beaux quartiers de Paris ; » il a, ce colonel, l’expérience des garnisons ; il fait inscrire au cahier des charges « la clause sine qua non qu’il peut ajouter du chant à son répertoire, alléguant que l’Odéon, par son éloignement, doit être assimilé à un théâtre de province, et que les théâtres de province sont à la fois lyriques et dramatiques. »

En 1828, un autre administrateur, M. Leméthéyer, annonce que des omnibus transporteront à toute heure les voyageurs de l’Odéon à la rive droite. Mais sans doute les voyageurs manquent de la rive droite à l’Odéon, car, l’année suivante, les comédiens adressent aux journaux une lettre qui débute ainsi : « Pour la troisième fois depuis deux ans, l’infâme banqueroute est aux portes du Théâtre-Royal… » En 1837, un arrêté ministériel accorde à la société de la Comédie-Française le droit d’exploiter l’Odéon pendant deux ans. Après sept mois, la Comédie-Française y renonce ; elle a donné sur cette scène cent quatre-vingts représentations ; résultat net : un déficit d’environ 40,000 francs. En 1845, après trois années de lutte, faillite de Lireux, le plus habile directeur que l’Odéon eût connu depuis Picard : il avait découvert Émile Augier et Ponsard ; il avait joué Balzac, MM. Meurice et Vacquerie, M. Camille Doucet ; il avait donné Lucrèce et la Ciguë, les Ressources de Quinola, Falstaff, Antigone, le Baron de Lafleur : le tout pour aboutir à un déficit de 58,000 francs. Un homme se trouva pour succéder à Lireux ; mais aussi quel homme ! un héros, un demi-dieu ! C’était Bocage, le grand Bocage, le Didier de Marion Delorme, l’Antony, le Buridan, le Lovelace acclamé par la race chevelue des romantiques. Théophile Gautier sonna le ban de son avènement, et la proclamation du poète s’achevait en menace prophétique : « Si cette fois l’essai ne réussit pas, il faudra raser l’Odéon et semer du chanvre à la place ! » L’essai ne réussit guère : Bocage ouvrit le théâtre le 17 novembre ; le 1er mars, il cédait son privilège à M. Vizentini ; celui-ci, un an après, donna la Fille d’Eschyle : immense succès ! Malheureusement la seconde représentation ne fit que 150 francs de recette et la troisième 160, — avec lesquels le directeur partit pour la Belgique. Cependant on ne rasa pas l’Odéon, et, deux ans après, quand Bocage se présenta de nouveau pour l’administrer, il ne trouva pas de chanvre semé à la place.

Aujourd’hui, j’imagine qu’on ferait un meilleur emploi du terrain. Après les directions diversement heureuses et critiquées, — les plus heureuses n’ont pas toujours été les moins critiquées, — de MM. Altaroche, Alphonse Royer, de La Rounat, de Chilly et Duquesnel, si l’on décidait que le second essai de M. de La Rounat doit être en effet le dernier, les entrepreneurs ne manqueraient pas pour bâtir là des maisons de rapport ou peut-être quelque « Banque de la rive gauche et du quartier Latin. » J’entends bien que cette hypothèse soulève des protestations. Priver la rive gauche et le quartier Latin de leur théâtre ! Le 10 germinal an III, les treize sections du « faubourg Germain » réclamaient de la convention le retour des comédiens dans leur quartier, « centre de l’instruction publique. » Sous l’empire, après un décret et un règlement qui interdisaient la tragédie au théâtre de l’Impératrice (Odéon), « considéré comme une annexe du Théâtre-Français pour la tragédie seulement, » le tragédien Larive déplorait cet exil de Melpomène, et il écrivait : « Le faubourg Saint-Germain, son ancien domaine, était le quartier qui lui convenait le mieux : l’université lui fournissait ses amans fidèles ; depuis qu’elle les a perdus, elle n’en a plus que d’inconstans. » Sous la monarchie de juillet, le rapporteur de la commission du budget, pour obtenir que la subvention de l’Odéon fût portée de 60,000 francs à 100,000, insistait sur la nécessité « d’inspirer à la jeunesse des écoles le goût des lettres, qui est la plus utile des distractions. » Ainsi l’argument n’est pas neuf : le malheur est que, faible à l’origine, il est allé depuis s’affaiblissant toujours. Nous avons vu qu’en 1796 (an IV) on destinait l’Odéon à « repeupler les déserts » de ce faubourg Germain, « centre de l’instruction publique » en 1795. En 1822, nous avons vu le directeur demander qu’on assimilât son théâtre à une scène de province. Toujours l’Odéon, par une destinée paradoxale, fut chargé de faire vivre un quartier qui le laissait mourir : c’est comme une gare bâtie dans une solitude pour attirer les voyageurs. Et cette solitude s’est faite d’année en année plus solitaire. Les historiens de l’Odéon, énumérant les causes de l’insuccès de la Comédie-Française dans cette salle, en 1835, alors que la Comédie comptait parmi ses sociétaires ou ses pensionnaires Mlle Mars et Firmin, Monrose, Menjaud, Samson, Joanny, Ligier, Beauvallet, Geffroy, Régnier, Mmes Paradol, Mante, Brohanet Plessy, — énumérant, dis-je, les causes de ce surprenant insuccès, les historiens de l’Odéon mettent au premier rang : « la multiplicité des théâtres depuis 1830, la dispersion du public et le déplacement du mouvement littéraire… » En 1835… ! Eh bien ! et depuis… ?

