Revue dramatique - 31 décembre 1892

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 31 décembre 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 115 (p. 217-225).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre du Gymnase : Charles Demailly, pièce en 5 tableaux, tirée du roman de MM. Edmond et Jules de Goncourt, par MM. Paul Alexis et Oscar Méténier. — Théâtre du Vaudeville : Gens de bien, comédie en 3 actes, de M. Maurice Denier. Grand-Théâtre : Lysistrata, comédie en 4 actes et un prologue, de M. Maurice Donnay, musique de M. Dutacq.

Ne se lassera-t-on jamais de faire des pièces avec des romans ou, passez-moi le jeu de mots, de mettre des romans en pièces ? J’avoue ingénument que je n’avais pas lu Charles Demailly avant de le voir ; je n’ai pas voulu le lire après, afin de juger du drame plus librement. Aussi ne parlerai-je que de ce que j’ai vu ; c’est peu de chose : cinq tableaux sans préparation, explication ni commentaire ; une pièce moins qu’un scénario.

Le premier et le second de ces tableaux sont les plus insignifians, les plus dépourvus d’action, d’observation et de style même. Le premier représente le salon d’une irrégulière, Mlle Crécy, laquelle donne une soirée dansante. Aux sons de « la valse enivrante, » comme disait Labiche, paraissent successivement, et quelquefois simultanément, les représentans et les représentantes des deux demi-mondes masculin et féminin, de la galanterie et du journalisme : Mlle Ninette et autres, M. Nachette et autres. Parmi ces autres, au-dessus d’eux, nous dit-on, par le talent et par la fortune, au-dessus de Montbaillard, de Couturat, de Mollandeux, de Pomageot, au-dessus d’un certain Nachette surtout, qu’on nous présente tout de suite comme un triste sire, voici Charles Demailly, chroniqueur génial, auteur dramatique en herbe. Ces messieurs constituent l’état-major d’un journal qui s’appelle comme pourraient en vérité s’appeler quelques journaux : le Scandale. De Charles Demailly nous apprenons deux choses ; il prépare une pièce pour le Gymnase et il aime une ingénue du même Gymnase, Mlle Marthe Mance. Il l’aime comme les jeunes gens se mettent aujourd’hui à aimer les actrices, au point de les épouser. Il l’épouse donc et voilà le premier acte.

Par malheur, artiste sur les planches, Marthe, dans la vie, n’est qu’une cabotine. Vide est sa jolie tête et dur son petit cœur. Au début cependant, elle paraît aimer son mari ; mais sottement, niaisement, surtout en comédienne : avec des mines de poupée, des gentillesses d’actrice et des grâces minaudières ; et puis, le tic professionnel possède cet esprit étroit, uniquement tendu vers le théâtre, vers « les rôles, » vers le rôle que Charles est en train d’écrire pour sa femme. Marthe n’est pas seulement sèche : elle est coquette et superstitieuse ; un miroir traîne toujours sur sa chaise longue, et Charles ayant par mégarde laissé tomber ce miroir, qui se brise, Marthe s’irrite, s’épouvante, et c’est le second acte. Il est court et insignifiant.

Au troisième acte, plus d’amour, Charles s’apercevant chaque jour davantage que sa femme est une pécore et une méchante pécore. Marthe, dans un accès de dépit, a refusé le fameux rôle, qui a cessé de lui plaire. Demailly le donnera donc à Mlle Ninette. Ici intervient Nachette, le vilain folliculaire aperçu au premier acte. C’est l’envieux, le traître, le Iago du journalisme, le Judas du premier-Paris. Il déteste Charles et veut le perdre. À cet effet, il excite la jalousie de Marthe en lui représentant le succès possible, probable même de Ninette. Alors la cabotine furieuse livre au journaliste des lettres intimes, où Charles traite sans indulgence la plupart de ses camarades ; Nachette lui-même s’y trouve qualifié de vieux singe. C’en est fait de la pièce de Demailly, si de telles lettres sont publiées.

