Revue dramatique - Comédie-Française, la Duchesse Martin, le Député de Bombignac

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Revue dramatique - Comédie-Française, la Duchesse Martin, le Député de Bombignac
Revue des Deux Mondes3e période, tome 63 (p. 935-944).
REVUE DRAMATIQUE

Comédie-Française : la Duchesse Martin, comédie en 1 acte, de M. Henri Meilhac. — Le Député de Bombignac, comédie en 3 actes, de M. Alexandre Bisson.

« En ce temps-là, dit M. Sarrey, on n’admettait comme dignes du Théâtre-Français que les comédies sérieuses. Ces aimables bagatelles, nées sur les planches du Théâtre des Italiens, un théâtre de genre, comme nous dirions à cette heure, n’imposaient point au public. Il était trop spirituel et trop raffiné pour n’en pas sentir l’agrément; mais il les traitait de légères, il les regardait comme de jolies bluettes sans conséquence. On l’eût bien étonné si on lui eût dit que, de toutes les comédies qui passaient devant ses yeux, la postérité ne garderait qu’une douzaine de pièces tout au plus, dont quatre ou cinq appartiendraient à Marivaux[1]. »

Car c’est de Marivaux qu’il s’agit et non de M. Meilhac : on pouvait s’y tromper, tant ce temps-là ressemble au nôtre ! Au lieu « d’Italiens, » qu’il entende « Variétés: » l’auteur de la Duchesse Martin pourra prendre ce passage à son compte. Aussi bien, voilà trois ou quatre fois à peine qu’il se risque à la Comédie-Française, et, pour la première fois, il s’y risque seul. «Des six pièces de notre auteur qui sont restées au répertoire, — dit le consciencieux historien de Marivaux, M-Larroumet[2], — une seule, le Legs, fut jouée d’original à la Comédie-Française. » Marivaux lui-même ajouterait que le Legs était tombé le premier soir. Il en convient d’ailleurs, avec une franchise aiguisée de malice : « Presque aucune de mes pièces n’a bien pris d’abord; leur succès n’est venu que dans la suite : je l’aime bien mieux de cette manière-là. » Nous savons que jamais il n’eût pensé, si des mains amies ne l’eussent conduit sur le seuil, à frapper à la porte de l’Académie : « Dans les affaires ordinaires de la vie, déclare son biographe, il était incapable de se diriger seul; il lui fallait une tutelle prévoyante, surtout en matière d’intérêts, car sa négligence et son inaptitude dépassaient tout ce que l’on sait des artistes et des gens de lettres. « Nous savons que, lorsqu’il fut nommé, on tourna l’Académie en ridicule pour ce choix; on dit même « qu’à l’avenir elle ne trouverait plus de sujets. » Elle s’excusa de son mieux, par le ministère de l’archevêque de Sens, en modérant l’éloge du récipiendaire : tout ce que fit le prélat pour le fêter, après avoir averti qu’il n’avait lu ni ses comédien ni ses romans, fut de louer, d’après le témoignage d’autrui, « la multitude, la variété, la gentillesse de ces ouvrages. » Enfin, quand il fut mort et remplacé dans son fauteuil, son successeur, l’abbé de Radonvilliers, grand-oncle apparemment de l’abbé d’Il ne faut jurer de rien, n’imagina pour son panégyrique rien de plus particulier que ce témoignage : « Lorsqu’il en était besoin, il savait joindre aux richesses de la langue les ressources du génie. »

