Revue dramatique - 31 décembre 1891

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Revue dramatique - 31 décembre 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 218-224).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre du Vaudeville : Hedda Gabler, drame en 4 actes, en prose, de M. Henrik Ibsen, traduction de M. Prozor.


Hedda Gabler est la fille d’un général. Elle a été librement élevée, montant à cheval, tirant le pistolet, se laissant ou se faisant courtiser de si près, qu’une fois elle a dû menacer, de son pistolet précisément, un prétendant trop hardi, certain Eylert Loevborg, écrivain génial et ivrogne. Depuis, et par ennui seulement, Hedda a épousé un pauvre petit professeur ou docteur roux, ennuyeux, agaçant même et naïf : George Tesman. Pourquoi justement celui-là ? Parce que seul il a demandé la main d’Hedda ; les autres n’en demandaient pas tant. Le jeune ménage est revenu hier de son voyage de noces : lui, plus distrait, plus effaré que jamais, honnêtement et bourgeoisement ravi de retrouver sa vieille tante, ses vieilles pantoufles et ses vieux bouquins ; elle déçue, incomprise, exaspérée, et, circonstance aggravante, enceinte. A peine de retour, elle reçoit la visite d’une ancienne amie de pension, la douce, la blonde Théa Elvsted. Celle-ci lui avoue qu’elle a quitté son mari et ses enfans pour s’attacher au génie et à la personne d’Eylert Loevborg. Elle vit avec lui, tout près d’ici ; elle est sa muse et son bon ange ; grâce à elle, Eylert ne boit plus jamais et travaille toujours. Il travaille avec sa chère Théa, gardienne de son esprit et de son âme. Il vient, ou ils viennent de publier ensemble un livre qui fait grand bruit ; un autre va suivre, plus remarquable encore. Mais l’inquiète Théa, craignant toujours une rechute d’Eylert, venait prier les Tesman de veiller avec elle sur leur ami commun.

Eylert survient à son tour. Il a son manuscrit dans sa poche. Tesman, en camarade et confrère curieux, demande une lecture pour le soir même. Justement on doit souper entre hommes, chez certain magistrat de la petite ville, l’assesseur Brack. Ce Brack, un viveur, a tourné jadis, comme les autres, autour de la belle Hedda ; le moment lui paraît venu de pêcher dans l’eau, déjà trouble, du jeune ménage. Il s’en explique avec Hedda, qui ne répond ni oui ni non à ses offres hardies. Ce n’est pas à Brack qu’elle en veut ; c’est à l’autre. Et que lui veut-elle ? Ah ! si on le savait ! Mais voilà, on ne le sait pas et on ne le saura jamais au juste. En tout cas, plus de mal que de bien.

Eylert, se sentant faible, a refusé l’invitation de l’assesseur. Il fuit la tentation ; mais Hedda l’y rejette. Elle le défie d’aller à ce souper ; il y va donc, s’y grise abominablement et perd en rentrant ses précieux cahiers. Tesman, qui les a ramassés, les rapporte. Hedda s’en empare, soi-disant pour les rendre à Eylert, qui doit revenir prendre Théa, laissée chez les Tesman pendant le réveillon. Il revient, en effet, après la fête. Honteux, il s’accuse de s’être enivré comme un goujat et, dans son ivresse, d’avoir, non pas égaré (il recule devant l’aveu complet), mais déchiré en mille morceaux et jeté à la mer l’inestimable manuscrit ; il a ruiné l’œuvre de sa vie, sa vie elle-même, et celle de sa compagne. La pauvre Théa s’enfuit en pleurant. Loevborg va se tuer. Il l’annonce à Hedda. Ici, vous n’allez pas comprendre tout de suite, je vous en avertis ; vous ne comprendrez jamais peut-être, mais voici pourtant où nous reviendrons chercher tout à l’heure le sens de la pièce et du personnage d’Hedda, si ce personnage et cette pièce ont un sens : Hedda lui dit donc d’une voix sombre : « Eylert Loevborg, écoutez-moi. Ne pourriez-vous agir en sorte que cela se fît en beauté ? » Puis, ouvrant son secrétaire, elle en tire... quoi donc ? Le manuscrit, qu’elle y a caché ? — Oh ! que non ! Un pistolet, le même dont elle menaça jadis Eylert. Elle le lui remet : « En beauté, Eylert Loevborg ! Promettez-le-moi. » Il sort et dès qu’il a passé le seuil, elle jette le manuscrit au feu.