Elles le seront au quatrième acte, lequel est le meilleur, parce qu’il donne une noble idée d’une noble institution : c’est le journalisme, oh ! bien entendu, certain journalisme, que je veux dire. Nous sommes dans les bureaux du Scandale ; le numéro de ce soir contiendra les lettres de Demailly, encadrées dans un article de Nachette. Mauvaise action, mais bonne affaire, comme dit le rédacteur en chef. Et pour atténuer l’action, sans gâter l’affaire, une note de la direction désavouera l’article ci-dessus et annoncera au public, en termes indignés, le renvoi de Nachette. Et cette étude, cette esquisse au moins des mœurs de la presse ne m’avait pas semblé dénuée d’intérêt. Elle m’avait donné une sensation pénible, mais assez puissante, de bassesse et d’ignominie. J’avais tort sans doute, car autour de moi les gens les mieux informés, les plus compétens, déclarèrent cette scène invraisemblable et poncive. Il parait que l’honneur de la presse ne fait plus question aujourd’hui. Revenons aux faits. Nachette est donc mis à la porte, tandis que son article court Paris. Demailly furieux se précipite au bureau du journal. Il n’y rencontre plus Nachette, mais il y est rejoint par Marthe, prise de remords, qui tombe à ses genoux et implore son pardon. Comme il le lui refuse, elle se relève et l’insulte odieusement, en cabotine. Lui alors, ivre de colère, se précipite sur elle, la saisit à bras-le-corps et fait mine de la jeter par la fenêtre. Mais il se ravise et se borne à la chasser par la porte. Elle sort et va rejoindre Nachette.

Et au dernier tableau, nous la retrouvons chanteuse et danseuse de café-concert. Charles cependant est devenu fou ; puis de longs soins l’ont guéri à moitié, mais à moitié seulement. Or, un soir d’été, le vieil ami qui s’est fait son gardien ayant eu l’idée malencontreuse de l’emmener dîner aux Ambassadeurs, le malheureux voit sa femme, l’entend et il en meurt.

Voilà le squelette de la pièce, et sur ce squelette il n’y a pas grand’ chose. « Ces deux romans, écrivait naguère M. Jules Lemaître, de Charles Demailly et Manette Salomon, ces deux romans, qui ont chacun quatre cents pages, pourraient, si l’on gardait seulement le récit, n’en avoir qu’une cinquantaine. » Ce doit être avec ces cinquante pages-là qu’on a fait la pièce et sans doute c’est dans les trois cent cinquante autres qu’est le meilleur du roman, l’analyse des caractères et l’étude « du milieu, » journalisme et théâtre. Serrons le sujet de plus près encore que nous ne l’avons fait en le racontant. Le voici, toujours suivant M. Lemaître : « Charles Demailly, homme de lettres, épouse par amour une actrice, Marthe, petite personne jolie, sotte et sèche, qui le prend en haine, le calomnie, le torture dans son cœur et dans son honneur et le précipite enfin dans la folie incurable. » Au Gymnase, que nous montre-t-on de tout cela ? Charles Demailly, homme de lettres ! Je veux bien qu’au premier acte, chez le héros et ses camarades, on aperçoive quelques traits de ce caractère, mais quels traits ? Les plus connus et surtout les plus convenus. Comment des personnages des de Goncourt, ces écrivains « modernes » par excellence, tiennent-ils des propos aussi arriérés sur l’incompatibilité de l’amour, du mariage, avec l’art et la littérature ? Cela sent furieusement la « gendelettrie, » comme on dit maintenant, d’un mot aussi affreux que la chose. Et cette affreuse chose est partout dans le premier acte, où se débitent avec importance des sentences comme celles-ci : « La femme est l’erreur de l’homme, » ou comme cette autre, moins poncive à coup sûr, mais en revanche plus obscure : « La femme qui n’aime pas la musique et l’homme qui l’aime sont deux êtres incomplets. » Est-ce là encore cette fameuse « écriture artiste, » dont j’entendis toujours louer les frères de Goncourt, non moins que de leur modernité ?

Encore moins que l’homme de lettres nous voyons en Charles Demailly l’amoureux. Aussi bien, nous ne voyons rien ou presque rien dans cette pièce, dans ces pièces plutôt, qui sont des abrégés de livres et comme des tables de matières ; on nous montre des effets, on nous livre des résultats, sans jamais nous informer des précédens, ni des causes. Poser des jalons n’est pas faire une route, et des échantillons ne sauraient tenir lieu de tapisserie. Qu’arrive-t-il alors ? Qu’une œuvre comme celle-ci, très simple, très claire même par les faits, paraît obscure et presque inintelligible par les sentimens et les caractères. On suit les personnages comme des nageurs qui plongent ; ici, là, suivant leur caprice et sans que nulle part notre œil puisse les deviner ou les attendre, ils reparaissent à la surface et montrent la tête, mais le plus souvent ils demeurent sous l’eau.