Depuis, je ne sache pas que le nombre des théâtres ait décru, ni que le public se soit rassemblé vers l’Odéon, ni que le « mouvement littéraire » se soit reporté vers ce quartier ; aussi bien ni littéraire ni aucun autre : interrogez là-dessus les propriétaires de la plaine Monceaux, et ceux de ces terrains de Chaillot où l’on semait du chanvre, en effet, alors que Gautier trompettait l’avènement de Bocage. Le panorama de la rue de Berry, où MM. Détaille et de Neuville exposent leur bataille de Champigny, sera bientôt plus central que le second Théâtre-Français. Tel chansonnier devenu ministre, et même ancien ministre, ne reconnaît plus aujourd’hui « son vieux quartier Latin. » Même les héros de Mürger ont émigré. Acclimatée si longtemps à l’Odéon, la Vie de bohème a repassé l’eau ; dépaysée au Vaudeville, elle s’essaie maintenant à l’Ambigu. Tout de ses personnages y parait démodé : leur gaîté, leurs sentimens et l’innocence de leur misère. Le 1er janvier 1838, dans cette Revue, George Sand terminait la Dernière Aldini par ce cri : « Vive la bohème ! » Le 15 juillet 1871, à cette même place, M. Caro, en psychologue avisé des choses présentes, donnait pour titre à un article : la Fin de la bohème… Quelle mélancolique étude M. de La Rounat pourrait nous offrir sur la fin de la jeunesse des écoles, en tant « qu’odéonienne ! » S’il reste le soir des étudians sur la rive gauche, ils ne se croient pas engagés d’honneur à soutenir la fortune de l’Odéon. Veulent-ils aller au spectacle ? Plutôt que de payer 6 francs un fauteuil dans ce temple, ils préfèrent se rendre au théâtre Cluny, si misérablement dirigé qu’il soit : et quand par hasard, entre deux vaudevilles de banlieue, ils tombent sur une pièce amusante comme celle de M. Bisson, 115, rue Pigalle, ils rient toute la soirée sans remords et sans donner une pensée à l’Odéon expirant.

Sous le second empire, M. Camille Doucet, surintendant des théâtres, avait conçu le projet d’élever un Second-Théâtre-Français à côté du premier : les deux, pour mieux dire, n’en eussent formé qu’un seul, avec deux troupes distinctes dont l’une eût joué dans la « salle Molière » et l’autre dans la « salle Corneille. » Il y a quelques années, alors que le Théâtre-Italien était à vendre, M. Perrin faillit Tacheter pour que la Comédie-Française s’en fît une succursale. Bientôt sans doute, à la suite d’un accommodement, cette succursale fût devenue, de nom comme de fait, le Second-Théâtre-Français, » et la rive droite aurait eu l’Odéon régénéré. Enfin, récemment, un membre de la commission des auteurs parlait de mettre l’Odéon auprès du Conservatoire : où qu’on le mette, il y sera mieux que dans ce désert où on le laisse.

