Revue dramatique - 31 décembre 1882

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Revue dramatique - 31 décembre 1882
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 211-224).
REVUE DRAMATIQUE

Vaudeville : Fèdora, drame en 4 actes, de M. Sardou. — Odéon : Amhra! drame en 5 actes, en vers, de M. Grangeneuve. — Le Mariage de Racine, comédie en 1 acte, en vers, de MM. G. Livet et Vautrey. — Le Drame de la rue de la Paix (reprise).

Fait divers dialogué, drame judiciaire, mélodrame, voilà les noms que beaucoup de gens donnent à la pièce de M. Sardou, Fèdora, représentén au Vaudeville pour la rentrée à Paris et les débuts sur ce théâtre de Mme Damala, née Bernhardt.

L’œuvre et l’artiste sont allées aux nues dès la veille de la première représentation : depuis, l’une et l’autre se maintiennent à un haut degré dans la faveur du public. Cependant un courant de rancune s’est établi dans la presse et dans le monde, qui va surtout contre l’ouvrage; même, si l’on ne diminue pas trop le mérite de la comédienne, c’est qu’on veut le tourner au détriment de l’auteur. Il en est quelques-uns, parmi les détracteurs, qui n’ont pas applaudi la pièce : heureux M. Sardou, s’il n’avait affaire qu’à ceux-là! Leur petit nombre et l’excès de leur méchante humeur lui permettraient de les négliger. Au contraire, il peut s’inquiéter ou s’irriter, selon son caractère, du changement de la plupart, qui, haletans d’émotion, acclament la pièce au théâtre et, le lendemain, la dénigrent en dénigrant les causes de leur émotion. Ils ne peuvent refuser leurs éloges à telle et telle scène qui les ont touchés; mais ils mettent une sourdine à ces éloges en inscrivant d’abord en tête de la pièce quelqu’un de ces sous-titres que j’énumérais tout à l’heure. J’estime au moins superflu de suspecter leur bonne loi; mais je voudrais les rassurer sur les raisons de leur plaisir.

Mélodrame, qu’est-ce à dire? Je n’ai pas cette chance, on peut m’en croire, d’ignorer ce que c’est qu’un mélodrame. C’est un gros ouvrage bourré de matière et farci d’événemens, une suite fort longue et précipitée par endroits d’actions singulières dont les mobiles n’ont que peu d’importance; une série d’accidens, une cascade artificielle de crimes et de châtimens, une machine considérable, dont les ressorts s’engrènent et se meuvent devant nos yeux pour nous donner le plaisir de les voir s’engrener et se mouvoir et d’entendre leur bruit; un va et-vient, un conflit d’automates qui déclament en style boursouflé une contrefaçon de tragédie; une tragédie sans esprit tragique et sans esprit d’aucune sorte, une œuvre inanimée, toute mécanique et brute qui ne donne l’illusion de la vie qu’aux spectateurs les plus grossiers, et n’est rien de plus, en fin de compte, que le Guignol des grands enfans. Or Fèdora est un drame en quatre actes qui durent deux heures à peine; encore dirait-on mieux : en un prologue et trois scènes, et l’on devrait ajouter : à deux personnages. Ces deux personnages, qui demeurent tout seuls sur le théâtre pendant presque tout le drame, ne peuvent guère, comme on pense, nouer qu’une intrigue fort simple. Loin de s’exprimer en tirades pompeuses, ils échangent des répliques si nettes et si brèves que leur dialogue, par momens, se réduit presque à une pantomime. Cette pantomime, d’ailleurs, n’est que l’expression de divers états d’âme si clairement aperçus que le spectateur devine le mot qui accompagne le geste; le geste et le mot n’ont qu’une valeur de signe, et non de mouvement ou de son : point de parade ici et point de déclamation. Il est difficile de maintenir là contre que Fèdora soit un mélodrame.

Est-ce un drame judiciaire? Sur ce chapitre, on peut s’entendre. Supposez le sujet que voici: Un jeune homme a épousé une veuve, plus âgée que lui de vingt ans; le premier mari de cette femme a été assassiné, l’assassin n’a jamais été découvert ni même sérieusement recherché; quinze années après son mariage, pour telle et telle raison qu’il est facile d’imaginer, le second mari se met en tête de découvrir l’assassin du premier; il mène l’enquête de degré en degré, avec la meilleure foi du monde, jusqu’au bout; il trouve à la fin qu’il est l’assassin de cet homme et que cet homme était son père; il est le mari de sa mère; il est parricide, incestueux, père de ses frères et sœurs, frère de ses enfans; sa mère, sa femme, — de quel nom l’appeler? — se tue et il veut se tuer... C’est un drame judiciaire : c’est aussi Œdipe roi. « Fait divers dialogué » paraît plus fort que « drame judiciaire; » si « drame judiciaire » nous ébranle à peine, « fait divers dialogué » nous assomme. On le présage à l’accent dont beaucoup de gens disent ces trois mots. Cependant, que je lise demain ce fait divers à la troisième page d’un journal : « Madrid, 1er janvier. — Il n’est bruit que des fiançailles de Mlle C... de G... avec M. R... de B..., qui s’est fait connaître récemment par deux duels heureux. Dans le premier, M. R... de B... avait tué M. de G..., le propre père de sa fiancée. Cause de la rencontre : un soufflet donné par M. de G... à M. D. de B..., père du fiancé, un vieillard. Le plus curieux est que le second adversaire du jeune homme, M. S..., qui s’est tiré d’affaire à meilleur compte, avait été suscité contre lui par la jeune fille, désireuse de venger son père. » Que je mette ce fait divers en dialogue : faudra-t-il me blâmer? Non, si j’ai fait le Cid.

