Revue dramatique - 31 décembre 1881

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Revue dramatique - 31 décembre 1881
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 215-226).
REVUE DRAMATIQUE

Gaîté : Quatre-vingt-treize, drame en 12 tableaux, tiré du roman de Victor Hugo, par M. Paul Meurice. — Odéon, l’Institution Sainte-Catherine, comédie en 4 actes, de M. Abraham Dreyfus. — Comédie-Française, Phèdre.

Quatre-vingt-treize! A voir flamboyer ce titre sur l’affiche de la Gaîté, on se figure un drame historique ou prétendu tel, d’où les spectateurs des hautes galeries sortent pleins d’enthousiasme et animés par une sorte de congestion civique, sinon à marcher vers la frontière, du moins à gourmer les spectateurs de l’orchestre. On connaît de ce genre assez d’exemplaires, et c’est justement pour instituer cette manière d’enseignement du soir que, l’an dernier, les Mécènes du conseil municipal avaient voulu donner une subvention au théâtre de la Gaîté. Mais le génie de Victor Hugo expose à des mécomptes ses pires admirateurs: la pièce que M. Meurice a tirée de ce dernier roman du poète est ce qu’elle devait être, au moins pour quiconque a lu le livre et l’a su comprendre, un drame historique, si vous voulez, et politique même, mais qu’il serait sot de juger comme drame ou de prendre pour historique, qui ne demande pas qu’on le juge comme tel, ni qu’on le prenne ainsi, et dont la politique, à la fin, se résout en philosophie et s’évanouit, si je puis dire, en impartialité. Quatre-vingt-treize, plutôt qu’un drame, est une série de tableaux, oui se dressent par couples, en d’héroïques attitudes, des symboles opposés, qui, représentant l’ancien régime, la révolution, ou l’avenir, servent à la gloire d’une même idée, — qui, chacun à son heure, chacun à sa façon, rendent témoignage à l’humanité, deviennent ses martyrs et se réconcilient, même sans le vouloir, en son amour.

Si nous cherchons le drame au cours de ces douze tableaux, que trouvons-nous? Peu de chose. C’est en Bretagne, au plus fort de la guerre civile : les blancs sont commandés par le marquis de Lantenac, et les. bleus par son neveu, Gauvain, ci-devant vicomte, maintenait chef de la colonne expéditionnaire de l’Ouest, sous la surveillance de son ancien précepteur Cimourdain, ci-devant abbé, maintenant délégué du comité de salut public. Les bleus dénichent dans un bois (rois petits enfans avec leur mère, une paysanne, la Flécharde; ils les adoptent et, quelques jours après, les perdent dans une embuscade. Prisonniers et otages, les trois enfans vont périr dans l’incendie d’une tour où les blancs se sont réfugiés. Le marquis de Lantenac, échappé à l’ennemi, aux flammes, à la mort, y rentre pour sauver ces enfans; il les sauve et se livre, la guillotine l’attend. Gauvain le fait évader et prend sa place. Cimourdain condamne Gauvain, le fait exécuter et se tue. Voilà tout le drame : il n’existe pas. Ce n’est rien qu’une anecdote assez invraisemblable, et qui, sauf le scandale d’un suicide à la dernière page, ne déparerait pas la Morale en action.

La politique ni la polémique ne trouvent leur compte dans cette légende, pas plus que la psychologie dramatique ni l’histoire. Lantenac, l’impitoyable chef, le dur voltairien, le royaliste féroce, dément toute sa conduite, comme par un coup de la grâce, et trahit la royauté en sacrifiant sa vie pour celle de trois enfans; Gauvain trahit la république en faisant évader Lantenac, et Cimourdain la déserte en se brûlant la cervelle. Tous les trois, d’ailleurs, même sanglans, restent purs et forcent l’admiration ; le blanc est un héros aussi bien que les bleus, et cette impartialité de l’auteur déconcerte l’esprit départi. Là-haut on ouvrait la bouche pour accompagner la Marseillaise : voici que l’auteur prête au blanc une action sublime; on hésite, on se trouble, on se sent trahi, on se tait. Ici, tel qui volontiers ricanerait au refrain du chant national et tâtait déjà sa clé forée dans sa poche, redevient sérieux et se tient coi. En un pareil sujet, rien qui donne plus de malaise à la badauderie du public que l’impartialité de l’auteur.

Mais, si je n’ose recommander Quatre-vingt-treize à l’amateur de psychologie dramatique ou d’histoire ou de politique, je le désignerai au philosophe et au simple amateur de spectacle : l’un et l’autre y trouvera son plaisir, et il vaut la peine de dire ici pourquoi ; ce sera déterminer en quelques mots la faculté maîtresse un poète, et le système d’idées où il est parvenu, — l’allure naturelle de son esprit, c’est à-dire ses procédés ordinaires d’imagination et d’exécution, et sa doctrine ou les conclusions qu’il a tirées, après tant d’années et tant d’œuvres, de son expérience et de ses rêves.

