Revue dramatique - 30 juin 1881

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 30 juin 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 212-225).
REVUE DRAMATIQUE

Porte-Saint-Martin : le Prêtre, drame en 7 tableaux de M. Charles Buet. — Vaudeville : le Voyage d’agrément, comédie en 3 actes de MM. Gondinet et Bisson. — Gymnase : Madame de Chamblay, drame en 4 actes d’Alexandre Dumas. — Comédie-Française : le Fils de Corneille, à-propos en vers de M. Paul Delair.

Un critique allemand payé pour nous connaître, — ou du moins qui le fut et justement par nous, — un Hessois, qui fut professeur à Saint-Cyr et que son pays natal a reconquis depuis dix ans, déclare que, si l’on prend « les centaines de comédies qui, dans les dernières vingt années, ont paru sur la scène française, on trouvera partout la même construction, les mêmes personnages, les mêmes événemens, les mêmes combinaisons, le même langage ; la seule différence est dans la dextérité plus ou moins grande avec laquelle on a exécuté la recette. Le livre de cuisine est toujours le même ; il y a seulement des cuisiniers plus ou moins habiles ; mais si quelque homme de génie se mettait au-dessus de Carême, on ne e tolérerait pas. »

M. Hillebrand est bien honnête de ne parler que des comédies : il aurait pu sans remords y ajouter les drames. N’est-il pas vrai, d’une vérité trop évidente, hélas ! que, pendant vingt ans et plus, les héritiers de Ducange, de Pixérécourt, de Caigniez ont taillé leurs drames sur un même patron, tout comme auprès d’eux, les élèves de M. Scribe faisaient de leurs comédies ? Aux uns comme aux autres l’étoffe importait peu, pourvu qu’elle fût coupée sur le modèle connu, et cousue du même fil qui, chaque fois, était plus blanc. Partout régnait l’intrigue, au détriment de l’observation, au dommage du style. Les personnages de théâtre n’étaient plus des personnes, mais des pions qu’il s’agissait de faire mouvoir sur l’échiquier, de telle ou telle manière, suivant qu’on jouait la partie de drame ou la partie de comédie. La manœuvre en pouvait être plus ou moins ingénieuse, et, partant, procurer plus ou moins d’émotion ou d’amusement : les pions étaient toujours de même matière inerte, et tous, en se déplaçant, rendaient toujours le même son héros de l’Ambigu ou bien du Gymnase, ces fantoches, à parler net, n’avaient ni âme ni style. Voilà des vérités dont nous demeurons d’accord, et, pour les confesser, il n’est pas besoin d’être transfuge. Seulement j’ai dans l’idée que M. Hillebrand a sagement agi en livrant au public sans tarder davantage les menues études qu’il avait faites à nos frais. S’il avait attendu dix années encore, on aurait pu l’accuser, avec une apparence de justice, d’avoir mal fait chez nous son métier d’observateur.

En effet, les symptômes se multiplient de l’heureuse évolution que nous avons signalée déjà ; le théâtre, qui menaçait naguère de se constituer en province indépendante de l’empire des lettres, offre chaque jour aux lettrés des gages d’une meilleure entente. La tyrannie de l’intrigue va perdant son crédit ; le public se moque d’elle et invite les auteurs à d’opportunes révoltes ; un goût secret nous reprend des caractères à la scène et, par suite, du style : lorsqu’on nous remettra des personnes humaines sur les planches, chacune, naturellement, parlera son langage ; avec les marionnettes disparaîtra cette sorte d’idiome neutre que l’auteur, de la coulisse, soufflait à toutes impartialement. Ce n’est pas une révolution, quelque bruit qu’en fassent les charlatans d’une certaine secte, prompts à exploiter ce changement et qui veulent en accaparer le prochain bénéfice ; c’est bien plutôt une restauration, mais sage et libérale, comme elle doit l’être pour durer, une légitime renaissance de l’esprit classique et français, doté pour jamais de franchises nouvelles. L’interrègne est fini, ou plutôt l’occupation des romantiques et des vaudevillistes alliés ; l’ère stérile est close, où les étrangers, chez nous, s’étonnaient de n’être plus en France, mais en pleine barbarie ou, comme on a dit, « en Scribie ; » les auteurs de drames vont renouer les traditions de nos tragiques, les auteurs de comédies vont reprendre un certain Molière pour patron. Non qu’il s’agisse de rétablir le code promulgué par Boileau ni d’imiter en écoliers d’inimitables modèles : — on va pousser à nouveau la recherche de la vérité morale, mais par des voies plus larges, plus nombreuses qu’autrefois ; on va revenir à l’étude de l’âme, sans négliger pour cela le corps ni le décor, le milieu ni le costume ; on va rejeter au magasin les mannequins bourrés d’étoupes, non pour s’adonner derechef à l’analyse de l’esprit pur, ce qui serait déjà bien, mais pour se consacrer à l’étude complexe de l’homme, ce qui vaut encore mieux. Et ne croyez pas que le public ne soit pas mûr pour ces réformes : il les appelle de tous ses vœux. Ne croyez pas non plus que les auteurs nous manquent, ainsi que le prétendent les Jérémies du feuilleton : le vrai, c’est plutôt qu’ils se manquent à eux-mêmes. Ils n’ont qu’à vouloir et à prendre confiance, à jeter au feu bravement « le livre de cuisine ; » pour leur pardonner et les remercier de s’être « mis au-dessus de Carême, » le public, à la fin, dégoûté des vieux ragoûts, n’exige pas qu’ils aient plus de talent qu’ils n’en cachent, mais seulement qu’ils montrent celui qu’ils ont, et surtout qu’ils en fassent un plus courageux emploi. Je suis bien aise de l’apprendre à M. Hillebrand, qui retarde peut-être de quelques mois sur nous : le régime sous lequel il a eu le chagrin de nous connaître a donné, ces temps derniers, des signes certains de ruine, et des signes certains apparaissent d’un régime nouveau.

