Revue dramatique - 31 décembre 1903

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Revue dramatique - 31 décembre 1903
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 208-217).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : le Dédale, pièce en cinq actes, par M. Paul Hervieu. — Théâtre Sarah-Bernhardt : la Sorcière, pièce en cinq actes, par M. Victorien Sardou.


Le Dédale est-il une pièce à thèse ? Cette question ne manquera pas de paraître ingénue à la plupart des spectateurs qui ont vu la nouvelle pièce de M. Hervieu, et des critiques qui en ont rendu compte, puisque les uns et les autres ont à l’envi discuté la thèse de l’auteur et les moyens par lesquels il l’a défendue. Ces discussions à perte d’haleine sont pour une œuvre de théâtre ce qu’il y a de plus honorable ; cette fois encore, elles sont pour l’écrivain la meilleure récompense de la probité de son art, de son consciencieux et laborieux effort : elles valent mieux cent fois que certaines unanimités dans l’acquiescement ; et c’est pourquoi il est juste d’y prêter l’oreille. Généralement, donc, on a trouvé piquant que l’auteur des Tenailles et de la Loi de l’Homme, devenu celui du Dédale, y présentât une thèse en contradiction avec celles dont il s’était fait jusqu’alors l’avocat attitré. Il avait jusqu’ici appelé de tous ses vœux, réclamé de toute son âpreté un élargissement du divorce qui tendait à faire du mariage quelque chose d’assez analogue à l’union libre. Mais à force de creuser un problème toujours le même, il aurait retrouvé les assises solides sur lesquelles se fonde la doctrine du mariage indissoluble. On a célébré la grande conversion de M. Hervieu. Plusieurs s’en sont réjouis, non sans faire des réserves sur la nature de certains argumens et sur la valeur des moyens scéniques employés par l’auteur… Je crains que se placer à ce point de vue ne soit le bon moyen pour ne pas comprendre la conception dramatique très particulière qui est celle de M. Hervieu.

Apparemment, celui-ci ne songe guère à réclamer qu’on raye de nos lois le divorce, et on aurait tort de voir dans le Dédale un signe du curieux mouvement qui, depuis quelque temps, se dessine en ce sens dans la littérature et dans l’opinion. L’écrivain à thèse, poursuivant par le théâtre la réforme de la législation, comme faisaient Dumas fils et Emile Augier, est un optimiste. Il croit que la nature humaine est bonne et que la vie peut le devenir. Tout le mal, selon le dogme de Rousseau, ne procède que de la société et du désaccord qui existe accidentellement entre les institutions que l’homme a établies et les tendances de sa nature. Réformez donc les institutions, amendez les lois, et vous aurez amené l’avènement du bonheur universel par la justice universelle. M. Hervieu ne donne pas dans la chimère de cet optimisme. Il se place justement à l’opposé. Pour lui, la vie est foncièrement mauvaise. Ce rêve de bonheur que fait l’humanité lui apparaît comme une de ces trames qui se défont sur un point à mesure qu’on les répare sur un autre. Tourmentés par ce désir de mieux qui nous vient de la sensation toujours éprouvée du malaise présent, nous nous efforçons de changer sans cesse ; nous aménageons d’une façon un peu différente les institutions où s’abrite notre faiblesse ; nous rejetons une loi dont nous avons éprouvé qu’elle froisse un de nos instincts et lèse un de nos droits ; avant qu’il se soit passé longtemps, nous nous apercevons que la loi par laquelle nous l’avons remplacée nous heurte à un endroit qui n’est pas moins sensible, et que comme l’autre elle fait blessure. On déplace la souffrance, on ne la supprime pas. Dégager la somme de tragique que contient toujours la condition humaine, à quelque stratagème que nous ayons recours, c’est ce que s’est proposé M. Hervieu dans chacune de ses œuvres, roman ou pièce de théâtre. Quel supplice entraine la situation de deux êtres retenus malgré eux dans les liens du mariage, il l’avait montré dans ses premières pièces. Mais que ces deux êtres reprennent leur liberté, ils sentiront bientôt qu’ils restent attachés quand même par le lien qu’ils ont cru briser : ils se trouveront à la fois unis et séparés ; situation paradoxale, inextricable, sans solution : c’est le Dédale.