La faculté maîtresse de Victor Hugo est l’imagination du relief, obtenu violemment parle contraste des tons. Lorsqu’il s’agit pour lui d’inventer des êtres moraux, il les invente le plus souvent par couples : chacun n’est rien que le contraire d’un autre; chacun aussi n’est que le fantôme d’une abstraction, parce que rien n’est plus contraire à rien qu’une abstraction à une abstraction, les personnes réelles ayant toujours des ressemblances. Examinez de près chacune de ces abstractions en présence: vous trouverez le plus souvent qu’elle se réduit elle-même à deux élémens contraires. Écoutez-la parler: elle s’exprime par antithèses. Ainsi persiste jusqu’à l’extrême fin de l’œuvre poétique la vertu de cette faculté : l’imagination du contraste. Cimourdain, qui figure la révolution présente, est déterminé d’un côté par Lantenac, qui figure le passé, de l’autre par Gauvain, qui figure l’avenir, et il les détermine. Lantenac est l’ancien régime : ce sera donc un sceptique; Cimourdain, la révolution : ce sera donc un prêtre; Gauvain, la république future : ce sera donc un noble. Et Lantenac, Cimourdain et Gauvain ne parleront tous les trois que par antithèses, comme Danton, Robespierre et Marat, — j’allais dire comme Gros-René, Alain et Georgette, les trois petits enfans imaginés symétriquement aux trois dictateurs : ceux-là parlent à peine, mais leur mère parle pour eux; et comment parle-t-elle, cette mère — ou plutôt cette maternité qui hurle, car celle-là aussi est une abstraction, et la plus simple de toutes, et elle ne sait réclamer que ses enfans; — mais comment les réclame-t-elle et de quel style ses hurlemens? Elle fait se choquer les mots comme un tribun à l’assemblée, cette paysanne, cette brute. Blessée, guérie, mais séparée de ses enfans, à l’homme qui lui dit : « Eh bien ! nous n’avons plus de plaie ! — Qu’au cœur ! » répond-elle. Hé ! quel style pourrait-elle avoir autre que celui de l’auteur, cette apparence chargée par le poète de représenter à nos yeux une abstraction de son esprit?

Cela posé pour expliquer la genèse de l’œuvre d’art, et comment elle se forme, dans la pensée du maître, par une série d’apparitions de thèses et d’antithèses, — au bénéfice de quelle idée se fera la synthèse finale? Nous l’avons indiqué déjà, et pour quiconque a suivi l’évolution de la philosophie de Victor Hugo depuis un demi-siècle, il était facile de le prévoir. Lantenac, mandataire de la monarchie, qui s’en va, rachète quinze siècles de haine par un acte d’amour : envers qui ? Envers des enfans, qui représentent l’innocent avenir. Gauvain, soldat de la révolution, c’est-à-dire de la justice, comprend que la révolution n’est qu’un moyen et la justice un mode social : il reconnaît et admire comme supérieure à tout la valeur absolue de la bonté. Il récompense Lantenac en l’imitant, et devient son émule. Cimourdain, lui, père spirituel de Gauvain, immole son sentiment à la loi, cette souveraine de droit humain, à cette condition qu’aussitôt il expie ce sacrifice, comme un attentat à la bonté, seule souveraine de droit divin. Dans le roman, Gauvain, cet archange martyr, crie sur l’échafaud : « Vive la république! » Laquelle? Celle des esprits, des libertés qui s’entr’aiment. Cela ressort assez de son entretien avec Cimourdain, son maître, dans la veillée du supplice, de cet entretien, qui se peut bien appeler un tête-à-tête, si près de la guillotine. M. Meurice a voulu que, dans le drame, Gauvain fût plus explicite encore; il lui fait crier sur l’échafaud : « Vive l’humanité! »