Eylert s’est tué. L’assesseur Brack, mêlé à l’affaire par ses fonctions de magistrat, vient annoncer le suicide aux Tesman et à Mme Elvsted. Eylert s’est tiré un coup de pistolet ; il agonise à l’hôpital ; nul ne peut être admis auprès de lui. Et voici l’effet de cette nouvelle sur les divers intéressés : après un cri d’horreur et quelques larmes. Mme Elvsted et Tesman se retirent à l’écart et s’asseyent devant une table, sous la lampe. La petite Égérie avait heureusement ses poches bourrées de notes et de documens ; elle ne fait que changer de collaborateur ; avec le second elle reconstituera l’œuvre du premier.

Brack s’est approché d’Hedda. Il a dissimulé devant les autres, mais à elle il peut et doit tout dire : Eylert Loevborg ne s’est pas tué dans sa propre maison, mais chez une fille, après une scandaleuse bagarre ; il s’est bien tiré un coup de pistolet, mais non pas dans la tempe, ni même dans la poitrine : dans le bas-ventre ! Pouah ! Alors cela ne s’est pas fait en beauté ! Du coup, oui, de ce coup de pistolet médiocre, inférieur, meurent avec Eylert la dernière illusion et l’idéal d’Hedda. Mais ce n’est pas tout. L’assesseur a reconnu le pistolet pour celui de Mme Tesman. Il n’a qu’à parler ; Hedda est compromise, perdue. Il offre bien de se taire, mais à une condition,.. et devant cette condition Hedda se révolte. Il reste encore un pistolet dans la boîte. Elle le prend à la dérobée, va au piano, joue une valse endiablée, et, avec un éclat de rire, se fait sauter la cervelle. La cervelle, entendez-vous bien, et non les entrailles. En beauté !

Voilà le dernier drame du puissant et obscur Scandinave qu’il est aujourd’hui convenu, convenable et distingué d’admirer aveuglément. Voilà du moins l’action de ce drame ; car, pour l’idée, elle n’est pas aussi facile à démêler. Je sais bien que M. Ibsen s’est défendu lui-même d’avoir eu, pour cette fois, une idée. « J’ai voulu seulement, a-t-il dit à son traducteur, qui nous le rapporte, montrer ce que produit le contact de deux milieux sociaux qui ne peuvent s’entendre. Hedda Gabler n’est pas une pièce à problème. » — Eh bien ! il est difficile. M. Ibsen. Depuis que son œuvre a été traduite, elle a fait l’objet de je ne sais combien d’études, d’une préface, d’une conférence extralucide avant la représentation ; après, de comptes rendus innombrables et de discussions sans fin, et nous ne voyons pas encore très bien ce qu’elle signifie. Trop heureux si nous le voyons à peu près et si nous arrivons à vous le faire entrevoir. Peut-être sera-ce par les yeux de M. Jules Lemaître ; mais, sans ces yeux-là, je crois qu’on n’aurait rien vu du tout.

Hedda Gabler est l’analyse, et je voudrais que c’en fût un peu plus la satire et la condamnation, d’un mal qui fait de nombreuses victimes ; un mal dont souffrent et peuvent mourir les siècles de culture et de civilisation raffinée comme le nôtre : la perversion du sens moral par le sens intellectuel ou soi-disant tel ; la subordination, que dis-je, le sacrifice du Bien, dans sa réalité concrète et nécessaire, non pas même au Beau, mais à ce qui n’en est que l’illusion et le mensonge ; à toutes les fantaisies, à toutes les chimères, les plus folles et les plus criminelles, dont peuvent s’éprendre, sous prétexte d’esthétique et d’art, des cerveaux malades et des imaginations détraquées.

