Revue dramatique - 30 novembre 1900

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REVUE DRAMATIQUE

COMEDIE FRANÇAISE : Alkestis, drame en quatre actes en vers par M. G. Rivollet. — ODEON : La guerre en dentelles, drame en cinq actes par M. Georges d’Esparbès. — VAUDEVILLE : Sylvie ou la curieuse d’amour, comédie en quatre actes par M. Abel Hermant. — GYMNASE : La Poigne, comédie en quatre actes par M. Jean Jullien. — THEATRE-ANTOINE : la Main gauche, comédie en trois actes par M. Pierre Veber.

La littérature dramatique ne peut pas se renouveler tous les soirs. Il est bon que, de temps en temps, les écrivains reviennent à des formes anciennes, et que le théâtre se recueille. Ces périodes d’apparente stagnation cachent parfois un puissant travail de fermentation intérieure ; souvent elles ne cachent rien. Adaptations, comédies de genre historique, comédies bourgeoises ou vaudevilles à la mode d’il y a cinquante ans, tels sont les ouvrages nouveaux que nous ont donnés les théâtres pour leur réouverture. Les auteurs se sont complu dans le rétrospectif, quand ce n’a pas été dans le suranné.

Nous suivrons l’ordre chronologique.

La Comédie-Française a représenté Alkestis, adaptation de l’Alceste d’Euripide. La pièce grecque, très complexe, est d’abord une féerie et un opéra bouffe. M. Rivollet a conservé et même renforcé ces élémens de spectacle et de bouffonnerie. Nous assistons à une série de tableaux : tableau de l’arrivée de la Mort heurtant au palais d’Admète, tableau des derniers momens d’Alceste tenant ses enfans embrassés, tableau des funérailles d’Alceste, tableau de sa résurrection. Le rôle d’Hercule a été très développé. Hercule fait dans cette pièce touchante le même fracas et il tient la même place, que Don César de Bazan dans Ruy Blas. Même il débite une sorte de ballade à la lune qui n’est pas la partie la moins surprenante de son rôle.

Mais l’Alceste grecque est en outre le drame du dévouement conjugal. Euripide passait pour être l’ennemi des femmes ; de tout temps nous avons su ce qu’il faut penser de ceux qui ont dit tant de mal des femmes ; ils leur en veulent de les avoir trop aimées. Il a mis à la scène les plus délicieuses figures de femmes et les plus nobles qu’il y ait dans toute la littérature antique. Alceste est l’une d’elles. Comme ses sœurs, une Polyxène ou une Iphigénie, cette héroïne nous ravit parce qu’elle n’est en aucune manière une personnification de l’héroïsme. C’est une femme qui aime son mari, au point d’accepter de mourir pour lui. Au moment où elle meurt, la beauté de son action ne l’enivre, ni ne l’éblouit. Sa mort lui paraît vraiment atroce. Elle est jeune, elle est charmante, elle est reine, elle est épouse, elle est mère, et la vie est le plus grand de tous les biens ! Aussi emplit-elle le palais de ses lamentations et arrose-t-elle de ses larmes les autels familiers. Elle sait l’étendue et la valeur de son sacrifice : elle y mesure l’étendue de la reconnaissance qu’on lui doit en retour. On a bien le droit de faire ses conditions quand on meurt pour les gens. Donc qu’Admète fasse serment de ne pas se remarier ! La mère ne veut pas que ses enfans aient une marâtre. La femme écarte par avance la rivale qui la ferait oublier. Non, Alceste n’est pas une héroïne de tragédie : jusque dans la mort elle reste femme adorablement… L’Alceste française n’apparaît en scène que pour gémir et mourir. M. Rivollet a supprimé de sa version toute « l’étude de femme. »