Pourquoi cependant le Cid est-il plus qu’un fait divers dialogué, selon le sens que donnent à ces mots les adversaires de M. Sardou? Pourquoi Sophocle, en composant Œdipe roi, s’est-il mis par avance au-dessus des fabricans de drames judicaires qui fournissent le théâtre du Château-d’Eau? C’est que les situations capitales de ces chefs-d’œuvre, à ne les voir qu’en elles-mêmes et à ne considérer que les faits, peuvent bien être de celles qui se trouvent dans un recueil de causes célèbres ou sous la rubrique la plus dédaignée d’un journal ; mais qu’en même temps ces situations, pour Sophocle et Corneille, sont des occasions d’expérience sur des personnes humaines : où le metteur en scène de faits divers, où « l’arrangeur » de causes célèbres ne nous ferait voir qu’un jeu d’événemens, le poète dramatique nous montre des crises d’âme.

A Dieu ne plaise que j’égale Fèdora au Cid ou bien à Œdipe roi ! Le châtelain de Marly, cet amateur de jardins, ne me pardonnerait pas un pareil tour. Quelle est cependant la situation capitale de sa pièce, la matière de ce drame judiciaire et du fait divers qu’il a porté sur la scène? Une femme poursuit de sa vengeance l’homme qu’elle soupçonne d’avoir assassiné son fiancé; elle obtient son aveu en se faisant aimer de lui, et, dès l’instant qu’il avoue, l’homme est perdu par ses soins; mais pourquoi a-t-il tué? Aussitôt il le déclare : parce qu’il avait surpris le fiancé de cette femme en flagrant délit d’adultère avec la sienne. Admettez que l’héroïne, la vengeresse, à mesure qu’elle connaissait l’accusé, eût senti se dissiper ses soupçons; que sa haine, à l’heure de l’aveu, fût tout près de se tourner en amour : — quand elle découvre avec l’acte la cause même de l’acte, quand elle voit que, pour venger un homme qui trahissait son amour, elle a perdu celui-ci qui l’adore et dont le crime est justement d’avoir puni cette trahison, pensez-vous que cette situation soit le lieu d’une crise de conscience? Il me paraît, à moi, difficile d’en douter; il me paraît que c’est l’une des plus dramatiques et tragiques qui soient au théâtre, l’une des mieux choisies pour éprouver une âme, l’une des plus fertiles en ressources de terreur et de pitié; il me paraît aussi que cette situation appartient en propre à M. Sardou et qu’il suffit, pour qu’on ne soit plus tenté de l’attribuer à un autre, de la définir exactement.

On a dit, en effet, que Fèdora, c’était le drame de la rue de la Paix, conduit avec plus de violence et peut-être plus d’habileté. Le bruit en a couru jusqu’à l’Odéon ; MM. de La Rounat et Porel ont décidé de reprendre au plus vite la pièce de M. Belot, Il est bien vrai que, dans le Drame de la rue de la Paix, on voit une femme, Julia Vidal, se faire aimer de l’assassin de son mari pour obtenir l’aveu du crime, et, peu à peu, douter de ses soupçons et s’éprendre de l’assassin; il est vrai qu’à la fin, et de lui-même plutôt que forcé, Albert Savari déclare à Julia qu’il a tué Maurice; mais pourquoi l’a-t-il tué? Parce que Maurice, dans un débat d’affaires, l’avait injurié et frappé. Maurice avait des billets d’Albert, Albert ne pouvait payer ses billets à l’échéance; voilà la cause, toute la cause, où la passion de Julie n’est pas intéressée. On voit la différence: la situation, ici, n’est que le lieu de dénoûment du drame au lieu d’être, comme dans Fèdora, le lieu d’une crise de conscience. Albert Savari n’a qu’à se tuer, et Julia Vidal n’a qu’à se taire: cela suffit pour finir la pièce et décider la chute du rideau; cela ne cause pas ce revirement tragique d’une si rare valeur, et toute morale, qui, chez M. Sardou, est justement le fort de l’ouvrage.

L’auteur a si bien compris cette valeur morale de sa donnée qu’il a pensé avec raison qu’elle suffirait à l’intérêt de sa pièce : il a mis à l’exploiter, sans chercher d’autres veines, tout son artifice comme tout son art; jamais peut-être il ne fut plus habile avec plus de simplicité. À ce titre, Fèdora fait à peu près dans son œuvre pathétique la même figure que Divorçons dans son œuvre comique. Expert comme nous le savons, à tresser plusieurs intrigues, à les nouer et dénouer, il a voulu, cette fois, n’en filer qu’une seule et qui n’a guère qu’un nœud ; — expert à composer des tableaux tout grouillans de personnages, il n’a souffert presque personne, cette fois, auprès du héros et de l’héroïne; — à faire sortir le drame d’un fourré de comédie, cette fois il a brûlé ces broussailles et planté sur un terrain nu sa fable tragique. Il a trouvé là, je le répète, l’emploi de son artifice et de son art; il a mis tout l’un à préparer l’accès d’une situation, à s’y établir, à en disposer l’issue, à mesure qu’il mettait tout l’autre à nous présenter une créature humaine qui se déclarerait dans cette situation, à faire qu’elle s’y déclarât et qu’elle en sortît changée. Suivez d’un bout à l’autre ce drame, et vous verrez que si peu d’ouvrages de M. Sardou témoignent de plus de constance à se tenir dans le monde des sentimens, où doit habiter le poète dramatique, en aucun point de l’ouvrage l’adresse de l’artisan ne lui devient inutile : l’artifice est au service de l’art, qui n’a garde de le congédier.