Dans Hedda Gabler, les crimes et les ridicules viennent surtout de la tête ; les principaux personnages sont atteints d’atrophie ou plutôt d’hypertrophie cérébrale. Qu’est-ce que l’héroïne elle-même ? Une coquine, d’abord, et puis une folle ; pas même : une toquée ; une dépravée, mais d’une espèce particulière, peut-être la plus dangereuse : une dépravée intellectuelle. Toute petite et par nature, Hedda était méchante. En rencontrant sur l’escalier Théa, sa petite compagne de pension, elle aimait à lui tirer les cheveux, des cheveux blonds dont la fadeur l’exaspérait. Une fois même elle la menaça de les lui brûler. Jeune fille, elle a provoqué les confidences équivoques d’Eylert Loevborg ; il lui racontait sa vie de débauche et de crapule, les cabarets, les mauvais lieux, et elle se plaisait aux aveux qui lui salissaient l’âme, aux propos hardis, aux gestes même, et peut-être aujourd’hui regrette-t-elle vaguement sa défense trop vive et l’outrage inachevé. «Dans vos relations avec moi, lui dit Loevborg, il n’y avait pas d’amour non plus, dites ? Pas un soupçon, pas une nuance d’amour ? — Qui le saura jamais ?» répond-elle ; et elle ajoute : « Quand j’y pense, maintenant, il me semble qu’il y avait quelque chose de beau, de séduisant, je dirais même de courageux dans cette intimité secrète. » — Quelque chose de beau ! Voilà le grand mot lâché ! Le mot de l’esthétique et, si je puis dire, de l’intellectualité, source et source empoisonnée du drame. Autrefois les femmes « incomprises, » comme on les nommait vers 1830, prenaient un amant : témoin les héroïnes de George Sand. En 1850, Mme Bovary en prenait deux. Ces femmes avaient tort, mais du moins avaient-elles tort simplement, naturellement. C’est par le cœur ou par la chair qu’elles péchaient ; Hedda pèche par l’esprit seulement, et voilà le pire des péchés, le seul, dit-on, que Dieu ne pardonnera pas. Hedda n’est pas tentée un instant de prendre un amant, ni Loevborg, ni Brack, ni personne, et pour un rien, je le lui reprocherais. Hedda n’est jalouse de Théa, pour atroce que soit cette jalousie, qu’intellectuellement. Ce qu’elle envie à sa rivale, c’est de posséder l’esprit et non le cœur ou le corps d’Eylert ; c’est d’avoir sauvé, de protéger encore et d’aider un esprit, c’est d’inspirer une œuvre et d’y collaborer. Cette œuvre, elle la déteste et la détruit ; j’allais dire elle la tue comme un enfant né de Loevborg et de l’autre femme. « Maintenant, murmure-t-elle en regardant flamber les feuillets, je brûle, je brûle l’enfant, » et sous la métaphore concrète, c’est encore une abstraction que sa haine abstraite poursuit.

Hedda n’est au fond qu’un bas-bleu tragique, une précieuse non pas ridicule, mais criminelle, qui vole, tue ou fait tuer et se tue elle-même, tout cela en l’honneur de je ne sais quel idéal imbécile, rêvé par son imagination en démence. Comme elles vont aimer ce type féminin, toutes nos péronnelles de littérature, nos esthéticiennes de salon, nos belles décadentes ! Je les entends déjà se récrier sur cet état d’âme ! Songez donc ! Une femme qui, de gaîté de cœur, par snobisme intellectuel, rejette un homme à l’ivrognerie, le renvoie à son vice ! Veut-elle alors le perdre, ou l’éprouver ? On ne le sait pas, et je crois qu’elle l’ignore elle-même. Peut-être résistera-t-il. Alors, dit-elle, une flamme romantique aux yeux, il reviendra « couronné de pampre.» — Pourquoi «couronné de pampre ?» Mais... (Lemaître au moins nous a dit qu’il fallait l’entendre ainsi) « couronné de pampre » veut dire quelque chose comme vainqueur, triomphant, pareil à un jeune dieu, à Bacchus impassible parmi les ivres corybantes. J’aurais cru plutôt le contraire, et que le pampre signifie l’ivresse au lieu de la sobriété. Mais n’importe, « couronné de pampre, » cela sonne bien, cela fait image ; Hedda n’en demande pas plus ; elle tient son idéal, elle a trouvé la pose. Si bienveillant que soit notre confrère, il n’a pu s’empêcher ici de s’écrier : Cabotine ! cabotine ! — Il fallait ce cri pour nous soulager.

