Revue dramatique - 31 octobre 1919

La bibliothèque libre.
Revue dramatique - 31 octobre 1919
Revue des Deux Mondes6e période, tome 54 (p. 226-230).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Le Voile déchiré, pièce en deux actes, par M. Pierre Wolff. — Intérieur, drame en un acte, par M. Maurice Mæterlinck. — Porte-Saint-Martin : Mon père avait raison, comédie en trois actes, par M. Sacha Guitry.


Les situations sur lesquelles les auteurs dramatiques peuvent échafauder leurs pièces sont, comme on sait, en petit nombre. L’une des plus poignantes est celle de l’homme qui, sous nos yeux, se livre à la poursuite d’un secret d’où dépend toute sa vie. D’Œdipe à ces messieurs de Gourgiran, dans l’Énigme, la liste est longue de ces tragiques déchireurs de voiles. C’est encore à ce cycle qu’appartient la nouvelle pièce de M. Pierre Wolff, et le public a témoigné que l’intérêt n’en était pas épuisé pour lui.

A la campagne, chez de riches bourgeois. Deux jeunes femmes, Micheline et Germaine, font leur correspondance. Comme on leur demande à qui elles écrivent, elles répondent que c’est à leur amant. Charmante plaisanterie et du meilleur goût ! Micheline est la femme de Robert ; elle l’aime passionnément, parce que c’est lui et parce qu’il lui donne, par sa tendresse et par sa loyauté, ce paradis sur terre : la sécurité dans le bonheur. Robert est le meilleur ami de Jacques... Nous n’en demandons pas davantage et nous savons ce que parler veut dire. Dès maintenant, nous n’avons aucune espèce de doute : Robert trompe Micheline et il est l’amant de Germaine.

Aussi, quand Jacques arrive en scène, sombre, nerveux, il peut prétexter des soucis d’affaires : nous ne sommes pas dupes. Bientôt d’ailleurs il nous livrera le fond de son cœur, dans une conversation avec sa mère. C’est la première scène d’émotion dans cette pièce où désormais elles se succéderont sans interruption. Le drame va nous prendre à la gorge et ne plus nous lâcher. De confidence en confidence, à demi-mots et par lambeaux, ce brave homme de Jacques avoue à sa mère son intime souffrance : Germaine le trompe, et avec qui ? avec ce Robert, qu’il traite comme un frère, qu’il a comblé de ses bienfaits ! La vieille dame se récrie. L’horreur d’une si noire trahison la rend à ses yeux impossible. C’est une femme évidemment qui a peu fréquenté le théâtre, où l’aventure est classique.

Jacques voudrait douter, et peut-être conserve-t-il malgré tout quelque espoir, un de ces fétus d’espoir auxquels, jusqu’à la dernière minute, essaient de se raccrocher les naufragés du bonheur. Ce qui est certain, c’est qu’il ne peut plus vivre en proie à cette torture et que le moment est venu pour lui de tout savoir. Donc il fait subir à Germaine un interrogatoire en règle. Dès les premiers mots, il est fixé : le ton même sur lequel cette aimable personne parle de sa tendresse, de son affection, de son amitié à un homme que dévorent tous les serpents de la jalousie, est suffisamment révélateur. Toutefois elle s’entête à ne pas avouer. Reste à questionner l’amant, et la cause sera entendue. Scène à voix basse, à mots couverts, à coups sourds et ripostes silencieuses. Jacques appelle Robert auprès de lui et, tandis que les conversations se poursuivent dans le salon, il lui murmure quelques phrases qui sont autant d’allusions transparentes. Il lui dit que Germaine a un amant, qu’il connaît cet amant, que demain il se battra avec lui. En même temps, il scrute le visage de Robert. Il le voit blêmir, ses traits se décomposer : habemus confitentem reum.... Ce qu’il faut louer dans cet acte, c’est la manière rapide et directe dont il est mené. Et c’est aussi la mesure avec laquelle sont traitées ces situations violentes. Elles eussent facilement tourné au mélodrame. Cette faute n’a été commise ni par l’auteur ni par ses interprètes. Dans ce dialogue « en dedans, » les mots disent moins qu’ils ne font entendre.

