Revue dramatique - Comédie-Française : Les « Journées des grands écrivains »

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Revue dramatique - Comédie-Française : Les « Journées des grands écrivains »
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 25 (p. 909-920).
REVUE DRAMATIQUE

COMÉDIE-FRANÇAISE
LES « JOURNÉES DES GRANDS ÉCRIVAINS. »

On ne peut pas jouer tout le temps Horace et la Fille de Roland, et j’indiquais l’autre jour une autre façon qu’auraient les théâtres de se montrer bons Français : ils n’ont qu’à puiser largement dans le répertoire et dans tout le répertoire. La littérature n’a pas de plus beau rôle que d’évoquer notre tradition et de la faire aimer. Écrivains, professeurs, conférenciers, tous ceux qui s’adressent au public, et plus particulièrement à la jeunesse, le comprennent bien aujourd’hui. Ils sentent le besoin de rechercher nos titres à travers le passé, de raviver dans les esprits l’image morale du cher pays, d’exalter, avec notre piété pour la France d’hier, notre foi dans la France de toujours. Ils s’emploient activement à ce travail qui, lui aussi, intéresse la défense nationale. Ceux mêmes qui, pendant d’assez longues années, avaient un peu négligé cette partie de leur tâche, n’y sont pas les moins ardens et se signalent par leur zèle. Un peu partout, cet hiver, on organise à travers notre histoire littéraire des croisières qui pour beaucoup sont des voyages de découvertes. Car on dit que les Français ne connaissent pas leur pays et vont chercher bien loin ce qu’ils ont chez eux ; ce n’est guère moins vrai de notre littérature : pour peu que nous entreprenions notre tour de France littéraire, nous allons de surprises en émerveillemens. Aussi la Comédie-Française a-t-elle été bien inspirée en inscrivant au programme de ses matinées du jeudi une série de « Journées des grands écrivains français. » Il y aura une Journée des poètes des XVe et XVIe siècles, une Journée des deux Corneille, et ainsi de suite, pour finir par une Journée de la Révolution, une Journée Victor Hugo, une Journée Alfred de Musset et une Journée des poètes du XIXe siècle. Ainsi les grands écrivains de la France viendront tour à tour porter témoignage pour leur pays.

Ces grands écrivains ne sont pas tous de même grandeur, cela va sans dire, et, dans le nombre, j’en aperçois quelques-uns qui semblent peu à leur place en si illustre compagnie. Sedaine, Florian, Collé ne seront peut être pas étonnés de s’y voir, mais nous le serons pour eux. D’autres, qui sont incontestablement de grands écrivains, ne nous apparaîtront pas par ce qu’ils ont de vraiment grand : ce n’est pas par leur théâtre que La Fontaine et Voltaire sont immortels. D’autres enfin brillent par leur absence, et ce sont justement ceux qui auraient le plus à nous apprendre sur la pensée française : une liste de grands écrivains français où ne figurent ni Rabelais, ni Montaigne, ni Bossuet, ni Jean-Jacques Rousseau, ni Chateaubriand, est. de toute évidence, une liste où il y a des lacunes. Mais c’est qu’ils ont écrit en prose et n’ont pas porté leur prose au théâtre : ce n’est pas la faute de la Comédie-Française. Dans un théâtre, on ne peut que jouer des pièces de théâtre et dire des vers, on n’admet que les auteurs dramatiques et les poètes. Prenons donc ce que nous donne la Comédie, au lieu de regretter ce qu’elle ne pouvait nous donner. Au surplus, rien n’empêchera le spectateur de faire un léger effort de mémoire et de restituer, autour d’une pièce de vers ou d’une pièce de théâtre, le mouvement d’idées auquel la rattachent des liens apparens ou cachés.