En attendant cette solution peut-être un peu hardie, faut-il refaire l’expérience faite sans bonheur en 1834, 35 et 37 ? Faut-il réunir le Théâtre-Français et l’Odéon sous un même directeur ? Dernièrement on assurait que le ministre des beaux-arts y pensait : par malheur, il n’a fait qu’y penser et passer. Il aurait recopié sans doute l’arrêté du 1er septembre 1837 signé Montalivet ; il n’a pu que le lire. Plusieurs critiques, s’étaient élevés contre ce projet, attendu que, d’après eux, un Second-Théâtre-Français, ainsi annexé au premier, au lieu d’en être le séminaire, pour le grand bien des lettres, n’en serait proprement que la succursale, pour le profit des sociétaires. Nous pensions qu’on ne risquait que peu de chose à exécuter ce dessein ; nous préférions aux certitudes présentes les incertitudes de l’avenir. Si le nouveau gouvernement de ROdéon eût mal usé de ses pouvoirs, on en eût été quitte pour ne pas les renouveler ou même en abréger la durée ; en admettant qu’un autre état fût pire que l’actuel, il eût toujours été temps de revenir à celui-ci ; l’épreuve, à notre avis, ne pouvait guère être plus funeste que le statu que prolongé. Cependant on a quitté ce projet. Que va-t-on faire ? Entre nous, je suppose qu’on ne fera rien. Sans dire de la chambre tout le mal que M. Gambetta pense d’elle, il est permis d’insinuer qu’elle n’a pas l’esprit tourné aux beaux-arts. C’est dommage, car si l’on ne veut ni transporter ROdéon sur la rive droite, ni le réunir à la Comédie-Française, il conviendrait du moins d’augmenter sa subvention et de modifier son cahier des charges, de façon qu’un » directeur intelligent, actif et consciencieux pût y rendre quelque service à la littérature et aux jeunes gens. Ici, M. de La Rounat, qui a le droit de se croire ce directeur-là, — car il se souvient de l’avoir été jusqu’en 1867, — M. de La Rounat cligne des yeux et commence à être de notre avis. Dans ces conditions, il se flatte de redevenir ce qu’il fut : nous lui souhaitons au moins d’être mis au défi.

Comparez, en effet, la situation de l’Odéon à celle des autres théâtres. Combien ceux-ci, mieux placés dans Paris et plus libres, sont plus heureux ! La salle de la Gaîté, après divers désastres et un long abandon, est rouverte depuis huit mois à peine. Les directeurs, après quelques essais, ont trouvé ce titre : Quatre-vingt-treize, et ce nom : Victor Hugo, pour attirer le public. Quand la vertu de ce titre et de ce nom s’est épuisée, qu’ont-ils fait ? Ils ne se sont pas mis en grands frais d’imagination ; ils ont repris ce vieux mélo : la Closerie des genêts ; ils l’ont repris simplement avec de vieux acteurs, et même avec une jeune actrice, que nous avions vue l’an dernier, nous critiques, à l’Odéon : avec MM. Dumaine et Clément Just, avec Mlle Marcelle Jullien ; ils ont renforcé ce gros de transfuges de M. Talien, — un odéonien d’autrefois, — de M. Romain, un beau jeune premier, et de Mme Largilière, une jeune première pathétique, mais qui n’auraient ni l’un ni l’autre, je suppose, la prétention de faire passer les ponts aux promeneurs du boulevard. Eh bien ! ces promeneurs sont accourus, et la Closerie des genêts, malgré le suranné du style et de certaines parties de l’intrigue, a fait couler plus de larmes qu’à la Porte-Saint-Martin le Donjon des étangs, un drame pseudo-historique de M. Ferdinand Dugué, n’a excité d’éclats de rire. C’est que la Gaîté est sise dans un quartier habité : s’il prétend subsister avec les ressources qu’il a, M. de La Rounat devrait s’adresser à une agence d’immigration pour repeupler « l’Odéonie. »