Pas d’entr’acte : le temps seulement de baisser et de relever le rideau. Jacques revient à la charge et arrache enfin à Germaine l’aveu de la trahison. Là, d’ailleurs, n’est pas l’intérêt : toute la somme d’émotion que contenait la situation de Jacques est épuisée. Mais il est un autre personnage dont la souffrance est pour nous toute neuve : c’est lui maintenant qui doit venir au premier plan. Après le drame du mari trompé, celui de l’épouse trahie. Dans cette pièce très bien faite, comme le premier acte avait appartenu à Jacques, le second acte appartiendra à Micheline. Une détonation a retenti dans la nuit. Micheline elle-même vient nous apprendre que Robert s’est logé une balle dans la tête. Robert, s’est tué : pourquoi ? C’est un nouvel interrogatoire qui commence. Ainsi que Jacques faisait tout à l’heure, Micheline à son tour questionne, enquête, interprète, commente chaque parole et chaque silence. Cette pièce, c’est l’école des juges d’instruction.

Ici une critique que j’ai entendu formuler par beaucoup de spectateurs. On a dit : « Quoi ! A la minute même où son mari vient de mourir ! Ce mari si passionnément aimé, elle l’abandonne, cadavre pas encore refroidi, pour se livrer à cette besogne inquisitoriale ! Qu’elle le pleure d’abord : elle le jugera ensuite. » Je ne crois pas l’objection très fondée. Il faut tenir compte des nécessités du théâtre, obligé de nous présenter les choses en raccourci. Et puis, ce suicide est, pour Micheline, un coup si imprévu ! Elle a, jusqu’à la minute de tout à l’heure, vécu dans la conviction que tout lui était connu, non seulement de l’existence quotidienne mais de l’âme même de son mari. Elle tient pour certain que Robert n’avait pas plus de liaison qu’il n’avait de soucis d’argent. Alors quoi ? Quelque crime toujours précède les grands crimes ; quelque indice annonce les plus soudaines catastrophes : c’est l’inexpliqué de ce suicide qui tout d’abord saute aux yeux et s’impose à l’esprit. Il dessine un si énorme point d’interrogation, qu’il est impossible à Micheline de ne pas s’y heurter.

L’embarras et le vague des réponses qu’elle arrache plutôt qu’elle ne les obtient, la mettent peu à peu sur la voie. Comme ce personnage de Dumas fils, elle serait tentée de s’écrier : « Tout le monde ment ici ! » Elle gémit, avec plus de littérature : « Il me semble qu’un voile est prêt à se déchirer, et que chacun de vous fait effort pour le retenir sur ma tête. » Celle qui ment le plus mal, c’est certainement Germaine. La veille, elle a fait avec Robert une promenade d’une heure. Que se sont-ils dit ? En une heure, et seul à seule, on a le temps de se dire des choses. Germaine ne se rappelle pas. Elle ne se rappelle pas, et c’est tout ce qu’elle trouve à répondre. Elle a de la duplicité, mais elle n’a pas d’imagination... Après cela, Micheline n’a plus rien à apprendre. Personne ne lui a rien dit et elle sait tout. Elle sait tout et elle veut ne rien savoir... Cette fin est excellente, nous laissant deviner de quel affreux mélange de chagrin, de colère, de déception, — et d’amour quand même, — sera faite la douleur de cette femme maintenant agenouillée auprès du mari coupable et uniquement aimé.

Ne demandons pas à une telle pièce ce qu’elle ne peut nous donner. La psychologie en est forcément sommaire : chaque personnage y est un rôle plutôt qu’un caractère. Ce qu’il faut ici et ce qui surfit, c’est que tout le pathétique enfermé dans la situation une fois posée en soit dûment extrait. L’auteur du Voile déchiré l’a fait avec une dextérité et une sûreté de main plus grandes que dans aucun de ses ouvrages précédents. L’action est ramassée, le dialogue serré et du ton le plus juste. Ce drame rapide et émouvant a été très applaudi et aura sans doute un -succès durable.

Le Voile déchiré est très bien joué. M. Bernard est excellent de sincérité et d’émotion dans le rôle de Jacques. Mlle Cerny a grande allure dans celui de Micheline, où elle semble, au second acte, une statue de la désolation. Et M. Alexandre, dans le bref entretien de Robert avec Jacques, a bien traduit, par le jeu de sa physionomie, la confusion du traître démasqué.