Car du jour où l’homme et la femme ont mêlé leur âme dans celle de l’enfant né de leur amour, chacun d’eux cesse d’être un individu tout à fait distinct et indépendant de l’autre. Ils se confondent et s’unissent dans cet enfant qui les continue tous les deux. Désormais ils peuvent se faire souffrir, se détester, se meurtrir ; mais ce qui n’est plus possible, c’est qu’ils deviennent l’un pour l’autre des étrangers. Quelque chose est en eux de plus durable et de plus profond que leurs caprices, leurs querelles et leurs rancunes. Ils forment avec l’enfant l’unique groupe naturel. Quiconque se met entre eux est un intrus il sépare ce qui devrait être uni ; il s’expose à de terribles représailles. Cette unité entre les époux, qui n’est nullement l’expression arbitraire d’une convention législative, mais qui est l’expression d’un fait, puisqu’elle résulte de l’existence de l’enfant, voilà ce que méconnaît le divorce ; c’est par là qui ! peut nous faire souffrir et par là qu’il peut prendre le caractère tragique.

Pour rendre le drame plus intense et pour donner à son idée l’expression la plus saisissante, M. Hervieu a élevé entre les deux époux divorcés le plus d’obstacles qu’il lui a été possible. Marianne a été trompée par son premier mari Max de Pogis. Elle a surpris les coupables, et Max a épousé sa complice. Elle reste donc humiliée, ulcérée. Alors se présente un homme qui est la loyauté et la bonté mêmes, qui l’aime d’un amour ardent, respectueux, chevaleresque. Guillaume Le Breuil lui offre de l’épouser, de lui refaire un foyer. N’est-ce pas une réparation que lui apporte la destinée ? La refuser, ne serait-ce pas pour Marianne manquer en quelque manière à un devoir envers elle-même ? Au nom de quel principe abstrait, cruel et vain, empêcherait-on un être vivant de se reprendre à la vie ? Par cette revendication de son droit individuel, Marianne est bien une sœur des précédentes héroïnes de M. Hervieu. Elle part du point où celles-ci s’étaient arrêtées. Ajoutez que, pour épouser Guillaume, Marianne est obligée de passer outre aux objections, à la résistance de sa mère, catholique intransigeante et qui n’admet pas le divorce. Ce second mariage est pour elle un acte d’autant plus réfléchi et volontaire. Marianne semble donc aussi complètement séparée qu’il se puisse imaginer de son premier mari ; l’expérience qu’elle a maintenant de la vie est bien faite pour l’aider à apprécier comme il convient ce calme absolu qu’elle goûte auprès de Guillaume, cette certitude qu’elle a de pouvoir se fier à lui et s’appuyer sur un bras qui ne faiblira pas. Elle a pris le bon parti. Elle a pour elle la raison.

Elle a pour elle la raison ; seulement, elle a contre elle la passion. Car, à son insu, elle n’a pas cessé d’aimer celui par qui elle a souffert. Nous en avons l’impression très nette au cours de ce premier acte. Elle ne parle pas avec assez de calme de ce mari infidèle et nous nous apercevons bien qu’elle n’a pas réussi à le chasser de son cœur. Et l’espèce de fièvre que fait courir en elle le souvenir de Max de Pogis contraste trop violemment avec le sentiment paisible que lui inspire Guillaume, un sentiment où il n’entre que beaucoup d’estime jointe à beaucoup de reconnaissance. A vrai dire, en se remariant, elle cède à un mobile dont elle aurait honte si elle pouvait en prendre conscience. Ce second mariage est un acte de représailles, c’est un défi porté au premier mari, avec un secret désir et un espoir inavoué de le faire souffrir.

El Marianne a contre elle la présence de son enfant. Tout le second acte est consacré à nous faire souvenir que cet enfant existe, et que, puisqu’il existe, la séparation entre les deux êtres qu’il résume en lui n’est qu’illusoire. Guillaume a beau se montrer pour lui plein de bonté, cette bonté n’est ni adroite ni clairvoyante. Il y manque cette espèce de divination que peut seule donner la parenté du sang. De plus, en se remariant, Marianne a cessé d’avoir sur son enfant des droits exclusifs ; elle a subi dans son autorité de mère une diminution. Même la situation s’est retournée, M. de Pogis étant devenu veuf de sa seconde femme. Il est décidé à ne plus se contenter des deux courtes visites que l’enfant lui fait chaque semaine. Il fera valoir ses droits devant les tribunaux, et entamera un procès, si Marianne ne consent pas à un arrangement amiable. Marianne et Max se trouvent ainsi remis l’un en face de l’autre. Et la conversation où ils ne parlent que de l’enfant, nous renseigne sur l’état de l’âme de Max. Car, sans doute, en lui, c’est le père qui souffre de trouver chez son fils des idées, des sentimens qu’un autre que lui y a mis. Mais en outre nous nous rendons bien compte que, lui non plus, il n’a pas cessé d’aimer Marianne, et qu’il en veut à Guillaume non pas seulement de lui voler une partie de la confiance de son enfant, mais aussi et peut-être d’abord de posséder celle qui a été à lui. Ainsi un attrait ramène l’un vers l’autre les deux êtres qui se sont aimés. Pour les réunir, il ne faudra qu’une occasion.