Voyez le Gymnase : après la campagne malheureuse de l’an dernier, après les Braves Gens, le Mariage d’Olympe, Miss Fanfare et Monte-Carlo, M. Koning a rencontré enfin avec Serge Panine le succès que méritaient son courage et son industrie. Serge Panine a besoin de repos ; plusieurs nouveautés importantes, sur lesquelles comptait M. Koning, viennent à lui manquer par la malchance ou par la paresse des auteurs. Est-il pris au dépourvu ? Nullement. Il monte un spectacle coupé : les Débuts de Pluchette, un vaudeville de MM. Pierre Decourcelle et Redelsperger, sans prétentions mais non sans gaîté, joué gentiment par Mlle Raynard, et la Carte forcée, une comédie romanesque de MM. Crémieux et Pernéty, dont l’intrigue pourrait être plus neuve, mais dont le dialogue est agréable et que jouent avec adresse Mme Marie Magnier et M. Lagrange, Mmes Pasca et Lemercier. Ce spectacle est lesté par une bouffonnerie de M. Busnach, la Chambre nuptiale, où M. Saint-Germain est doublé par M. Corbin. Et vogue la galère ! M. Koning attendra sans peine jusqu’à la reprise de Madame Caverlet, la belle comédie d’Augier. Comment ? C’est que le Gymnase est situé sur le boulevard. Beaucoup de gens passent devant : quelques-uns s’y arrêtent. Ils s’arrêteraient peut-être, ceux-là, sur la place de l’Odéon : par malheur, ils n’y passent pas. Je reviens à mon idée, j’y insiste : Monsieur de La Rounat, faites venir des Chinois !

Un vieux mélodrame remplit la Gaîté, un spectacle coupé fait subsister le Gymnase ; ni l’un ni l’autre expédient ne vaudrait rien à l’Odéon. Ici, pour attirer l’attention de la foule, il faut maintenant frapper de grands coups ; et le directeur est à peu près dans la situation d’un homme abandonné sur un îlot et tenu de tirer le canon chaque jour pour qu’on lui apporte des vivres : seulement cet homme n’a qu’une charge de poudre, qui doit Dürer toute l’année. M. de La Rounat le sait bien ; il vient de tirer le canon : il a commandé une traduction en vers de l’Othello de Shakspeare à un jeune poète, M. Louis de Gramont, et il a représenté son ouvrage. L’effort de M. de La Rounat est louable et son zèle méritoire. Il faut, en effet, si l’on prétend que ce théâtre dure beaucoup au-delà de son centenaire, risquer de ces entreprises qui passent le vulgaire courage. Un diplomate qui, sous l’empire, représentait la France à Washington, m’a raconté que, pendant son séjour dans cette ville, un homme y mourut âgé de cent vingt ans ; depuis quatre vingts ans il fumait de l’opium : les médecins déclarèrent que ce vice avait abrégé ses jours. Si l’Odéon veut vivre seulement jusqu’à cet âge-là, c’est-à-dire vingt années encore, il est temps qu’il renonce à l’opium littéraire, à ce genre spécial de théâtre qui facit dormire ; il n’en a que trop abusé, à diverses reprises, pendant un siècle. Or rien ne paraît plus propre à le réveiller de sa léthargie qu’une pièce de Shakspeare, — et quelle pièce ! — Othello, « le monstre lui-même, » dont le cri, semble-t-il, doit faire dresser tout Paris !