Que le public ait pénétré jusqu’au sens de cette fable, je n’oserais l’affirmer. Il a senti du moins, si j’en crois son air de réserve en de certains passages, que ce drame, par quelque bout, dépassait son entendement. Mais ces personnages symboliques, à faces de héros, s’ils n’ont pas l’infinie souplesse et la variété de mouvemens d’êtres humains, peuvent être confrontés par l’auteur en des attitudes simples et grandioses, et par là, s’ils n’ont pas, à proprement dire, la vie dramatique, ils ont l’aspect scénique; de même, leur langage, s’il ne se prête pas à traduire l’insensible suite des idées et des passions, est cependant théâtral : et voilà comment ce drame qui n’est pas un drame offre néanmoins un spectacle attachant. M. Meurice, comme on voit, n’a point essayé de transformer ces grandes figures en hommes; il s’est contenté de découper, avec beaucoup de prudence et d’art, une série de tableaux pour servir à l’illustration du roman. Presque toujours, il a conservé comme légende le dialogue du livre, sans le développer ni l’enfler en de plus longs discours. Il a supprimé le contexte, et j’entends par là non-seulement les épisodes impropres à la scène, — comme celui de la caronade échappée dans l’entrepont du navire, — non-seulement ce fatras de détails historiques dont le poète alourdit, pour les rattacher à la terre, ses plus chimériques créations, et cette foison d’axiomes ou digressions mystiques où volontiers il se perd; mais encore jusqu’à ces chapitres où il donne tellement quellement l’explication de ses personnages et de leurs actes, et le plus subtil, au demeurant, de cette poétique qui lui tient lieu de psychologie. Telle page du livre intitulé : « Cimourdain » ou « Gauvain pensif, » jette sur le héros ou sur sa conduite un peu d’une lumière qui n’est pas toute surnaturelle; nous apercevons les racines de ses idées ou de ses volontés, posées, il est vrai, et entrelacées de la sorte par un artifice de l’auteur plutôt que par la nature, mais qui, cependant, suffisent à justifier logiquement cette végétation morale. Rien de tel dans le drame ou peu de chose : tout s’y passe à fleur d’âme; nous n’y voyons que des actes coupés de leurs mobiles, et comme une pantomime dont le poème nous échappe. Mais ces gestes, du moins, sont grands et souvent beaux.

Est-ce à dire que le public se contenterait volontiers de ce genre d’intérêt s’il n’était averti par le grand nom de l’auteur qu’il doit y prendre garde et le tenir pour suffisant à défaut d’autre? Est-ce à dire que le drame puisse n’être qu’un assemblage d’abstractions ou de poses, une moralité ou un spectacle, et que nous renoncions, de ce coup, à nos plus chères doctrines? Non, non; ce que nous demandons au théâtre et ce que le public y cherche, même le plus grossier et même à son insu, n’en doutez pas, c’est la personne humaine. Voilà pourquoi nous écoutons avec tant de joie la faconde soldatesque du sergent Radoub, ce grenadier bonhomme, qui n’est pas bien original, mais qui ne représente du moins aucune idée pure et gesticule à la façon du premier faubourien venu plutôt que de prendre des attitudes de demi-dieu allégorique. La Flécharde aussi excite d’abord notre sympathie, parce qu’elle semble une créature que nous pourrions rencontrer aux champs; et croyez que cette sympathie se soutiendrait davantage si cette mère n’était qu’une mère, si bientôt nous ne nous apercevions qu’elle est « la mère » par excellence ou la maternité; si elle variait un peu plus ses sentimens et ses discours, comme ferait une personne humaine, — tout en restant plus simple, comme une paysanne qu’elle serait, — au lieu d’avoir toujours à la bouche, ainsi qu’une figure de rébus, cette devise à écrire au long d’une banderole : « Je suis la mère, rendez-moi mes enfans! » Et cela est si vrai que, dans ce drame où les paroles éloquentes abondent, aucun mot ne fait plus de plaisir que celui de Georgette, l’enfant à peine sevrée, lorsqu’au fort du combat, entendant la mousqueterie, elle frappe joyeusement ses petites mains l’une contre l’autre en s’écriant : « Poum ! poum! » Pourquoi? Parce que ce trait est bien un trait d’enfant qui, dans cette situation, fait sourire et presque pleurer; parce que les enfans, pour Victor Hugo, sont toujours des enfans, des êtres concrets, des créatures faites de chair rose et tendre, même quand il les charge de représenter cette abstraction : l’enfance ; parce que le poète, en dépit qu’il en ait, et même quand, pour le reste, il se fait philosophe, ne perd pas l’art d’être grand-père.

