Revue dramatique - 30 avril 1919

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Revue dramatique - 30 avril 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 220-229).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Sœurs d’Amour, pièce en 4 actes, par M. Henry Bataille. — NOUVEAU THEATRE LIBRE : La Faux, pièce en 3 actes, par Mme André Birabeau et Pierre Vellones. — ODEON : M. Césarin, écrivain public, 3 actes en vers, par M. Miguel Zamacoïs. — VAUDEVILLE : Le mari, la femme, l’amant, comédie en 3 actes, par M. Sacha Guitry.


Ce théâtre nouveau, où se reflétera la transformation apportée par la guerre dans nos idées et dans nos sentiments et qui sera l’image d’une société profondément modifiée, nous l’aurons, n’en doutons pas. Il n’y a aucune espèce de raison pour que, dans l’universel changement, la littérature dramatique reste seule immuable. Elle seule n’aurait rien vu, rien entendu et rien compris ! Pourquoi ? Un art, que des cloisons étanches séparent de la vie, est un art condamné et bien près de disparaître. Or, quelles que soient les difficultés avec lesquelles le théâtre est aux prises aujourd’hui, nul ne doute qu’il n’arrive à en triompher et qu’il n’ait devant lui un bel avenir. Seulement, on ne saurait trop le répéter aux gens pressés, il faut nous armer de patience. La patience est la première vertu que nous a enseignée la guerre. Pour que la littérature dramatique s’imprègne d’un esprit nouveau, il faudra du temps. Jusque-là, résignons-nous à voir se continuer le théâtre d’avant-guerre : les mêmes auteurs écriront les mêmes pièces, suivant les mêmes procédés dont ils s’étaient fait une spécialité, quitte à ce que, dans une atmosphère différente, l’effet ne soit plus tout à fait le même. C’est l’histoire des paroles gelées : quand elles fondent, la rigueur de l’hiver étant passée, elles détonnent un peu. Et c’est le cas de la pièce de M. Bataille, Sœurs d’Amour, que vient de jouer la Comédie-Française et qui pourrait être datée de 1914.

On a souvent montré ce qu’il y a de morbide dans l’art de M. Bataille. Je lui reproche, pour le moins autant, d’être factice et d’être faux. Nous tous, pour avoir regardé autour de nous et réfléchi, nous nous sommes fait une certaine conception de la vie et de l’humanité. Pour peu qu’un auteur se place au rebours de tout ce que nous a appris notre expérience, confirmée par celle des autres, nous avons l’impression qu’il nous lance en plein arbitraire et nous refusons de le suivre. C’est un monde qui n’est pas celui que nous connaissons ; il est tel qu’il lui a plu de le fabriquer ; les choses qui s’y passent obéissent à son caprice, non à la logique : ce sont, comme on dit, choses de l’autre monde. Nous qui, pour le moindre grain de vérité, donnerions toutes les complications sentimentales et tous les coups de théâtre, nous sommes à la torture.

Exemple. Vous apprenez qu’un monsieur, compromis dans des affaires louches et prêt à passer la frontière avec une femme, vient d’être sauvé de la culbute par une autre femme qui lui a trouvé dans les quarante-huit heures les trois cent mille francs nécessaires. Vous n’hésitez pas et vous dites : « Cette femme était sa maîtresse ; elle a voulu l’enlever à une autre, le rattraper ; elle y a mis le prix ; cela n’est pas très beau, mais n’est pas non plus très extraordinaire ; une femme qui aime n’y regarde pas de si près, et la passion s’embarrasse rarement des convenances. Le monsieur est du type de ceux qui reçoivent de l’argent des femmes : ils recueillent en général peu d’estime ; mais incontestablement le type existe. Une pièce bâtie sur cette donnée à des chances d’être une pièce raide et nous promet des peintures osées : elle peut être une pièce vraie… » Or, ce n’est pas cela du tout. La généreuse donatrice des trois cent mille francs n’est pas la maîtresse de celui qui accepte ce don parfaitement désintéressé. C’est une très honnête femme, fermement attachée à ses devoirs. D’elle à lui, il n’y a que pur amour et innocente spiritualité. Et leur histoire à tous deux est un douloureux poème d’amour, noble et touchant. Ainsi en a décidé l’auteur.