L’héroïne autant que le héros nous échappe. Au premier acte, c’est une délicieuse ingénue ; au second, une poupée ; une perruche au troisième ; au quatrième, un monstre. Comme les autres, ce caractère nous est servi par tranches et procède par soubresauts. Pourquoi Marthe se sent-elle attirée vers ce « vilain singe » de Nachette ? D’où vient en elle, au quatrième acte, cette explosion de férocité, cette cruauté atroce ? Cabotine, direz-vous. Mais c’est bien tôt, c’est trop tôt dit ; il en fallait dire davantage. Pourquoi encore, pourquoi enfin… Mais je ne cesserais de demander des pourquoi à cette pièce qui ne répond à aucun. C’est au roman sans doute qu’il faut m’adresser.

L’interprétation est supérieure au drame. M. Raphaël Duflos, que je n’avais guère aimé d’abord, a montré dans le dernier acte beaucoup de puissance et de sobriété. Mme Sizos, qui joue le rôle de Marthe, y est aussi heureusement servie par ses défauts que par ses qualités, et je n’aurais qu’à louer M. Nertann, M. Colombey et M. Hirch, qui représente sans mot dire un Brésilien dont l’opérette ne voudrait plus.

Le Vaudeville a donné, une seule fois et en matinée, une très charmante pièce, qui plus que beaucoup d’autres mériterait les honneurs du soir, de nombreux soirs. Il est juste de la louer avant et au besoin afin qu’elle les obtienne. Je n’avais pas médiocrement goûté, l’année dernière, les Jobards, de MM. Denier et Guinon ; j’aime encore mieux aujourd’hui Gens de bien, de M. Denier tout seul.

Ces gens de bien ont un fils unique et vont le marier. Quelques jours avant le mariage, le jeune homme se voit dans la nécessité d’avouer à ses parens qu’il a pour maîtresse une pauvre ouvrière, et de cette maîtresse un enfant. Feront-ils épouser à leur fils sa maîtresse ou le laisseront-ils épouser sa fiancée ? Sa maîtresse, déciderait tout de suite M. Alexandre Dumas fils ; il l’a dit plus d’une fois et très haut ; sa fiancée, décide au contraire M. Maurice Denier, non pas tout de suite, mais après nous avoir montré chez les parens, des répugnances, des scrupules, des vicissitudes morales, enfin une évolution d’idées et de conscience qui fait le sujet, assez ordinaire peut-être, et le mérite, certainement très distingué, de cette comédie.

Gens de bien, M. et Mme Dubreuil le sont l’un et l’autre. En un coin de Paris, et du vieux Paris sans doute, ils partagent entre les offices de l’église voisine et les œuvres de charité leur vie retirée, bourgeoise, étroite et pieuse. Leur Adrien a grandi sous leur aile. Ils ont tout fait pour garder sa jeunesse immaculée, lui ménageant à la maison les plaisirs permis, tels que la lecture, la musique et le billard. Malheureusement, à la maison aussi, Adrien a rencontré les plaisirs défendus en la personne de Léontine, l’ouvrière, et voici que peu de jours avant d’épouser Mlle Suzanne Herbelot, il se résout à tout avouer. La liaison d’abord. Et de ce premier aveu l’effet est bien ce qu’il devait être, terrible assez plaisamment, dans cette sainte atmosphère, sur ces âmes droites jusqu’à la rigueur, innocentes jusqu’à la naïveté. Pauvres bonnes gens, qui croyaient et tenaient à la pureté de leur fils comme à celle d’une fille. Ainsi Adrien, leur Adrien, avait une maîtresse ! Au mépris de toute pudeur, de toute dignité ! s’écrie M. Dubreuil. — Que faire maintenant ? interroge le jeune homme penaud. — Rompre, et sur le champ, avec Léontine, s’entend. Mais quand le coupable, après la faute, en confesse les suites, oh ! alors l’émotion de M. Dubreuil tourne au tragique, je dirais presque à l’héroïque, et le digne homme, qui ne badine pas avec l’amour, s’en va tout courant demander la main de la séduite Léontine aux parens d’icelle, M. et Mme Sureau.