De la Gaîté à l’Odéon et de Victor Hugo à M. Abraham Dreyfus, je n’entreprendrai pas de mesurer la distance : l’Odéon est bien loin et M. Dreyfus est modeste; il me dispensera de cette tâche. Pourtant, de sa comédie en quatre actes, l’Institution Sainte-Catherine, représentée sur ce théâtre, — qui n’est le second Théâtre-Français que parce qu’il n’y en a pas un troisième, — ce que je veux louer avant tout, c’est justement l’humanité, c’est la vraisemblance des caractères, l’observation malicieuse et minutieuse des mœurs. Sous son titre plaisant, la comédie de M. Dreyfus est bien une comédie et non pas un vaudeville : nous y voyons figurer une famille de types empruntés tout vifs à la bourgeoisie contemporaine. Par le détail du dialogue et par celui de la mise en scène, l’auteur nous explique l’humeur de chacun, sa façon d’être et de sentir, ses antécédens, ses habitudes présentes; il prend ses personnages et les montre au cours de leur vie quotidienne ; il nous introduit dans l’intimité de leur maison et de leur âme. « L’institution Sainte-Catherine, » ou la famille Petitbourg, — ainsi surnommée parce qu’il s’y trouve deux filles à marier et une tante désespérément célibataire, — la famille Petitbourg vit au même titre que la famille Joyeuse, inscrite à l’état civil par les soins de M. Alphonse Daudet. Les filles du savant Petitbourg, paléontologiste et membre de l’Académie des sciences, sont juste aussi peu dotées que les filles de l’expéditionnaire Joyeuse. Mais, hélas ! elles ne vivent pas, comme celles-ci, dans le milieu qui sied à leur fortune. Comme noblesse, gloire oblige : pour trouver à se marier dans le monde où se recrutent les gendres de l’Institut, elles courent à l’américaine les bals de charité en hiver, les casinos en été. Elles font des prodiges d’économie et d’adresse pour être mises comme des filles riches ; elles taillent et cousent elles-mêmes, de leurs honnêtes doigts de fée, des robes qui paraîtront venir de chez le couturier à la mode ; elles vont et viennent tout le jour, en habits de Cendrillon, par le salon, par la salle à manger, par le cabinet de leur père, l’une la planche à repasser sous le bras, l’autre un patron de corsage à la main, pour préparer leur déguisement du soir. Et ce mouvement d’ouvrières qui vont se costumer en princesses, de ménagères qui vont donner le change sur leurs vertus domestiques, ce trottinement, ce froufrou, ce brouhaha troublent familièrement la poussière des collections préhistoriques : pour céder la table à une jupe dont il faut tuyauter les volans, des silex vont cogner dans le pêle-mêle de la bibliothèque un malheureux pain de quatre livres, et le coupon de tulle est retenu, pour qu’on le rogne plus sûrement, par trois tomates fossiles. Hélas ! plus les pauvres filles travaillent pour attirer les maris, et plus elles les éloignent ; à jouer la richesse, elle ne l’acquièrent pas, mais elles paraissent coûteuses ; leur courageux artifice tourne justement contre elles, et la robe si bien faite effraie les prétendans qui ne l’ont pas vu faire. Cependant les hivers passent, les parens se désolent et les jeunes filles se fanent : les années de bal comptent double, et bientôt les aînés croient connaître depuis si longtemps ces valseuses qu’ils détournent leurs cadets de les inviter à danser, — et après quelques saisons encore brûlées dans ces fêtes et quelques arrière-saisons traînées dans les villes d’eaux, Mlle Petitbourg rejoindront leur tante dans le musée mélancolique des choses qui n’ont plus d’âge, comme les coquillages fossiles et les tomates préhistoriques !

N’est-ce pas, je vous le demande, un tableau intéressant et un sujet de comédie qui va loin, plus loin qu’il ne paraît d’abord, dans la critique des mœurs du jour ? M. Dreyfus, pour le traiter, avait tout le nécessaire : j’en retiens comme preuves ces détails qui marquent les facultés les plus rares d’observation et même d’expression scénique. Pourquoi faut-il que M. Dreyfus, homme de lettres donc, et de lettres dramatiques, se soit timidement inquiété de se montrer homme de théâtre, au sens où prennent ce mot les écoliers de M. Scribe ? Il a failli gâcher une excellente matière par une économie de scénario qui se prétend habile et ne peut l’être : car, ayant un bagage de vérités morales, il est gêné pour évoluer sur ce terrain coupé d’embûches où ceux qui ne portent rien manœuvrent aisément. Il se dépense et se disperse dans des scènes hachées menu, dont il pouvait se passer ; ensuite il paraît languir dans des scènes indispensables. Au premier acte, son exposition paraît incertaine et tout éparse; il noue au second une intrigue vieillotte, qui se complique et se précipite, vers la fin du troisième, par un incident d’une violence tout à fait inattendue. Pour réussir dans ce genre avec des qualités solides qui n’y sont qu’un embarras, il lui fallait au moins la rouerie exercée, la sûreté, le tour de main d’un Sardou. Quoi de surprenant s’il n’a pas ouvré comme elle méritait de l’être l’étoffe qu’il avait su choisir, ou, pour mieux dire, lisser? Ainsi sa comédie ne nous a pas donné l’impression nette de plaisir que nous devions en attendre, et si nous venons ici nous en plaindre publiquement, c’est que, pour nous satisfaire, à la première rencontre, il n’aura qu’à prendre plus de confiance dans sa force.