M. de La Rounat s’est donc mis en frais. Depuis quelques années, le Conservatoire, cet édifice où l’on tolère, sous l’administration d’un musicien et parmi de nombreux professeurs de solfège, d’harmonie et de chant, de violon, de violoncelle, de contrebasse, d’orgue et d’improvisation, de composition, de flûte, de hautbois, de clarinette, de cor, de cor chromatique, de basson, de trompette et de trombone, — cet édifice où l’on tolère, dis-je, parmi tous ces professeurs de musique, entre un professeur de maintien et un professeur d’escrime, quelques professeurs de déclamation, — le Conservatoire, depuis quelques années, n’a produit, je ne sais pourquoi, qu’un petit nombre de tragédiens et de comédiens sortables. Encore ces jeunes gens, s’ils ne préfèrent, par un esprit de vertige qui leur fait oublier leurs engagemens, s’avilir dans un théâtre de genre où ils trouvent le succès et la fortune, sont-ils happés au passage par la Comédie-Française, qui les retient dans ses oubliettes. Ainsi, pendant que M. Guitry se fait connaître et vit grassement au Gymnase, M. Garnier, pour ne citer que ce prix de tragédie de l’an passé, languit et se dessèche au Théâtre-Français : en douze mois il a débuté dans le Supplice d’une femme et dans Britannicus ; c’est assez, c’est même trop, car il excite l’envie de ses camarades, et, d’autre part, le public du Théâtre-Français l’a trouvé bien raide et peu formé pour cette illustre scène. Donc, M. de La Rounat, directeur de l’Odéon où doivent se façonner les jeunes artistes pour la Comédie-Française, M. de La Rounat a engagé spécialement pour le rôle d’Othello M. Taillade, qui n’a que cinquante-six ans, s’il paraît davantage. Quand je disais que M. de la Rounat s’était mis en frais ! .. Il a, par surcroît, fait tailler des costumes et peindre des décors dont plusieurs sont beaux et quelques-uns exacts. Vous voyez s’il mérite que son coup de canon soit entendu !

Le sera-t-il pourtant ? Je n’ose croire à ce juste succès ; Othello n’aura pas une longue fortune à l’Odéon. Est-ce la faute des acteurs ? M. Taillade, sans doute, n’est pas l’homme de son rôle. Il n’a pas cette prestance, cet air de force et de gloire, cette carrure d’épaules et cette majesté d’allures qu’on prête au guerrier venu des pays du soleil pour commander les armées de la république de Venise. Si Othello n’a pas cette ampleur de poitrine, de voix et de geste, cette magnificence de toute la personne qui doit être sa beauté, Othello n’est plus Othello et Desdémone ne peut l’aimer. En amour comme en guerre, la noblesse triomphale de ce nègre pouvait imposer aux âmes ; mais, je vous prie, est-ce pour ce général du génie, pour ce vieux quarteron maigri dans les travaux mathématiques, que la douce fille de Brabantio quittera le palais de son père ? Lorsqu’Othello bondit sur sa proie, il faut que ses jarrets aient la détente des jarrets du tigre. Mais que dire si de sa tunique passent les jambes grêles d’un vieux travesti ? Je sais bien que Frédérick-Lemaître a représenté Othello et Napoléon, et que Déjazet, à la même époque, a joué Napoléon, elle aussi ; mais voyez-vous Othello figuré par Déjazet ? A dessein, pour me faire comprendre, j’exagère mon impression ; le certain est que M. Taillade est trop étriqué pour ce rôle. Ajoutez que sa voix est sourde et sa diction édentée : ce n’est pas là le rugissement du fauve ni la menace de ses crocs. Enfin toutes ces roueries de comédien blanchi dans le mélodrame ne valent pas la simplicité magistrale que réclame Shakspeare. Cependant M. Taillade a du talent, de l’expérience, une manière d’autorité. En quelques passages, ce vieux loup du boulevard pousse très bien son grognement ; il atteint à l’effet dramatique et semble presque un grand artiste : s’il ne suffit pas à décider le succès, il ne paraît pas y nuire.