Encore une fois, c’est de Marivaux qu’il s’agit et non de M. Meilhac, lequel n’est pas de l’Académie française et Dieu merci! est bien vivant. Mais ne voilà-t-il pas une singulière suite d’analogies? Bien peu, parmi les pièces de MM. Meilhac et Halévy, ont eu la chance de plaire d’emblée à la critique : Froufrou même, leur chef-d’œuvre auprès des gens graves, a heurté d’abord un gros de censeurs : comparés aux feuilletons de la reprise, les feuilletons de l’origine paraissent s’appliquer à un autre sujet. La Petite Marquise, à son début, a eu ce malheur, plus affligeant, de déplaire au public; elle n’a pas encore achevé de le séduire. Si le théâtre entier de ces deux auteurs a pris une grande place dans les divertissemens de leurs contemporains, on admet qu’il vaut principalement par « la multitude, la variété, la gentillesse. » La plupart seront fort surpris s’il leur est assuré que ces coquilles de noix ont autant de chances et plus que tels gros bâtimens de flotter jusqu’à la postérité. Mais c’est surtout lorsqu’ils se hasardent dans ce grand bassin de la Comédie-Française, fait pour les pièces de fort tonnage, comédies sérieuses ou tragédies, c’est là surtout que ces légers ouvrages diminuent aux yeux de la foule. Le public de Marivaux, plus constant, plus homogène et mieux instruit que le nôtre aux choses littéraires, avait le goût plus fin et l’esprit plus délié : Voltaire pourtant se faisait méchamment son interprète, lorsqu’il reprochait à l’auteur du Legs de « peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée. » Quoi de prodigieux aujourd’hui si beaucoup de gens trouvent que la Duchesse Martin « n’est rien, » c’est-à-dire, ainsi que l’explique Sosie à Cléanthis, « rien ou peu de chose? »

Nous en conviendrons volontiers, pourvu que l’on nous accorde que ce rien ou ce peu de chose est d’une telle qualité que M. Meilhac seul, à l’heure qu’il est, pouvait nous l’offrir. Ce rien ou ce peu de chose est exquis et paraît d’un Marivaux, — non point, entendez-vous, d’un imitateur, mais d’un émule, qui serait en 1884 ce que l’autre était en 1740, — avec autant de malice, autant de grâce, autant d’adresse à observer la société de son temps, avec plus de simplicité, plus de franchise dans le tour, je ne sais quoi de plus libre et plus dégagé. La Duchesse Martin, pour lui donner son vrai titre, est la Preuve, et, figure à peu près ce qu’est l’Epreuve dans le répertoire de l’autre Meilhac. La Duchesse Martin n’a pas été accueillie aussi froidement que le Legs; elle n’a pas obtenu pourtant le premier soir le succès qu’elle méritait. Elle a le loisir d’attendre, elle vaincra « dans la suite. » C’est, à notre avis, la plus délicieuse pièce en un acte qui ait paru depuis longtemps, comme la Visite de noces, dans un autre genre, est la plus forte.

Le sujet peut se dire en vingt lignes. Un jeune homme, le comte Jacques de Meuse, ruiné par la vie parisienne, s’est retiré à la campagne. Il s’éprend de la fille d’un voisin, le docteur Larivière; pourquoi? Hé ! mon Dieu! parce que Simonne, cette enfant de seize ans, s’est éprise de lui et que cet appel d’amour éveille un écho tout prêt dans son cœur. Il demande sa main ; le père refuse; il ne croit pas à ce grand amour, faute de preuve. une preuve, ou du moins une épreuve, elle se présente sous les traits de la duchesse d’Apremont, née Martin, la plus gentiment roturière petite duchesse qu’ait jamais chiffonnée un couturier de Paris, la plus fraîchement et richement veuve, et que le comte a naguère courtisée. Poussée par des amis, elle vient offrir à Jacques sa personne et sa fortune; un moment il est tenté, car il ne se guindé pas au-dessus de la moyenne des sentimens humains. Pourtant, sur le point d’accepter, il ne peut s’y résoudre : il aime Simonne plus qu’il ne pensait. La duchesse, qui tenait en réserve un rival préféré, se résigne de bonne grâce et dénonce au docteur cette preuve d’amour : Jacques épousera Simonne.