Mais j’exagère à dessein la faute de M. Dreyfus, pour qu’il s’en repente et la répare, le plus tôt possible, avec usure. Je ne jurerais pas qu’au demeurant, si sa pièce n’a pas obtenu tout le succès qu’elle devait avoir, le tort n’en soit pas imputable aux comédiens et au théâtre plutôt qu’à l’auteur. Il en est plusieurs, parmi ces comédiens, dont chacun, pris à part, est au-dessus du médiocre; et ceux-là même ensemble, j’ose le dire, sont exécrables. M. Pradeau a du talent, et M. Amaury, et Brémont, et Mme Crosnier et Mme Raucourt, et Mme Grivot même, si peu agréable qu’elle soit, et Mlle Sisos, et Mlle Malvau... J’y consens. Mais tous ces gens dont chacun peut-être entend son rôle, n’entendent rien, mais rien, ce qui s’appelle rien, à la pièce. Celui-ci laisse tomber le mot d’esprit que lui lance la raquette de celui-là ; et le moment d’après, c’est celui-là qui, sans le vouloir assurément, se venge de ce mauvais tour. La pièce n’est pas jouée dans le mouvement qu’il faudrait, mais dans plusieurs à la fois, et dont aucun ne convient, par des artistes qui ne se doutent pas qu’ils ne sont jamais d’accord. Tous n’ont guère qu’un trait commun : c’est qu’ils manquent de gaîté; dans une pièce gaie pour les trois quarts, l’inconvénient n’est pas mince. On me dira que, s’ils n’ont pas d’autre lien entre eux que cette commune tristesse, apparemment c’est que la troupe est de formation récente et qu’il faut laisser à ses élémens divers le loisir de se fondre. Mais cette troupe de la Gaîté qui joue Quatre-vingt-treize est de formation plus récente et d’élémens plus divers encore ; elle ne compte pas que des artistes de la valeur de Mme Marie Laurent, de MM. Taillade, Dumaine et Paulin Ménier : elle joue cependant avec ensemble et dans le mouvement qui sied au genre. La troupe de drame de la Gaîté, ce théâtre hasardeux, à peine rouvert depuis la fin de l’été, est supérieure, je vous jure, à la troupe de comédie de l’Odéon, et mieux eût valu, selon moi, pour M. Abraham Dreyfus, s’exposer une fois de plus aux manquemens de parole des directeurs du Palais-Royal que de se livrer aux comédiens du second Théâtre-Français.

Le remède à ce pitoyable état de choses? Nous le trouverons peut-être si nous passons du second Théâtre-Français au premier. Non que celui-ci, entendez-vous, aille tout à fait bien; mais, tandis que celui-là se meurt de faiblesse, celui-ci ne souffre que d’un excès de santé. On devine où je veux en venir : la transfusion du sang est le remède indiqué.

Depuis quelques années, la Comédie-Française, administrée par. un très habile homme, jouit d’une prospérité qui n’est pas sans péril. Toute pièce nouvelle ou reprise, qui n’essuie pas dès le premier jour un insuccès déclaré, est assurée d’une telle vogue qu’elle se maintient au moins pendant une saison sur l’affiche. Qu’est-ce donc quand le succès la désigne au public renouvelé sans cesse, qui vient de la province et de l’étranger! Il serait fou d’espérer que MM. les sociétaires arrêtent les représentations du Monde où l’on s’ennuie tant que cette comédie fera tomber dans leur caisse le maximum de la recette. Ajoutez que, par complaisance pour un auteur fructueux, on ne manque pas de lui concéder, comme sur une scène de genre, même ce commencement de la soirée où se blottirait si volontiers soit un ancien du répertoire, soit un jeune écrivain ; on ne permet pas qu’à l’ombre du riche, dans ce théâtre d’état, le pauvre apprenne à s’enrichir : si la pièce en vogue est jouée deux cents fois, deux cents fois on donnera un lever de rideau du même auteur.

La Comédie-Française a pourtant un répertoire ancien et moderne d’une richesse incomparable. Elle tire parfois du moderne ou bien elle y range un drame de Victor Hugo ou une comédie de M. Dumas fils. Le Hugo « ferait de l’argent, » même joué par les ouvreuses et les garçons d’accessoires; le Dumas attire, — pour peu que Mlle Croizette soit « en forme, » — tous les bourgeois qu’il scandalise. Joignez donc à la pièce nouvelle une reprise de Hugo ou de M. Dumas fils : et voyez ce qui reste soit aux pièces nouvelles, — si l’on admet qu’il s’en fasse plus d’une par an pour toute la France, — soit au répertoire tant ancien que moderne. Pour le moderne, la question est vite réglée: il est devant les sociétaires comme s’il n’était pas. Feuilletez la collection de leurs affiches : vous ne trouverez rien de Dumas père que Mlle de Belle-Isle; rien de Casimir Delavigne, ni de Ponsard, ni de Scribe, — si ce n’est de temps en temps une Chaîne, quand Mlle Favart était là, et quelquefois Bataille de dames : — je ne cite que ces quatre noms d’auteurs, faute d’en retrouver d’abord d’autres ; les autres, où sont-ils? Ils sont oubliés.