Alceste est encore la comédie de l’égoïsme. Admète s’est adressé à ses parens et à ses amis et il leur a fait, sans rougir, la même étrange proposition à laquelle tous ont répondu de la même manière. Seule Alceste se dévoue. Admète est un mari qui aime bien sa femme mais qui s’aime mieux lui-même : il accepte le sacrifice de la jeune femme. A sa lâcheté répond la lâcheté toute pareille du vieux Phérès. Ces deux égoïsmes se rencontrent, se heurtent, éclatent dans la scène où le père et le fils, oublieux de toute dignité royale, comme de toute convenance familiale, s’invectivent suivant le rite des portefaix ou des héros d’Homère et se jettent à la face leur mépris réciproque… L’adaptateur moderne a reculé devant ces hardiesses de la tragédie antique. Et cela même est curieux à constater. A l’heure actuelle, nous en sommes à ne pas oser transporter sur notre théâtre des scènes qui datent de plus de deux mille ans et avec lesquelles sont familiarisés nos enfans à qui on les fait lire dans leurs classes. M. Rivollet s’est ingénié à « sauver » la situation. Ce n’est plus par pleutrerie qu’Admète refuse de mourir, c’est par devoir et j’allais dire par esprit de sacrifice. Il doit vivre pour son peuple. Il est la victime de la raison d’État. Ce n’est plus par son fils que le vieux Phérès s’entend reprocher son indignité : c’est par les gens du chœur. Évidemment cela rend la scène beaucoup plus convenable. Décence et solennité, telle est la note.

A l’Alceste française, il manque Alceste, Admète et Phérès ; il manque l’émotion et la satire. Il reste une pièce à spectacle, un drame tout extérieur écrit en vers agréables, faciles et négligés.

L’interprétation d’Alkestis est d’une médiocrité uniforme, sur laquelle tranche le jeu de M. Paul Mounet, chargé du rôle d’Hercule. Il a été la joie de la soirée. Entre les nombreux types d’Hercule que lui fournissaient l’art et la littérature, il a choisi avec décision le type de l’Hercule forain.

Après l’adaptation, le pastiche. C’est un genre froid. M. Georges d’Esparbès lui-même, avec sa bonne volonté éperdue, n’a pas réussi à le réchauffer. M. d’Esparbès est un spécialiste de la littérature héroïque. Il a longtemps célébré les exploits de l’époque napoléonienne en des contes empanachés d’un sublime tout méridional. Désormais il exalte l’héroïsme du XVIIIe siècle. Il faut tenir compte à M. d’Esparbès de ses intentions, qui sont excellentes. Dans la Guerre en dentelles, il a voulu évoquer un moment particulièrement brillant de notre vie française, et ressusciter les élégances de l’ancien régime. Le XVIIIe siècle nous offre un mélange savoureux de bravoure et de galanterie, de hardiesse guerrière et de légèreté spirituelle. Les gens de ce temps-là s’interrompaient de danser pour s’aller battre, et chargeaient l’ennemi sur un air de menuet. Un certain marquis de Pry a la tâche de personnifier toutes ces grâces. Il s’y travaille avec une conscience, un zèle, une candeur qui désarment. Pas un mot qui ne soit une gentillesse. Pas un geste qui n’ait été étudié avec le maître à danser. C’est trop. On a beau être de l’ancien régime, il y a des momens de détente et d’oubli. Le gentilhomme de M. d’Esparbès ne nous laisse jamais oublier qu’il est de l’ancien régime. C’est son tort. Si nous devinons que Mascarille est un faux marquis, c’est justement parce qu’il a trop l’air marquis. Et si nous nous apercevons que Boireau n’est pas un homme du monde, c’est parce qu’il renchérit sur la distinction. Pas un seul instant, le marquis de Pry ne nous fait songer à Richelieu.

Le rôle du marquis de Pry a trouvé un interprète extraordinaire : c’est M. de Max. On ne pousse pas plus loin la drôlerie involontaire. C’est le chef-d’œuvre de la caricature malgré soi. Il est impayable. Cela vaut le voyage.

