Revue dramatique - 30 avril 1905

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REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Le Duel, pièce en trois actes, par M. Henri Lavedan. — VAUDEVILLE : L’Armature, pièce en cinq actes tirée du roman de M. Paul Hervieu, par M. Eugène Brieux.


Était-il possible, en plein vingtième siècle, de mettre à la scène une pièce qui, à la manière des moralités de notre ancien théâtre, ne serait qu’un dialogue entre l’esprit et la chair, le ciel et l’enfer, Dieu et Satan ? Dans cette pièce qui emprunterait sa substance à la morale religieuse et qui ne tirerait son action que du progrès d’une analyse de plus en plus aiguë, pourrait-on introduire tous les élémens du drame, un intérêt humain, des êtres vivans pour ou contre qui nous prendrions parti ? La tentative était pour déconcerter les plus audacieux ; d’autant qu’il ne suffisait pas de la mener honorablement à bonne fin : il fallait y réussir avec éclat, y triompher de haute lutte. C’est ce que vient de faire M. Henri Lavedan. Sa nouvelle comédie est une des plus originales et des plus hardies que nous eussions entendues depuis bien longtemps. Elle forme une espèce de contraste violent avec les platitudes où se traîne si souvent le théâtre d’aujourd’hui. Elle nous transporte, d’une poussée vigoureuse, dans la région des belles discussions, de la philosophie et de l’éloquence, sans rien abandonner des exigences de la scène. L’auteur du Prince d’Aurec et du Marquis de Priola ne nous avait encore rien donné qui lui fit tant d’honneur.

Le « duel » auquel on va nous faire assister est celui de l’idéal chrétien contre l’idéal païen. La morale chrétienne n’envisage que le devoir, celui qui s’impose à tous, absolument, sans concessions et sans compromis, et ne tient compte ni des révoltes ni des souffrances de l’individu. Ou, pour mieux dire, ces révoltes, elle ne les ignore pas, ces souffrances, elle ne refuse pas de les prendre en pitié, mais elle les change en mérites et en fait jaillir toute pure la source inépuisable des joies mystiques. La morale païenne envisage d’abord la jouissance de l’individu. Elle nous dit : « Parmi toutes les aspirations que la nature, consciente de ses fins, a mises en nous, il en est une qui prime les autres : c’est l’aspiration au bonheur. Quand toutes les forces de notre être, toutes les puissances de notre instinct nous sollicitent dans le même sens et nous crient que notre bonheur est là et non pas ailleurs, comment et pourquoi résister au plus impérieux des appels ? Ce n’est pas impunément qu’on s’écarte de la vérité, pour suivre des chimères forgées par l’esprit : l’heure est bientôt venue où, dans le regret de la jeunesse envolée, il ne reste plus qu’à faire le compte des biens dont on s’est volontairement privé. » Telles sont les deux conceptions de la vie que nous allons voir se heurter. Ce duel est par lui-même éminemment dramatique, puisque la lutte est l’élément essentiel du drame : il suffira qu’il s’engage à propos d’une question d’amour et dans un cœur de femme.

La duchesse de Chailles est infiniment malheureuse. On l’a mariée au triste représentant d’un grand nom, à un dégénéré, rongé de vices et de maladies, et que la manie de la morphine mène grand train à la folie. Ce misérable est soigné dans un asile que dirige le docteur Morey. Rapprochés par les soins quotidiens qu’exige le malade, la duchesse de Chailles et le docteur Morey en sont venus à éprouver l’un pour l’autre un amour passionné ; et bien que la duchesse s’efforce encore de cacher le trouble de son âme et de faire une belle résistance, nous voyons clairement qu’elle est à bout de courage. Je m’empresse de noter qu’il y a, dans l’amour de cette grande dame pour le médecin de son mari, quelque chose qui nous déplaît et qui nous choque. En entrant dans une salle de théâtre, nous commençons par nous y imprégner de préjugés, dont l’un des premiers est le préjugé nobiliaire. Cela nous gêne de voir une duchesse haleter d’amour pour le médecin des fous.