Voyez seulement la première scène, entre Jacques et le docteur, suspendue si délicatement vers le milieu par l’entrée de Simonne; je défie que la qualité du dialogue, si juste et si familier, ne vous rappelle pas l’entretien de Valentin avec l’oncle van Buck. Voyez ensuite la déclaration interrompue de Jacques à la duchesse. Après un duettino d’amour mondain, elle en vient à lui dire : « Il ne vous reste qu’à tomber à mes pieds et à me jurer que vous m’aimez toujours, que vous m’aimez plus que jamais. » Il se met à genoux, en effet; elle prend machinalement sur la table les roses que Simonne y a laissées, et continue : « Je ne me trompe pas, n’est-ce pas? Vous m’aimez? » Jacques, après un moment de silence, se relève, et, du ton le plus simple : « Non, je ne vous aime pas!.. » N’est-ce point une trouvaille, et d’un art exquis? L’auteur, ici, pour parler à peu près comme Marivaux, n’a-t-il point découvert une nouvelle « niche où peut se cacher l’amour, » et un nouveau moyen de l’en faire sortir? Il nous indique à peine où vont les sentimens de son héros : il laisse son héros l’ignorer lui-même. Et quand cet amour, dont le cours est couvert, ainsi qu’il arrive le plus souvent dans la nature, sort à la lumière du ciel, c’est au spectateur une surprise délicieuse, dont la surprise du personnage redouble encore le plaisir. « Je m’y perds, la tête me tourne, je ne sais où j’en suis, » s’écrie l’héroïne du Prince travesti, après que ses yeux se sont brouillés à regarder inutilement dans son cœur. S’il sait maintenant où il en est, Jacques de Meuse ne savait pas qu’il y venait; il en convient avec une bonne grâce qui nous amuse et nous touche. La duchesse ne fait que rire de son aveu, ou plutôt de son déni d’aveu. « Puisque vous ne m’aimez pas, vous avez très bien fait de ne pas me dire que vous m’aimiez... Ce qui m’étonne, par exemple, c’est que vous ayez justement choisi le genre de conversation qui devait vous amener à me faire ce joli compliment,.. à votre place, moi, j’aurais parlé d’autre chose. » A quoi, tout uniment, il répond : « Si vous croyez que je m’attendais à ce qui m’est arrivé!.. — » N’est-ce pas de la vérité la plus exacte et du comique le plus fin? N’est-ce pas d’une naïveté sans prix?

On juge si l’action de cette pièce est modérée; un seul coup de théâtre y marque : c’est le fait d’un mouvement de l’âme, et non d’un conflit d’événemens. On juge si l’intrigue est simple : à peine est-ce un prétexte à montrer les évolutions déliées du cœur et quelques aspects des mœurs du jour. Quatre personnages y suffisent : un amoureux, une coquette, un père, une ingénue, flanqués, pour l’agrément du public, d’un valet et d’une soubrette ; aucun, prenons-y garde, n’est le surmoulage d’un type connu, mais tous, avec un air déjà classique, sont des originaux et vraiment neufs. Jusqu’aux comparses, qui demeurent à la cantonade, qui se distinguent par quelque trait neuf et particulier : ainsi ce Martin Miraillou, coiffeur de village, dont le rêve est de venir à Paris et d’y coiffer des actrices ! Nouche n’est pas une soubrette quelconque, mais vient tout droit de la banlieue de Montauban. Et si Saturnin est un Frontin ou un Crispin, c’en est un de ce temps-ci, et qui plus d’une fois a porté la valise de son maître au cabinet de toilette du club. En quelques répliques, Simonne égale, pour la décence, la malice et la tendresse, cette merveilleuse Angélique de l’Epreuve; elle ne prend conseil que d’elle-même pour sentir comme elle sent et parler comme elle parle. Son père, le docteur Larivière, ne doit rien à M. Orgon ni à M. Damis et ne sera pas déplacé dans leur compagnie. Mais surtout la duchesse et Jacques, les deux personnages principaux, sont bien de ce temps-ci; l’une succède en leur emploi à Sylvia et Araminte. mais comme une cousine de Froufrou et de la Petite Marquise; c’est une duchesse d’après plusieurs révolutions. Dorante, Lisidor, le marquis et le cheviller se fussent ruinés au pharaon, Jacques s’est ruiné au baccarat; de même, il aime à sa façon, qui n’est pas l’ancienne : amour selon le monde, amour selon la nature, il en offre deux nuances qui sont nouvelles, comme est aussi la désinvolture coquette de la duchesse et l’innocence avisée de Simonne.