Tel qu’il est, ce programme présente un grand intérêt et qu’on nous offre trop rarement : il permet d’embrasser du regard un ensemble et d’y suivre le développement historique d’une idée. En d’autres temps, on se serait plu à y étudier par quels chemins la farce gauloise nous mène à la comédie de Molière et la tragédie de Jodelle à celle de Racine, ou encore de Villon à Musset et de Ronsard à Victor Hugo quelle conception différente nos poètes se sont faite du lyrisme. C’est ce que F. Brunetière appelait les « Époques du théâtre français » et l’ « Évolution de la poésie lyrique, » en deux livres d’une admirable ingéniosité. Aujourd’hui, nous sommes moins attentifs à la classification des œuvres qu’à leur signification profonde. Nous y cherchons l’idéal que chacun de nous porte au fond de lui-même. Il ne s’est pas formé en un jour : mille voix lointaines s’y répondent, dont l’écho s’est prolongé jusqu’à nous. Il ne s’est pas développé par une progression continue : il y a eu des reculs et des erreurs. Mais sous les acquisitions successives on découvre le fonds permanent qu’elles sont venues enrichir, et sous les modes passagères on retrouve les traits essentiels. C’est ce que j’essaierai de faire ici, en manière de Préface aux représentations annoncées.

Entre toutes les « Journées » je ne cacherai pas que la première me paraît tout particulièrement une bonne journée. Elle comprend : « La Vraie farce de Maître Patelin, pièce en trois actes ; poésies de Villon, Malherbe, Clément Marot, Ronsard, Alain Chartier ; fragmens de Robert Garnier et de Jodelle ; le Dialogue amoureux de Clément Marot. » Encore faut-il ajouter « une Chanson de geste faisant partie de la Chevalerie de Vivien, mise en action par l’éminent écrivain, M. Joseph Bédier, intitulée Chevalerie. » Cela fait une journée très chargée. L’encombrement occasionne toujours quelque désordre : les grands écrivains se sont placés au petit bonheur. Malherbe s’est égaré entre Villon et Marot : le pis est que, de son vivant, il les exécra l’un et l’autre. Ronsard est arrivé avant Alain Chartier : déjà ! C’est qu’ils sont trop, et on a voulu les avoir tous. Les organisateurs du spectacle se sont montrés des plus accueillans. Je leur en sais beaucoup de gré. Ils ont eu cette idée heureuse, originale à force d’être juste et hardie à force d’être simple, que, pour les peuples comme pour les gens, l’enfance et l’adolescence ne sont pas négligeables : c’est là que se révèle la nature première, c’est alors que se forme le caractère. Ils ont pensé que, dans l’histoire d’une nation, les origines comptent, surtout quand ces origines s’étendent sur plusieurs siècles débordans de vitalité. Donc, ils ont fait au moyen âge et à la Renaissance place, — une petite place, — mais c’est déjà bien joli de leur en avoir fait une.

Toutes nos histoires de la littérature traitent sommairement du moyen âge. C’est justice. La langue était encore informe et il faudra attendre jusqu’au XVIe siècle pour qu’elle acquière les qualités des langues littéraires. Le vieux français nous est devenu aussi lointain que le grec ; nous ne lisons plus les œuvres écrites dans cet idiome balbutiant : romanum est, non legitur. Elles sont objet d’érudition ; nous n’en recevons pas le contact direct ; nous ne les connaissons que par ouï-dire, par le témoignage de ceux qui s’y sont aventurés. Mais les sentimens qui s’y exprimaient avec tant de gaucherie n’en étaient pour cela ni moins forts, ni moins puissans. Ce sont ceux-là mêmes qui constituent le fonds premier, l’essence irréductible de notre idéal français. Parce qu’il ne s’est pas trouvé d’écrivains pour les amener à la vie littéraire, nous risquons de ne pas leur attribuer l’importance qu’ils ont eue réellement dans la vie nationale. L’équilibre est rompu, les proportions sont faussées.