Justement deux pièces, une comédie et un drame, ont réussi à Paris dans le courant de ce mois de juin ; le drame à la Porte-Saint-Martin, la comédie au Vaudeville ; l’un est le premier ouvrage d’un jeune écrivain, M. Buet ; l’autre est signé de M. Gondinet ; l’un a pour titre le Prêtre, l’autre, le Voyage d’agrément : examinons un peu partout ces deux pièces ont plu.

Et d’abord M. Hillebrand saura que le drame, qui dévorait naguère tant de théâtres à Paris, est mis depuis quelque temps à la portion congrue. Quand M. Hillebrand professait à Saint-Cyr, le drame tenait en maître la Gaîté, le Châtelet, la Porte-Saint-Martin, l’Ambigu. La Gaité est close depuis tantôt deux ans ; on l’a entr’ouverte un jour pour y jouer la Sainte Ligue : on l’a refermée bien vite. Pendant ces deux années, je ne trouve au Châtelet qu’un drame : le Beau Solignac ; il dure à peine le temps de reconduire les chameaux de la Vénus noire et de rajuster les trucs des Pilules du diable ; aux Pilules du diable succède Michel Strogoff, que remplacera sans doute, après douze ou quinze mois, quelque franche féerie. La Porte-Saint-Martin, en 1879, n’a produit qu’une pièce inédite : les Enfans du capitaine Grant ; le Tour du Monde avait occupé toute l’année de l’exposition. En 1880, je ne vois là qu’un pauvre drame, les Étrangleurs de Paris, mais combien moins fêté que l’Arbre de Noël, cette féerie, et des reprises de drame, comme la Mendiante et la Bouquetière des Innocens, mais combien moins fructueuses que la reprise de Cendrillon ! A l’Ambigu, on sent battre plus vivement encore le pouls de ce public, impatient de voir disparaître ou se transformer un genre condamné. En 1879, l’Assommoir, et rien de plus : quelque opinion qu’on ait de l’ouvrage de M. Busnach, il est certain, n’est-ce pas, que les derniers amis du vieux drame ne pensent pas un moment à se féliciter de sa vogue ? En 1880, je ne vois, comme nouveautés, pour faire attendre Nana, que Turenne, les Mouchards et enfin Diana. Turenne, plutôt qu’un drame, est une pièce militaire à grand spectacle ; pour les Mouchards, c’est bien un drame, mais un drame qui se moque du drame, à peu près comme Robert Macaire transformé par Frederick : les auteurs sont des sceptiques, des mécréans, des sournois, qui ont fait tout exprès une œuvre plus qu’à moitié burlesque. Enfin Diana survient pour démontrer clairement que l’arrêt porté contre le genre est désormais irrévocable et que nulle habileté ne peut déjouer sur ce chapitre l’indifférence résolue des Parisiens. Rarement M. d’Ennery, l’une des gloires de l’école, mit plus de soin à fabriquer une pièce pour une situation, à construire une machine pour l’honneur d’un ressort, à disposer ses pions pour un coup de partie, qu’il gagne en effet et sans conteste aucune : « Bien joué ! s’écrie la galerie équitable ; on ne pouvait mieux faire ; seulement excusez-nous, ce jeu-là, ne nous émeut plus. » On déclare à l’envi que Diana est un chef-d’œuvre, au sens où quelquefois les ouvriers prennent ce mot : c’est l’ouvrage d’un homme passé maître en son métier, comme, tel morceau de bois tourné ou telle pièce de serrurerie. Mais quoi ! vous connaissez le sort vulgaire de ces chefs-d’œuvre : fêtés un jour par les compagnons de l’artisan, ils demeurent inutiles ensuite sous un globe de verre. Acclamée un soir comme parfait exemple d’un genre, Diana, le lendemain, attendait vainement le public.

Dira-t-on que le drame, chassé des grands théâtres, s’est réfugié, heureusement sur quelques scènes d’ordre inférieur ? En effet, le Château d’Eau, Cluny, l’ancien Lyrique lui restaient ouverts en ces temps de détresse ; par un système ingénieux de billets à bon marché, il pouvait y garder une modeste clientèle : grande baisse de prix après faillite ! J’ai, sous les yeux, la liste effroyablement longue des ouvrages représentés l’an dernier, sur ces théâtres. Quelques drames judiciaires, Casque-en-fer, Chien d’aveugle, ont bien pu captiver un public de quartier : rien pourtant ne s’y montre qui décèle une renaissance du genre ; et combien d’autres ont péri sans avoir fait pleurer personne ! Cherchons-nous dans ce grand nombre, un drame de mœurs modernes ? Nous trouverons les Nuits du boulevard, où l’on voit des forçats libérés se déguiser en princes moscovites pour échapper à des lords anglais dont ils ont tué les fiancées. Du drame historique il n’est même plus trace, à moins, que l’on ne prenne pour historiques l’Inquisition et Garibaldi, et autres farces de même espèce, faites pour animer les spectateurs du paradis à détester les cléricaux ou à cracher sur l’orchestre. Encore cette variété d’ouvrages n’a-t-elle guère de succès : la preuve, c’est que le conseil, municipal de Paris, après mûr examen, renonce au projet de nous donner, sur la scène de la Gaîté, « cet enseignement philosophique et révolutionnaire que la musique est incapable, de fournir. » L’assemblée de nos édiles, qui vient d’imposer au directeur du Châtelet l’obligation de jouer le vendredi saint (clause qui, par parenthèse, nous ménage d’amusantes surprises, car on verra des figurantes refuser, par religion, de se montrer, ce jour-là, demi-nues comme tous les jours), cette assemblée si curieuse de « relever le niveau de l’art, » demeuré, « on ne sait pourquoi, » le même que sous l’empire, cette assemblée a renoncé, par 34 voix contre 28, à ce dessein tant prôné d’un théâtre municipal de drame. Quel meilleur document pourrions-nous exiger du discrédit où le drame est tombé ? Qui donc soutiendra que c’est encore une forme, d’art, quand ce n’est même plus un instrument de cabale politique ?