Les anciens qui avaient une imagination toute neuve et chez qui ne s’était pas usée la faculté poétique de l’étonnement, avaient traduit par d’effrayans symboles le pouvoir magnifique de la fatalité. Nous nous sommes habitués à rencontrer sur notre chemin cette ennemie et son visage nous est devenu familier. Ses coups n’en sont pas moins terribles. Elle peut, cette fatalité, résider en dehors de nous dans quelque accident absurde et foudroyant, une maladie, une mort, une catastrophe ; elle peut résider en nous et se traduire par un de ces coups de passion par lesquels nous semblons démentir toute une vie. Sous cette double forme, la fatalité sévit à travers tout le troisième acte du Dédale. C’est ici, à tous les points de vue, l’acte essentiel de la pièce, celui qui en contient la signification, et qui porte le drame à son paroxysme. M. de Pogis a obtenu d’emmener son enfant passer quelques semaines chez lui, dans son domaine de Mérange. La diphtérie sévit dans le pays : elle s’abat sur l’enfant. Marianne, prévenue, accourt en toute hâte. Voilà ce père et cette mère installés au chevet de leur enfant ; ils le disputent à la mort, ils le sauvent. Mais pendant qu’ils le veillaient et qu’ils avaient l’un et l’autre même inquiétude, ils se sont remis à n’avoir à eux deux qu’une seule âme. Ils ont senti qu’il y avait en eux quelque chose qui leur était commun et qui les différenciait du reste du monde. Cette impression s’est manifestée à eux de façon visible le jour où le petit convalescent, de ses mains amaigries, cherchait à faire se joindre leurs deux mains. Le père et la mère indissolublement unis dans l’enfant, c’est ce qu’a voulu montrer M. Hervieu. Et pour qu’on ne pût se méprendre sur son idée, il a usé du procédé qui consiste à en mettre sous nos yeux une seconde traduction, une réplique et une contre-épreuve. C’est à quoi sert dans la pièce la présence du ménage d’Hubert et de Paulette ; elle ne sert pas à autre chose, et cela même fait que jusqu’alors elle nous avait semblé assez inutile. Hubert et Paulette font un ménage bien parisien, c’est-à-dire un fort mauvais ménage. Hubert trompe sa femme gaiement et sans y entendre malice ; Paulette trompe son mari ardemment, avec une jouissance de perversité. Or ils habitent un château voisin de celui de M. de Pogis. La diphtérie y a fait aussi son apparition, et, plus cruelle, elle a tué leur enfant. Sous ce coup effroyable ils se sont sentis pareillement frappés, et la communion dans la souffrance les a réconciliés. Désormais, il est de toute évidence que Marianne appartient de nouveau à son premier mari. Aussi lorsque celui-ci, sous prétexte d’avoir avec elle une explication, et de se justifier de sa conduite passée, s’introduit auprès d’elle la nuit et force sa porte, nous n’avons aucune espèce de doute sur l’issue de cette scabreuse entrevue. Ce cri de passion qui emporte toutes les pudeurs, tous les scrupules d’honnêteté, ce cri : « Je suis à toi, » nous ne pouvons en être surpris, si nous en sommes malgré tout choqués, car nous l’attendions ; et il ne fait qu’exprimer une révolution et des sentimens que, depuis le début de l’acte, nous lisions clairement dans l’âme de Marianne.