Voici maintenant le XVIIIe siècle libertin. M. Abel Hermant, qui a le don du pastiche, s’est proposé d’emprunter aux conteurs du siècle dernier ce qu’il y avait de plus désobligeant dans leur manière de libertinage laborieux et de froide grivoiserie. Il y a parfaitement réussi. Encore les pires représentans de ce genre de littérature ne réunissaient-ils pas un millier de personnes pour leur conter leurs petites drôleries pendant quatre heures d’horloge. La question est de savoir si la pièce de M. Hermant est plus déplaisante, ou si par son incroyable monotonie elle ne serait pas encore plus ennuyeuse. Sylvie est une femme qui, depuis le jour de la prise de la Bastille, change de maris chaque fois que la France change de gouvernement ; cela, sans préjudice des amans, qui ne comptent pas. Au premier acte, Sylvie tombe dans les bras d’un premier mari, qui est marquis d’ancien régime. Au second acte, Sylvie tombe dans les bras d’un second mari, qui est accusateur public. Au troisième acte, Sylvie épouse un troisième mari, qui est maréchal d’Empire. Nous songeons au retour des Bourbons, aux Cent Jours, à la Restauration. Mais la pièce de M. Hermant est terminée, ou pour mieux dire, elle a cessé de recommencer. Car telle est la coupe de cette pièce bizarre que chaque acte y recommence l’acte précédent. Au premier acte, Sylvie va se donner à Henry, un jeune gars, héros du 14 juillet, lorsqu’elle se laisse prendre, sous le nez d’Henry, par le marquis. Au second acte Sylvie est en conversation tendre avec Henry, lorsque, sous le nez d’Henry, elle se laisse prendre par l’accusateur public. Au troisième acte, nous revoyons Henry et, au moment psychologique, Sylvie se laisse enlever par le maréchal d’Empire. Le quatrième acte réunit les trois maris et le sempiternel Henry. Ce système de recommencemens constitue un genre fort usité dans les ateliers et dans les cafés-concerts. Sylvie ou la Curieuse d’amour n’est pas une pièce de théâtre, c’est une « scie » en quatre actes.

Mme Réjane met autant de fantaisie qu’il lui est possible dans le rôle fâcheux de Sylvie ; sans elle, la pièce serait probablement injouable.

Le nom de M. Jean Jullien nous reporte à l’âge héroïque du théâtre réaliste. Aussi n’est-il pas sans intérêt de voir M. Jullien nous donner aujourd’hui une pièce où tous les procédés qui y sont employés, hormis peut-être les bruits de coulisses, avaient déjà été portés à leur perfection dans le théâtre d’Augier.

La Poigne est d’ailleurs une pièce des plus estimables ; et, en dépit de beaucoup de lourdeur et de maladresse, une étude de mœurs et de caractère fort intéressante. Nous sommes en province, chez M. Perraud, avocat de talent, très estimé dans la contrée, où il occupe une haute situation morale et joue le rôle de grand électeur. Le député qu’il a fait élire, ayant manqué à toutes les promesses de son programme vient de passer ministre. Sur ces entrefaites, le ministre félon offre une préfecture à Perraud. Une préfecture à Perraud ! Perraud l’incorruptible, Perraud l’irréductible répond par télégramme. — Il répond qu’il accepte.

Tout cela est très net, très vigoureux, et l’effet dramatique est heureusement ménagé. Nous nous tenons pour bien renseignés sur le caractère de Perraud. C’est un de ces indépendans comme on en voit beaucoup. Ils font de l’opposition au gouvernement pour le faire repentir de n’avoir pas songé à eux. Ce Perraud est un pantin. De voir manœuvrer les ficelles d’un pantin, c’est un spectacle qui n’est ni très rare, ni très instructif ; mais c’est toujours amusant. Va donc pour l’étude du pantin politique !