D’abord le prologue, pour appeler de son vrai nom le premier acte, est presque une merveille d’exposition ; rapide et toute en action, comme fut l’an passé celle d’Odette, et cependant, par un tour exquis d’habileté, si discrète qu’on n’aperçoit dans ce premier chapitre de l’histoire d’un crime, presque à la place même et à l’heure où le crime s’est commis, ni le criminel ni la victime. La scène se passe de nos jours, ou plutôt cette année même, en Russie, à Pétersbourg. M. Sardou, parmi ses émules, est le plus informé des choses présentes, le mieux avisé des chances nouvelles de succès. Il sait qu’un événement d’hier, auquel nous pouvons assister, nous touche plus qu’une anecdote mérovingienne, moyen âge, ou Louis XV, pourvu que nous pensions qu’en effet nous y pouvions assister, c’est-à-dire qu’elle nous paraisse vraisemblable. En cette année 1882, où donc mieux qu’en Russie un homme bien ne peut-il être assassin et le monde se méprendre sur les raisons de son crime? D’ailleurs, une Russe, exemplaire d’un peuple encore voisin de la nature et déjà trop cultivé, une Russe où l’analyse, démêlera plus facilement les élémens divers de l’âme féminine, où chacun de ces élémens aura plus de force, et qui paraîtra ainsi plus femme qu’une Française ou une Saxonne, une Russe fournira un curieux caractère d’héroïne. A peine le rideau levé, nous avons un premier document de la malice de l’auteur ; la localité de son drame est excellemment choisie.

C’est donc à Pétersbourg, chez le capitaine Wladimir Andréiévitch Yarischkine, fils du général Yarischkine, grand-maître de police. Par une courte scène entre un valet et un bijoutier, nous connaissons Wladimir, et nous apprenons qu’il va se marier : viveur, bon enfant, prodigue, adoré de ses domestiques et de ses maîtresses, il est ruiné aux trois quarts et se ravitaille par un mariage. Il épouse une veuve, une princesse, dont il est encore défendu de dire le nom. Il ira faire à Paris son voyage de noces : Pétersbourg est trop attristé par les exploits des nihilistes. Cependant il se fait tard, le maître ne rentre pas. On sonne; c’est la princesse, Fèdora Romazof. Elle est inquiète, impatiente; elle a vainement attendu Wladimir, pendant toute la soirée, au théâtre Michel. Par ce temps de complots et d’attentats, n’est-il pas menacé comme un otage, lui, le fils d’Yarischkine ! Soudain, un petit moujik se précipite : Le voici, le maître ! Hèlas ! en quel état! On introduit ici les comparses d’un funèbre cortège: des hommes de police, un passant ; par la porte du fond, qui donne sur la chambre du jeune homme, on voit aller et venir auprès du lit un chirurgien, des aides: Wladimir Andréiévitch a été trouvé frappé d’une balle, agonisant déjà, dans une petite maison d’un faubourg. L’assassin ? Nul indice, au moins sur le lieu du crime. L’officier de police, éperonné par Fèdora, mène l’enquête ; il interroge les valets, les agens, le passant, — un attaché de l’ambassade de France. Et pendant l’interrogatoire, on voit par des portes entr’ouvertes, puis discrètement refermées, les mouvemens des médecins, des serviteurs qui s’empressent d’un pied suspendu, affairés, silencieux. Un agent apporte le revolver de Wladimir, trouvé auprès de son corps, un coup déchargé ; un domestique déclare qu’il sortait armé depuis qu’il avait reçu des menaces des nihilistes ; un autre, qu’une femme est venue dans l’après-midi lui apporter une lettre et qu’il l’a jetée dans un tiroir en disant : « J’irai ! « La lettre ? Elle n’est plus dans le tiroir. Qui s’est approché de cette table ? Un visiteur inconnu. Le nom de ce visiteur ? Le comte Loris Ypanof. Plus de doute, c’est lui, l’assassin, qui a fait disparaître la trace de son crime, l’invitation au guet-apens. On se précite chez Loris, qui demeure en face. Ses gens déclarent qu’il vient de partir en voyage. Ainsi la police l’a laissé échapper ; et juste au moment où l’on rapporte cette nouvelle, la chambre du fond se rouvre : Wladimir est mort. Les agens de son père n’ont pas su le venger : sa fiancée, sa veuve le vengera. Elle le jure, et nous recevons son serment. Nous n’avons pas le droit de douter de sa décision, de son attachement à la vengeance, après ce prologue qui nous l’a fait connaître, ardente, impérieuse, impatiente de l’obstacle, capable des résolutions et des actions les plus extrêmes. Tout cela, d’ailleurs, nous l’avons appris sans phrases ; nous avons vu tout cela, plutôt qu’on ne nous l’a dit, parmi ces allées et venues qui semblent réglées par le hasard et produisent, sans qu’on se défie de l’artifice, une exacte imitation de la vie. Rarement un effet plus grand fut obtenu par l’emploi de plus petits moyens ; mais combien cet emploi est ingénieux et précis ! Tout ce prologue est d’un dramaturge expert, et que sert discrètement le prince des metteurs en scène. Assurément ce n’est qu’un fait divers, mais dont l’exposition nous donne l’illusion de la nature ; le caractère de Fèdora commence de s’y établir ; enfin l’agitation, la variété de ces comparses, tous animés d’ailleurs par la volonté de l’héroïne, tous occupés seulement de ce fait qui est l’origine de l’action, fera valoir davantage la simplicité de tout le reste du drame. Ce reste se compose, à le bien regarder, de trois scènes ; dans ces trois scènes, rien que deux personnages, qui ne quittent pas le théâtre un moment et que personne n’interrompt dans le développement de leurs passions. Après ce morceau fouillé, tourmenté d’arabesques, on remarque davantage la pureté des lignes de l’œuvre qu’il supporte.