Ne les ayant pas rencontrés chez eux, il les convoque chez lui. Mais avant de leur donner sa parole, il faut la reprendre aux Herbelot. Voici justement Mme Herbelot. Elle a de l’esprit et du cœur. Dubreuil, à mots couverts, en se servant de la formule consacrée : « Des amis à nous, » lui fait entendre et ce qui arrive et ce qu’il a résolu : — « Vos amis n’ont pas le sens commun, » déclare tout bonnement Mme Herbelot ; elle le démontre à sa manière, et peu à peu, comprenant les sages raisons que déduit cette sage personne, le rigide Dubreuil se sent fléchir et se prend à douter si tout à l’heure il voyait juste en voyant si droit. Et devant la famille Sureau ses doutes augmentent cruellement. La famille Sureau se compose d’un père, ouvrier, d’une mère, concierge en retraite, de la séduite Léontine et d’Auguste, un petit frère. L’entrevue est excellente ; le père Sureau, ignorant jusqu’ici le nom du séducteur de sa fille, se répand en confidences familières, en remercîmens pour l’intérêt qu’on lui témoigne. Il demande cependant ce qu’on lui veut, pourquoi on l’a fait venir, et alors les Dubreuil, interdits, mal à l’aise, n’osant décidément affronter une telle alliance, finissent par proposer aux parens de Léontine, à Léontine elle-même, de lui chercher dans l’œuvre des Unions réparatrices qu’ils patronnent, un mari de bonne volonté. La pauvre fille se met à pleurer. Puisqu’elle ne demandait rien, pas de réparation d’aucune sorte, pourquoi l’humilier ainsi ? La voyant en cet état, le père Sureau comprend que l’amant de sa fille est le fils Dubreuil. Ainsi depuis une demi-heure on se moquait de lui (il a le droit de le croire) ; on abusait de sa confiance ! Et voilà le bonhomme en fureur ; il jure, tempête, fait du tapage, et le pauvre M. Dubreuil n’évite un esclandre affreux qu’en fourrant à la porte la famille Sureau tout entière.

Une pareille scène a complètement retourné notre Dubreuil, et le revirement n’a rien que de vraisemblable : — « Voyez-vous ce goujat, ce mal élevé ! Moi qui lui demandais sa fille pour mon fils ! .. » — Notez qu’il ne la lui a pas demandée, il en avait eu seulement l’intention ; mais nous prenons aisément nos intentions pour des actes, surtout quand nos actes, comme c’est ici le cas, n’ont pas été tout à fait à la hauteur de nos intentions. Quoi qu’il en soit, elles ont radicalement changé, les intentions de Dubreuil, et quand Mme Herbelot arrive pour connaître le résultat de l’entrevue Sureau, elle trouve dans l’âme de nos gens de bien les doutes presque éclaircis, les scrupules plus qu’à demi levés. Je dis presque, je dis à demi, car la finesse morale de l’œuvre et des caractères tient surtout à ces à-peu-près. Mme Herbelot n’a pas de peine à terminer les choses. De plus en plus en l’écoutant, les Dubreuil se rendent. Oui, reddition véritable, dont ils ont conscience avec un peu de gêne, pour ne pas dire de honte. Décidément on servira une pension à Léontine, on assurera l’avenir de l’enfant. La bonne Mme Herbelot y veillera elle-même en secret. Adrien sera le mari de Suzanne, et, sa future belle-mère en répond, après une pareille aventure, le meilleur des maris.

Je crois que j’ai fort mal narré cette pièce, délicate à raconter, comme toutes celles qui valent par les faits moins que par les sentimens et les caractères. De ces caractères mêmes, je crains d’avoir donné une idée inexacte, insuffisante plutôt, à la fois sommaire et banale. L’analyse ci-dessus, quand je la relis, me semble pesante, et la comédie de M. Denier est avant tout légère, aussi éloignée que possible de la lourdeur et de l’outrance. Gens de bien ! Quelles canailles on n’eût pas manqué de nous présenter au Théâtre-Libre sous ce nom ! Avec quel parti-pris d’ironie, de mépris, de cruauté comme on disait naguère, de « rosserie » comme ils disent maintenant en plus joli langage ! Un « jeune » de chez M. Antoine eût fait ainsi. Par hasard et par bonheur, M. Denier a la jeunesse indulgente. Il aime seulement à noter avec une ironie douce, un peu mélancolique, les petites taches des plus purs, les petites faiblesses des plus forts. Il n’en triomphe pas au moins ; il ne s’en indigne pas non plus ; il les voit et sans amertume il en sourit. Déjà dans les Jobards, M. Denier avait montré, nous nous rappelons avec quelle sensibilité et quelle délicatesse compatissante, des êtres de choix se courbant un peu, oh ! très peu, devant la vie, et la nécessité ployant, ne fût-ce que d’une ligne, mais d’une ligne enfin, des consciences qui se croyaient inflexibles. Gens de bien nous donnent le même spectacle. Ici encore M. Denier a pour ainsi dire fait passer des rides sur des âmes claires et dormantes comme certaines eaux.