M. Chelles, qui joue Iago, y contribue de toutes ses forces. Non qu’il soit, lui non plus, le personnage de Shakspeare ; assurément ce n’est pas là ce vieil officier subalterne, tanné par tous les vents d’une vie orageuse, durci par tous les heurts d’une destinée de routier, jauni par l’envie et recuit dans son fiel ; c’est un solide gaillard à la moustache en croc, qui sert sans scrupule son ambition féroce et assommerait d’un coup de poing son ennemi, s’il n’avait l’occasion de lui couper le jarret par derrière. C’est un autre Iago ; n’importe : c’en est un cependant, qui ne manque pas de consistance et, tel quel, nous intéresse. De même, Mme Tessandier n’a pas la fraîcheur d’ingénuité, la mutinerie enfantine, la grâce fragile de Desdémone ; pourtant elle joue avec intelligence et simplicité, elle sait maintenant dire le vers, et ce n’est pas elle qui perdrait la partie. Les autres rôles d’ailleurs sont tenus convenablement. Si je n’ose prédire la victoire, j’entends la victoire fructueuse et de résultats durables, ce n’est pas l’interprétation qui me défend d’y compter.

Est-ce donc que la traduction de M. de Gramont n’est pas bonne ? Nullement, elle est aussi bonne et, en certains points, meilleure qu’une autre. Elle semble exacte et pourtant se recommande par un bel air de facilité. Que reste-t-il, et ne dirait-on point que je me moque ? Il reste ceci, qu’une traduction d’Othello en vers français ne saurait avoir, selon moi, aucune fortune solide, et que c’est une entreprise proprement chimérique si le traducteur a la prétention de faire une œuvre définitive. C’est pour lui un exercice de style et de prosodie dramatiques ; pour nous, c’est l’occasion d’une épreuve où nous voyons de combien, depuis la dernière traduction, le public français s’est rapproché de l’intelligence de Shakspeare. Si le poète ou le directeur qui l’accueille attendait d’autres fruits de cette expérience, il se tromperait lourdement.

Nous avons, à l’heure qu’il est, trois traductions en vers d’Othello, signées : Alfred de Vigny, Jean Aicard, Louis de Gramont L’ouvrage d’Alfred de Vigny fut joué au Théâtre-Français en 1829 et repris au Théâtre-Historique en 1862. Celui de M. Jean Aicard fut accepté, en 1878, par M. Perrin ; on en donna maladroitement des morceaux détachés, cette année-là, dans la représentation de retraite de Bressant ; puis le tout fut ajourné de saison en saison jusqu’au jour funeste où la fuite de Mlle Sarah Bernhardt, qui devait jouer Desdémone, renversa la dernière espérance du poète ; cet hiver, M. Aicard s’est décidé à imprimer son drame[2]. — Notons en passant qu’on a donné, cette semaine, dans une matinée exceptionnelle, au théâtre de la Porte-Saint-Martin, le Davenant de ce même M. Aicard, — cette comédie, composée pour les représentations de nos sociétaires à Londres, et dont un premier caprice de Mlle Sarah Bernhardt compromit le succès. * Cette petite pièce est mieux qu’un morceau de circonstance : habilement imaginée, fort touchante par endroits et toute écrite en jolis vers, elle a beaucoup plu. Mlle Dudlay, avec son zèle ordinaire, y donnait la réplique à M. Got : rarement le doyen de la Comédie-Française montra un talent plus sûr dans un rôle plus scabreux.