La veille, du jour où le Prêtre fut représenté à la Porte-Saint-Martin, on avait accueilli par des éclats de rire, à l’ancien Lyrique, un gros drame judiciaire, la Cellule. n° 7. Et, faut-il le dire ? un mois avant, justement à la Porte Saint-Martin, on avait égayé avec la même irrévérence une reprise de Trente Ans, ou la Vie d’un joueur ; ô sacrilège ! vous avez bien lu : Trente Ans, ou la Vie d’un joueur, l’œuvre la plus puissante, au témoignage de Frédérick-Lemaitre, qui ait jamais marqué dans le répertoire du boulevard. Qu’était-ce donc que ce Prêtre ? Le titre, d’abord, ne disait rien de bon. Sans doute quelque machine dressée contre les « hommes noirs, » dans le goût de Mingrat, de la Papesse Jeanne, de la Contre-Lettre, ou le Jésuite, de l’Incendiaire, ou la Cure et l’Archevêché : ce pauvre M. Taillade, si aimé du populaire, allait se mettre maintenant à jouer les otages ! Mais non ! le bruit courait que l’auteur était un gazetier réactionnaire. Alors, nous allions avoir, au lieu d’un placard d’émeutier, quelque fadeur sortie d’une imagerie pieuse : pour mettre les choses au mieux, le héros de la pièce serait un évêque Myriel, poussé du troisième plan au premier, et qui, pendant cinq actes, nous ennuierait de sa vertu ; car le prêtre, en tant que prêtre, n’est pas un personnage de théâtre : il est au-dessus de l’humanité, ou tout au moins en dehors ; ses sentimens extrahumains ne peuvent nous émouvoir. Eh bien ! le lendemain de la première représentation du Prêtre, les Parisiens eurent la surprise d’apprendre que la pièce avait réussi. Comment et dans quelle mesure ? Une scène avait suffi pour faire placer l’auteur parmi nos bonnes recrues. Quelle était cette scène ? Vous l’avez lue peut-être : un journal l’a publiée. Elle était tout entière d’analyse psychologique, et du reste, entendez-vous, le public n’avait eu cure ; et ce reste n’était rien moins que l’appareil d’un gros drame, enrichi des ressources d’une pièce à grand spectacle. Le comte de Champlaurent avait été assassiné, selon les règles, au premier tableau ; selon les règles, un innocent avait payé de sa tête ce crime ; le coupable avait prospéré dans l’estime des hommes, et l’un des fils de la victime aimait la fille du coupable ; l’auteur nous avait mené de la Bretagne aux Indes ; il nous avait ouvert une factorerie anglaise, la demeure d’un Parsi, les remparts d’une forteresse ; nous avions vu des brahmines, un major comique, un radjah ; ce radjah s’était révolté ; la poudre avait parlé haut ; l’ingénue avait été jetée dans un gouffre, l’incendie avait rougi la toile de fond : et tout cela en pure perte ; ces événemens laissaient les spectateurs insensibles, c’était à désespérer une fois de plus du drame !

Mais soudain, voici que dans la prison d’Olivier Robert, le meurtrier impuni, le radjah vainqueur a l’heureuse idée d’introduire l’abbé Patrice de Champlaurent, le fils aîné de la victime. Patrice ignore que cet homme a tué son père ; il le tient pour un ami ; d’ailleurs dans son âme, vouée à Dieu comme une église, il a réservé comme une chapelle consacrée à la mémoire de ce père, une chapelle expiatoire où brûle secrètement sa rancune. A la vue du prêtre, Olivier Robert éclate en blasphèmes : il ne veut pas de consolations qui amolliraient son courage. Mais la fureur même de sa défiance éveille le soupçon de Patrice : pour fermer si violemment son âme, il faut, que cet homme y cache un crime. Lequel ? La religion a des miséricordes pour tous. « Eh bien ! non, vous mentez, rugit le meurtrier ; je vais vous prouver que votre religion est vaine ! » C’est que l’idée lui vient d’une gageure diabolique : il veut éprouver le prêtre en lui jetant à la face l’aveu de son forfait ; il veut l’induire, ce saint, en colère humaine ; il se fait fort ainsi de le confondre et de le bafouer : « Le voilà donc, ce tartufe, qui m’offrait le pardon ; il lève la main sur moi comme je l’ai levée sur son père ; le voilà convaincu de présomption et d’imposture et forcé de confesser la vanité de sa foi ! » Je ne cite pas le texte, mais je résume la scène : en effet, le prêtre, torturé toujours par de plus cruels soupçons, s’avance sur le meurtrier ; à l’aveu du crime, il redevient homme, il saisit une arme, il va frapper ! Son ennemi triomphant ricane devant la mort ; mais ce rire même du condamné rappelle le justicier à lui-même ; Patrice de Champlaurent laisse tomber l’arme : le prêtre l’emporte, le fils est vaincu.

