Revue dramatique - 31 janvier 1892

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Revue dramatique - 31 janvier 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 109 (p. 689-693).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre du Gymnase : Le Monde où l’on flirte, comédie en 3 actes, de MM. Blum et Toché. — Théâtre du Vaudeville : La Famille Pont-Biquet, comédie en 3 actes, de M. Alexandre Bisson ; les Jobards, comédie en 3 actes, de MM. Guinon et Denier.

Le Monde où l’on flirte est quelque chose d’inférieur à Mon oncle Barbassou, la représentation la plus frivole, insipide et nulle qui soit, de la vie la plus nulle, insipide et frivole qui soit aussi.

Qu’est-ce que le flirt ? L’amour, non pas même en gros sous, mais en petits sous ; moins encore, en jetons de jeu qu’on ne paie pas. Le flirt est une grimace de société, un divertissement de salon plus fade et plus sot que les autres, un vernis mondain, qui ne saurait prêter à une profonde analyse, tout au plus à une esquisse légère ; celle-ci ne nous a même pas été donnée. Une petite baronne escortée par trois crétins de revue ou d’opérette, un vieux beau à monocle, une veuve inflammable, un Anglais, oui, même l’Anglais fossile, avec l’accent ! Quoi encore ? Flirt sentimental et qui tourne au sérieux, entre un officier de chasseurs et une femme délaissée ; flirt conjugal entre deux jeunes mariés espagnols ; flirt infantile entre deux mioches odieux. Voilà les personnages. Ils portent des vêtemens irréprochables et tiennent des propos ineptes en trois des circonstances les plus considérables de la vie : aux bains de mer, à la chasse et en soirée. Le premier acte se passe à Trouville : costume de plage ; le second à Fontainebleau, costume de chasse ; le troisième dans un salon : sur le dos de ces messieurs, des habits écarlate à paremens épinards ; au cou de ces dames, les trésors des Mille et une Nuits. Il manque un quatrième et un cinquième acte : l’un au tennis, l’autre sur un mail-coach. Alors nous aurions eu le tableau complet de la mondanité contemporaine, du monde comme représentation et comme volonté. Tout de bon, le Gymnase va-t-il garder longtemps la spécialité de pareilles misères, et des gens d’esprit et de bonne humeur comme étaient les auteurs du Parfum et de Madame Mongodin continueront-ils de les lui fournir ?

Le Vaudeville nous a consolé de cette morne soirée par une soirée délirante. La Famille Pont-Biquet (j’augurais favorablement de ce nom propre) est un produit de la plus haute bouffonnerie ; non, pas de la plus haute, mais de la plus désopilante. Nous y avons pris un très gros plaisir, le fou rire étant sans doute une forme inférieure de la délectation esthétique ; mais un plaisir copieux, cette forme après tout n’étant pas complètement à dédaigner et l’occasion aujourd’hui se faisant rare, de nous divertir sans arrière-pensée, sans effort d’attention, ni scrupule de goût, sans préoccupation d’une idée obscure à comprendre aujourd’hui, à expliquer demain. Cela est superficiel et faux, cela n’a pas le sens commun, grondaient quelques spectateurs délicats ou chagrins. Assurément il ne s’agit point ici de Britannicus. La Famille Pont-Biquet appartient à cette catégorie d’œuvres favorisées, auxquelles on ouvre un crédit sans bornes ; elles ne sont tenues à presque rien : ni dans le fond, ni dans la forme ; ni au style, ni à la vérité, ni même à la vraisemblance du sujet, des caractères ou des événemens. Il leur suffit de nous égayer, s’il se peut, jusqu’à la convulsion, de nous montrer une caricature de l’humanité aux prises avec une parodie de la vie, des êtres burlesques à la merci de hasards insensés ou de combinaisons plus folles encore. Admirable privilège du rire ! Il a ses raisons, lui aussi, que, sous peine de pédantisme, la raison n’a pas à connaître.

Je ne raconterai point l’inénarrable, ni le désordre apporté dans une famille de robe, en province, par la réalité, le rêve, l’apparence et les suites de l’amour. Une fois de plus, l’auteur des Surprises du divorce a mêlé et démêlé les fils de son écheveau, non sans un peu d’embarras et de lenteur au début du premier acte et du troisième. Mais l’ensemble est d’une irrésistible démence.