Mais revenons à Othello : nous avons trois traductions en vers : l’une, datée de 1829 ; les deux autres, — si les brochures font foi, — de 1882 ; c’est la principale différence que j’aperçois entre elles, ou du moins cet écart des temps explique les différences principales de la première aux deux autres, qui sont un peu cousines. Ces dissemblances, à regarder de près les choses, sont toutes dans l’exécution : l’esprit de Vigny est le même que celui de ses cadets. Il s’agissait pour lui, outre un exercice de style et une expérience qui profiterait à d’autres ouvrages, — il le dit dans une lettre : « Je n’ai fait, cette fois, qu’une œuvre de forme, » — il s’agissait de donner à la France une traduction fidèle qui remplacerait la pitoyable imitation de Ducis. Pour MM. Aicard et de Gramont, il s’est agi de recommencer l’entreprise de Vigny, selon ses intentions justement, avec des moyens nouveaux. Cette lettre de Vigny à lord *** « sur la soirée du 24 octobre 1829 et sur un système dramatique » s’accorde parfaitement avec la préface que M. Aicard a mise en tête de son ouvrage. Les théories de Vigny sur le vocabulaire et sur la prosodie d’une traduction française de Shakspeare sont exactement celles de son successeur : il tient pour le mot simple et le vers désarticulé. Il demande qu’on réserve l’alexandrin épique, dans l’intégrité de sa forme et la majesté de son rythme, pour ces passages importans qui sont comme le « chant » du drame ; qu’on le « détende, » au contraire jusqu’à la négligence, et qu’on le brise familièrement pour ces parties accessoires qui ne sont que « récitatifs. » M. Aicard souscrit à ces doctrines, au moins implicitement, et ce n’est pas M. de Gramont qui veut y contredire. Mais Vigny, malgré qu’il en eût, avait l’habitude de ce vers épique qui est proprement celui de la tragédie française ; il était encore trop voisin de l’âge classique pour pousser en effet jusqu’au bout son système ; son Othello garde l’aspect d’une tragédie plus simple, mais encore d’une tragédie. Au contraire, MM. Aicard et de Gramont usent de toutes les licences de la poétique la plus récente. Nul n’est plus expert ni plus ingénieux que M. Aicard à déguiser le vers en prose ; nul n’y met plus d’aisance que M. de Gramont : même l’aisance me paraît sa vertu principale, et si M. Aicard a un vice, c’est qu’il est trop ingénieux. Leur poésie, à tous les deux, se « détend » jusqu’à la ténuité ; au besoin même, si j’ose dire, jusqu’à la platitude. Elle y gagne un air d’exactitude parfaite, qui flatte l’illusion de certaines gens. D’ailleurs, à l’occasion M. Aicard embouche le porte-voix aux beaux vers, et M. de Gramont sait frapper, aussi bien que personne, de francs alexandrins.

Cependant qui dit traduction fidèle ne dit pas toujours transcription littérale, et, sur ce point encore, les trois poètes sont d’accord : « Si le traducteur, dit Vigny, n’était interprète, il serait inutile… J’ai donc cherché à rendre l’esprit, non la lettre. » M. Aicard s’explique là-dessus avec plus de franchise encore. Il distingue « entre la traduction savante et la vivante : l’une destinée à donner une idée la plus exacte possible du texte étranger ; l’autre destinée à produire l’impression même du texte original en le faisant oublier. Celle-ci est évidemment la traduction dramatique, » et c’est celle que M. Aicard a prétendu faire. Il compare sa tâche à celle d’un acteur de la commedia dell’ arte, qui se laisse guider par l’auteur et doit cependant inventer. Même, par un paradoxe un peu ambitieux peut-être, il établit « qu’idéalement ce travail demanderait les qualités maîtresses du poète, du trouveur original ; » il ne voit « ni comment ni pourquoi on retrouverait l’esprit et l’expression de Shakspeare si l’on est incapable de traduire la nature. » Pour M. de Gramont, je ne pense pas qu’il se pique de plus d’exactitude, sinon je serais obligé de lui reprocher des contresens et ; plus encore, des libertés contraires à la théorie du mot simple et de la traduction « vivante. » Où Shakspeare a mis :

Sho wish’d
That heaven had made her such a man, — c’est-à-dire : « Elle souhaitait que le ciel eût fait d’elle un tel homme, » et ce que M. Aicard traduit :
Elle eût aussi voulu que le ciel l’eût fait naître
A ma place,


M. de Gramont écrit :

…….. . . . Elle ressentait une douleur mortelle
Qu’un tel homme n’eût pas été créé pour elle !


Cassio, après la tempête, dit en parlant d’Othello : « Je l’ai perdu sur une mer dangereuse : on a dangerous sea ; » M. de Gramont ne craint pas de traduire (le dernier mot est à la rime) : « Sur un terrible élément. » Lorsqu’Othello retrouve Desdémone à Chypre, il lui met sur chaque joue un baiser sonore et s’écrie : « Que nos cœurs n’aient jamais de plus grands désaccords ! » Et Iago murmure : « Oh ! maintenant vous avez bien le ton ! Mais j’arracherai les chevilles qui règlent cette musique. » M. Aicard traduit assez fidèlement :

Doux baisers qu’on m’accorde,
Vous serez à jamais nos seuls bruits de discorde !
IAGO, à part. — Bon, bon ! je changerai cette musique-là !