Ce tableau, vous le voyez, pourrait s’appeler sur l’affiche : la Tentation de l’abbé Patrice ; et quelle analyse plus subtile que celle de cette tentation du confesseur par le pécheur ? Il ne s’agit pas, comme d’abord on avait pu le penser, de savoir si le prêtre perdra le meurtrier de son père au prix du secret de la confession : cette question n’offrirait pas un intérêt bien neuf ni bien abstrus. C’est un débat d’un ordre plus intime encore, plus secret, plus réservé, qui sollicite notre attention et qui touche nos âmes. Qui de nous d’ailleurs s’inquiète si le meurtrier sera puni ou gracié ? Sera-t-il absous, seulement, voilà ce qui nous occupe, non pour lui mais pour le prêtre. Le drame, encore une fois, est tout entier psychologique, et la scène n’est rien de plus qu’une tempête sous une tonsure. Or voilà justement ce qui nous captive et nous émeut ; et, quand je dis : nous, je ne parle pas seulement de nous autres théoriciens et critiques, suspects de parti-pris ou tout au moins de dilettantisme, je parle de tout le public, qui suit cette scène avec une angoisse croissante’. Cette scène, à elle seule, sauve le drame et range l’auteur parmi les écrivains de l’avenir. Notez que, tout naturellement, ici, parce que la pensée est forte, le style le devient ; il sonne plus solide que dans tout le reste de la pièce ; et même les acteurs sont gagnés, de ce coup, au bon naturel et à la vérité : M. Laray, qui tout à l’heure, déclamait son rôle d’une gorge terriblement emphatique, M. Laray devient ici le digne partenaire de M. Taillade.

Hé donc ! mesurez le succès que M. Buet aurait eu s’il avait pris seulement plus de confiance dans sa force, s’il avait respecté la dignité de son idée, s’il avait maintenu son drame sévèrement dans le monde moral, au lieu de l’éparpiller en de méchantes aventures ; s’il avait eu le courage de ne compter que sur sa pensée, d’oublier les combinaisons d’événemens imaginées par d’autres, et d’écrire toute sa pièce de cette bonne encre dont il a écrit une scène, au lieu de la délayer, cette encre, selon la formule. La formule est vieille, elle est mauvaise ; on le sait, on le dit tout bas, et pourtant on se risque plutôt à l’employer encore une fois qu’à se passer hardiment d’elle. En vérité, c’est mal : quand le public, ce routinier, invite les écrivains à quitter la routine, n’est-il pas temps que les écrivains la quittent ? Nous comptons fermement que dans une occasion prochaine, M. Ch. Buet se montrera plus fier.

C’est la même querelle, ou peu s’en faut, que j’aurai l’audace de faire à M. Gondinet. Si vous n’avez déjà vu le Voyage d’agrément, vous le pourrez voir au mois de septembre, alors que se rouvrira le Vaudeville. La pièce, dès le premier soir, est allée aux nues, sur cette scène où, le mois d’avant, le Drame de la gare de l’Ouest, un vaudeville de M. Durantin, était tombé à plat. M. Durantin n’est pas un novice. Quelle était la donnée de sa pièce ? Un bourgeois a trois filles, qu’il fiance à trois jeunes gens, lesquels ont trois maîtresses. Un de ces jeunes gens est avocat ; il plaide pour sa maîtresse, une personne de mœurs légères, un procès en revendication d’enfant. Il fait dans sa plaidoirie un portrait si touchant de la jeune femme, il la colore si bien en héroïne persécutée, que son futur beau-père, présent à l’audience, conçoit le projet de la lui donner pour belle-mère : l’avocat a fort à faire pour ôter de l’esprit du bonhomme les préventions qu’il y a mises en faveur de sa cliente. Voyons maintenant la donnée du Voyage d’agrément. M. de Suzor, un excellent mari, s’est laissé aller, pendant une absence de sa femme, à souper en compagnie trop joyeuse, à se griser un tantinet, à battre un cocher (il n’était pas si gris !), puis à rosser un sergent de ville qui intervenait dans le débat. Ces choses-là, comme il le dit lui-même, ne réussissent jamais aux hommes d’ordre : Suzor est condamné à quinze jours de prison. Sa femme est revenue, le jour où il doit se constituer prisonnier : comment expliquer son départ et justifier son absence ? Faute de mieux, il prétexte un voyage d’agrément : sa femme le croit en Italie. Tandis qu’il est sous clef, le directeur de la prison, un fonctionnaire fantaisiste, fait la cour à Mme de Suzor, dont il a trouvé la photographie chez une « petite dame » présente au fameux souper.