Des variétés inédites de sentimens humains, éternels, voilà ce que montre l’auteur, et c’est la bonne façon de se mettre après les classiques; il donne tout juste, et non à un degré près, ces sentimens tels qu’ils se produisent dans la société de son temps; il les exprime par le propre langage de cette société. Jargon, si l’on veut : ce jargon est celui du monde, à une certaine époque, la nôtre ; seul, dans sa familiarité sincère, il rend certains états de certaines espèces d’âmes. Voilà, au vrai, comment causent, à l’ordinaire, les gens d’aujourd’hui et d’un certain ordre ; il est assez rare le plaisir de retrouver dans une œuvre littéraire le timbre et le ton de leur langage. Qu’on nous laisse jouir en paix de cette propriété d’expression, de cette justesse, et les recommander aux curieux de l’avenir : ici, plus que partout ailleurs, ils trouveront le diapason de l’époque. On peut se récrier que ce diapason est bas et indigne de la Comédie-Française. Ainsi, lorsqu’en 1847 M. Buloz fit jouer le Caprice, l’éminent acteur qui avait créé le comte de Rantzau dans Bertrand et Raton, Coquenet dans la Calomnie, Saint-Géran dans une Chaîne et Miremont dans la Camaraderie, — Samson, pour le nommer, — habitué au style de M. Scribe, s’écria de bonne foi : « Rebonsoir, chère!.. En quelle langue est cela? » Le Caprice, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, voilà encore des riens, sans doute, indignes de la majesté d’un théâtre d’état : ils ont chance de durer pourtant, et chacun de ces riens ou ce peu de chose est tracé par la plume d’un artiste, exactement selon le tour qu’affectait la société de son temps.

On avait dit de Marivaux, par un scrupule pareil à celui de Samson, « qu’il eût été mieux placé à l’Académie des sciences, comme inventeur d’un idiome nouveau, qu’à l’Académie française, dont assurément il ne connaissait pas la langue. » C’est que Marivaux, de propos délibéré, affectait un autre idiome, en effet, que la plupart de ses confrères. Les auteurs, disait-il, « ont un style qui leur est particulier; on n’écrit presque jamais comme on parle. » Pour sa part cependant, « c’est la nature, c’est le ton de la conversation qu’il essayait de prendre ; » il voulait « saisir le courant des idées familières et variées qui y viennent... » — « Entre gens d’esprit, ajoutait-il, les conversations dans le monde sont plus vives qu’on ne pense, et tout ce qu’un auteur peut faire pour les imiter n’approchera jamais du feu et de la naïveté fine et subtile qu’ils y mettent. » On sait toutefois s’il en a fait approcher son style, ou plutôt comme il l’y a fait atteindre : à son tour, M. Meilhac y réussit. Cette Duchesse Martin est toute pleine d’esprit; mais un fâcheux même ne pourrait pas en dire ce que disait Diderot de l’inconstant, — de Collin d’Harleville, — et ce qui se répéterait à bon droit de tant de spirituelles comédies de nos jours : « C’est une pelure d’oignon brodée en paillettes d’or et d’argent. » L’esprit, ici, n’est pas fait de clinquant appliqué, tel qu’on pourrait le transporter ailleurs; il jaillit par étincelles, comme en dépit de l’écrivain, ou du moins à son insu, à mesure que le personnage frappe du pied la situation. Ces bons mots, suivant une définition célèbre, «surprennent autant ceux qui les disent que ceux qui les écoutent; » ils viennent dans la bouche des héros, malgré eux, presque malgré l’auteur, « comme tout ce qui est inspiré. » Une dernière analogie de la manière de M. Meilhac, telle qu’elle apparaît dans la Duchesse Martin, avec celle de Marivaux, c’est que la morale de cette comédie, sans hypocrisie ni pédantisme et sans parti-pris d’édification, est irréprochable : elle s’insinue par une bonhomie sincère, une délicatesse vraie ; elle a pour soutien une honnêteté toute simple, insoucieuse de l’argent, favorable à l’amour, et qui semble ainsi par un don de nature plutôt que par doctrine et par principe.