Si encore l’auteur avait prêté à ce docteur Morey quelque séduction ! Mais il l’a rendu continûment antipathique ; et c’est le principal défaut de l’ouvrage. Certes, l’amour est l’amour, il se suffit à lui-même, on le constate et on ne l’explique pas ; mais s’il en est ainsi dans la vie, il n’en va pas tout à fait de même au théâtre. Ici l’homme aimé doit encore nous paraître aimable. Il aurait fallu faire de Morey le docteur irrésistible, l’adorable athée, l’aliéniste délicieux. Cela même servait à la thèse de l’auteur et contribuait à renforcer le drame. Plus nous aurions partagé la sympathie de la duchesse de Chailles pour l’ineffable directeur de l’asile Morey, plus nous aurions été touchés par la souffrance de ce cœur déchiré, plus nous aurions apprécié l’intensité de la lutte qui s’y livre. C’était par la vertu de son charme, par l’humanité de ses discours que Morey pouvait triompher des résistances de la femme délicate et tendre dont il s’est épris. Mais on nous montre en lui une espèce d’âpre sectaire et de farouche anticlérical. Il est tout à la fois brutal et fat. Il a une façon qui n’est qu’à lui de faire sa cour. Dans l’amour de la femme qu’il convoite, il poursuit principalement le triomphe de ses doctrines philosophiques, et ne s’en cache pas. En couronnant sa flamme, c’est son athéisme que la duchesse réjouira. Au surplus, il la prévient qu’elle n’aura pas à s’en repentir : en le repoussant, elle ne sait pas ce qu’elle refuse ! Ce Morey a une superbe confiance en lui pour faire le bonheur d’une femme. Il y a des gens qui ne manquent jamais une occasion de dire une sottise ; c’est chez eux un don de nature, c’est une fonction : ils la remplissent avec la sûreté de l’instinct. Morey est de ces gens-là. Ses actes sont en conformité avec son langage. Ce qu’il accomplit de vilenies sous nos yeux dépasse sensiblement la mesure ordinaire. Tout concourt à nous le faire prendre en grippe, et, partant, à rendre tout à fait désobligeant l’amour de la duchesse pour ce butor.

Le docteur Morey est le représentant de la morale païenne ; l’idée chrétienne est représentée par l’abbé Daniel et Mgr de Bolène. C’est ici qu’était le principal écueil de la pièce, et que l’auteur a dû se sentir guetté par le redoutable poncif. M. Lavedan l’a évité aussi complètement qu’il était possible ; c’est son principal mérite. Ces deux types de prêtres sont différens, au point de former contraste ; et ils sont, l’un et l’autre, pris sur le vif. L’abbé Daniel, un très jeune prêtre, a vécu dans le monde : il en a partagé les erreurs, à telles enseignes qu’il a été un fort mauvais sujet. Il s’est converti à la suite d’un drame de famille ; il est entré dans les ordres ; mais son âme, pour avoir été purifiée, n’a pas été changée. Il est resté un esprit inquiet ; il a conservé un culte presque païen pour la beauté, pour ce qui est distingué, raffiné, aristocratique. Sa piété, toute sincère qu’elle soit, se complique de dilettantisme, et peut-être n’est-elle qu’une forme supérieure et particulièrement noble du dilettantisme. Ne lui demandez ni la simplicité, ni l’onction : il est de son temps. Ces inquiétudes et ces complications, Mgr de Bolène affirme que lui-même il les a connues. Nous avons quelque peine à l’en croire. Ce missionnaire dont les Chinois ont fait un martyr, et le gouvernement de la République un chevalier de la Légion d’honneur, a mis dans sa foi la carrure robuste, l’assurance et la vigueur tranquille de son tempérament de lutteur. Il traite par le mépris les mièvreries de l’âme moderne. Il sauve le pécheur en le rudoyant. Sa piété est la forme que prend chez cet apôtre taillé en athlète l’énergie combative.

Comme il faut bien que tous ces personnages en viennent à se rencontrer et qu’ils soient mis aux prises, nous les verrons défiler dans le cabinet du docteur Morey où les amènent divers prétextes. Pour rendre le duel plus âpre, l’auteur imaginera que l’abbé et le docteur sont deux frères ennemis. La duchesse de Chailles, médiocrement croyante, mais chez qui se réveille une ancienne religiosité, se sera agenouillée au confessionnal, sans savoir que le prêtre auquel elle s’est adressée fût précisément le frère de l’homme qu’elle aime… Cela sans doute est un peu artificiel ; mais plus l’essence morale de la pièce était subtile, et plus les ressorts du drame devaient être tendus.