Dans une minute d’affolement, Marianne est revenue à son premier mari. Que peut-il advenir maintenant ? Car Marianne est trop foncièrement honnête pour se prêter ni à une comédie, ni à un partage. Elle nous l’a répété maintes fois, et nous ne supposons pas un seul instant qu’elle puisse, reprenant la vie auprès de Guillaume, garder Max comme amant. Tout le quatrième acte sera consacré aux efforts impuissans et condamnés d’avance que font les divers personnages du drame pour chercher la solution de cette situation insoluble. C’est par là même que les discussions qui l’emplissent nous imposent à nous-mêmes une espèce de torture et nous plongent dans un état voisin de l’affolement. Marianne s’est sauvée de-chez M. de Pogis ; elle n’a pas voulu rentrer chez Guillaume ; elle s’est réfugiée chez ses parens ; elle leur a avoué sa faute. Quel parti prendre ? retourner auprès de Guillaume, chasser jusqu’au souvenir de Max ? Ce serait le parti le plus en accord avec les exigences sociales, et c’est celui que conseille discrètement le père de Marianne, M. Vilard-Duval. Donner son congé à Guillaume, qui, aux yeux d’une bonne catholique, n’a jamais été le mari de Marianne ? C’est le parti extrême auquel ne répugnerait pas l’intransigeance de Mme Vilard-Duval. Pour elle, Marianne n’aperçoit d’issue que dans le suicide. Pourtant Guillaume averti du retour de sa femme accourt auprès d’elle. Il apprend de la bouche même de Marianne l’outrage qu’elle lui a fait. Nature violente, impétueuse, brutale, il voit rouge, et sort pour aller tuer M. de Pogis. La honte, le suicide, le meurtre, voilà les diverses solutions proposées.

Quelle va être celle de l’auteur ? Il imagine que Marianne avec son enfant s’est retirée chez ses parens dans leur château de province. M. de Pogis s’est installé dans une auberge du pays ; il envoie à Marianne lettres sur lettres pour la supplier de le revoir. De son côté Guillaume vient offrir à Marianne son pardon. Les deux hommes se rencontrent : Guillaume précipite M. de Pogis dans un torrent où ils disparaissent tous deux. Cette solution n’a contenté personne.

Il nous reste à voir quels sont les personnages engagés dans cette action. Ce sont personnages de tragédie. La psychologie de l’auteur excelle à montrer de façon impitoyable tout ce qu’il tient dans le cœur de l’homme de pouvoir pour créer du malheur. Il y a d’abord des êtres qui, par définition, sont malfaisans. Max de Pogis en est un. Au dénouement l’auteur lui donne son véritable nom : il l’appelle Don Juan. Celui-ci a de son ancêtre littéraire l’égoïsme, la légèreté et la méchanceté. Il a trompé sa femme par libertinage. Il a épousé sa maîtresse par bravade. Il a dans la suite parfaitement oublié son fils et ne s’en est ressouvenu que le jour où, en le réclamant, il trouvait un moyen de se venger de celle dont il avait fait le malheur. Un autre aurait considéré que Marianne, appelée sous son toit par la maladie de son enfant, devait lui être sacrée : lui, la considère comme une proie. Ce joli homme n’est pas un très joli monsieur. — Mais ce n’est pas seulement par nos vices, c’est aussi bien par nos vertus que nous pouvons semer des ruines autour de nous. C’est le cas de Marianne. Trompée par son mari, elle était capable de pardonner ; mais la fierté même de sa nature a fait qu’elle a laissé le malentendu s’aggraver entre eux et devenir irrémédiable. Elle a été victime ensuite de la profondeur de son affection maternelle qui l’a livrée sans défense au père de son enfant. Et c’est enfin la franchise, la sincérité de son caractère qui l’empêchera plus tard de se prêter à aucun compromis, qui lui fera désoler le cœur de Guillaume, qui la rendra en partie responsable de la mort des deux hommes. — Ici-bas ce sont les innocens qui paient pour les coupables. L’aventure de Guillaume en est la preuve éclatante. En vérité, celui-là, quel reproche peut-on lui faire ? Qu’y a-t-il dans toute sa conduite qui ne soit noblesse, désintéressement, loyauté ? C’est vraiment un jeu de la destinée qui l’a jeté sur ce chemin où son malheur allait passer. Cet athlète joue le rôle de victime. Il est celui dont on ne se soucie pas, qu’on traite comme quantité négligeable. Trop est trop : il a semblé qu’on en usait vis-à-vis de lui avec trop de désinvolture, que les choses comme les gens étaient pour lui trop dénués de justice et de pitié. Et une des plus fortes objections qu’on puisse adresser au rôle de Marianne, est justement qu’elle semble ne voir en lui qu’un comparse et oublier avec un excès de facilité son existence même. — Enfin quel que puisse être le travail par lequel la civilisation depuis tant de siècles a tâché d’adoucir notre sauvagerie native, la férocité première subsiste quand même, toujours près d’affleurer, et à certains momens elle éclate et fait craquer tout le vernis superficiel. Ces deux rivaux qui au dénouement s’épient à travers un buisson et qui en viennent aux mains, c’est un spectacle dont ne s’accommode guère le train ordinaire des convenances modernes ; mais c’est qu’il nous donne assez bien une vision de forêt primitive où deux hommes luttent à mort pour la possession de la femme convoitée, devant la nature impassible.