Comparez ces deux thèmes. Lequel jugez-vous plus propice à la comédie, lequel plus voisin du simple vaudeville ? A mon avis, l’idée comique gît bien plutôt dans la pièce de M. Durantin ; celle de M. Gondinet ne se fonde que sur une combinaison fortuite et peu vraisemblable d’événemens. Oui, mais le succès en art dépend, et c’est justice, de l’exécution bien plus que de la conception première. Or M. Durantin a traité sa comédie en vaudeville ; M. Gondinet, de son vaudeville a fait presque une comédie. J’entends que M. Durantin s’est borné à croiser et décroiser selon les règles connues du manège scénique les ficelles visibles où ses personnages étaient suspendus ; mais de ces personnages, lequel était une personne, lequel paraissait vivre, c’est-à-dire différer de tout autre, car nul être vivant n’a de semblable en ce monde ? Le bourgeois était un bourgeois quelconque et, partant, si j’ose dire, ce n’était aucun bourgeois. Les trois jeunes filles étaient trois jeunes filles ; les trois jeunes gens, trois jeunes gens ; les trois petites dames, trois petites dames : allez donc les reconnaître avec ce signalement ! Vous ne pouvez les reconnaître, ni même les rencontrer, car ces gens-là n’existent pas : toute créature a sa marque spéciale, et seuls deux pantins peuvent avoir le même nez. Le Drame de la gare de l’Ouest n’est ni plus ni moins qu’une pièce de pure intrigue : une fois le sujet trouvé dans le monde contemporain, l’auteur ne s’est plus mis en peine de regarder autour de lui ; son œuvre ne lui a pas coûté un effort d’observation ; aussi ne contient-elle pas une parcelle d’humanité. Mais, dit-on, est-ce bien parce que c’est une pièce d’intrigue que le Drame de la gare de l’Ouest a piteusement échoué ? n’est-ce pas plutôt parce que l’intrigue n’en est pas neuve ? A mon tour, je demanderai s’il reste encore des intrigues neuves ; je vous jure, en tous cas ; que le public ne s’en inquiète guère. S’avise-t-il seulement, ce public tant calomnié, que ce voyage d’agrément rappelle en maintes situations le Réveillon de MM. Meilhac et Halévy ? Nullement ; ou du moins, s’il s’en aperçoit, il n’en témoigne aucune mauvaise humeur, et combien il a raison ! Qu’importe que le cadre soit à peu près le même, si le tableau ou le dessin est neuf et joli ? Tant mieux peut-être si le cadre déjà connu ne vous distrait pas de l’ouvrage ! Le meilleur cadre au théâtre est souvent un passe-partout.

Ce qui nous plaît dans le Voyage d’agrément, c’est justement ce qui manquait dans le Drame de la gare de l’Ouest : c’est l’amusante justesse d’une observation malicieuse. Les personnages sont vraisemblables dans une situation qui ne l’est pas ; leurs discours sont humains, dans quelque posture qu’ils se trouvent : vox hominem sonat ; il semble même, tant ils ont de naturel et d’aisance, qu’ils n’aient pu s’exprimer autrement. Le rôle de Suzor est tenu par M. Adolphe Dupuis, ce merveilleux comédien, qui s’incarne de si bonne grâce dans les personnages les plus divers ; mais encore, pour s’incarner, faut-il trouver de la chair : tout le talent de M. Dupuis n’animerait pas un mannequin. Examinez, s’il vous plaît, le détail du dialogue : vous verrez que M. Gondinet a dépensé dans ce vaudeville la monnaie de plusieurs comédies ; et l’on croirait vraiment que cela ne lui a rien coûté : car telle est, en quelque sorte, la bonhomie de son esprit, qu’il pose en passant un joli mot au bout d’une phrase sans qu’il paraisse seulement y avoir touché.

Et maintenant regretterons-nous que M. Gondinet se soit mis en frais pour orner de telles variations le thème de MM. Bisson et Sylvane ? Non sans doute, et ce n’est pas nous qui lui reprocherons sa complaisance pour des confrères novices. D’ailleurs, en donnant beaucoup, M. Gondinet ne s’appauvrit guère. Mais n’est-il pas à souhaiter qu’un talent si fin, si ingénieux, si aimable, s’emploie, plutôt qu’à des vaudevilles, à des comédies de caractère ou tout au moins de mœurs ? Je disais tout à l’heure que peu importe la nouveauté ou la richesse du cadre : encore vaut-il mieux que ce cadre ne soit point tortu et biscornu. Il faut tricher pour introduire, comme a fait M. Gondinet, une somme raisonnable d’observation dans la forme du vaudeville : combien il serait plus à l’aise s’il choisissait d’emblée une forme de comédie ! Son œuvre aussi aurait plus de chances de durée : elle se tiendrait d’ensemble, au lieu de tromper l’œil quelque temps par l’apparence d’ingénieux détails. Saupoudrer de comique un sujet qui ne l’est pas se trouve être, à la longue, un métier de dupe, une tâche ingrate. Certes je ne demande pas que M. Gondinet se guinde à ce genre qui, de nos jours, se donne volontiers pour celui de la haute comédie, et que j’appelle, moi, du vaudeville pathétique. Il a mieux à faire, ayant ce don, si rare à présent, de la gaîté. Je n’ai garde d’oublier quel service nous a rendu, en perpétuant la gaîté nationale, cette comédie moyenne dont M. Labiche, MM. Meilhac et Halévy et M. Gondinet lui-même nous ont donné de si charmans exemples. Elle est parfois, cette comédie, un peu voisine de la farce. Le grand mal, en vérité ! La farce est bonne Française ; et d’ailleurs, si l’on s’efforce de nous incliner vers elle, n’ayez peur : ce n’est pas de ce côté-là que nous tomberons. Le siècle est morose en diable ; voyez : à l’hippodrome et au cirque, l’Auguste en habit noir supplante le clown en maillot rose. Il y a cent ans déjà, ce pimpant Beaumarchais, dont nous parlions le mois dernier, trouvant qu’il se faisait un trop large vide entre les parades du boulevard et la haute, très haute et très froide comédie, Beaumarchais s’efforçait de ragaillardir le public en mêlant à son Barbier de Séville d’impertinentes joyeusetés ; et comme la jeune première chargée du rôle de Rosine, Mlle Doligny, refusait de chanter une ariette, en alléguant la dignité de la maison, il l’introduisait, cette ariette, dans le Compliment de clôture, où le rôle était tenu par Mlle Luzzi, une soubrette, et il faisait dire par Bartholo : « Le public n’aime pas qu’on chante à la Comédie-Française ; » à quoi Rosine répondait sans se troubler : « Oui, docteur, dans la tragédie ! Mais depuis quand faut-il ôter d’un sujet gai ce qui peut en augmenter l’agrément ? Allez, messieurs ; le public aime tout ce qui l’amuse ! » Oui, je vous jure, le public aime tout ce qui l’amuse ; et il l’aime d’autant plus qu’il s’amuse plus rarement, et que nous nous sommes, depuis un siècle, attristés davantage. Le Français est devenu l’animal politique, pathétique, raisonneur et sentimental, qui vote et qui spécule, tue sa femme infidèle et noircit d’eaux étrangères le bon vin de son pays. Il n’en a que plus de gratitude pour qui le tire, un beau soir, de sa méchante humeur. Mais, comme en fin de compte, il a encore le goût bon, il sait discerner, à l’occasion, la qualité de son divertissement : s’il préfère Divorçons aux Bourgeois de Pont-Arcy, et le Monde où l’on s’ennuie à Hélène, c’est-à-dire une pièce gaie à une pièce qui se prétend mal à propos émouvante, il sait pourtant que le Voyage de M. Perrichon est supérieur à la Cagnotte, la Petite Marquise à Tricoche et Cacolet, le Panache au Voyage d’agrément, c’est-à-dire une comédie à un vaudeville ; et même il ne se plaindrait pas si les auteurs de ces comédies-là se haussaient plus souvent à un genre non moins gai, mais un peu plus noble, s’ils lui donnaient des dessins aussi spirituels que ces croquis, des tableaux aussi amusans que ces esquisses, s’ils cherchaient, par un choix plus sévère et par un plus grand souci du style, un profit plus durable de leurs observations, — s’ils avaient, en un mot, le courage de leur talent.