Le deuxième acte, qui est celui des rencontres et des reconnaissances, est de tous points admirable pour la vigueur, la franchise et l’emportement. Nous avions quitté la duchesse de Chailles au moment où elle avait promis sa visite à Morey pour le lendemain. Comme elle s’acheminait déjà au rendez-vous, elle a été reprise de scrupules ; elle a obliqué, elle est retournée s’abîmer dans la confession et dans la prière. N’ayant pas rencontré le prêtre à l’église, elle est, dans son ignorance des règles ecclésiastiques, allée le trouver chez lui. Morey la rejoint, et, l’abbé ayant été appelé auprès d’un mourant, il reste seul avec elle pour cette explication décisive, que nous attendions et qui s’imposait. C’est une des scènes maîtresses de la pièce ; car c’est ici que chacun des deux personnages nous livre le fond de son âme, que se heurtent les deux morales, et que se répondent les argumens vivifiés par la passion. Cette scène en aura pour pendant une autre de même ordre et de même beauté : celle où les deux frères seront mis en présence et en antagonisme. Quel intérêt peut avoir le prêtre à empêcher que la duchesse de Chailles ne devienne la maîtresse de l’homme qu’elle aime et qui l’aime ? Il y a un infâme soupçon, il y a une basse accusation : Morey n’hésite pas à la ramasser pour la jeter à la tête de son frère. Cet abbé, s’il veut si fort le salut de sa pénitente, c’est qu’il éprouve pour elle un sentiment où la charité chrétienne n’est que le masque de l’amour profane. Il est jaloux, tout bêtement ; et c’est le vrai secret de sa sévérité. Morey ne s’est-il servi de cette atroce insinuation que comme d’une arme ? Ou bien est-il de ceux qui, naturellement et par habitude de manie antireligieuse, salissent les rapports du prêtre et de la femme ? Dans les deux cas, son procédé nous parait également inqualifiable. Mais pendant qu’il subit l’invective de son frère, nous sentons que quelque chose faiblit chez l’abbé Daniel, qu’un doute, une appréhension, une terreur s’éveille en lui. C’est la pièce qui rebondit, et c’est l’intérêt de psychologie qui se renouvelle.

Car on a reproché au début du troisième acte d’être languissant ; on s’est plaint que tour à tour la duchesse de Chailles et l’abbé Daniel vinssent nous faire entendre une confession inutile. Tout au contraire, ces deux morceaux étaient nécessaires dans un drame qui est celui de la conscience religieuse. Nous sommes, cette fois, dans le salon des Missions. Quinze jours se sont passés. La duchesse de Chailles, qui n’a plus revu ni l’abbé Daniel ni le docteur Morey, est venue trouver Mgr de Bolène. Elle lui fait part de la résolution qui, maintenant, est la sienne : elle veillera jusqu’au bout sur l’infortuné dont on a fait son mari ; elle assistera à cette agonie, qui d’ailleurs ne peut plus guère se prolonger. Après cela, elle entrera dans la vie religieuse ; l’ordre le plus austère est celui qu’elle choisira : il n’est humiliations et tortures par lesquelles il ne lui tarde de se mortifier. Le missionnaire écoute ces paroles ardentes sans étonnement et sans émoi : dans cette fureur de s’humilier, il n’a pas eu de peine à reconnaître un des caractères que prend volontiers la piété chez certaines âmes, encore neuves à la dévotion, et qui est l’orgueil. De son côté, l’abbé Daniel’ déclare qu’il est désormais indigne d’être prêtre, qu’il a perdu non seulement la quiétude de l’esprit, mais la foi elle-même et qu’il est un grand coupable. Avec la même bonhomie bien portante et souriante, le missionnaire accueille ces plaintes dont l’accent ne lui est pas nouveau. L’abbé Daniel souffre de cette maladie du scrupule, à laquelle les plus pieuses entre les âmes sont sujettes. Il a besoin de changer de milieu : il ira faire un tour chez les sauvages, à titre de missionnaire ; cela est souverain comme remède à nos maux d’extrêmes civilisés.

Il faut conclure. Tout nous achemine à un dénouement, qui était le seul possible, et qu’au surplus on avait eu soin de nous faire prévoir dès les premières scènes. Si on a fait du duc de Chailles un malade parfaitement incurable et condamné sans appel, c’est apparemment qu’on avait besoin de sa mort. Au début du troisième acte, nous apprenons en effet que cet enragé morphinomane, dans un accès de délire, s’est jeté par la fenêtre de son hôtel, et qu’on est occupé, en lavant le pavé de la cour, à effacer les dernières traces de cette inutile destinée. La duchesse de Chailles est libre. Et elle est, aussi peu que personne, faite pour la vie religieuse. Elle doit être femme et mère : l’unique rosaire qu’elle doive égrener, ce sont les dix petits doigts d’un enfant. Donc, elle va [porter un deuil décent, après quoi elle épousera le docteur Morey : c’est l’abbé Daniel lui-même qui lui en donne le conseil et qui lui prescrit ainsi son devoir. Souhaitons que ce devoir ne soit pas une pénitence et que cette pénitence ne soit pas trop rude ! Que cette jeune veuve épouse le rébarbatif aliéniste, puisqu’il n’y a pas moyen qu’elle fasse autrement ! Et peut-être, après tout, le bonheur apprivoisera-t-il cet ours.