Il reviendra couronné de pampre ! — Je vous ai dit comment Eylert revient. Il a résolu de mourir. Pour le dilettantisme d’Hedda, quelle revanche inespérée ! Pouvoir empêcher un suicide et y pousser ? Surtout que ce soit, comme on dit, un beau suicide : « En beauté, Eylert Loevborg ! Promettez-le-moi. » Hélas ! dans cette mort pas plus que dans cette vie, il n’y aura eu de couronne de pampre. L’idéal d’Hedda, son absurde et atroce idéal, la trahit encore. Un homme meurt pour elle, ou par elle, mais de quelle piètre mort ! Frappé, non pas à la tempe, ni même à la poitrine (ce serait encore une belle place !), mais au ventre et au bas-ventre ! « C’est complet, s’écrie-t-elle, la nausée aux lèvres ! Le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j’ai touché ! » Elle, du moins, se frappe au front. A la bonne heure ! voilà qui est artistique. Savez-vous bien que la décadence antique elle-même n’a pas connu de ces délicatesses. Pauvre Agrippine, avec son feri ventrem ! Quelle jeune femme un peu distinguée aujourd’hui voudrait mourir aussi bourgeoisement ?

En beauté, voilà, disais-je, le mot absurde et malsain de ce rôle et de ce drame. Pauvre sainte et saine beauté ! Comme notre époque l’aura aimée, mais outragée aussi ! L’a-t-on assez compromise, assez souillée au contact de la démence et du crime ! Prenez garde ! à force d’en faire l’excuse des fous et des méchans, vous l’en rendez complice et la déshonorez. On médit, on calomnie, mais avec tant d’agrément et d’esprit : en beauté ! Parce qu’elles sont laides, on ne secourt pas la misère, on ne soigne pas la maladie, on n’ensevelit pas la mort ; l’intelligence prime le devoir et la vertu ; sous prétexte de tout comprendre, on ne daigne plus rien aimer ni rien haïr : en beauté ! En beauté, les crimes « passionnels, » les meurtres intéressans et les nobles suicides ! Charlotte de Jussat-Randon déshonorée par Robert Greslou, le disciple, l’intellectuel ; Loevborg perdu par Hedda Gabler, en beauté ! Allons donc ! Tout ça, disait un brave prêtre, dans un roman de M. Paul Bourget, c’est des grandes saletés. Il dirait ici : c’est des grandes bêtises. C’est de la littérature au sens le plus artificiel, le plus vide, le plus odieux, et si l’on n’y veille, le plus funeste du mot.

Des six personnages d’Hedda Gabler, quatre sont des maniaques, des affolés de littérature. Ne parlons plus de Hedda elle-même. Mais George Tesman ! Est-il assez médiocre avec ses lunettes et ses éternels livres sous le bras ! Il a passé toute sa lune de miel dans les bibliothèques, à préparer un volume. Et sur quoi ? Sur l’Industrie domestique dans le Bradant du moyen âge. Pauvre savant, à qui il ne manque que de savoir un peu la vie ! Et Loevborg ? Encore un intellectuel, celui-là ! Son premier ouvrage racontait le passé ; le suivant prédit l’avenir. « Il y a deux parties : la première traite des puissances civilisatrices de l’avenir ; la seconde, de la marche future de la civilisation.» — Ce sera très intéressant, quoiqu’un peu hypothétique, sans doute ; mais, comme le dit quelque part Hedda elle-même, «quand le diable y serait, ce n’était là qu’un livre après tout. » — « Oui, réplique Eylert, et la réplique d’ailleurs ne manque pas d’une grandeur mystérieuse, oui, mais l’âme pure de Théa avait passé dans ce livre. » — Malheureusement l’âme pure de Théa me paraît encore, si je puis dire, trop « livresque ; » excusez ce mot nouveau créé pour un nouveau travers. Si douce, si dévouée, si aimante que soit la petite muse aux cheveux blonds, elle aime précisément trop en muse, en femme de lettres. C’est par littérature et pour la littérature qu’elle a quitté son mari, ses enfans ; c’est pour approcher une pensée d’élite, collaborer à je ne sais quel idéal de métaphysique ou d’économie sociale, copier des manuscrits et corriger des épreuves. L’homme auquel elle s’est donnée vient de se tirer un coup de pistolet ; il agonise. Va-t-elle courir à lui, forcer tous les obstacles pour se jeter sur son corps ou son cadavre, et peut-être y mourir ? Allons donc ! Elle s’assied devant une table, tire des papiers de sa poche et se met à préparer les œuvres posthumes du bien-aimé. Je vous dis que ce n’est pas une amante, c’est un secrétaire.