Du répertoire ancien, la comédie subsiste encore : on n’oublie pas trop cyniquement qu’on est la maison de Molière. J’aimerais cependant que Molière fût hospitalier; qu’on fît chez lui une moins petite place à Marivaux, par exemple, une petite place au moins à Regnard et à Le Sage ; il ne me déplairait pas de voir le Légataire et Turcaret. Aussi bien Molière lui-même doit prendre garde à se recruter des interprètes : on ne le joue pas si souvent que les chefs d’emploi sentent le besoin de se former des seconds. Pour un comme M. Got, qui produit volontiers ses élèves, MM. de Féraudy et Leloir, combien comme M. Delaunayqui tiennent les leurs sous le boisseau! Quand imaginez-vous que M. Delaunay cédera son rôle de l’Étourdi à M. Le Bargy? Avant qu’il y pense, M. Le Bargy, dans ce rôle, parahra trop vieux pour le personnage. Il est vrai que M. Delaunay est excellent, parfait de tout point dans ce rôle, et non, comme ailleurs, un peu plus que parfait, ce qui gâte toujours mon plaisir; mais, je vous le demande, est-ce une raison pour qu’un jeune homme ne s’y essaie pas et ne se prépare pas dès maintenant à succéder à son maître quand celui-ci passera, presque sans intervalle, de la première jeunesse à la seconde enfance? Molière, d’ailleurs, n’a pas ce privilège de faire briller tout seul l’avarice de M. Delaunay : je ne sache pas que celui-ci prête ses rôles de Musset plus généreusement que ses rôles de l’ancien répertoire, Nous l’avons revu le mois dernier, sous l’habit de Perdican, lorsque Mme Bartet a débuté sous la guimpe de Camille; et jamais il ne nous a paru plus chaleureux, plus délicat, plus consommé virtuose qu’auprès de cette comédienne un peu grêle, un peu sèche de talent comme de personne. Mais, encore une fois, est-ce une raison pour qu’il ne s’apprête pas des successeurs? Il va nous trouver bien dur, bien pressé, bien méchant prophète. Nous serions patient s’il était éternel. Mais quoi! nous ne sachons pas qu’il possède cet attribut : tôt ou tard, — et le plus tôt sera maintenant déjà tard, — il faudra qu’il cède la place : il faudra donc que d’autres l’occupent. M. Volny, qui, un moment, l’avait doublé dans Fortunio, M. Volny, à ses débuts, tant applaudi dans Chatterton, se décourage à la fin et se dégoûte de l’inaction : il va chercher au Vaudeville le succès et la fortune que son camarade Guitry, moins soucieux de ses engagemens, a trouvés au Gymnase., Pour M. Davrigny, sur qui l’on fondait naguère de si belles espérances, désirez-vous savoir où il en est réduit? Fané à l’ombre et fatigué sans avoir joué, il tient à présent dans Phèdre un petit rôle de femme, celui de Panope, — car Panope est une femme, soit dit en passant, et doit comme ses compagnes paraître telle par le costume, à moins que ce ne soit un débardeur!