Oui, les bonnes gens vivaient endormis dans l’ombre étroite de leur vertu. Ils se sont réveillés au choc de la réalité. D’abord ils ont appris que leur fils avait fait une faute, comme ils diraient presque en leur dévot langage, et si plaisante que soit leur désillusion, n’y saurait-on trouver, en tâchant de la sentir comme eux, quelque chose de respectable et pour un peu je dirais de touchant ? Au moins, que la faute soit réparée ainsi qu’elle peut, qu’elle doit l’être, fût-ce au prix de l’intérêt, du bonheur même, voilà chez Dubreuil le cri spontané de la conscience et de la logique morale. Toute la valeur de la comédie consiste dans le désaveu progressif de ce premier mouvement, désaveu conseillé par la faiblesse sans doute, mais imposé aussi par la raison, par le devoir pratique, lequel ne saurait toujours être le devoir absolu. il est certain qu’on n’épouse pas Léontine, l’eût-on séduite, eût-on d’elle un enfant, et je doute que Mme Aubray elle-même poussât son fils à cet hymen, après avoir fait la connaissance de l’étonnante famille Sureau. Adrien d’ailleurs n’est-il pas engagé aussi envers Suzanne Herbelot ? La jeune fille l’aime profondément, elle ne soupçonne rien de l’aventure, et les droits de la fiancée peuvent paraître opposables, préférables peut-être à ceux de la maîtresse, d’une maîtresse surtout comme la pauvre Léontine ; qui ne revendique rien, qui s’efface et se sacrifie. Sans doute, mais tout cela n’empêche pas qu’il y ait eu faute de la part d’Adrien, et de cette faute, en n’en poursuivant pas jusqu’au bout la stricte réparation, les pauvres parens se sentent vaguement complices ; dans une très petite mesure, ils le sentent aussi, une mesure raisonnable et commandée, mais commandée par la vie, les conventions, ou du moins les convenances sociales, lesquelles ne sont pas la loi supérieure et peut-être la contredisent. Le dernier acte contient une scène délicieuse, où les bons Dubreuil, assis à côté l’un de l’autre, mettent en commun leurs scrupules décidément vaincus. Ils se rendent compte, avec un malaise ingénu, qu’après quarante ans d’intransigeance morale, ils viennent de transiger pour la première fois. Ils avaient certes toutes les excuses du monde pour reculer devant un trop rude devoir ; ce recul pourtant suffit à les troubler, et toujours ils garderont au fond du cœur un peu de gêne, un de ces plis légers que marque parfois la vie sur les âmes parfaitement unies, et qui jamais ne s’efface.

Voilà ce qui nous plaît chez M. Denier : c’est la justesse et la mesure, c’est l’observation indulgente et doucement émue, non pas de l’infamie, ni même du mal, mais du moindre bien ; c’est la vue moyenne de la moyenne humanité.

En écoutant Gens de bien, savez-vous à quoi je songeais ? À une autre œuvre, supérieure celle-là et qui finit sur les sommets, à la Terre promise, de M. Paul Bourget. Certaines analogies, certaines différences aussi m’apparaissaient entre la fière moralité du roman et la plus humble moralité de la comédie, et les deux leçons, bien qu’en fait elles se contredisent, me semblaient conciliables au fond, également justes toutes deux, également d’accord avec les événemens et les caractères. Pourquoi Francis Nayrac ne peut-il épouser Henriette Scilly comme Adrien Dubreuil épouse Suzanne Herbelot ? Parce que des confidences surprises (et de quelle tragique manière ! ) ont tué dans l’âme d’Henriette un idéal qui ne saurait plus revivre. L’obstacle insurmontable est moins ici la faute de Francis, que la révélation atroce, et qui faillit être meurtrière, de cette faute. Dans Gens de bien au contraire, la fiancée ignore tout ; seule, la sage Mme Herbelot a été avertie et c’est elle qui sauve la situation. Avertie à temps, ne croyez-vous pas que la noble Mme Scilly l’eût sauvée de même ? Par certains côtés, ces deux rares belles-mères me semblent dignes de se connaître et de se comprendre. Et que les deux œuvres, ce beau roman et cette charmante comédie, ne puissent ni ne doivent finir de même sorte, cela établit entre elles non pas une opposition, mais une différence seulement. Terre promise est plus selon l’idéal et Gens de bien selon la réalité.