En effet, du second acte, qui se passe à Paris comme le suivant, je néglige le commencement pour courir à la scène capitale qui le termine. Non que ce commencement soit inutile : l’auteur nous y présente Loris Ypanof, chez une grande dame excentrique, la comtesse Olga Soukaref, où fréquentent les réfugiés russes. La princesse Fèdora est attendue dans cette soirée ; depuis plusieurs mois, elle est à Paris ; elle y passe pour exilée ; elle s’est fait présenter Ypanof, elle souffre ses assiduités ; son projet de mariage avec Wladimir est demeuré inconnu. Nous sommes renseignés là-dessus par une conversation mondaine qui ouvre ce deuxième acte ; l’entretien, à vrai dire, pourrait être plus animé, semé de traits plus imprévus, plus piquans et plus neufs. M. Sardou, on le sait de reste, a souvent jeté des feux plus vifs dans ces parties accessoires d’un ouvrage ; mais, cette fois sans doute, il n’y attachait que peu d’importance : nous avons hâte, comme lui, de courir à l’essentiel. Une scène de transition nous y mène, entre Fèdora et un confident, l’attaché d’ambassade français que nous avons aperçu à Pétersbourg. Fèdora met ce diplomate au courant de son enquête ; presque chaque jour, elle voit Ypanof ; elle le fait épier par des policiers que le gouvernement russe a mis à son service ; ni elle ni ces hommes n’ont rien découvert. Elle ne sait qu’une chose maintenant : c’est qu’Ypanof s’est épris d’elle. Non-seulement elle n’a pas trouvé de preuve contre lui, mais elle se demande s’il est coupable, et, sans qu’elle se l’avoue, nous devinons déjà qu’elle le souhaite innocent. L’aime-t-elle? Non, sans doute ; au moins n’a-t-elle pas conscience de son amour ; mais elle le voit aimable, bon, déjà confiant ; elle a honte de ses soupçons, de son espionnage, de son amitié feinte. Le voici qui survient et demeure en tête-à-tête avec elle. Il lui dit son amour, elle se sent troublée par ses paroles. Elle fait effort pour se reprendre, elle se rappelle à son devoir, à sa vengeance; peut-être aussi elle veut hâter cette fin d’enquête, qu’au fond du cœur elle espère heureuse ; pour forcer Loris de se démasquer et de montrer son visage innocent ou coupable, elle improvise un stratagème. « Je retourne à Pétersbourg, dit-elle; j’ai ma grâce, j’obtiendrai la vôtre. — Ne l’espérez pas ! — Êtes-vous donc coupable? — Non. — Innocent ?.. — De tout crime, certes ! » Innocent ! ô quelle joie ! Mais encore de quoi Loris se sait-il accusé? « D’avoir tué, dans un guet-apens, Wladimir Andréiévitch. — Et tu ne prouves pas ton innocence ? — Si je ne puis pas la prouver ? — Et tu m’offres de partager ta vie salie d’un tel soupçon ? — Tu as raison, » reprend Loris, et tandis qu’elle le presse de ses questions haletantes, de ses gestes, de ses regards, lui aussi prend son parti, le seul qu’il puisse prendre, étant amoureux et loyal. Il interroge : « Tu m’aimes ? » Elle se tait un moment, et, sans le regarder, les yeux fixes, d’une voix brève, stridente, la voix des paroles décisives : « Oui, je t’aime. — Eh bien ! j’ai tué Wladimir. — Misérable ! assassin ! » Elle s’arrache de son étreinte ; elle se rejette vers la vengeance de toute la force de sa haine doublée d’un amour déçu, d’une rancune contre elle-même, d’une honte et d’un remords. Mais soudain elle se ravise : il faut qu’elle obtienne la fin de l’aveu; il faut qu’elle retienne l’assassin. Elle se force à lui sourire ; elle revient en frémissant vers lui : « Un mouvement de surprise, un frisson de peur... Tu ne peux m’en vouloir. — Je t’en veux de m’avoir pris pour un assassin vulgaire. — Eh bien! dis-moi tout... Pourquoi l’as-tu tué? — Te le dire ici? Impossible. — Où? — Chez toi. — Quand? — Demain. — Demain? et je passerai la nuit dans cette fièvre!.. Pas demain, tout à l’heure... — Soit, à tout à l’heure. « Il baise sa main pour prendre congé d’elle; il sort: « Ah! bandit, je te tiens! »