Ainsi ce Voyage d’agrément nous ramène aux mêmes conclusions que le Prêtre. M. Gondinet réussit où M. Durantin a échoué, tout comme M. Buet où tant de dramaturges se sont perdus ; et tous les deux réussissent justement par les mêmes raisons ; et tous les deux peuvent réussir avec un bien autre éclat, s’il se laissent guider seulement par la faveur du public, s’ils négligent davantage les combinaisons d’événemens, s’ils se donnent tout entiers à la peinture des caractères et des mœurs. Le spectacle d’une âme, à travers la lorgnette du dramaturge ou du comique, nous intéresse bien plus que celui d’un coup de dés. Périsse le vieux drame, ou plutôt le mélodrame, et périsse le vaudeville ! Vivent le drame humain et la comédie humaine ! Rien de ce qui est de l’homme ne nous est étranger, ni ses passions, ni ses ridicules : l’étude d’un sentiment ou d’un travers nous tient plus au cœur que la recherche d’une situation. M. Ludovic Halévy a raconté, dans une étude sur Cham, l’effarement de cet aimable artiste alors qu’il essayait de collaborer avec Clairville : « Apprenez, disait sévèrement l’auteur de tant de scénarios cocasses, apprenez que les pièces de théâtre ne se font pas avec de l’esprit, mais avec des situations ! » Soit ! il faut une situation pour établir une pièce, et une situation comique pour y fonder une comédie, mais nous commençons ou plutôt nous recommençons à croire que la découverte des situations n’est pas le but de l’art dramatique. Aussi bien c’est une découverte dont la possession est précaire ; il n’est de biens personnels au théâtre, comme dans toute la littérature, que l’observation et le style qui la consacre. Le moule à gaufres est banal, au vieux sens du mot : la pâte seule appartient à quelqu’un. Et s’il fallait de cette vérité une preuve toute récente, la reprise d’une pièce de Dumas père viendrait à point nous la fournir ; c’est de Madame de Chamblay que je parle, représentée le mois dernier au Gymnase.

Cette pièce est à peu près la dernière de son auteur : la griffe du lion s’y reconnaît encore, mais du lion vieillissant. Peu de spectateurs l’avaient vue, en 1868, au théâtre Ventadour et à la Porte-Saint-Martin ; encore l’avaient-ils presque oubliée. M. Dumas fils, pour cette reprise, a cru de voir l’alléger ; il a réuni en un seul le deuxième et le troisième acte ; il a coupé des tirades dont l’exubérance romantique risquait de faire sourire les illettrés d’aujourd’hui. C’est besogne délicate que de raser un mort pour qu’il ait, sur son lit de parade, la barbe bien faite ; quelque touffe peut demeurer, qui le défigure comiquement. Telle exclamation est restée, dans Madame de Chamblay, qu’annonçait autrefois l’air démodé, naïf, un peu emphatique du reste, et qui surprend le public dans ce dialogue rajeuni. Mais l’intérêt de cette reprise n’est pas dans cette restauration : il n’est même pas dans l’expérience faite une fois de plus du talent dramatique de Mlle Mary Jullien, à qui M. Landrol donne la réplique, dans une scène scabreuse, avec une autorité remarquable : il est dans la trouvaille que le public a faite, au cours de cette pièce, d’une situation qu’il connaissait déjà, — mais qu’il connaissait comment ? pour l’avoir remarquée dans l’Etrangère, de M. Dumas fils, postérieure de dix ans à Madame de Chamblay.