L’auteur en a décidé ainsi, mais il ne nous a pas convaincus. Faute de pouvoir renoncer à tout ce que nous savons du train du monde, ce défi jeté au bon sens nous met mal à l’aise, nous énerve et nous irrite. Nous nous refusons à l’aire ce saut dans l’absurde.

Le premier acte des Sœurs d’Amour s’encadre dans la propriété de campagne des Ulric. Vagues propos, allées et venues de comparses. Mme Frédérique Ulric, qui peut avoir une quarantaine d’années, aime Julien Bocquet, architecte, de dix ans moins âgé qu’elle. Elle l’aime, on ne sait trop pourquoi, car il n’est guère séduisant ; mais le cœur a ses raisons. Elle l’aime peut-être seulement parce qu’elle en est passionnément aimée et pour un obscur attrait qu’elle trouve en lui. Elle lui permet de l’aimer et même elle le lui demande et le souhaite de toutes ses forces ; mais elle lui répète une fois de plus qu’elle ne sera pas sa maîtresse, comme une fois de plus il vient de l’en supplier, ce sujet étant le thème habituel de leurs conversations. Mariée, elle ne faillira pas à ses devoirs d’épouse. Mère de famille, elle se consacre à ses enfants. Croyante, elle suit les préceptes de la religion. Enfin, et d’un mot qui dit tout, elle ne sera pas sa maîtresse parce qu’elle est une honnête femme.

Une honnête femme, la femme qui prend avec cette aisance ces arrangements extra-conjugaux ? Jamais de la vie ! Et ce serait trop commode. Alors, à son mari, à ses enfants, à sa religion elle donnera strictement leur dû, et puis tout le reste, le meilleur d’elle-même, l’intimité de son cœur et de sa pensée, elle le gardera pour Julien ! Elle le verra aussi souvent, aussi secrètement qu’il voudra et qu’ils pourront ! Ce seront de longs apartés, des colloques passionnés où elle connaîtra l’ardente volupté d’être sollicitée et de se refuser ! Sûre d’elle-même, et pourtant avide d’être troublée, elle côtoiera l’abîme et se donnera la sensation du danger ! Non, la qualité d’honnête femme n’est pas à si bas prix. Non, l’honnêteté n’est pas compatible avec ces complaisances et ces compromis. L’amour coupable ne l’est pas seulement à l’instant de la faute et par elle. Au surplus, cet art de donner de soi tout ce qui n’est pas le don suprême et d’éveiller toutes les ardeurs de la passion en s’arrêtant seulement à l’instant de les satisfaire, c’est un manège que la littérature a déjà décrit et sans prétendre qu’il soit le plus méritoire effort de la vertu. Frédérique est à une honnête femme ce qu’est une demi-vierge à une jeune fille. Son pur amour est une variété de l’adultère, quintessenciée et équivoque, l’adultère blanc.

Aussi lorsque la mère de Julien vient reprocher à Frédérique le rôle néfaste qu’elle joue dans la vie de celui-ci, sommes-nous entièrement de son avis. Julien ne travaille plus ; il est triste ; il est nerveux : qu’est venue faire cette matrone dans l’existence de ce jeune homme ? A quoi peut aboutir cette intrigue sans issue ? Mme Bocquet est tout le contraire d’une esthète. Simple employée de commerce, petite bourgeoise tout près du peuple, elle est l’interprète du bon sens bourgeois, elle parle au nom de la raison populaire. Nous ne lui faisons qu’un reproche, c’est de ne pas exprimer ces choses excellentes avec plus de rudesse, voire de brutalité. Nous eussions aimé à trouver en elle la verdeur de langage d’une Mme Jourdain ou d’une Mme Guichard. Mais il eût fallu pour cela que l’auteur fût d’accord avec nous pour lui donner pleinement raison. Or, il semble plutôt d’avis que Mme Bocquet représente l’opinion reçue ou même le préjugé vulgaire en face des délicatesses suréminentes d’une sensibilité distinguée.