On voit assez maintenant pourquoi nous pensons que, si l’on veut juger équitablement la pièce de M. Paul Hervieu, il ne faut pas la rattacher au genre de la comédie à thèse de Dumas fils. Aussi bien l’auteur, par certaines phrases semées dans le dialogue et qui y sonnent comme des réminiscences de notre théâtre classique, a pris soin de nous avertir qu’il souhaite de se rattacher à la tradition de notre tragédie. Seulement la tragédie avait pour elle le recul du temps où l’action était reléguée, le costume antique des acteurs, le prestige du vers ; la tragédie moderne nous montre des contemporains en redingote ; c’est la grande différence, et la difficulté essentielle dont on ne peut dire que cette fois M. Hervieu ait entièrement triomphé. Il y a d’ailleurs dans la conduite de la pièce des incertitudes, des longueurs de préparations, un embarras qui se traduit à l’occasion par celui du style. Aussi le Dédale, où abondent les traits de hardiesse et d’originalité, où éclatent des scènes d’une remarquable intensité dramatique, et qui fait souvent grand honneur à la maîtrise de M. Hervieu, ne donne-t-il pourtant pas l’impression de plénitude et d’harmonie dans la vigueur que nous avions si fort admirée dans la Course du Flambeau.

Le Dédale est très inégalement joué et plusieurs rôles nous y ont semblé tenus à contresens. M. Le Bargy est excellent dans le rôle de M. de Pogis. Il y est élégant comme à son ordinaire et il a plus d’émotion et de chaleur que nous ne lui en avions encore vu. M. Paul Mounet joue au naturel le rôle de bon sauvage qui est celui de Guillaume. M. Louis Delaunay a donné au personnage du père une physionomie des plus conventionnelles. W Leconte a joué avec beaucoup de tact et de souplesse le rôle double de Paulette, tantôt femme évaporée et tantôt mère touchante. Mais M. Mayer est chargé d’incarner un personnage jovial : et nous sommes prêts à reconnaître à cet excellent comédien toutes les qualités, sauf pourtant la jovialité. Mme Pierson a atténue, arrondi, adouci, attendri et mouillé de larmes le rôle de Mme Vilard-Duval, auquel il eût fallu au contraire donner beaucoup d’âpreté. Et c’est à Mme Bartet que nous ferons notre principale querelle. Il va sans dire que, dans l’ensemble du rôle, elle a été exquise et nous a donné à admirer toutes ses qualités habituelles de distinction, de justesse et d’émotion vraie. Mais elle a introduit dans son jeu quelques notes des plus fâcheuses. Rien de plus pénible que l’espèce de tremblement nerveux qu’elle a cru devoir affecter au quatrième acte lors de sa rencontre avec Guillaume. Et rien de plus franchement regrettable que le hoquet dans lequel elle jette, à ce même acte, le mot de la fin : « Arrêtez-le ! » Mme Bartet doit laisser à des comédiennes de moins de style ces effets d’un réalisme facile qui mettent une fausse note dans un jeu dont nous retrouverons sans doute par la suite la souveraine et délicieuse harmonie.


La Sorcière est une pièce composée à souhait pour ceux qui, au théâtre, recherchent proprement le plaisir du « théâtre. » C’est d’abord un plaisir des yeux. L’époque choisie étant le XVIe siècle espagnol, on devine aussitôt quelle occasion ce pouvait être de beaux décors, de riches costumes et d’ingénieuse restitution archéologique. Le goût de M. Sardou pour les curiosités de l’érudition, secondé par celui de Mme Sarah Bernhardt pour les splendides mises en scène, ne pouvait manquer ici de faire merveille. Les tableaux éclatans, variés, séduisans se succèdent à l’envi. C’est d’abord la campagne où Zoraya, la sorcière, vient chercher les simples dont elle compose ses breuvages, puis la maison de Zoraya dans le vieux goût musulman, puis une noce espagnole, puis le tribunal de l’Inquisition, enfin le bûcher dressé devant le porche de l’église. Mais pourquoi n’a-t-on pas fait flamber ce bûcher ? Qu’est-ce qu’un bûcher qui ne flambe pas ? Nous en avons tous éprouvé une déception.