J’ai signalé au passage les imperfections du Duel. La plus grave réside dans le rôle de Morey. Nous aurions voulu que la balance fût tenue plus égale entre l’avocat de Dieu et l’avocat du diable. Et puisque, à la fin, l’aînée devait être récompensé, nous aurions aimé qu’on nous le montrât moins indigne d’une récompense d’ailleurs si charmante. Les événemens paraissent trop arrangés, trop combinés ; et il faut bien que ce soit l’avis de M. Lavedan, puisqu’il fait dire par un de ses acteurs que les choses n’auraient pu se passer ainsi sans une intervention de la Providence et s’il n’y avait du miracle dans l’affaire. Disons encore que les personnages de M. Lavedan parlent très bien, mais qu’ils s’écoutent parler, et que si la pièce est très bien écrite, on s’en aperçoit un peu trop. Ces réserves faites, il reste que le Duel est une pièce d’un rare mérite. Elle tranche heureusement-sur la production courante de notre théâtre. Elle entre dans le vif des préoccupations d’aujourd’hui, tout en remuant des questions qui sont de tous les temps. Et, après l’avoir entendue, on sait gré à l’auteur qui nous a fait goûter avec tant de vivacité un plaisir d’une qualité si relevée.

L’interprétation du Duel a été un triomphe pour M. Le Bargy et pour M. Paul Mounet. M. Le Bargy a dessiné avec une justesse et une finesse de trait des plus remarquables la figure, si difficile à mettre à la scène, de l’abbé Daniel. Et non seulement il nous a fait deviner ce travail intérieur qui donne au rôle un grand intérêt psychologique, mais il a eu, à certains momens, des accens d’une largeur, d’une puissance et d’une simplicité qui sont le dernier mot de l’art. Cette création restera au nombre de ses plus belles, si même elle n’est jusqu’à présent la plus complète que nous lui devions.

M. Paul Mounet a été excellent de bonhomie et de dignité. Il n’a pas mis une fausse note dans ce rôle, où il nous a plus d’une fois fait sourire, et qui est comme l’heureuse détente de la pièce.

Mme Bartet, la duchesse de Chailles, avait un rôle bien décevant et qu’elle n’a dû aborder qu’avec tremblement. Elle s’en est tirée à son grand honneur, et nous a fait une fois de plus admirer l’intelligence, la souplesse et l’incomparable distinction de son jeu.

Quant à M. Duflos, je crains qu’il ne soit, pour une bonne part coupable de la fâcheuse impression que nous a faite le personnage de Morey. Il est continûment raide, dur, maussade. Déchaîné dès les premières scènes, il traverse toute la pièce en proie à une sombre fureur et à une agitation forcenée.


Nos lecteurs ont sans doute trop présent à l’esprit le beau roman publié ici même par M. Paul Hervieu, l’Armature, pour qu’il y ait lieu de leur en rappeler le sujet. L’auteur s’était proposé de montrer comment l’argent est « l’armature » de notre société], et il avait exécuté son dessein avec cette âpreté qui est la marque de son talent. L’aventure, dans ce qu’elle avait d’essentiel, était celle d’une femme qui trompe son mari, par amour conjugal. Pour sauver de la ruine et de la misère ce mari trop aimé, Mme d’Exireuil se donnait au financier Saffre. C’est cette aventure que M. Brieux a mise en scène dans la pièce qu’il a tirée du roman de M. Hervieu et que joue en ce moment le Vaudeville. Le drame atteint toute son intensité au quatrième acte, lorsque d’Exireuil fait avouer à sa femme la faute qu’elle a commise par une aberration si particulière de l’esprit de sacrifice. La toile tombe sur ce mot que Mme d’Exireuil jette à son mari déjà prêt à sortir pour aller trouver le baron Saffre : « Tue-le ! » Mais il aura beau courir, d’Exireuil n’ira pas si vite que la destinée. Le baron Saffre, qui a fait de mauvaises affaires, est frappé d’apoplexie, et comme nous avons assisté, pendant une bonne partie du dernier acte, à son agonie, quand d’Exireuil arrive, nous savons bien qu’il est trop tard : le mari outragé ne pourra tirer de son offenseur une juste vengeance : il faudra qu’il reste avec son déshonneur.

Mlle Cerny a été dans le rôle de Mme d’Exireuil aussi émouvante que la situation le comportait. M. Grand a été terrible, comme toujours. M. Chelles est un baron Saffre beaucoup trop paterne.


RENE DOUMIC