Cependant Frédérique s’essaie, quoique mollement, à raisonner Julien. Celui-ci se montre de plus en plus sombre, amer et violent. Il faut qu’il y ait une cause à cette exaspération grandissante. Il y en a une et si imprévue, si extraordinaire, si effarante qu’au moment de la révéler à Frédérique, Julien en est lui-même épouvanté. Cette nouvelle, qui éclate en coup de foudre, c’est celle de son prochain mariage ! Oui, par dépit, par lassitude, il s’est laissé fiancer : il va épouser une jeune fille quelconque, une certaine Eveline, que ses parents sont allés chercher pour lui jusqu’aux Antilles, je crois. De tout notre cœur nous plaignons la future Mme Bocquet jeune : elle ne sera pas heureuse. Et nous ne plaignons pas du tout Frédérique, bien qu’elle donne les signes de la plus folle douleur. Mais quoi ! avait-elle donc condamné à un éternel célibat le jeune homme auquel elle était décidée à se refuser éternellement ? Voulait-elle que Julien entrât dans son amour comme on entre au couvent ? Lui dénier tout ce dont elle est elle-même entourée, un foyer, des enfants, n’est-ce pas de sa part un monstrueux égoïsme ? Les exemples ne sont pas rares de femmes qui ont mis toute leur sollicitude à marier et bien marier leur amant : c’était le cas ou jamais, dans cette sorte d’union éthérée et mystique dont rêve Frédérique. Saint-Évremond parle de ces précieuses qui, trouvant auprès de leurs maris de solides satisfactions, en étaient plus libres pour consacrer leurs pensées les plus sublimées à l’élu de leur cœur. La force des choses voudrait que Frédérique fît choix pour Julien d’une petite oie blanche, quille à s’instituer l’Égérie du jeune ménage, comme elle essaiera tout à l’heure de le devenir, ce qui prouve bien que telle était la logique de la situation. Mais elle n’est pas encore résignée ; elle se désespère : elle en fera une maladie.

C’est sur le second acte que M. Henry Bataille a fait porter son plus grand effort. Cet acte est de toute la pièce le mieux construit et il a produit un réel effet. Quatre ans se sont passés. Frédérique n’a plus revu Julien. Un beau matin, elle reçoit un coup de téléphone de M. Bocquet père, implorant quelques instants d’entretien confidentiel. Elle consent. Aussi quand les parents de Julien arrivent au rendez-vous, sont-ils assez surpris d’y trouver, non Frédérique, mais sa mère. La vieille dame prétend leur barrer le passage. Il paraît que toute la famille est dans la confidence ; c’est donc qu’il en est dans les mariages mystiques comme dans les autres : les beaux-parents ont entre eux des rapports, et qui ne sont pas toujours des plus cordiaux. Mais voici Frédérique elle-même. Que se passe-t-il et en quoi ce qui se passe dans la vie de Julien peut-il la toucher ? Il n’est que de voir l’air navré de Mme Bocquet mère, bien revenue de sa mauvaise humeur agressive du premier acte, et l’embarras de M. Bocquet père, fort gêné de son rôle, pour comprendre que l’approche d’une catastrophe a seule pu décider ces pauvres gens à une démarche aussi insolite. C’est plus que la vie, c’est l’honneur que Julien est à la veille de perdre. Il a fait la connaissance d’une aventurière, une Mme Teissier, qui le gruge et l’entraîne aux abîmes. Pour subvenir aux dépenses de ce bourreau d’argent, il a. emprunté des sommes qu’il ne peut rembourser. A l’heure qu’il est, il se prépare à fuir à l’étranger. Ce serait la pire des lâchetés, la dernière des hontes. Une seule personne peut le rappeler à lui-même, le sauver, et c’est Frédérique.