Prenons, par exemple, notre vieille épopée. La Grèce a eu cette heureuse fortune qu’au moment où y souffla l’inspiration épique, une forme l’attendait prête à la recevoir, une langue encore toute nouvelle en sa fraîcheur première, mais déjà forte et souple, riche, harmonieuse : pour tout dire, la langue d’Homère. De cette rencontre unique il est résulté qu’en Grèce tous les écrivains, poètes, historiens, auteurs dramatiques, sont restés les tributaires d’Homère, comme tous les fleuves sont tributaires de l’Océan. Hélas ! même chance n’est pas advenue à nos Chansons de geste : toute espèce d’art y fait défaut. Elles manquent par trop d’agrément : personne n’y touche. Or toute une France s’y est reflétée : la France des Croisades. C’est la précieuse découverte que nous devons à M. Bédier, comme M. Etienne Lamy le montrait ici même dans un récent article. L’Allemagne s’était brutalement annexé l’épopée française : c’est sa manière. Et nos savans, comme ç’a été aussi trop souvent leur manière au cours du XIXe siècle, avaient docilement accepté le bluff germanique. M. Bédier a revendiqué notre bien et nous l’a rendu. Nous verrons donc avec plaisir sa Chevalerie, ou plutôt le « Départ des nouveaux chevaliers » qu’il a tiré de Guillaume d’Orange et adapté à la scène.

C’est dans la grande salle du palais d’Orange, devant un autel. Vivien, Hunaut, Girard, petits-fils d’Aimeri de Narbonne se tiennent debout, immobiles, tout de blanc vêtus, et, sous leurs blanches tuniques de lin, ressemblent à de grand lys. La veillée des armes vient de prendre fin. Guillaume d’Orange, Bovon de Commarcis, Guibert d’Andrenois, qui guerroient contre les Sarrasins, sont revenus du front tout exprès pour la cérémonie. Aimeri de Narbonne, l’ancêtre, a fait le voyage ; il a cent ans : nous sommes chez les burgraves, mais ce sont des burgraves français. L’usage était, paraît-il, de « brimer » les aspirans chevaliers. Donc, le vieil Aimeri, par dérision, leur offre de s’en aller dans une cour voluptueuse d’Italie pour y mener une vie de plaisir. Ce n’est guère leur compte, et leur prière, toute cette nuit, appelait un autre sort : « Nous nous tenions tous trois debout devant cet autel. La salle était sombre ; nous ne nous parlions pas ; mais, par la verrière entr’ouverte, montait la douce odeur de notre terre, et la nuit resplendissait d’étoiles. Alors j’ai pensé : quand Dieu eut créé quatre-vingt-dix-neuf royaumes, il créa le centième, France, et ce fut le plus beau ; et parce que je suis né en ce royaume, mon cœur m’a dit : Loue le Seigneur Dieu ! » Comme leur grand frère, Roland, ils ont au cœur l’amour de « douce France » et toute leur ambition est de s’aller battre pour elle. Leur idéal est celui auquel Froissart dédiera ses Chroniques : prouesse. « C’est une si noble vertu et de si grande recommendation que on ne le doit mies passer trop briefment, car elle est mère matériele et lumière des gentilz hommes, et si com la busce ne poet ardoir sans feu, ne poet le gentilz homs venir a parfait honneur ne a le glore dou monde sans proëce. » Amour de la terre natale, bravoure guidée par l’honneur, épurée par le respect de la faiblesse, tel est chez nous le fonds premier. Notre idéal est d’abord l’idéal chevaleresque.

J’aurais souhaité qu’on détachât pareillement un fragment de nos interminables Mystères. Boileau les jugeait insipides, mais ils passionnèrent la société du moyen âge : en faisant descendre le ciel sur la terre, ils mettaient sous ses yeux, réalisé et matérialisé, son rêve pieux. A leur défaut, on nous dira sans doute la ballade que Villon fit à la requête de sa mère pour prier Notre-Dame. Cette mère du poète était une femme du peuple et ne savait pas lire dans les livres ; quel besoin en avait-elle, puisqu’elle pouvait déchiffrer aux vitraux des cathédrales le grand livre divin ? Elle non plus, la foi de nos pères n’a pas trouvé dans notre langue du moyen âge les mots qui convenaient pour égaler sa ferveur et son élan. Mais les mots ne sont pas le seul signe dont l’homme dispose pour fixer ses sentimens sous l’aspect de l’éternité. L’art est pour les peuples un moyen d’extérioriser leur âme qui ne le cède en rien à la littérature. Or, tandis que la littérature, chez nous, tardait à se débrouiller, un art atteignait à sa perfection, et c’est celui qui contient tous les autres, le seul art complet : l’architecture religieuse. Elle a fait jaillir de notre sol cette blanche végétation dont on a dit si justement qu’elle lui donne sa physionomie morale. Formée par le christianisme, qu’en échange elle a pénétré de son esprit, la France restera toujours la France des cathédrales. Si nous avons quelquefois été tentés de l’oublier, les Allemands se sont chargés de nous le rappeler. Il apparaît à tous les regards qu’ils se sont acharnés avec la pire fureur contre les monumens de notre histoire religieuse.