Certain interrogatoire, par le juge d’instruction, d’un paysan venu à la ville pour vendre une vache et saisi comme complice d’adultère, a rappelé aux lettrés l’admirable scène de la Cagnotte : la comparution des habitans de la Ferté-sous-Jouarre devant le secrétaire du commissaire. Le sublime y jaillit du même contraste entre la résignation passive de l’homme des champs et la solennité prudhommesque de l’homme de loi. Labiche avait fait son Colladan plus enjoué, plus familier avec les pouvoirs judiciaires ; le Bouzu de M. Bisson est plus ahuri, plus renfermé dans le silence farouche où s’obstinent les grandes victimes de la fatalité : l’Ajax d’Homère, l’Eurydice de Sophocle ou la Didon de Virgile.

Et puis, un courant de sympathie, de bienveillance et d’humanité traverse le rôle de Joséphin La Raynette. De toute la personne de M. Dupuis, de son visage, de sa voix, de ses gestes, vous savez quelle immense bonté rayonna toujours. Allez le voir s’empressant autour de Bouzu, prodiguant à ce « courageux1 laboureur, » à ce martyr d’une erreur judiciaire, tous les égards d’une charité réparatrice. La voilà, la voilà bien, comme il dirait lui-même, du ton que vous lui connaissez, la religion de la souffrance humaine.

Enfin, l’auteur des Pont-Biquet a découvert, ou plutôt imaginé un nouvel effet de l’amour, un rapport inattendu entre deux de nos sens : l’ouïe et un autre. Et si cela n’est pas de la psychologie, c’est peut-être du symbolisme. Et cela devient au dénoûment un ressort comique, d’un comique tout-puissant.

Nous avons loué M. Dupuis. Il est secondé, le plus drôlement du monde, par tous ses camarades, fût-ce les plus modestes, notamment une jeune bonne inconnue qui a fait sensation. Physionomie, attitude, accent, tout est bonne en elle et lui promet un bel avenir ancillaire.

C’est pour faire place aux Pont-Biquet que les Jobards ont prématurément quitté l’affiche. La jolie pièce de MM. Guinon et Denier méritait une plus longue faveur. Non pas que le sujet en fût nouveau : c’est l’éternelle opposition de l’honneur et de l’argent, des gens d’affaires et des autres, le thème de Ponsard et d’Augier. Mais les deux jeunes, tout jeunes auteurs, l’ont repris à leur manière ; ils ont dénoué leur comédie (là en est le mérite personnel) par deux scènes originales, d’un sentiment juste et délicat et de la plus touchante mélancolie.

Henri Bonardel, un jeune homme de huit cent mille francs, va épouser Aline Gallois, une jeune fille de cinq cent mille ; lui, généreux et loyal, ardemment et noblement épris ; elle, convenablement, en petite personne ordinaire. Mme Bonardel, la mère, paraît une excellente dame ; M. Gallois père, un malin, frère des Faux Bonshommes et cousin de Me Guérin. Cousin éloigné, car il n’est pas malhonnête ; un peu plus que pratique, seulement. Comme il n’est pas méchant, et que de plus, étant veuf, il avait besoin, pour sa fille, d’une compagne et d’une ménagère pour sa maison, il a recueilli sa nièce Noémie, la fille de son frère, un jobard mort sans le sou. L’humble et douce Mimi va à la cave, écrit les menus, et coiffe sa cousine.

Le jour même du contrat, Henri Bonardel, qui se présentait à un cercle, s’y voit refusé. On accuse feu M. Bonardel père d’avoir sauvé sa fortune, gagnée à la Bourse, en refusant de payer, comme dette de jeu, de grosses différences. Henri s’informe : le fait est vrai ; il reste des héritiers ; le fils et la mère les remboursent intégralement. Devant cette conduite absurde, un père Gallois se retire ; une demoiselle Gallois aussi, avec un peu de chagrin celle-ci, mais si peu, que, huit jours plus tard, elle remet sa robe de fiancée pour de nouvelles et plus avantageuses fiançailles.

Cependant Henri et sa mère se sont héroïquement réduits à la misère ; quelques semaines, quelques jours encore, ils auront faim. Surmontant leurs répugnances, ils recourent à Gallois : ne pourrait-il trouver pour Henri une place ? Justement, en Bretagne, une surveillance de salines. Mais il faut là-bas absolument un homme marié, le dernier occupant ayant indisposé l’administration par ses fredaines de célibataire. Que faire alors ? Épouser la petite Noémie, que Bonardel propose avec les salines. Que dis-je ? Il l’impose, et la mère et le fils, étonnés d’abord, indignés même, réfléchissent, puis fléchissent ; ils acceptent, et la pauvre Mimi accepte aussi, doucement, tristement, des mains de son oncle, cette dernière charité : après l’aumône de pain, l’aumône d’amour.