Voilà, j’imagine, assez de mérites pour compenser quelques torts : il se pourrait que le plaisir du public se fût décidé plus nettement et plus tôt si l’auteur l’avait admis quelque peu dans sa confidence, s’il avait éclairé sa lanterne à l’entrée de la duchesse, et laissé deviner plus vite ce qu’elle venait faire chez Jacques. Il aurait pu mettre un peu plus d’animation dans le monologue de son héros, retrancher l’épithète « d’immense » appliqué à l’amour, qui sent le factice et rappelle mal à propos les déclarations d’un Boisgommeux; enfin, se priver d’une fadeur comme celle-ci: « Depuis quand? — Depuis toujours! » Mais ces défauts et ces taches n’ont que peu d’importance. La véritable cause de cette première tiédeur du public est à l’honneur de l’ouvrage et lui profitera dans la suite : c’est la discrétion d’un art qui mène les personnages, par les voies subtiles de la nature, où ils doivent aller, sans que l’annonce de ce but soit seulement à moitié faite. Ce genre de délicatesse, joint à quelques autres, est justement ce qui nous plaît dans la pièce et la recommande aux amateurs. Il prend place, nous le répétons, après l’Épreuve. Aurions-nous, au cours de cette étude, trop souvent rappelé Marivaux? Autant que l’ami de Mme de Tencin, notre auteur peut haïr « les singes littéraires, » et ce n’est pas pour être le singe de personne, même de cet illustre modèle. Musset, dans son théâtre, a renouvelé Marivaux par un air de fantaisie romanesque et poétique; à son tour, M. Meilhac le renouvelle par un goût plus vif de la réalité, par un souci de la serrer de plus près pour la railler avec plus de force; et la Duchesse Martin, pour être un des moindres ouvrages de l’auteur, n’en porte pas moins sa marque.

Étonnerai-je le lecteur en disant que Mme Samary, dans le rôle de l’héroïne, est un peu plus Martin que duchesse, et que M. Worms, dans le personnage du héros, laisse désirer un peu plus de gaîté, d’abandon, et de pétulance? D’ailleurs, l’un et l’autre, ainsi qu’à l’ordinaire, se montrent excellens comédiens. M. Truffier, sous la jaquette du valet de chambre, a beaucoup plu par sa bonne humeur et ses vives allures; Mlle Kalb a plaisamment composé sa figurine de gardeuse de dindons; Mme Mulier est une Simonne à damner dix bergers en pâte tendre. J’ai gardé pour la fin M. Barré : il joue le docteur dans la perfection.

Hélas! j’ai gardé aussi pour la fin le Député de Bombignac, et je crains que le jeune auteur ne m’accuse d’avoir fait la part trop grande à celui qui devient un ancien. Est-ce ma faute si, dans ma pensée, trois actes n’ont pu prévaloir contre un seul, et si la comédie de l’ancien est plus neuve que celle du nouveau? Il se pouvait assurément que l’ouvrage de M. Bisson n’eût d’autre tort que d’être gai ; il était assuré, en ce cas, de nous compter parmi ses défenseurs. Au XVIIIe siècle déjà, bon nombre de gens étaient de glace, rue des Fossés-Saint-Germain, qui, pour la même pièce, rue Mauconseil, eussent été de feu. D’Alembert s’étonnait de « l’indulgence du public à tous les autres théâtres » et de « sa sévérité » à celui de la Comédie-Française; « dans ce dernier, il regarde les auteurs comme des hommes qui ont affiché leurs prétentions au talent et à l’esprit, et, d’après ces prétentions, il les juge à la rigueur. Partout ailleurs, il voit à peine dans les pièces qu’on lui donne un objet de critique, et il tient compte aux auteurs de leurs tentatives pour lui plaire et du peu de confiance qu’ils ont dans leurs propres forces, en cherchant à lui plaire sans prétention à ses éloges. » Ces réflexions aujourd’hui seraient plus justes encore : le préjugé sur la dignité de la Comédie-Française n’a fait que se renforcer, et les exigences du public envers elle ont renchéri. Les plus illettrés y viennent pour chicaner leur plaisir et faire profession de critiques; ils sont plus scrupuleux que des sacristains gagés sur la majesté du saint lieu. « C’est une pièce du Palais-Royal » est un jugement qui dispense de tout examen et tranche le succès par la racine : un beau soir, ces gens-là ne laisseront pas Molière rentrer dans sa maison !