Vous oubliez, dira-t-on, la contre-partie de tout ce ridicule, de toute cette bassesse, de toute cette démence, le personnage de tante Julie. Oh ! non, je ne l’oublie pas et je la gardais pour la fin, l’adorable vieille fille, la seule qui jette un rayon de lumière et de vérité dans les ténèbres de cette chambre close ou de ce cabanon. Aux hallucinations du Beau elle oppose la réalité du Bien. Et avec quelle humilité ! quelle douceur ! Elle a élevé son neveu George ; elle a veillé sur lui comme une mère ; en l’absence des jeunes mariés, elle a paré leur demeure ; pour l’embellir, elle a engagé jusqu’à son petit avoir ; pour faire honneur à sa poupée de nièce, elle a mis un chapeau neuf ; mais, par malheur, elle le dépose sur une chaise, où la cruelle pécore l’aperçoit et le prend pour le vieux chapeau de la bonne. L’épisode est admirable de férocité chez Hedda ; chez tante Julie, de candeur et de sensibilité contristée. Elle pardonne tout de suite, la chère créature. Dans un baiser pris à la dérobée sur le front irrité de la jeune femme, elle met toute sa tendresse profonde et presque auguste : « Que Dieu garde et protège Hedda Tesman ! pour le bonheur de George ! » Puis elle se retire. Laissant les autres à leur idéal funeste, elle retourne au sien, qui est bienfaisant et charitable. Elle va se rasseoir au chevet de sa sœur, la tante Rina, qui est en train de mourir. Elle ne reviendra plus qu’au dernier acte, un peu avant le dénoûment, en deuil de sa chère morte, dont elle dira d’étranges et touchantes choses, et peut-être enfin sentirons-nous la folie et la bassesse d’Hedda qui se tue, devant les deux humbles filles qui se contentent, l’une de vivre en faisant le bien, l’autre de simplement mourir.

Je dis peut-être, car tout le monde n’a pas pris ainsi la leçon et là est le danger d’une œuvre pareille. De très bons esprits restent indulgens, pour ne pas dire sympathiques à l’héroïne. Ils trouvent qu’à la fin elle se relève et qu’au fond elle est supérieure à son piètre mari, par une conception de l’existence moins banale et moins terre à terre, par l’ambition qui la possède (admirez l’euphémisme !) « de peser une fois dans sa vie sur une destinée humaine. » M. Ibsen est-il de cet avis ou de l’avis contraire ? Je n’en décide point et lui-même non plus. On ne décide plus de rien aujourd’hui dans les œuvres ni par les œuvres : on expose ; à nous de conclure. M. Ibsen expose des cas inquiétans. Je ne soupçonnais pas que là-haut, vers le pôle, dans de braves maisons bourgeoises, autour du poêle, les jeunes femmes norvégiennes eussent l’âme aussi malade. Une Excellence du Nord m’a bien dit, à la sortie du théâtre : « Ne croyez pas qu’elles soient toutes ainsi chez nous. » Mais n’importe ; il suffit de quelques-unes, et le traducteur d’Ibsen, M. Prozor, a raison : « Il y a quelque chose de pourri même dans le royaume de Danemark. »

On a dit que Mlle Brandès avait mal joué le rôle insupportable d’Hedda ; c’est certain ; nulle autre ne l’eût mieux joué, on l’a dit aussi et c’est probable. J’ai assez aimé le trouble romantique de M. Candé, sa voix rauque et ses mains tremblantes d’ivresse ; beaucoup, la bonté de Mme Samary ; passionnément, les allures de hanneton, la médiocrité ahurie et tatillonne de M. Mayer ; pas du tout, la mise en scène, aussi antinorvégienne que possible et les toilettes invraisemblablement luxueuses d’Hedda Gabler, femme du petit professeur Tesman. Ah ! les couturières ! les couturières ! quel danger pour les femmes de théâtre ! Et pour les autres aussi !


CAMILLE BELLAIGUE.