C’est une erreur d’avoir représenté Intérieur à la Comédie-Française. La pièce de M. Maurice Maeterlinck est connue, et elle est fameuse, depuis longtemps : la valeur n’en est pas en cause, Comme dans l’Intruse et dans les Aveugles, l’auteur a su nous y donner le frisson du mystère qui nous entoure, la peur de l’inconnu où nous errons. Voici un intérieur paisible : la famille est réunie sous la lampe, les parents lisent, les jeunes filles se penchent sur un ouvrage de couture, l’enfant dort. Rien à craindre : les portes sont fermées et les verrous ont été mis. Or sur cette scène doucement lumineuse plane l’ombre d’un malheur qui est déjà un fait accompli. Ni les portes closes, ni les verrous poussés n’arrêtent le malheur. Du dehors un homme qui soit, contemple ces pauvres gens qui ne savent pas ; et parce qu’il sait, la scène lui apparaît tout autre. Tel est pour nous tous le drame de la destinée : nous sommes sans défiance et déjà le malheur est sur nous !

Le cadre de la Comédie-Française est bien large pour une œuvre si mince ; mais surtout une fâcheuse invention de mise en scène a tout gâté. Le théâtre est plongé dans une obscurité complète ; on aperçoit seulement, sur la droite, des fenêtres éclairées. Le vieillard qui sait l’accident, — une fille noyée, — voit à travers les vitres ce qui se passe à l’intérieur. Et nous le voyons aussi, hélas ! Nous voyons les gens qui se lèvent, se rasseoient, changent de place et font les grands bras, tandis que leurs lèvres remuent pour des paroles qui battent l’air et que nous n’entendons pas... La voilà, l’idée fâcheuse : c’est de nous avoir fait assister à cette pantomime. Irrésistiblement l’impression s’impose à nous que nous sommes au cinéma et que M. de Féraudy commente un film, à mesure qu’il se déroule sur l’écran lumineux.


La nouvelle pièce de M. Sacha Guitry est pareille à toutes les autres pièces de M. Sacha Guitry. Il y a de tout là dedans, jusqu’à des passages de vraie comédie, des boutades qui amusent, des plaisanteries qui font long feu, de grosses bouffonneries, jetées pêle-mêle et au petit bonheur, et de la drôlerie, et de la fantaisie, et du décousu plus que tout ce que dessus.

Au premier acte, Bellanger père, en visite chez Bellanger fils, se livre à un étalage d’égoïsme féroce et de grossier épicurisme, à faire rougir ses propres cheveux blancs. Bellanger fils est gêné par ce bavardage sénile : il tient, lui, pour le devoir. Hélas ! au même moment, il apprend, par un coup de téléphone, que sa femme le quitte. — Au second acte, vingt ans après : le vieux fêtard a rendu sa vilaine âme à Dieu, et Bellanger fils est devenu Bellanger père : en sorte que son rôle, joué à l’acte précédent par Guitry fils, l’est maintenant par Guitry père. Pendant ces longues années, il s’est consacré à l’éducation de l’enfant que lui a laissé la femme infidèle ; il lui a surtout inculqué l’horreur du mariage. Maintenant sa tâche est accomplie et il va pouvoir prendre un peu de bon temps. Ici une scène tellement forcée qu’on se demande comment un auteur si averti n’a pas senti qu’il dépassait la mesure. La femme coupable, après vingt années d’absence, réclame sa place au foyer, car, dit-elle, si elle a commis une faute, la continuité même de cette faute et l’exemple qu’elle a donné de la constance dans l’inconstance lui font une vertu. — Au troisième acte, Bellanger entre résolument dans la carrière où l’appelle l’exemple de son père : il a reconnu que son père avait raison. Ses domestiques le croient fou et font venir le médecin. Et cette fois la drôlerie, côtoie la farce.

Le premier acte, brillant et gai, faisait espérer une comédie. Les deux autres sont beaucoup plus faibles. Quant à la « morale » de la pièce, je crois qu’on ne saurait en discuter sans un peu de naïveté. Au moins l’auteur n’a-t-il pas essayé de nous donner le change : à nous de prendre pour ce qu’il vaut ce cynisme ingénu.

Est-il besoin de dire que la pièce est admirablement jouée par les deux Guitry ?


RENÉ DOUMIC.