On a raconté que M. Dumas fils avait cherché longtemps le dénoûment de l’Étrangère : il a trouvé à la fin celui de Madame de Chamblay, — que son père lui-même, une préface nous l’apprend, avait longtemps cherché. Comme en pareille matière il faut prouver son dire, je demande la permission de citer. Vous vous rappelez qu’au dernier acte de l’Étrangère, l’ingénieur Gérard, avant de se battre avec le duc de Septmonts, fait ses adieux à la duchesse : « La séparation entre nous, lui dit-il, est éternelle, même si je survis… Les hommes ont tout prévu dans leur morale cruelle ; .. ils ont interdit au meurtrier d’un homme d’épouser sa veuve. » Puis survient l’Américain Clarkson, qui, appelé par le duc pour lui servir de témoin, se retourne contre lui : « Je vous dis en face que gaspiller l’héritage qu’on a reçu, perdre au jeu l’argent qu’on n’a pas.., se marier pour payer ses dettes et continuer ses farces, se venger d’une femme innocente, dérober des lettres, abuser de sa force aux armes pour tuer un galant homme, je vous dis en face que tout cela est le fait d’un drôle ; que, par conséquent, vous êtes un drôle, etc. » Le duc, là-dessus, interrompt Clarkson : « Vous vous battrez, n’est-ce pas ? — Oh ! ça ; tant qu’on veut ! — Eh bien ! Quand j’en aurai fini avec l’autre, nous aurons affaire ensemble. — Après-demain alors ? — Après-demain. — Mais il faut que je parte demain soir au plus tard. — Vous attendrez, et en attendant, sortez ! — Comme j’ai l’air d’un monsieur à qui on dit comme ça : Sortez ! et qui sort ! Allez chercher dans votre chambre une bonne paire d’épées et suivez-moi dans les grands terrains déserts qui sont derrière votre hôtel… Quant à nos témoins,.. ce seront les gens qui passeront… » Les deux adversaires sortent, la duchesse rentre, mistress Clarkson arrive ; un moment après, Clarkson reparaît : Mrs Clarkson, en le voyant, dit à la duchesse : « Vous êtes veuve ! »

Rien n’est mieux imaginé ; le revirement de Clarkson est des plus amusans, et l’intervention de ce tiers des plus ingénieuses pour rassurer le public sur le bonheur futur de la duchesse et de son ami… Et maintenant revenons à Madame de Chamblay.

M. de Chamblay et M. de Septmonts se ressemblent comme deux « vibrions » dans une goutte d’eau. Mme de Chamblay n’est pas moins malheureuse que la duchesse de Septmonts ; elle n’aime pas moins M. Max que la duchesse n’aime M. Gérard, ni d’un amour moins pur ni moins près d’être légitime. Cependant, il faut le dire, elle va se faire enlever ; la chaise de poste est attelée dans la cour du baron de Senonches, — lequel est ami de Max et loge fort à propos entre cour et jardin, — quand arrive la scène que je vous prie d’écouter. M. de Chamblay se présente chez le baron de Senonches pour payer une dette de jeu. Le baron, d’abord, refuse avec courtoisie de recevoir la somme. M. de Chamblay insiste ; alors le baron : « Eh bien ! monsieur le comte, puisque votre mauvaise fortune l’emporte sur ma volonté, je vais en appeler à vous-même, Si par hasard vous aviez joué avec un bandit et un meurtrier, que ce bandit eût perdu avec vous une somme de quarante mille francs qu’il n’avait point et que vous apprissiez que, pour la payer, il a été forcé de faire violence à une femme et de mettre le pistolet sur la gorge d’un homme, recevriez-vous l’argent qu’il vous apporterait et que vous sauriez venir de pareille source ? — Monsieur ! .. — Non, n’est-ce pas ? Vous voyez bien que je ne puis recevoir le vôtre. — Monsieur le baron, vous venez de me faire de parti-pris une de ces injures qui ne se lavent que dans le sang. — Monsieur le comte, je suis tout à votre disposition… La main de Dieu est dans tout ceci… Votre femme, une sainte créature, a été ruinée, violentée par vous, cela mérite justice ! Mon ami, une âme loyale, un cœur droit, a failli être assassiné par vous, cela mérite vengeance ! .. Il aime Mme de Chamblay,.. il est aimé d’elle ! Vous voyez bien qu’il faut que ce soit un autre qui vous tue… — J’aurai l’honneur de vous envoyer demain mes témoins. — Oh ! demain je serai bien occupé… — Alors, monsieur, vous me priez de retarder la réparation ? — Au contraire, je vous prie de l’avancer. — Expliquez-vous… — J’ai là deux paires d’épées ; .. mon jardin semble fait exprès pour vider ces sortes de différends… — Soit ! si vous avez aussi des témoins à m’offrir… — Non, mais entrez au café, à quatre pas d’ici, vous y trouverez dix officiers qui seront heureux de nous aider à vider notre petite querelle… » M. de Chamblay, en effet, trouve des officiers au café. M. de Senonches va le rejoindre dans son jardin. Il rentre un moment après, et trouvant Mme de Chamblay et Max avec son secrétaire, ils se tourne vers celui-ci et lui dit : « Faites dételer ! »