Un troisième trait achève de peindre le Français tel qu’il est dès le moyen âge. Ce n’est pas un grand chef-d’œuvre de l’esprit humain que la Farce de l’avocat Pathelin, surtout dans la version qu’en ont donnée Brueÿs et Palaprat au XVIIIe siècle ; et ce n’est pas le plus édifiant des spectacles. Maître Pathelin, cet avocat besogneux et fripon, peut être habile à parler, il n’est pas le vir bonus de l’adage latin. Mais il a ce qui, en France, fait pardonner beaucoup de choses : de l’esprit. Au surplus, c’est un drôle, ce n’est pas un méchant homme. Il est gai. Les soucis d’une vie nécessiteuse lui ont laissé toute sa belle humeur. Ajoutez, s’il lui faut encore une excuse, que ce M. Guillaume dont il emporte le drap sans le payer est un sot, et que c’est pain bénit de duper un imbécile. Le Français, né malin, a reçu en partage le don d’apercevoir le ridicule, de le noter d’un trait rapide et de lui décocher aussitôt une pointe acérée. Que si cette sottise s’accompagne de lourdeur, de brutalité, de violence, alors l’esprit français, qu’excite une colère généreuse, devient une arme redoutable. Le Roman de Renart, cette autre épopée qui raille l’épopée féodale, retrace la lutte sans cesse renaissante de Renart contre Ysengrin, c’est-à-dire de l’esprit contre la force. La satire s’élargit avec Jean de Meung ; et le Roman de la Rose, commencé en « Art d’aimer, » se continue en un pamphlet dirigé contre toutes les injustices sociales et pas mal d’institutions, celle entre autres de la justice. Il s’attaque aux gens de finance, aux gens de loi, à l’hypocrite Faux Semblant, et n’épargne pas même la royauté. La guerre est commencée que continueront les Rabelais, les Molière, les Voltaire et qui ne s’interrompra plus jamais, la guerre aux abus, aux inégalités, à l’arbitraire, aux scandales et au mensonge, guerre sans pitié qui aura, elle aussi, ses excès et ne distinguera pas toujours entre l’erreur et le principe. Une incroyable ardeur couve sous notre gaieté et perce sous notre ironie. L’esprit est chez nous l’élégance du courage. Il signifie la révolte contre l’oppression, le refus d’obéir sans savoir pourquoi et de subir une loi qu’on n’accepte pas, l’impossibilité de se courber sous le joug, d’abdiquer sa raison, de se laisser embrigader et caporaliser, et d’exécuter, parce que c’est commandé, ce que l’humanité réprouve.