Ensuite M. Sardou est incomparable pour tenir l’attention en éveil, renouveler sans cesse l’intérêt de curiosité et frapper soudain de grands coups. Dès le premier acte, nous avons vu le noble Espagnol Don Enrique s’éprendre de la musulmane Zoraya. Ils sont tous deux jeunes, beaux ; ils s’aiment, et nous les aimons Mais les lois les plus sévères défendant l’union d’un chrétien avec une musulmane, il faut avouer que Don Enrique s’est engagé dans une liaison toute pleine de périls. Nous retrouvons au second acte nos deux jeunes gens en train de filer le parfait amour. Cependant, à la tristesse de Don Enrique, à certaines paroles vagues qui lui échappent, nous devinons qu’un danger plane sur les amoureux. Les cloches de la ville sonnent à toute volée. Nous apprenons en fin d’acte qu’elles sonnent pour le mariage de Don Enrique : le traître épouse la fille du gouverneur de Tolède, Dona Juana. Voilà un coup de théâtre. En voici un autre à l’acte suivant. Zoraya s’est introduite au palais où se célèbrent les noces. Elle s’est présentée à son infidèle comme une statue du remords. Une explication a eu lieu, d’où il résulte que le mariage de Don Enrique avec Dona Juana n’altère. en rien les sentimens du jeune homme pour sa maîtresse. Celle-ci a endormi d’un sommeil hypnotique la jeune épousée : elle va se sauver avec Don Enrique ; mais le Saint-Office a été prévenu : l’alarme a été donnée : les issues du palais sont gardées. Le fait est qu’à l’acte suivant nous apprenons que les deux fugitifs ont été rattrapés et qu’on instruit leur procès. L’interrogatoire de Zoraya devant le tribunal de l’Inquisition est le morceau principal, le passage le plus pathétique de la pièce, celui où l’angoisse est portée à son comble. Car pour sauver Don Enrique, Zoraya accepte de déclarer qu’elle a surpris son amour par des philtres, et qu’elle est sorcière, ce qui est de tous points inexact. Le dernier acte se passe dans un décor magnifique et terrible avec grand déploiement de peuple et de moines en cagoules. La logique veut que Don Enrique et Zoraya soient unis dans la mort, et telle est la conclusion que M. Sardou a donnée à son drame.

Dans ce genre de drame historique à grand spectacle, il faut encore une attraction nouvelle, inédite, sensationnelle, et, comme on dit, un clou. C’est ici l’hypnotisme, dont M. Sardou a tiré le parti le plus ingénieux. Les prétendus crimes de sorcellerie qui ont effrayé le moyen âge et même des siècles plus éclairés n’étaient, paraît-il, que d’honnêtes phénomènes d’hypnotisme. Nous avons ainsi au deuxième et au cinquième acte des séances d’hypnotisme qui pourront très bien faire courir tout Paris. J’aime moins la séance d’hystérie ou d’épilepsie par laquelle commence le quatrième acte. Elle plaira à ceux des spectateurs qui aiment les impressions pénibles : mais elle chagrinera le public des familles.

Mme Sarah Bernhardt a été très belle d’altitudes et a en de beaux cris dans le rôle de Zoraya. M. de Max réalise le type lui-même du Grand Inquisiteur pour mélodrames. Mlles Moréno et Dufrène se sont consciencieusement appliquées à faire courir dans la salle un petit frisson de Salpêtrière.


Je me garderai bien d’insister sur la dernière production de M. Brieux, et je suis heureux que le genre même auquel l’auteur se consacre maintenant me dispense d’en rien dire. Le fait d’être rédigé en dialogue et en tirades et d’avoir été débité en scène ne suffit pas pour qu’un ouvrage relève de la critique dramatique. Depuis les Remplaçantes, M. Brieux s’éloigne de plus en plus de la littérature de théâtre et d’ailleurs de toute espèce de littérature. Maternité est une sorte de tract dialogué sur la question de la repopulation. Le bon moyen pour amener nos contemporains à repeupler est-il de réhabiliter la fille-mère ? Esl-U vrai que de l’état actuel de nos institutions résulte une espèce de droit à l’avortement et de devoir de stérilité ?... Ce sont des questions dont je m’empresse de laisser la discussion aux spécialistes, en regrettant que les qualités fort appréciables de dramaturge dont M. Brieux avait fait preuve dans quelques-unes de ses pièces sombrent aujourd’hui dans cet océan de déclamation.


RENÈ DOUMIC.