J’ai cité Phèdre, qu’on a donnée la semaine dernière, avec les Plaideurs, pour l’anniversaire de la naissance de Racine. Des Plaideurs je ne dirai rien, sinon qu’ils semblaient remontés un peu trop à la hâte, — comme si les Plaideurs ne devaient pas être toujours montés, — et que les comédiens, et M. Got lui-même, y poussent un peu trop leurs personnages à la charge, Mlle Dudlay jouait Phèdre. Je serais désolé, à coup sûr, de contrister cette belle personne, qui n’est que trop manifestement une laborieuse artiste. Ah ! qu’elle a de mérite ! Mais à quel point elle manque de génie et de facilité! Si M. Perrin a voulu, en lui confiant ce rôle, lui faire décerner par le public un prix de conscience et d’application, c’est bien; s’il a voulu seulement, par un tour ingénieux, se faire autoriser à reprendre, dès son retour, l’enfant prodigue. Mlle Sarah Bernhardt, c’est encore mieux. Mais qu’il est donc pénible d’entendre exécuter ainsi ce rôle où frémit le souvenir de Rachel et de Champmeslé ! Je serais fort embarrassé pour faire à Mlle Dudlay un reproche sur tel ou tel point : précisément elle n’a plus d’autres défauts que ceux qui ne se corrigent pas; il ne lui manque rien que ce qui ne peut s’acquérir. Toute critique serait donc inutile et cruelle; je dis seulement que d’écouter une tragédie déclamée de la sorte n’est plus une jouissance, mais un exercice fâcheux. Et pourtant Mlle Dudlay, à présent, est la seule tragédienne de la Comédie-Française, comme M. Mounet-Sully en est le seul tragédien. Je ne cherche, naturellement, que les premiers sujets en cette affaire : je ne veux être injuste ni pour Mlle Lerou, bien vulgaire cependant sous le bonnet peu classique d’OEnone, ni pour Mlle Rosamond, agréable et intelligente, mais encore un peu fillette et presque insignifiante sous le bandeau d’Aricie, ni pour M. Silvain, fort applaudi dans Thésée, mais qui ne doit pas se méprendre sur l’engouement des gens raisonnables et n’est rien de plus, en fin de compte, qu’une excellente médiocrité. M. Mounet-Sully, dont la plastique superbe sied heureusement au personnage d’Hippolyte, est, à bien prendre les choses, le seul tragédien de la maison, comme Mlle Dudlay maintenant est la seule personne qui puisse prétendre y jouer la tragédie. Le Conservatoire cependant essaime chaque année un vol de jeunes gens qui doivent être nourris du pur miel tragique. Mais à supposer qu’en effet ils soient nourris comme il faut, — c’est une question qu’il vaudrait la peine d’examiner à part, et peut-être on trouverait que le Conservatoire de déclamation mérite d’être dirigé par un homme de lettres et de théâtre plutôt que par un docteur du contre-point, — à supposer qu’un « prix de tragédie, » en sortant de cette maison, soit capable de recevoir l’enseignement pratique de la scène et d’entrer de plain-pied dans cette école supérieure d’application qui se nomme la Comédie-Française, comment voulez-vous qu’il se forme dans cette école encombrée de visites, où le loisir des vacances dure pour lui toute l’année? Il s’impatiente, le pauvret, pour peu qu’il ait du zèle et qu’il entende son intérêt; il demande en grâce qu’on le fasse travailler : « Tout à l’heure, répond le maître, quand j’aurai fini de recevoir M. Hugo ou M. Dumas fils. » Ces hôtes d’importance prolongent leur séjour, — et c’est ainsi qu’en douze mois on arrive à peine à jouer de Racine trois ouvrages : Iphigénie en Aulide, avec Mlle Bartet, qui n’est tragédienne que tout juste pour devenir sociétaire, à peu près comme beaucoup de gens se confessent pour se marier, — Britannicus, représenté comme dans une distribution de prix par des pensionnaires qui, une fois l’an, monteraient ensemble sur les planches, — et Phèdre enfin reprise dans les conditions que je viens de dire; voilà en vérité le bilan de Racine, à la Comédie-Française, dans le cours de l’année qui vient d’expirer. D’Athalie je pense qu’il est prudent de ne pas parler : on ne pourrait que nous y faire revoir Mlle Lerou. Les tragédies de Saurin ou de Luce de Lancival ne sont pas plus délaissées que Bajazel, Mithridate, Esther et Bérénice. Mlle Favart, congédiée à l’improviste et qu’on tarde un peu trop à remplacer par Mme Pasca, semble avoir, dans les plis de sa robe-, emporté Andromaque. Mme Sarah Bernhardt, en fuyant, nous a ravi Zaïre; Mérope depuis longtemps est oubliée, comme tout le répertoire tragique de second ordre. D’ailleurs Voltaire et ses émules auraient mauvaise grâce à se plaindre, quand Racine est négligé, quand le grand Corneille, ô honte ! de tous ses chefs-d’œuvre ne voit honorer que le Cid, et de quels honneurs ! Je ne compte pas une reprise solennelle d’Horace et du Menteur à l’occasion d’un anniversaire ; mais on a fait jouer Chimène par Mlle Dudlay.