N’est-ce pas une scène curieuse que celle-là et d’un intérêt tout moral, où l’on voit cette femme d’abord hésitante et rusée, enveloppant cet homme de ses grâces insidieuses, puis surprise et ravie de le trouver innocent, et connaissant elle-même son amour dans la surprise de cette joie; rejetée ensuite vers la haine, et enfin, redevenant maîtresse d’elle-même, composant son visage et se redonnant à sa vengeance, non plus avec les doutes et les précautions d’une charmeuse, mais avec la décision d’un justicier. Toute cette suite de sentimens est distribuée à merveille et menée avec infiniment d’art. Que dire de cet artifice qui la rompt et renvoie la fin de cette confession au troisième acte? On s’est récrié là-contre; on a déclaré que c’était un procédé de roman-feuilleton : je ne crois pas qu’il soit défendu, au théâtre, de suspendre l’intérêt. Mais on a prétendu qu’ici la suspension n’était pas vraisemblable; on a soutenu que Loris, après avoir avoué le meurtre, devait tout de suite en dire la raison. M. Sardou, qui ne dédaigne pas la critique, a déjà répondu que Loris, pour faire ce récit, devait attendre d’avoir en mains les preuves de son bon droit : sinon Fèdora lui dirait, comme elle lui dira tout à l’heure : « Tu mens! » et il demeurerait sans discuter jusqu’à l’acte suivant; les choses ne seraient guère plus avancées et demeureraient en plus mauvais point. La suspension est légitime et vraisemblable autant qu’il faut; gardons-nous seulement de nier qu’elle soit habile.

Loris vient donc après minuit, chez Fèdora, en son hôtel du Cours-la-Reine. Depuis une heure qu’elle est rentrée, la princesse a reçu deux visites : celle de M. de Syriex, l’attaché d’ambassade, celle de Gretch, l’officier de police russe. Elle a su par M. de Syriex que le gouvernement français n’accorderait ni l’extradition ni l’expulsion de Loris : il avoue le meurtre et le nomme « châtiment ; » c’est le mot des nihilistes; son crime est politique : on ne le livrera pas. Par le policier la princesse a connu les dernières instructions reçues de Pétersbourg. Le général Yarischkine commence à douter d’elle; il trouve son enquête trop lente; il ordonne qu’on s’empare de Loris, qu’on l’emporte hors de France, et, s’il résiste, qu’on le tue. C’est bien : la princesse attend Loris ; elle commande qu’on le saisisse quand il sortira, qu’on le jette abord d’un yacht amarré au quai, qu’on descende la Seine et qu’on remette l’assassin à la frégate russe qui croise devant Le Havre, hors des eaux françaises. N’a-t-il pas, ce soir justement, avoué son crime ? Elle vient de l’écrire au général. Gretch annonce que d’après certains indices, le frère de Loris, Valérien Ypanof, et un de ses amis, Platon Sokolef, tous deux habitant Pétersbourg, auraient été complices du meurtre. La princesse rouvre sa lettre et dénonce ces noms au général Qu’on la laisse seule maintenant. Voici Loris. À peine est-il entré, dans une phrase encore vague, elle laisse échapper ce mot : « Nihiliste ! — Nihiliste, moi ! Je ne l’ai jamais été. — Pourquoi as-tu tué Wladimir ? — Parce qu’il était l’amant de ma femme. — Tu mens ! » Non, il ne ment pas. Voici les lettres ; les lettres de Wladimir à Wanda, une jeune fille épousée en secret parce que la mère de Loris avait refusé son consentement au mariage ; et les réponses de Wanda à Wladimir. « Qu’importe mon mariage ! écrit le jeune homme, je n’aime que toi et t’aimerai toujours ; j’épouse la princesse par ordre de mon père : c’est une question d’avenir, de situation, de fortune… » Voilà ce qu’écrivait cet homme, ce Wladimir, voilà ce que Fèdora entend de ses oreilles ; et c’est pour venger celui-là qu’elle a perdu celui-ci, qui, en punissant une trahison envers lui, punissait une trahison envers elle. D’abord elle l’écoute, stupide,. foudroyée, le corps fondu dans son fauteuil, les yeux béans, les mains mortes. Puis elle se dresse, saisit les lettres, les parcourt, les palpe, les laisse, les reprend, les dévore. Puis elle interroge ; elle veut se repaître du châtiment.