M. de Gramont s’avise de transposer la réplique dans le ton noble, ou plutôt dans le banal, et d’écrire :

Puisse toujours régner le même accord
Entre nos cœurs !
— Ils sont en bonne intelligence…
Tu les désuniras, n’est-ce pas, ma vengeance ?


Plus loin, ce charmant couplet, où Desdémone avec l’insistance familière d’une enfant gâtée, prie Othello de fixer le jour où Cassio recevra sa grâce : « Demain soir, ou mardi matin, ou mardi après midi ou le soir, ou mercredi matin ; je t’en prie, dis-moi le temps : qu’il ne passe pas trois jours, » — ce couplet que devient-il ? Ceci tout simplement :

Demain dans la soirée
Alors ? accorde-lui cette grâce espérée,
Je t’en conjure, avant trois jours.


Enfin, pour revenir à un passage plus fameux encore, ces deux vers d’une beauté si simple, d’une cadence si digne et purement délicieuse :

She loved me for the dangers I had pass’d,
And I loved her that she did pity them, —

M. de Gramont ne va-t-il pas les alanguir en trois vers, et dont le dernier est proprement de romance :

C’était pour mes dangers, mes exploits, mes malheurs,
Qu’elle m’aimait, et moi je l’aimais pour les pleurs
Qu’ils avaient fait jaillir de son âme attendrie ! .


Je préférais de beaucoup la version de M. Aicard, malgré la faiblesse de trois mots ajoutés à la fin pour la rime :

Elle m’aima pour les périls que j’ai courus,
Et moi pour la pitié qu’elle en eut, — pour ses larmes.


Aussi bien nos traducteurs font sagement d’annoncer qu’ils veulent suivre, non la lettre, mais l’esprit, — heureux s’ils le suivent toujours ! — et qu’ils veulent « franciser » Shakspeare. Ils seraient bien empêchés à faire autrement. Traduire Shakspeare en vers français, que le traducteur le prétende ou non, ce n’est pas seulement le traduire en français, mais bien le franciser. Notre alexandrin, si désarticulé qu’il soit, — de façon à perdre ses beautés propres sans acquérir celles du vers shakspearien, qui a le rythme de ses cinq ïambes, — notre alexandrin, si changé qu’il soit de physionomie et d’allures, garde encore assez de sa constitution première, non-seulement pour rendre une traduction littérale impossible, mais pour communiquer à une traduction quelconque un air de nationalité française. Ce n’est presque plus l’alexandrin, mais ce n’est aucun autre vers : d’ailleurs çà et là encore une rime naufragée paraît dans le désarroi des hémistiches, ou bien c’est une césure demeurée par hasard juste au milieu du vers : et cela suffit à faire reconnaître la vieille ordonnance française des mots, partant des idées. Or c’est là justement le mensonge essentiel de ces ouvrages, leur vice intime et ce qui fait qu’une traduction d’Othello en vers français ne peut avoir une valeur absolue ni un succès. définitif. Le traducteur prête un aspect français à des sentimens qui ne le sont pas : pourquoi, ou plutôt pour qui ? Ce déguisement ne trompe personne. A ceux qui peuvent comprendre et admirer Shakspeare il semble inutile et malséant ; pour les autres, hélas ! combien plus nombreux, il les inquiète et les étonne : ces héros qui se donnent pour Français et se comportent cependant selon leur caractère étranger, sont peut-être pour la foule plus scandaleux encore que s’ils avaient gardé l’accent de leur pays. Mais ceci demande quelques explications, au moins sur le caractère d’Othello : peut-être aurons-nous le loisir de les donner prochainement.


Louis GANDERAX.

  1. Lemerre, édit. ; 2 vol. parus.
  2. Charpentier, éditeur.