Ainsi, la place du répertoire, et surtout du répertoire tragique à la Comédie-Française, est trop petite pour que des comédiens et surtout des tragédiens s’y forment; et cette place pourtant, on ne peut la faire plus grande, à cause même de l’extraordinaire prospérité de ce théâtre. Les bonnes volontés des jeunes gens demeurent oisives et dépérissent, tandis que les chefs d’emploi disparaissent ou se consument à la peine. Cependant, à l’Odéon, les auteurs nouveaux ne trouvent pas de troupe, et le répertoire, bien que plus à l’aise, n’est pas en meilleur point, MM. Paul Mounet, Chelles, Brémont, Albert Lambert montrent à l’occasion un zèle et des talens qui mériteraient que l’on s’en servît un peu plus et surtout un peu mieux. Mlle Tessandier, pour s’être fait applaudir dans le Voyage de noces, est mise trop tôt et maladroitement à l’épreuve du rôle de Camille dans Horace; on ne lui donne ni le temps de quitter tout à fait ses défauts, ni la permission d’en profiter encore ; elle ne joue ni selon la nature ni avec art, mais comme une élève un peu attardée. L’opinion, récente en somme, que l’Odéon n’est qu’un tombeau, se maintient et s’affermit dans l’esprit du public. On nous étonne lorsqu’on nous rappelle que sur cette scène ont paru des vivans, et d’illustres : Joanny, Samson, Provost, Ligier, Frédérick-Lemaître, Firmin, Beauvallet, Bocage, Lockroy, Monrose, Bouvière, Delaunay, Thiron ; et Mme Georges, Brohan, Dorval, Naptal-Arnault, Sarah Félix, Marie Laurent, Jouassain, Emilie Dubois, Jane Essler, Agar, Bousseil, Ramelli, Dinah Félix, Dica Petit, Sarah Bernhardt, — et tant d’autres dont les noms se pressent, à l’aventure, sous ma plume ! Se peut-il que tant de talens et de si vivaces aient passé par ce théâtre et qu’il n’en reste dans ces murs aucun frisson de vie? Se peut-jl surtout que ces beaux temps reviennent et que l’Odéon ressuscite et retrouve son ancienne fortune ? Ceux qui m’ont fait l’honneur de suivre jusqu’à ce point cette étude penseront que ce miracle est possible, à une condition seulement ; que la Comédie-Française prête à l’Odéon cet excès de forces dont elle souffre; que les deux troupes soient réunies sous un même chef, et que les acteurs de l’une, selon les besoins du service, aillent, du jour au lendemain, aider les acteurs de l’autre; que le partage du répertoire et même des pièces nouvelles se fasse quotidiennement selon les convenances de l’art, et non, bien entendu, selon l’intérêt financier des sociétaires, — de façon que l’Odéon ne serve pas seulement à doubler la recette de la Comédie-Française, mais à former pour lui-même et pour elle, avec un bénéfice honnête, des interprètes capables d’honorer nos classiques et de soutenir nos jeunes auteurs.

Alors la mémoire de Racine se consolera d’une représentation comme celle de Phèdre; M. Abraham Dreyfus pourra écrire une pièce gaie sans crainte qu’elle soit attristée comme l’Institution Sainte-Catherine; M. Bisson, l’auteur du Voyage d’agrément, fera de son Lycée de jeunes filles une comédie, et non plus, comme pour Cluny, un vaudeville-opérette; la reprise d’un chef-d’œuvre du répertoire ancien ou moderne, sans être un événement rare, intéressera les Parisiens autant que la « première » du Saïs, de Casse-Muscau, de la Grande Revue ou de Tant mieux pour elle ; l’âge d’or sera revenu pour la littérature dramatique et l’âge d’argent pour l’Odéon !

L’expérience, au moins, vaut bien qu’on la tente, et surtout les patiens ne valent pas qu’on ne la tente point. Mettez qu’après trois ans on reconnaisse qu’elle a manqué : ni le répertoire ni les auteurs nouveaux n’auront pàti plus qu’ils ne pâlissent à présent à la Comédie-Française, et l’Odéon ne sera pas plus mort qu’il n’est aujourd’hui. L’épreuve est possible, puisqu’on l’a déjà faite en 1838, sous l’administration de M. Vedel. Mais la Comédie-Française, en ce temps-là, ne gagnait pas assez d’argent: aujourd’hui, elle en gagne trop. M. Perrin, toujours et partout, fut un directeur heureux : ces bonheurs-là ne vont pas sans des raisons qui les justifient et, partant, ne sont pas précaires. En 18ù8, M. Perrin rétablit, comme par enchantement, la prospérité de l’Opéra-Comique; je ne donnerais pas trois mois pour qu’d restaurât à présent la fortune de l’Odéon, où M. de La Rounat, d’ailleurs, pourrait demeurer comme son lieutenant. M. Perrin déclinera peut-être cet accroissement de pouvoir : il faudra lui forcer la main. C’est l’affaire de M. le ministre des arts, comme de régler les détails du projet appartient à ses commis. Le tout ne se fera, cela va sans dire, qu’avec l’agrément de la Société des auteurs. Mais puisque le nouveau ministre a dû se munir d’un ministère et que ses employés, à l’heure qu’il est, doivent être en quête de besogne, j’imagine leur être agréable en leur proposant celle-là.


LOUIS GANDERAX.