La comédie de M. Denier est excellemment jouée par MM. Lagrange et Michel, Mmes Grassot et Samary, pour ne citer que les rôles principaux. Et les rôles secondaires ne sont pas non plus mal tenus.

Il nous reste peu de place pour constater que les deux premiers actes de Lysistrata sont assez plaisans, les deux derniers fort ennuyeux, tous les quatre d’une gaillardise vraiment par trop libre, trop facile aussi, et qui d’ailleurs ne ressemble pas à l’impudeur, fût-ce à l’obscénité en quelque sorte mythique, symbolique, je dirai presque religieuse des anciens. Que la Lysistrata originale ne pût être appropriée (c’est le mot) au théâtre contemporain, cela ne faisait pas question. Mais l’avoir accommodée au goût du jour, à notre convenance, ou à notre inconvenance, cela ne me paraît pas plus d’un vrai poète, qu’il ne serait d’un artiste, peintre ou sculpteur, d’habiller à la mode actuelle une fresque ou un bronze libertin de Pompéi. L’indécence païenne avait, ou du moins à travers dix-neuf siècles elle nous paraît avoir eu je ne sais quoi d’instinctif, de sincère, de vaguement sérieux qui l’excuse et que, voulue et artificielle, la grivoiserie moderne rapetisse et travestit.

Les femmes d’Athènes, pour abréger la guerre avec Sparte, jurent de ne pas accorder la moindre faveur à leurs maris ou à leurs amans, avant que la paix ne soit conclue, ou au moins promise. Elles tiennent leur serment et la paix est faite. Voilà toute la Lysistrata d’Aristophane. Sur ce thème, que je me permettrai de qualifier de stérile, M. Donnay a exécuté des variations de vaudeville et d’opérette. Le principal ressort comique en est une perpétuelle et peu décente allusion à l’amour abjuré, désiré, regretté, provoqué, ignoré ou goûté en cachette par les unes et les autres de ces dames, selon l’état d’âme de chacune et son tempérament. Chacune a sa manière de penser et de parler, mais toutes pensent à la même chose, parlent de la même chose et cette chose est celle que vous savez. M. Donnay s’est servi encore d’un autre procédé, qui n’est que l’application à la caricature, à la charge d’atelier, du précepte fameux : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. » Des Athéniens, par exemple, diront : filer à la Perse, au lieu de : filer à l’anglaise, qui déjà n’est pas irrésistible ; au lieu de : monter un bateau, qui peut-être vous laisse froid, monter une trirème, et cela constitue un moyen assez médiocre de provoquer un rire inférieur.

À la comédie d’Aristophane, M. Donnay a cousu encore, avec du fil blanc et un peu gros, une banale intrigue d’adultère entre Lysistrata et le stratège Agathos, qu’on appelle à tout moment « le brave général, » ce qui n’est peut-être pas d’un goût très pur. Et il m’a semblé aussi que M. Renan était mort depuis trop peu de jours pour qu’on le représentât, même sans le parodier, parmi les invités de l’hétaïre Salabacca.

Ne finissons pas cependant sans louer quelques couplets en vers d’un assez beau lyrisme, égarés dans cette prose ultra-leste, comme des notes de lyre ou de double flûte antique dans un concert de mirlitons.

L’interprétation de Lysistrata est plus que convenable pour les oreilles ; pour les yeux, un peu moins, les tuniques étant, comme les allusions, transparentes. Mme Réjane paraît descendre de l’Acropole moins que de Montmartre ; elle est d’ailleurs spirituelle à souhait. Mme Tessandier a la mollesse et l’indolence lassée d’une courtisane asiatique (c’est ainsi du moins que je me figure une courtisane asiatique) ; M. Guitry ressemble plaisamment à un Achille de pendule. La musique de M. Dutacq nous a charmé, la mise en scène est somptueuse, et le décor du troisième acte se colore des teintes fleur de pêcher que là-bas, au pays de beauté, répand sur le front des temples le premier rayon de soleil.


CAMILLE BELLAIGUE.