L’histoire est simple, presque banale en ses détails précis ; mais combien émouvante dans cette bouche et pour ces oreilles ! Une lettre soupçonnée, cherchée, trouvée ; un rendez-vous surpris, une rixe ; Wladimir, le premier, a tiré sur Loris : « Je riposte, je le tue !.. — Oui, oui, tue-le ! » crie Fèdora, devenue par l’ardeur de sa pensée témoin du fait ; elle s’accroche aux vêtemens de Loris, elle le secoue, elle le pousse au meurtre : « Tue-le ! tue-le !.. Et elle aussi ! » Elle, non ; elle s’est échappée, à demi-vêtue, dans la neige, s’est réfugiée chez un parent, y a langui et puis est morte. Loris est libre maintenant, libre comme Fèdora ; il est condamné à mort, ses terres sont confisquées, il est sans honneur et sans biens ; que n’a-t-elle pas à réparer envers lui ! Elle lui appartient. « Pardonne-moi, murmure-t-elle. — Qu’ai-je à te pardonner ? » Elle se remet : « Je t’ai cru coupable ; pardonne-moi mes soupçons. » Ses soupçons ! Elle n’a pas été la première à en concevoir. Qui donc a, dès le premier jour, accusé Loris quand rien ne le dénonçait ? Une fois accusé, lui, libéral, d’avoir tué Wladimir, fils du grand-maître de la police, il était perdu: impossible de prouver son innocence et surtout de la faire triompher. Mais qui donc l’a perdu? Fèdora s’efforce de le détourner de cette pensée; elle lui parle de l’avenir. Elle l’échauffe de sa passion, si bien qu’il craint de rester plus longtemps avec elle; ils sont jeunes, ils s’aiment, elle doit être sa femme; la nuit s’avance; il veut se retirer. Mais, derrière la porte, Gretch est là, qui le tuera. N’a-t-il pas reçu de Pétersbourg l’ordre de le ramener mort ou vif? N’est-il pas averti qu’il doit se défier de la princesse? Toutes les issues ne sont-elles pas gardées ? les valets consignés dans leurs chambres? Fèdora ne peut sauver Loris qu’en le retenant jusqu’au jour; elle le retient, elle le sauve comme Valentine, des Huguenots, voudrait sauver Raoul : la chambre de Fèdora n’a pas la fenêtre par où Raoul s’échappe pour se jeter au-devant des assassins.

Après ce troisième acte, il semblait que l’intérêt du drame fût épuisé; M. Sardou a trouvé cependant des ressources inespérées de pathétique. Fèdora et Loris ont fui jusqu’à Londres les embûches de la police russe. Là, une triste nouvelle vient surprendre la princesse. Exaspéré par une démarche faite en faveur de Loris, Yarischkine, dont le crédit chancelle et qui veut profiter de ses derniers jours, a fait arrêter Valérien Ypanof et Platon Sokolef, les prétendus complices naguère dénoncés par Fèdora: les savait-il innocens? Peut-être. On les a trouvés noyés dans leur cachot par une crue de la Neva. La mère de Valérien et de Loris, vieille et paralytique, est morte de chagrin. Cependant Loris ignore ces nouveaux malheurs. Après une absence d’une semaine, il trouve chez Fèdora une dépêche et une lettre, l’une et l’autre d’un ami. La dépêche, arrivée depuis plusieurs jours, lui annonce sa grâce et la restitution de ses biens. C’est un répit de joie qui précède l’extrême désespoir. La dépêche se termine par ces mots : « Yarischkine disgracié. J’ai la lettre. » Quelle lettre? Celle-ci donnera peut-être le mot de l’énigme. Elle raconte d’abord la grâce demandée, la chute prévue d’Yanschkine; elle apprend à Loris qu’il a été dénoncé par une femme, par une Russe habitant Paris; l’ami qui trace ces lignes, Borof, connaît le prénom de cette femme, mais le prénom seulement; il ne le révélera qu’après la délation prouvée, et de vive voix seulement; il sait qu’Yarischkine a une lettre de cette femme; si le ministre tombe, il trouvera cette lettre. En un premier post-scriptum, la mort de Valérien et de son ami, la mort de sa mère sont annoncées. En un second, c’est la chute d’Yarischkine, la découverte de la lettre, le départ de Borof pour Londres. Quand arrivera-t-il ? Aujourd’hui même, tout à l’heure.

On devine, au cours de cette lecture, les émotions de Loris ; sa joie d’abord, puis sa surprise, son anxiété, sa colère, sa douleur; on devine de quels sentimens Fèdora, qui se tient derrière son épaule, accompagne tous les mouvemens de son âme; à mesure qu’il avance, l’anxiété de la malheureuse redouble; elle gémit, elle s’affaisse, elle passe sur son visage défait des mains tremblantes d’horreur. Suffoqué de désespoir, il l’attire d’un geste défaillant vers sa poitrine : elle s’écarte de lui comme un sacrilège d’un autel; elle n’ose plus lui voler sa tendresse : « Pourquoi me fuis-tu? murmure-t-il; Fèdora, je n’ai plus que toi ! » Cependant, voici qu’un valet annonce Borof, ce messager de la fatalité dernière : « Ah! s’écrie Loris; cette femme! cette femme! je vais donc savoir son nom; je la tuerai ! — Loris! Loris! balbutie Fèdora... C’est peut-être une malheureuse plutôt qu’une criminelle... Peut-être elle aimait Wladimir... — Tu la connais, tu l’excuses!.. — Moi la connaître! moi l’excuser! Tu es fou!... » Et elle rit pour détourner le soupçon trop rapide; elle rit et elle pleure, elle supplie; de ses doigts crispés elle détourne vers elle, vers ses yeux en pleurs, vers sa bouche suppliante, la tête de Loris, qui se tourne obstinément vers la porte, la porte par où doit entrer Borof... « Si c’était cela, cependant, tu lui pardonnerais? — Oui, quand je l’aurai tuée! » Elle s’effondre à genoux: « Je suis perdue! — Ah ! misérable, c’est toi! » Il bondit sur elle, la renverse, il va l’étouffer ; elle se dégage : « Tu ne me tueras pas, je suis morte ! » Elle a bu d’un trait le poison préparé. Borof peut entrer maintenant : elle bat l’air de ses bras déjà raides. Loris a dit qu’il pardonnerait à la morte : il lui pardonne dans un baiser. Dans ce baiser s’exhale l’âme passionnée, inquiète, dévouée aux destins ironiques, de Fèdora Romazof.