Ainsi sollicitée, Frédérique consent à voler au secours de celui qu’en dépit de tout elle n’a pas cessé d’aimer. Elle adresse un pressant appel à Julien qui s’y rend aussitôt. Ils se revoient, et à l’émotion muette qui les étreint dès la première minute, il est facile de deviner que leur passion, dans l’absence et dans la souffrance, n’a pas diminué. De cette pathétique entrevue, sort un pacte nouveau. Pour aller au plus pressé, et Julien ayant besoin de trois cent mille francs, Frédérique se fait fort de les lui trouver. Prêt ou cadeau, d’une femme à un homme, un service d’argent est généralement mal vu ; mais une passion aussi résolument épurée purifie tout. Puis, à l’avenir, au lieu de se tenir à distance, comme elle l’a fait ces quatre malheureuses années, Frédérique se rapprochera de Julien, deviendra, en tout bien tout honneur, son guide et sa conseillère. Elle gagnera et elle méritera l’amitié d’Éveline ; elle veillera sur leur intérieur ; elle sera leur ange gardien…

Cet acte a tenu notre curiosité en haleine : il n’a pas augmenté notre estime à l’endroit de Julien. Pour une fois qu’on nous conte une belle histoire d’amour, nous déplorons que l’un des deux héros soit un personnage si dépourvu de la plus élémentaire délicatesse. Il nous semble d’ailleurs que, sur la pente où glisse ce malheureux, le souvenir d’un pur amour, même accompagné d’une somme rondelette, ne suffirait pas à l’arrêter. Et vraiment ces tripotages d’argent, cette liaison infâme, voilà de bien vilaines affaires pour y mêler cette honnête femme. Vraiment, ce n’est pas la place d’une mère de famille.

Le troisième acte appartient à Eveline, dont il n’a guère été parlé jusqu’ici. On nous a dit qu’elle ignore tout du drame qui a bouleversé la vie de Julien, et nous avons bien deviné que l’auteur, en faisant si profonde l’ignorance de cette malheureuse et sa quiétude si parfaite, a voulu lui préparer un plus tragique réveil. Quelques années encore se sont passées ; Julien a relevé sa situation ; il est en train de devenir riche et célèbre. Pour répudier tout le mauvais de son passé, il lui reste à chasser définitivement de sa vie Mme Teissier, avec laquelle il n’a pas encore eu le courage de rompre. Enfin c’est chose faite, — depuis cinq minutes, — et Julien respire plus librement. Preuve qu’il est un grand naïf et un plus grand maladroit. Car les dames du genre de Mme Teissier ne se laissent pas lâcher avec cette aimable désinvolture ; elles se cramponnent ; elles se détendent, et elles ont coutume d’être bien armées. A l’instant précis où Julien s’applaudit de cette suprême liquidation, Eveline reçoit en pleine poitrine un paquet de lettres dénonciatrices. Ces lettres abominables démasquent les platoniques ardeurs de Frédérique, aussi bien qu’elles font jaillir toute la boue de la liaison avec Mme Teissier. On comprend l’atroce douleur et la révolte de l’épouse outragée. Son cœur se soulève et son indignation ne distingue pas entre les diverses formes de la trahison. Frédérique et Mme Teissier, l’ange gardien et la gueuse, elle les englobe dans le même mépris : elle n’en est pas à observer les nuances. Sur l’une et sur l’autre elle déverse le flot torrentiel de sa colère ; après quoi, et pour en finir tout de suite, elle se jette sur le téléphone et appelle M. Ulric, le mari… Elle a raison : nous sommes avec elle et pour elle : seule, dans toute cette histoire, elle mérite d’être plainte : à elle seule va toute notre sympathie. Tout ce qu’elle dit est profondément senti. Pourquoi faut-il qu’elle le dise en un pareil langage ? Pourquoi ce qui du cœur lui monte aux lèvres, est-ce des termes qui déshonorent sa légitime douleur ? Seule, dans toute la pièce, elle mérite vraiment le nom d’honnête femme : pourquoi faut-il qu’elle nous apparaisse sous les espèces d’une furie qui parlerait comme une poissarde ?