Nous croyons bien que cette fâcheuse mode a empêché une partie de l’assistance de se plaire à la nouvelle pièce : on n’a pas cru devoir s’y amuser. Notons, d’ailleurs, que, depuis longtemps, Messieurs de la Comédie-Française, enfermés dans la forteresse que le respect public leur a bâtie, appelaient à leur secours un auteur gai; M. Bisson, le premier, s’est avancé pour l’assaut : rien d’étonnant à ce que son ouvrage serve de fascine. Mais, pour notre part, une pièce du Palais-Royal nous eût enchanté à la Comédie-Française pourvu qu’elle fût, toutes bienséances gardées, dans le goût de Thiboust et de Barrière, de Labiche, de Gondinet, de Meilhac et Halévy, de tous ces auteurs qui, depuis un quart de siècle, ont fait du petit théâtre de la rue Montpensier le refuge du vrai comique et de la jovialité française. N’est-ce pas là qu’ils ont prodigué ces farces, mêlées d’observation et de fantaisie : Les Jocrisses de l’amour, Célimare le Bien-Aimé, le Plus Heureux des trois, le Panache, la Boule, et combien d’autres que je ne cite pas, mais que j’estime pour m’avoir fait rire ! Car, à présent, après tant de vaudevilles produits par M. Scribe, par ses émules et par ses élèves, après ce prodigieux abus qui s’est fait du manège scénique exercé pour lui-même, du quiproquo tout pur poussé jusqu’à la perfection, et après ce changement heureux qui nous a réjouis alors que la satiété de ce genre nous écœurait, on ne peut plus guère nous faire rire que par ce moyen digne d’estime : l’usage de l’observation relevée de fantaisie.

M. Bisson s’est fié aux vieilles recettes : en vérité, c’est dommage. A-t-il voulu consoler ceux qui trouveraient M. Meilhac « trop entêté du fin? » A-t-il voulu remettre en honneur, avec le style de Scribe, une intrigue trop chère aux contemporains de ce faux dieu? Son héros, Chantelaur, s’ennuie en province, dans une maison austère, entre une belle-mère trop importante et une femme trop effacée. Pour suivre à Paris une actrice de passage, il s’avise d’annoncer qu’il se présente aux élections dans un arrondissement voisin ; il envoie devant les électeurs, à sa place et sous son nom, un ancien camarade à lui, devenu son secrétaire, Pinteau. Il compte sur une centaine de voix à peine, étant royaliste et sachant l’arrondissement radical; mais il compte sans la chaleur des opinions de Pinteau, directement contraires aux siennes, qui se trahissent au milieu d’une réunion publique, Emporté par l’animation de la lutte, Pinteau devient sincère et ravit l’auditoire; il est élu, sous le nom de Chantelaur, comme député d’extrême gauche. D’autre part, sous ce même nom, dans les intermèdes de sa campagne politique, il a séduit une nymphe de Bombignac. De là une double série de quiproquos qui tombent en grêle sur Chantelaur, ignorant de ce double méfait : il a trahi son parti ! il a trompé publiquement sa femme ! Cette donnée, qui est celle du Mari à la campagne, pouvait prêter, soit à une comédie de mœurs domestiques, comme celle de Bayard et de Wailly, soit à une comédie de mœurs politiques; dans l’une et dans l’autre, observation et fantaisie pouvaient couler à flots; il en fallait beaucoup pour faire pardonner l’extravagance avec laquelle le nouveau venu avait transposé le thème de ses prédécesseurs : un voyage feint à la campagne se fait admettre à mettre leur compte qu’une substitution de personnes dans une élection.

M. Bisson a voulu s’en tenir à l’art médiocre du quiproquo; encore n’en possède-t-il pas tout l’artifice. A étudier son ouvrage, il me prend quelque remords d’avoir passé sous silence, au cours de cette saison, parce qu’elles appartenaient à cet ordre peu littéraire, deux pièces assurément mieux faites et où les ressources de ce genre étaient mieux ménagées, — je ne dis pas plus! elles étaient épuisées, au contraire: — la Flamboyante de MM. Paul Ferrier et Albin Valabrègne, jouée au Vaudeville, et Trois Femmes pour un mari, de MM. Albin Valabrègue et Grenet-Dancourt, au Théâtre-Cluny. Prenons pour ce qu’elle vaut la pièce annoncée par l’exposition de M. Bisson : elle a le malheur de rester dans le premier entr’acte; elle est finie quand la toile se relève; et nous ne voyons que les quiproquos qui en sont la suite. Pinteau et Chantelaur sont revenus de voyage, l’élection est faite, la double aventure garante est consommée : toutes les occasions de comique sont demeurées dans la coulisse. Le troisième acte, après cela, n’a pour objet que de permettre aux personnages de se reprocher gravement et de s’expliquer longuement des malentendus dont nous avons la clé : il nous paraît fastidieux. Ajoutez qui çà et là des mots pathétiques détonnent parmi les calembredaines, font hésiter le public sur les ambitions de l’ouvrage, mettent son sérieux en éveil et le rendent plus difficile. C’est que, sans doute, Messieurs de la Comédie-Française eux-mêmes, pour avoir perdu par désuétude le sens du comique, n’ont pas connu clairement quelle était la portée de la pièce : n’ont-ils pas failli donner le rôle de Pinteau, tenu par M. Coquelin cadet, à M. Got ou même à M. Febvre? On voit s’il est temps que ces messieurs se remettent en apprentissage de gaîté : il faut remercier au moins M. Bisson d’avoir donné le signal de ce retour.