Les deux premiers actes des Jobards sont naturels, faciles, un peu trop peut-être. L’observation y est plus juste qu’originale et les scènes parallèles s’y répondent exactement deux à deux ; défaut de jeunesse que cette symétrie ; on l’a pu voir lors de la récente reprise de la Ciguë. Mais le troisième acte est purement délicieux, au moins en sa dernière partie. Il l’est par une vue pour ainsi dire moyenne et sans parti-pris, sans illusion, mais non sans indulgence, de ce que nous sommes, j’entends les meilleurs, les plus admirables de nous. Ce qui est nouveau ici, ce qui nous intéresse et nous touche, ce n’est pas le sacrifice des Bonardel, c’est le lendemain de leur sacrifice, c’est le surlendemain, ce sont les jours qui passent et sous le poids de ces jours, apportant chacun un peu plus de misère, c’est l’imperceptible affaissement du ressort moral, c’est la défaillance excusable après l’admirable effort. Henri Bonardel et sa mère se trouvent ainsi également éloignés d’un idéalisme conventionnel et d’un réalisme conventionnel aussi. Ils ne sont pas tout d’une pièce ; il y a place en leur âme pour les grandes énergies et les petites faiblesses, et ces deux êtres si hauts, je ne dis pas qui s’abaissent un instant, mais qui s’inclinent, nous donnent, après un exemple d’héroïsme, une leçon d’humilité. Leçon mélancolique, et je sais peu de spectacles aussi touchans que celui de la mère et du fils, à bout de force, épuisés par la souffrance, regrettant presque, elle surtout, ce qu’ils ont fait, et reculant devant ce qui resterait à faire. « Je suis- bonne pour la mort, dit-elle, mais trop vieille pour la misère. » Oh ! le loyal et triste aveu ! comme il échappe naturellement, tout en lui coûtant, en lui faisant honte même, à la pauvre femme ! quelle fatigue il trahit, quel découragement devant la vie avec laquelle rien ne sert de lutter, si elle est toujours la plus forte ; quelle désillusion du bien et de l’idéal ! quel regret, j’allais dire quel remords du devoir accepté !

Et voici que Gallois amène à Henri la petite Noémie, informée de ce qu’elle va entendre. Avec des clignemens d’yeux et des sourires malins, avec des encouragemens, presque des complimens d’une innocente et stupide cruauté, il laisse en tête-à-tête, comme des fiancés de l’amour, ces fiancés de la contrainte et de la misère. « Ils doivent avoir tant de choses à se dire ! » — Que de choses ils se disent en effet ! Des choses d’une navrante tristesse et d’une délicatesse exquise. J’ai retrouvé là, exprimée plus finement, plus sous-entendue et comme enveloppée, une idée qui fit l’année dernière, au Vaudeville également, le sujet de Liliane ; cette idée est l’incompatibilité de l’amour et de tout intérêt matériel. Au fond est-il donc si mal, dans la situation d’Henri, d’accepter à la fois une place de trois mille francs et la main d’une pauvre fille ? Peut-être n’est-ce pas tout à fait mal : ce serait plutôt moins bien. Pourquoi donc ? ce mariage, loin de léser personne, profitant au contraire à deux êtres qui s’y résignent ? Pourquoi ? Parce que c’est une grande loi que l’amour, pour être lui-même, doit être à lui-même sa propre fin et qu’on ne peut, sans le dégrader ou l’anéantir, en faire le moyen ou la condition d’un avantage ou d’un bénéfice.

Pauvre Henri ! Pauvre Noémie ! Ils ont aimé déjà l’un et l’autre : lui, celle que nous venons de voir ; elle (nous l’apprenons de sa propre bouche), un ingrat dont elle fut trahie. Mais, s’ils n’aiment plus ailleurs, ils ne s’aiment pas l’un l’autre et se le disent avec une ingénuité triste, qui attendrit. Ils vont s’unir pourtant, comme s’ils s’aimaient, sans rien se demander qu’un peu de compassion, de bonté réciproque, sans rien échanger que des restes ou des reliques d’âme, de communes douleurs sans illusions communes. Mais ils auront du moins entre eux une autre personne à aimer. « C’est toujours cela, murmure la petite Mimi. Pour commencer, il ne faut pas être trop exigeant. » Et songeant à cette rencontre, à ce rendez-vous de leurs deux cœurs dans une tendresse unanime, de leurs lèvres sur le front maternel qu’ils baiseront tous deux, ils reprennent courage. « Qui sait ? .. Pourquoi pas ? .. » soupirent-ils avec un pâle sourire. — Une comédie banale et de convention leur eût prodigué dès à présent, par esprit de justice et de réparation, toutes les joies de l’amour. Il est plus original et plus délicat de leur en avoir accordé seulement et de loin l’espérance.


CAMILLE BELLAIGUE.