Bourré d’incidents, de revirements, de rebondissements et de coups de théâtre, tout cet acte est précipité, haletant, trépidant. Les personnages gesticulent, se jettent les uns sur les autres, crient, tempêtent, s’arrachent la parole et le téléphone. On dirait des marionnettes, agitées par le coup de vent d’un cyclone.

Maintenant la pièce est terminée. Nous avons assisté au désastre qu’entraînent toujours un sentiment faux et une situation fausse : peu nous importe comment la vie se chargera de rapprocher les morceaux de ces bonheurs brisés. C’est une idée malencontreuse qu’a eue M. Henry Bataille de nous mettre sous les yeux une sorte d’épilogue, en un quatrième acte forcément un peu vide, et où notre attention n’est pas assez occupée par le drame pour que nous laissions passer, sans les remarquer, quelques détails où ce drame coudoie la comédie. Frédérique a consenti à suivre Julien. Ils arrivent, le soir, dans un coin de Bretagne, où la famille Bocquet possède une masure délabrée. Il y a un lit sur la scène, car Frédérique s’est enfin promise. Julien attend, en jouant du piano, dans la pièce voisine… A cet instant, reparaît le père de Julien ; j’allais dire : le père Duval, car le bonhomme est proche parent du père noble de la Dame aux Camélias. Frédérique a mandé en secret le bon vieillard, ayant besoin de lui pour le dénouement qu’elle prépare depuis plusieurs jours. Si, en effet, elle a suivi Julien et fait semblant d’accéder à ses désirs, au fond d’elle-même elle était bien résolue à se dérober au dernier moment. Ce dernier moment est venu : elle va partir, rejoindre son mari et ses enfants, rentrer au bercail. Ainsi, jusqu’au bout, elle sera restée fidèle à son caractère : elle n’aura pas commis la faute. A la place où Julien espérait l’étreindre, il ne trouvera qu’un bouquet de roses rouges, qu’elle y dépose en manière d’adieu : c’est gentil, mais ce n’est pas la même chose. M. Bocquet père est chargé de le consoler, de lui parler, de lui répéter les dernières paroles, de lui expliquer l’immuable volonté de Frédérique…

Le principal défaut de cette pièce, c’est qu’elle est toute en surface. Ni psychologie, ni étude de milieu. Les personnages nous restent inconnus et nous ne savons à quels mobiles ils obéissent. On a évoqué le souvenir du Lys dans la vallée : à quoi bon écraser une œuvre d’aujourd’hui par la comparaison avec un roman célèbre ? d’autant que l’analogie est des plus lointaines. Pour que Frédérique soit une Mme de Mortsauf, il manque l’atmosphère de Clochegourde et l’hypocondrie de M. de Mortsauf et Mme de Mortsauf elle-même. Dans Le Lys dans la vallée Balzac a voulu faire une étude d’âme, peindre l’ « amour des anges, » et personnifier, en un type qui ne laisse pas d’être larmoyant, l’idéal de maternité amoureuse, alors fort à la mode. Les Sœurs d’amour est une pièce compliquée, où il y a plus de mélodrame que de drame, plus d’agitation que d’action et qui énerve plus qu’elle n’émeut. Personnages, sentiments, situations, tout y est en dehors de la vie. On y assiste comme à un jeu difficile et laborieux dont l’auteur aurait multiplié, à plaisir et pour le plaisir, les vaines combinaisons.