La Renaissance nous a dotés d’une littérature ; elle a apporté à nos écrivains le sentiment de l’art qu’avaient possédé à un si haut degré les artistes du moyen âge et dont avaient manqué si complètement les littérateurs de la même époque. A-t-elle, comme on le prétend, altéré nos qualités natives ? Nullement. Nos poètes du XVIe siècle n’ont pas célébré la douce France avec moins d’enthousiasme que n’avaient fait les trouvères. Quelques-uns des plus beaux vers patriotiques qui aient été écrits dans notre langue sont de Ronsard. Et cet autre, le neveu du cardinal du Bellay : on sait par l’ennui qu’il éprouva dans Rome, quel amour il avait pour sa grande patrie, et par les vers qu’il a soupires à son petit Liré, de quelle tendresse il chérissait sa petite patrie dans la grande. Pour ce qui est d’une certaine ivresse païenne qui monta au cerveau de quelques écrivains, elle ne pouvait être que passagère dans un pays où l’on se battait pour des questions de religion. L’âme française est restée la même. Disons mieux : elle est désormais assurée de la meilleure protection contre toute menace venant du dehors. Non seulement en effet, en attirant à lui l’antiquité, notre génie ne s’abandonnait pas à une étrangère, mais il appelait à le secourir une alliée, une gardienne qui l’aiderait à défendre son originalité. C’est ce qu’il ne faut jamais oublier, et c’est ce qu’aujourd’hui plus que jamais il faut redire, à l’encontre de ceux qui s’apprêtaient imprudemment à jeter par-dessus bord tout le magnifique héritage de la Renaissance. Ils demandaient : « A quoi bon les lettres antiques ? A quoi servent les langues anciennes ? A-t-on besoin d’apprendre le latin pour devenir ingénieur, commerçant, industriel, agriculteur ou chimiste, et n’est-ce pas plutôt perdre un temps qui serait mieux employé à des travaux plus pratiques ? » Nous nous bornerons à répondre que le génie français se sert du latin comme d’une barrière pour se préserver de l’invasion étrangère. La République a besoin de chimistes, en dépit du mot célèbre, et d’agriculteurs et de commerçans ; mais elle a besoin, surtout, que ces commerçans et ces chimistes n’aient pas une culture allemande.

Ceci n’est pas moins considérable. En s’appropriant, fût-ce avec un zèle indiscret, tous les trésors de l’antiquité, nos écrivains de la Renaissance remettaient dans la circulation un superbe patrimoine et en refaisaient quelque chose de vivant. Ainsi ils s’engageaient à leur tour sur la grande voie romaine, et, ouvrant plus loin encore l’immense perspective, ils élargissaient leur horizon jusqu’aux rives lumineuses de la Grèce. Ils renouaient la chaîne. Ils reprenaient l’œuvre civilisatrice, — et par les mêmes moyens. Ce qu’il y a d’admirable dans l’œuvre de l’antiquité, autant que le mérite d’art, c’est la conception qu’elle s’est faite de l’homme. Elle s’est appliquée à le connaître, à le distinguer de la nature qui l’environne et menace de l’absorber, à organiser sa vie suivant les règles de la raison. De Socrate à Platon, d’Aristote à Marc-Aurèle, de Cicéron à Sénèque, tous les philosophes, et les poètes avec eux, n’ont cessé d’embellir et d’épurer cette image de l’homme. C’est par là que les anciens nous ont séduits, et pour cela que nous nous sommes mis à leur école. Car ici encore nous nous trouvions avec eux en un merveilleux accord. Nous sommes curieux de la nature humaine ; c’est une étude que nous ne nous lassons pas d’approfondir ; et ils avaient beaucoup à nous en apprendre. Ils avaient fait, en tous les sens, ce voyage à travers les caractères et les mœurs que nous ne nous lassons pas d’entendre conter à ceux qui en reviennent. » Muse, dis-moi ce héros qui a parcouru beaucoup de villes et connu les mœurs de beaucoup d’hommes : » c’est le début de l’Odyssée, traduit de la transcription latine d’Horace qui le cite avec admiration. Comment aurions-nous laissé perdre tant d’observations faites une fois pour toutes, et de remarques dont il est aisé de contrôler l’exactitude ? Nous nous les sommes assimilées. Nous les avons fait passer en nous, afin qu’elles fructifient de nouveau. De là vient la prodigieuse fortune que Plutarque a eue en France : ses Vies Parallèles nous apportaient un « répertoire de documens humains » d’une richesse jusque-là inconnue, et qui ne sera pas dépassée. A travers le français d’Amyot il éveillait la vocation de Montaigne. Et celui-ci, lorsqu’il écrivait la phrase fameuse : « Chacun de nous porte en soi la forme de l’humaine condition, » montrait le but à atteindre, donnait la définition d’où notre littérature classique allait sortir.