Ainsi se termine cette tragédie, qui tient le public pendant deux heures étranglé d’émotion. Je dis à dessein tragédie, parce que beaucoup ont affecté de considérer le nouvel ouvrage de M. Sardou comme un vaudeville pathétique. Non que l’on pût assurément y voir une intrigue compliquée; mais on a chicané sur la vraisemblance de tel ou tel événement; on a trouvé que le hasard jouait un rôle trop capital dans l’ouvrage, et qu’en même temps ce rôle était excusé par de trop médiocres expédiens. J’accorde qu’il est singulier qu’Ypanof ayant commis un meurtre en cas de légitime défense, ayant tué l’amant de sa femme pris en flagrant délit, n’ait pas même essayé de s’expliquer sur ce meurtre, au moins après s’être mis en sûreté. Mais quoi! nous avons vu que cette singularité, antérieure et nécessaire au drame, peut se justifier à la rigueur; préférons-nous, plutôt que de l’admettre, renoncer à ce drame? L’historien de la légende d’Œdipe et du Roman de Thèbes nous dit qu’Œdipe et Jocaste avaient eu quatre enfans avant de se douter de leur crime, mais qu’un jour le roi étant au bain, la reine aperçut des cicatrices à ses pieds. Il nous fait remarquer, sans y penser, que, pour que l’ouvrage de Sophocle subsiste, il faut que Jocaste ait eu quatre enfans d’Œdipe sans avoir jamais vu ses pieds. On admet cette invraisemblance plutôt que de perdre Œdipe roi. Celle que M. Sardou nous propose me paraît, au demeurant, moins forte. Quant à d’autres vétilles comme celles-ci: «Pourquoi, à la fin du troisième acte, Fèdora ne donne-t-elle pas contre-ordre à Gretch ? Pourquoi, entre le troisième et le quatrième, ne dément-elle pas sa lettre par un télégramme adressé à Yarischkine?.. » — quant à toutes ces chicanes tirées des conditions matérielles du drame, M. Sardou a déjà répondu à plusieurs; sa pièce répond à presque toutes, nous y avons répondu nous-même au cours de cette analyse.. On peut s’assurer qu’un auteur aussi malin n’est pas sans avoir pensé plus longtemps que les spectateurs à toutes ces menues difficultés, ni sans y avoir pourvu ; en douter est faire preuve de naïveté plus que de critique. En ce temps de trains-éclairs, de télégraphes et de téléphones, l’auteur dramatique est tenu de se prémunir contre des querelles de ce genre avec plus de minutie que ne faisait Sophocle, dont le public pouvait admettre qu’au moins dans le temps d’Œdipe les communications fussent incertaines entre Thèbes et Corinthe. C’est une question de soin, de précautions à prendre, et de moins habiles que M. Sardou n’auraient garde de les négliger; on peut croire que M. Sardou les a toutes prises. L’artifice, encore une fois, ne fait pas défaut à l’art en un seul point de ce drame, et je ne trouve pas qu’il y soit indigne de l’art; je ne trouve ni que les raisons matérielles des événemens y manquent, ni qu’elles soient si arbitraires ou si faibles. Quant aux raisons morales, il suffit de raconter la pièce pour montrer quel intérêt elle présente. Je maintiens que la crise de conscience, dont la situation capitale est l’occasion, que les antécédens de cette crise et ses suites sont du domaine de la tragédie. Et s’il faut, pour achever nos contradicteurs, citer une autorité en matière de tragédie, je la citerai; à propos de M. Sardou, j’aurai l’audace de citer Aristote : « Le meilleur de bien loin, dit le père des critiques, c’est lorsqu’un homme commet quelque action horrible sans savoir ce qu’il fait,» — Fèdora dénonce Loris, — « et qu’après l’action il vient à reconnaître ce qu’il a fait; car il n’y a rien là de méchant et de scélérat, et cette reconnaissance a quelque chose de terrible et qui fait frémir. » En écrivant ces lignes, Aristote pensait à Œdipe. M. Sardou peut les choisir pour épigraphe à Fèdora; c’est en vertu de ce principe rédigé, voilà plus de deux mille ans, par le philosophe, que son héroïne excite aujourd’hui la terreur et la pitié.