Il serait difficile, je pense, de trouver une plus parfaite similitude de situations. M. Dumas s’est engagé sciemment dans la même impasse que son père ; il en est sorti par le même expédient. « La loi, dit le baron de Senonches à son ami Max de Villiers, ne permet pas d’épouser les veuves qu’on a faites soi-même ; » et Gérard dit à la duchesse : « Ils ont interdit au meurtrier d’un homme d’épouser sa veuve. » — « La main de Dieu est dans tout ceci, » déclare le baron ; et le moraliste Rémonin, en apprenant la mort de Septmonts, s’écrie : « Les dieux sont arrivés ! » Eh bien ! qui donc s’aviserait de faire à M. Dumas fils un crime de cette similitude qui s’avoue ? Il n’est pas couvert seulement par cet article du code pénal, qui déclare que les soustractions commises par des enfans au préjudice de leurs pères ou mères ne pourront donner lieu qu’à des réparations civiles. Il n’a même pas à arguer que son père était mort quand parut l’Etrangère, et qu’il avait trouvé cette situation, parmi bien d’autres, dans l’héritage. Non ; les situations appartiennent à qui les prend, ou du moins à qui les occupe, ainsi qu’un sol libre, à condition d’y bâtir. Si l’édifice est original, le public se tient content ; il maintient au constructeur la possession du terrain jusqu’au jour où se présente l’auteur d’un plus beau projet. Le terrain alors est adjugé à celui-ci, qui devra peut-être à son tour le céder à un autre. M. Dumas fils a l’usufruit de la situation que nous venons de voir, en attendant qu’un autre en tire meilleur parti ; elle est à lui sans conteste et n’est plus à son père ; et il n’aura garde de se plaindre s’il arrive un jour qu’un tiers auteur la lui réclame. L’Étrangère diffère-t-elle de Madame de Chamblay ? Oui, sans doute, puisque l’Étrangère, comme vous savez, est un drame symbolique, puisque le fils a mis un levain mystique dans ce moule où le père se contentait de verser de la pâte humaine. L’Étrangère, d’ailleurs, a réussi plus brillamment que Madame de Chamblay. Cela nous suffit : l’affaire est instruite, l’ordonnance de non-lieu est rendue ; le inouïe, jusqu’à nouvel ordre, est réputé appartenir à l’inventeur de la pâte brevetée le plus récemment, et qui a eu le plus de vogue : — c’est aux gens d’esprit de ne pas perdre leur temps à se creuser la tête pour inventer des moules.

Avant de finir, puisque nous parlons de Dumas père, disons qu’à la Comédie-Française Mlle Bartet a débuté dans le rôle de Mlle de Belle-Isle et M. Volny dans celui du chevalier d’Aubigny. Mlle Bartet, comme d’habitude, a été bien servie par ses nerfs ; à l’encontre de plusieurs de ses camarades, elle doit prendre garde à ralentir et à nuancer davantage sa diction. De nuances, à présent, il ne faut pas parler à M. Volny ; nous attendrons, pour le reconnaître, qu’il ait perdu les mauvaises habitudes qu’il a prises à la Gaîté, qu’il ait replacé sa voix de la gorge dans la poitrine et qu’il ait repris le gouvernement de sa pensée : un jeune artiste, en 1881, ne joue pas impunément le fils de Lucrèce Borgia. Enfin ne quittons pas la Comédie-Française sans noter l’à-propos par lequel M. Paul Delair nous a rappelé, le 6 juin, que la maison de Molière est aussi parfois la maison de Corneille. Ce jour-là, jour anniversaire de la naissance du poète, M. Perrin nous a offert Horace et le Menteur. M. Delaunay, dans le Menteur, est toujours exquis : il le sera peut-être pendant quarante années encore ; il n’aura pas mis d’intervalle entre la première jeunesse et la seconde enfance : pour un comédien, est-ce bien là le bonheur ? M. Silvain débutait dans le rôle du vieil Horace ; je suis fort aise, à cette occasion, de déclarer que ce n’est pas lui, mais M. Villain, qui jouait le mois dernier Basile dans le Mariage de Figaro. M. Silvain est un bon acteur, consciencieux et correct ; il faisait dans le Cid un excellent roi, qui prononçait toutes les syllabes équitablement. Dans Garin, encore, on prenait plaisir à l’entendre après M. Mounet-Sully, comme un critique malicieux, l’an passé, prenait plaisir à revoir les Tragiques de M. Patin après avoir vu grimacer les Deux Masques de M. de Saint-Victor. Il ne faudrait pas pour cela que M. Silvain prît trop d’importance ni qu’il gardât toujours la raideur d’un roi mage sur une tapisserie. Qu’il soit, même sous la toge du père des Horaces, moins rond que M. Dumaine, j’y consens volontiers ; je voudrais cependant qu’il prêtât à ce vieux bourgeois de Rome un peu plus de bonhomie et de familiarité ; quand il s’écrie :

Qu’est-ce ci, mes enfans ? Écoutez-vous vos flammes,
Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?


je voudrais qu’il se relâchât un peu de cette dignité d’apparat, que les Romains n’ont jamais eue que dans les tragédies de collège.

Mais, pour revenir à M. Delair et terminer par lui, disons que son à-propos, glissé entre Horace et le Menteur, est fort supérieur à la plupart des opuscules de ce genre. M. Delair s’est donné la peine de composer une petite pièce, et le Fils de Corneille mérite de reparaître sur l’affiche. Les vers, en maint passage, sont cornéliens tout de bon, et le style est presque purgé de ces scories qui déparaient Garin. Quand verrons-nous à la Comédie-Française, ou bien à l’Odéon, un second drame de M. Delair ? Qu’il dépouille, cette fois, son romantisme barbare ; qu’il mette dans la bouche de héros bien vivans des vers aussi virilement frappés que ceux du Fils de Corneille. Qu’il renonce, lui aussi, à chercher des fables bizarres, à loger dans des châteaux d’architecture baroque des fantômes et des fantoches : il est assez bien doué pour qu’on l’invite à faire sa part de belle besogne, à n’avoir souci de rien plus que de l’observation et du style, à conspirer, en un mot, avec les gens de bon sens, pour l’heureux accord de l’art dramatique et des lettres.


Louis GANDERAX.