Les rôles de Les Sœurs d’amour ne sont pas de ceux qui portent leurs interprètes. Mlle Cerny joue aussi bien que possible le rôle de Frédérique, la précieuse exaspérée et néfaste. Mlle Piérat met une vulgarité voulue et fâcheuse dans la scène d’emportement d’Éveline. Et que vouliez-vous que fit M. Alexandre du triste personnage de Julien ?


Un nouveau Théâtre-Libre vient de se fonder. Ce que nous lui demanderons, avant toute chose, c’est de ne pas ressembler à l’ancien. Non certes que de l’impasse de l’Elysée-des-Beaux-Arts aux hauteurs de Montparnasse et de Montparnasse au boulevard de Strasbourg, le théâtre fondé naguère par M. Antoine n’ait eu une brillante carrière. Même il s’est honoré en jouant certaines pièces, telles que celles de M. de Curel. Il a fait du bruit. Il a eu de l’influence. Mais cette influence a été déplorable. L’atmosphère qui y régnait était celle du naturalisme le plus brutal. La vie y était représentée sous ses aspects les plus désolants ; l’humanité y apparaissait dans ses types les plus repoussants ; le langage était à l’avenant et l’argot des barrières en faisait le meilleur ornement. Pour atteindre plus sûrement quelques conventions en train de mourir de leur belle mort, on déclarait la guerre à toutes les traditions sur lesquelles reposent le métier de l’auteur dramatique et celui de l’acteur. On affirmait, le plus sérieusement du monde, qu’une pièce n’a pas besoin d’être bien faite et même qu’elle gagne à être bâclée. Les acteurs étaient des artistes de rencontre, qui non seulement n’avaient rien appris, mais ne se doutaient même pas qu’ils eussent rien à apprendre. Il fallait entendre comme ils disaient les vers ! Sur tous ces points, hélas ! le Théâtre-Libre a été vraiment un théâtre d’avant-garde : les principales nouveautés auxquelles il avait initié le public se sont réellement répandues sur les autres scènes, il a une large part de responsabilité dans l’abaissement de l’art dramatique à la fin du XIXe siècle. Il a été une tentative, qui n’a que trop réussi, pour livrer la littérature dramatique aux illettrés.

Le nouveau Théâtre-Libre ne s’annonce pas comme devant avoir d’aussi violents partis pris. Son directeur, M. Pierre Veber, ne songe aucunement à révolutionner le théâtre : il ne veut que rendre service aux jeunes auteurs et ne leur demandera que d’avoir du talent. Et cela est fort bien. Toutefois, trop d’éclectisme nuit. On ne groupe le public qu’autour d’un programme, on n’emporte le succès qu’en créant un courant. Le tort de M. Antoine n’était pas d’avoir une idée, mais de l’avoir mauvaise. Il y aurait beaucoup à faire aujourd’hui pour un théâtre, auquel nous demanderions moins encore d’être libre que d’être nouveau.

La pièce qui nous a été offerte pour entrée de jeu, La Faux, n’est certes pas sans mérite. Elle atteste chez ses auteurs, Mme  André Birabeau et Pierre Vellones, un réel sens du théâtre, des qualités de dialogue très distinguées. Mais quel sujet ils ont choisi ! Un jeune homme apprend qu’il est miné par un mal impitoyable, et qu’il lui reste tout juste quelques mois à vivre. Il se dépêche de jouir de ce reste de vie en faisant une noce à tout casser. Finalement, plutôt que d’accepter le sacrifice d’une jeune fille prête à se dévouer pour lui, il se tue. Ce jeune homme est un peu simple. Il n’avait qu’à voir un autre médecin qui aurait eu un autre diagnostic et qui l’aurait rassuré. Et puis nous venons d’en voir tant mourir de beaux jeunes hommes, sains et forts, et qui avaient devant eux un magnifique avenir ! Nous avons dépensé pour eux toute notre émotion et toutes nos larmes : nous n’en avons plus pour ce petit frère de Rolla. Et encore, la maladie, le désenchantement, l’amour et la mort, la débauche et le suicide, il y a du romantisme là-dedans, il y en a trop pour notre goût… Quoi qu’il en soit, nous retiendrons les noms de Mme  Birabeau et Vellones : c’est déjà un succès pour eux et pour le théâtre qui leur a permis de se produire en public.