C’est donc une tragédie en prose, et d’une prose si rapide que l’ouvrage a presque l’allure d’une pantomime. On a choisi pour la jouer une tragédienne, la seule que la France possède, — celle que la Comédie-Française a perdue, Mme Sarah Bernhardt. Douée d’une voix merveilleuse et d’un charme incomparable, cette tragédienne, si fêtée qu’elle fût, avait plu jusqu’ici par ses grâces lyriques plutôt que par un génie qui appartînt proprement au drame. Elle soupirait mieux que personne les vers mélodieux de Racine et les mélodies en vers de Victor Hugo ; mais pour créer un personnage, pour l’animer d’une vie propre et rendre ses sentimens divers, quelques-uns doutaient qu’elle en fût capable : c’était une délicieuse tragédienne de concert plutôt qu’une grande artiste dramatique. Ce qui lui restait à prouver, elle l’a prouvé dans Fèdora. On regrette sa voix d’or : pouvait-elle, dans ce rôle, filer des sons? Pouvait-elle dire la prose à points suspensifs de M. Sardou comme la plainte amoureuse de Phèdre ou les cantilènes de doña Maria de Neubourg? Il est juste, d’ailleurs, de reconnaître que son débit, précipité le premier soir et comme étranglé par la peur, est redevenu ce qu’il doit être, intelligible et naturel. Mais surtout il faut déclarer que Mme Sarah Bernardt ne montra jamais une telle variété, une telle nouveauté, une telle justesse d’effets proprement dramatiques. On peut imaginer un art plus noble, plus large et plus pur, au service de la tragédie classique; au service du drame contemporain, je ne crois pas qu’on puisse rêver un talent plus neuf, plus humain, plus émouvant. On ne peut nier que, dans cet ordre, une telle mimique soit miraculeuse. Mme Sarah Bernhardt, ici, nous donne autre chose, et de plus vraiment théâtral que ce qu’elle nous donnait autrefois, que ce dont nous commencions de nous lasser; il faudrait, pour s’en plaindre, être bien obstiné contre son plaisir.

M. Pierre Berton fait Loris. Il a joué ce rôle en généreux artiste, en excellent comédien. Son art est moins curieux que celui de Mme Sarah Bernhardt et plus voisin du classique; il n’est pas moins touchant, n’étant pas moins sincère. Par sa passion au troisième acte, par sa douleur au dernier, M. Berton a transporté la salle; son succès s’est égalé à celui de sa dangereuse partenaire. La Comédie Française regrettera M. Berton, comme Mme Sarah Bernhardt, jusqu’au jour où. elle aura la chance de recouvrer l’un et l’autre.

Est-ce le Drame de la rue de la Paix qui fera tort à Fèdora? Je voudrais que le public allât y voir pour se prononcer en cette affaire: je souhaite à MM. de La Rounat et Porel ce transport de justice. Ces messieurs ont fait d’honorables dépenses pour monter une tragédie gauloise, Amhra! de M. Grangeneuve. Cette tragédie mériterait mieux que la mention que je puis lui donner : les mœurs barbares de la vieille Gaule y sont pittoresquement rendues; plusieurs scènes sont émouvantes, malgré l’incohérence de l’action; plusieurs caractères originaux, malgré des défaillances d’exécution, des obscurités, des lacunes; enfin, si les inversions et les cacophonies y abondent, le style, du moins, est ferme et le vers souvent bien frappé; certaines tirades sont d’une bonne langue de tragédie politique. M. Paul Mounet, M. Brémont, Mlle Tessandier, dans les principaux rôles de cet ouvrage, méritent d’être applaudis. Pourtant ce n’est pas Amhra ! qui remplira la caisse de l’Odéon. Ce n’est pas non plus le Mariage de Racine, comédie ingénieuse, écrite en jolis vers par MM. Guillaume Livet et Vautrey, pour l’anniversaire de la naissance du poète : l’attrait d’un si petit ouvrage est trop faible.. On voit du moins que le directeur de l’Odéon et son associé respectent la tradition comme le cahier des charges. Il faut leur pardonner, parce qu’ils font beaucoup et profitent peu, d’avoir compté sur ce ragoût d’un demi-scandale et repris, à propos de Fèdora, le Drame de la rue de la Paix.

L’ouvrage de M. Belot contient, en son premier acte, une scène fort bien menée : celle de l’interrogatoire d’Albert dans le cabinet du juge d’instruction. La donnée de la pièce est intéressante, sans avoir la valeur dramatique que lui a communiquée M. Sardou. Enfin, si l’on se rappelle qu’au dernier acte, Julia Vidal avoue ses soupçons passés à l’homme qu’elle croit innocent et qu’elle aime, je reconnais que cette confession spontanée a quelque chose de plus naturel et de plus humain que le silence gardé jusqu’au bout par Fèdora, lequel sent un peu l’artifice. Mais l’exécution de tout ce drame est grossière, incertaine, maladroite ; la partie épisodique est d’un burlesque qui ne sort pas de la convention vulgaire du mélodrame et du roman-feuilleton. L’exécution de Fèdora, au contraire, est d’une netteté, d’une sobriété, d’une sûreté, qui prouvent un maître artisan ; et je terminerai comme j’ai commencé, en disant que l’idée première de la pièce méritait d’être ainsi traitée. L’artisan, cette fois, n’a pas servi un artiste qui fût indigne de lui. On peut préférer la comédie de mœurs et même la comédie dramatique au drame, et le Sardou de la Famille Benoîton, de Nos Intimes, de Maison neuve à celui-ci. Mais ce fait divers dialogué, ce drame judiciaire, ce mélodrame est, enfin de compte, une tragédie; une tragédie réduite à la prose, à la prose active et sans agrémens de M. Sardou, réduite aussi aux allures violentes et brèves qui émeuvent plus que d’autres les nerfs émoussés du public de ce temps; cependant, à considérer l’ouvrage en ses élémens moraux, en son essence pure, on ne peut lui refuser cet éloge, qui doit mieux que tout autre chatouiller l’auteur : on ne peut nier contre Aristote que ce soit une tragédie.


LOUIS GANDERAX.