Seulement ce n’est pas cela. Ce n’est pas cela du tout. Nous nous apercevons très vite que, pour avoir suivi la voie où nous engageait l’auteur, nous nous sommes fourvoyés. Une phrase à laquelle nous n’avions pas prêté d’attention contenait le germe de la pièce que nous allons voir maintenant se développer. « Au fond, disait Perraud, je suis un autoritaire. » C’est pour avoir l’occasion d’exercer ses goûts d’autorité qu’il a accepté d’être quelque chose dans le gouvernement. Il sera l’un des préfets à poigne de la République. Mais le tempérament autoritaire, à mesure qu’il se satisfait, devient plus exigeant. Perraud se rend insupportable. Son fils le quitte après une violente discussion. Sa femme, témoin de la scène entre le père et le fils, tombe morte, foudroyée par l’émotion. Une grève, que Perraud, en exaspérant les ouvriers a fait dégénérer en émeute, a pour résultat la démission de ce préfet tour à tour violent et timide. Son gendre, qui est un habile, trouvera moyen de profiter de sa disgrâce. Tout le monde s’écarte de lui. Perraud n’a plus de femme, plus de fils, plus de fille ; il n’a plus de situation, il n’a plus de foyer. Perraud n’est plus préfet. Il n’est plus rien. C’est épouvantable.

Les objections se pressent en foule. Voilà un homme qui a des instincts de domination ; et, pour les satisfaire, il ne trouve rien de mieux que de s’installer dans une préfecture ! Il se trompe d’adresse. Jamais on n’a ouï dire que la situation de préfet fût une situation indépendante, puisque c’est exactement le contraire. Un préfet est un fonctionnaire. Il ne donne pas les ordres, il les reçoit. Il exécute les volontés d’autrui, et du jour où il a endossé l’habit galonné, il a fait vœu d’abdiquer sa propre volonté. Cet autoritaire de la vie politique est pareillement un autoritaire de la vie de famille. C’est le Croquemitaine de l’autorité. Cela est d’une observation très superficielle. Combien il eût été d’une vérité plus commune de nous montrer dans ce tyranneau le plus débonnaire des hommes et le plus complaisant des-pères ! Au surplus les excès d’autorité de Perraud ne sont pour rien dans les fâcheuses incartades de son polisson de fils. Ce jeune homme est un affreux petit drôle, paresseux et insolent. Subitement il lui prend une lubie de se marier. Son père le prie d’attendre et de repasser quand il aura une position. Ce père a bien raison et nous le plaignons d’avoir un tel fils. Ce croquemitaine est un malheureux. Cet autoritaire manque de fermeté. Il en manque dans sa conduite publique comme dans sa vie privée. Il est moins effrayant que pitoyable. C’est un pauvre homme. C’est le contraire de ce que l’auteur avait voulu nous montrer… A moins que M. Jean Jullien n’ait voulu dire : « La poigne n’est pas l’autorité. Pour faire preuve de caractère, la première condition est d’en avoir. Rien n’est plus dangereux que de « faire de l’autorité » quand on est d’ailleurs un faible. » La Poigne, est très joliment mise en scène et fort bien jouée, surtout par M. Gémier, qui est excellent dans le rôle de Perraud, et M. Arquillière a dessiné avec beaucoup de finesse la silhouette d’un certain Barrai, universitaire de province et politicien à principes.

Le Théâtre-Libre est devenu le Théâtre-Antoine. En changeant de nom, combien il a changé d’esthétique ! Où sont les brutalités de la comédie rosse, qu’au surplus je ne regrette pas ? Ce n’est plus Henry Becque qu’imitent les jeunes auteurs, c’est Duvert et Lausanne. La Main gauche, de M. Pierre Veber, est un vaudeville suivant la formule ancienne. Toutes les ficelles classiques y sont tirées avec une adresse et même une rouerie presque inquiétante. Ces trois actes, d’une substance si mince qu’elle échappe à l’analyse, sont filés d’une main légère et menés de façon alerte. Il y a de la gaieté, plus étudiée que jaillissante. Quelques traits d’observation, quelques silhouettes finement indiquées donnent à espérer que M. Veber ne se confinera pas dans ce genre et qu’il peut prétendre à des succès d’un ordre plus relevé.

M. Dumény est tout plein de rondeur et de bonne humeur dans le personnage principal.


RENE DOUMIC.