Aussi bien, pour obtenir le succès moyen qu’il a obtenu, faut-il que ce vaudeville, avec les défauts que j’ai signalés, ait une qualité grande; il l’a en effet : la bonne humeur. C’est peut-être aujourd’hui le don le plus rare: M. Bisson le possède. Il a de l’esprit; je n’en veux pour preuve que cette réplique du gendre à sa belle-mère, lorsqu’elle prétend retenir sa fille à son foyer : « La femme doit suivre son mari; je ne dis pas cela pour vous, madame, que votre mari a précédée dans un monde meilleur. » Mais je préfère à cet esprit la bonne humeur qui court lestement et entraîne le dialogue sans avoir l’air de chercher malice. Un parasite reproche à Chantelaur de ne pas l’avoir convié à un souper : « Mais mon cher, fait l’amphitryon, pourquoi ne m’avez-vous rien dit? Une autre fois, faites-moi signe, que diable! Dans ces cas-là, on parle. Vous m’auriez dit : Je voudrais en être; je vous aurais répondu : C’est impossible ! » Une drôlerie si imprévue, si simple, et si naturelle surprend le rire; et lorsqu’on a ri plusieurs fois de la sorte, on est presque désarmé.

Il faut dire aussi que M. Coquelin aîné est exquis dans le rôle de Chantelaur, trop exquis peut-être : une étoffe un peu grossière supporte mal ces broderies de la diction. M. Coquelin cadet fait Pinteau : jouant, par extraordinaire, un rôle qui n’est pas de pure charge, il se contente avec sagesse de s’y prouver bon comédien. Mme Jouassain prête à la belle-mère une autorité peut-être un peu grave, mais vertement comique. M. de Féraudy tient avec intelligence un petit rôle; pour le reste des personnages, ils ne font que figurer.

Quelle que soit la qualité de l’ouvrage, il convient de louer la Comédie-Française de son intention : elle a fait effort pour s’égayer. Cependant, la Porte-Saint-Martin jouait un Macbeth auquel nous reviendrons un jour, et qui peut se donner, quel qu’il soit, pour un essai littéraire; l’Odéon, après l’Athlète, de M. Fournier, un badinage en vers, représentait Bérénice avec l’aide de la bien disante Mlle Hadamard. L’anniversaire de la naissance de Corneille revenait sur l’affiche; et, en même temps, y reparaissait, rue Richelieu, un à-propos de M. Emile Moreau, déjà produit l’an dernier. Le neuf manque-t-il donc? Justement, MM. les sociétaires auraient trouvé dans un volume de saynètes, publié cette semaine[3], un petit acte en vers, le Mariage de Corneille, qui eût fait leur affaire. Mais, quelque bon exemple qu’elle se laisse donner par les autres, et quelque négligence qu’elle mette à remplir certains devoirs, nous tenons quitte aujourd’hui de tout reproche cette grave personne qui se nomme la Comédie-Française : il lui sera beaucoup pardonné, parce qu’elle a voulu rire.


LOUIS GANDERAX.

  1. Préface du Théâtre choisi de Marivaux; Jouaust, éditeur.
  2. Marivaux, sa vie et ses œuvres, par Gustave Larroumet; Hachette, éditeur.
  3. On va commencer, par M. Pontserrez; Tresse, éditeur.