L’Odéon vient de représenter avec succès une très aimable comédie en vers de M. Miguel Zamacoïs : Monsieur Césarin, écrivain public. Nous sommes aux jours heureux de la Restauration, à moins que ce ne soit sous la patriarcale monarchie de Juillet. Il y avait encore en ce temps-là des écrivains publics, et les romans de Balzac en font foi. Il y en a eu bien plus tard que cela, et je me souviens que leurs boutiques n’avaient pas toutes disparu du Paris de mon enfance. Mais ce n’étaient qu’humbles échoppes et qui ne rappelaient que de fort loin le somptueux bureau d’esprit auquel préside M. Césarin. Sa clientèle est faite de tous ceux qui ne savent pas l’orthographe : c’est une belle et nombreuse clientèle. On se rappelle le mot de Mme  Cardinal à l’une de ses filles : « Tu vois où ça mène de savoir l’orthographe : à être la femme de chambre ! » Dans la brillante compagnie qui se retrouve chez M. Césarin, le jeune poète Marcelin rencontre la comédienne Rosereine dont il devient amoureux, et la petite modiste Isabelle qui s’éprend de lui. Un écrivain public est un confesseur ; en possession du secret d’Isabelle, M. Césarin prend cette charmante fille sous sa protection. Comment il arrive à ramener Marcelin de la comédienne à la modiste, ce serait un peu long à raconter, et j’aime mieux vous engager à y aller voir. Ce qui fait surtout le mérite de cette pièce en vers, c’est la qualité des vers ; et c’est, je pense, ce qu’on demande surtout à une pièce en vers. Le vers de M. Zamacoïs est un excellent vers de théâtre, facile, spirituel et gai, plein de trouvailles vraiment comiques et qui ont réjoui le public.

La distribution est très satisfaisante. Un nouveau venu, M. Bernard, a joué avec tout l’élan de la jeunesse le rôle de Marcelin. M. Lamy, Mme Grumbach ont montré de la fantaisie dans les plaisantes silhouettes du couple Césarin. Mlle Corciade et M. Giétillat sont excellents sous les traits de la comédienne Rosereine et du cabotin Eugénio. Et Mlle Guéreau joue le rôle de la timide Isabelle avec beaucoup de sincérité.


Au Vaudeville, une pièce de M. Sacha Guitry succède à une pièce de M. Sacha Guitry. A Pasteur succède Le Mari, la Femme, l’Amant : ce n’est pas la même note. Cette pièce est moins une pièce qu’une pochade, une succession de dialogues de la Vie parisienne. Le premier acte était vif, alerte, amusant. Le mari fait une scène à l’amant parce qu’il a regardé sa femme d’une certaine manière qui ne lui convient pas, et il le met à la porte. A la fin de l’acte, l’amant, rappelé par la femme, achève paisiblement sa tasse de café en causant de bonne amitié avec le mari. Mais à partir du second acte, la pièce dévie, tombe dans la bouffonnerie et dans la grossièreté. C’est dommage que M. Sacha Guitry, qui a de la verve et un incontestable don du théâtre, gâche toutes ses qualités dans l’improvisation de pièces bâclées. Il est lui-même le meilleur acteur de sa troupe. A ses côtés, M. Baron fils, M. Périer, Mlle Yvonne Printemps se font applaudir.


RENE DOUMIC