Racine, Molière, La Fontaine, qui sont au programme de nos « Journées, » représentent admirablement cette littérature, rien n’étant plus français d’inspiration, ni plus élevé dans l’échelle des valeurs artistiques, qu’une tragédie de Racine, une comédie de Molière, une fable de La Fontaine. On peut même dire qu’ils la représentent tout entière, Molière et La Fontaine étant plus gaulois, mais Racine plus chrétien, et Molière étant disciple de Plante, mais Racine émule de Sophocle et La Fontaine ami de Platon. Désormais notre littérature s’est dépouillée de tout ce qui la déparait ou la dénaturait. Elle a rejeté le pédantisme qui faisait de tels vers de Ronsard autant de logogriphes, et des pièces de Jodelle ou de Garnier des tragédies de collège. Elle s’est affranchie des influences étrangères et a renvoyé par delà les monts le gongorisme à l’espagnole et les concetti à l’italienne. Elle s’est châtiée elle-même en arrêtant l’esprit gaulois sur une pente où il glisse volontiers, celle de la grossièreté. Elle est sortie, pour un temps, victorieuse du combat si rudement mené par Boileau contre la préciosité et contre le burlesque. Elle apparaît enfin, débarrassée de toute importation, fibre de toute souillure, image adéquate de l’esprit français.

C’est essentiellement une littérature psychologique. Indifférente au spectacle extérieur, à ce qui est en dehors de nous et n’est pas nous, elle ne s’intéresse qu’à la réalité intérieure. Mais ici il n’est aspect si caché, nuance si subtile qu’elle ne soit jalouse de l’atteindre. Le jeu des passions, le gouvernement de la raison, les fantaisies du caprice, l’empire de la volonté, c’est l’ample comédie à cent actes divers dont elle n’est jamais lasse. Hommes et femmes, quiconque écrit ou cause, s’enrôle pour mener, par les moyens qui lui sont propres, cette enquête jamais terminée. L’Église a donné le signal par l’analyse déliée de ses Lettres spirituelles et par la solide étude des vertus et des vices qui sert de base à son éloquence de la chaire. Les mondains s’y sont mis et La Rochefoucauld serait un autre Nicole, s’il était ennuyeux. Les femmes ont une finesse qui leur est naturelle un don de deviner les choses, et de les apercevoir surtout quand on les leur cache, sans compter qu’elles seules entendent certains battemens du cœur. Et tout le produit de cette immense investigation, ce que l’observateur mondain met en maximes, l’orateur chrétien en périodes, la romancière ou l’épistolière en récits ou en traits piquans, aboutit au théâtre où l’auteur dramatique l’incarne dans ses personnages : le Misanthrope évoque les salons et la Cour, Phèdre la France janséniste, — et les Fables toute la France.

En se livrant d’ailleurs à ce travail jamais fini de recherche psychologique, notre littérature classique n’obéit pas au désir de satisfaire une vaine curiosité. Savoir pour savoir n’est pas du tout son fait. L’analyse, telle qu’elle la pratique, n’a rien de commun avec ce dilettantisme égoïste qui énerve l’action. La connaissance de notre nature lui semblerait le plus stérile des divertissemens, si elle n’était pas la préface d’autre chose qui la continue, mais en la dépassant. En d’autres termes, le Français n’est psychologue que pour devenir moraliste. Il a la vocation de l’enseignement et le goût de l’action. Il veut se communiquer à autrui, se rendre utile au plus grand nombre possible de ses semblables, agir sur eux et que ce soit pour le bien de tous. Ces maladies de l’âme qu’il décrit si minutieusement, il ne lui suffit pas de leur donner un nom, fût-ce un nom tiré du grec : il veut les guérir. Cette condition humaine que chacun porte en soi, il ne se contente pas de la déterminer : il a l’ambition généreuse de l’améliorer. C’est pourquoi dans son étude de l’homme il s’attache à ce qui est le plus général, commun à tous les pays et à tous les temps. Il se méfie de ce qui est uniquement individuel ou même exceptionnel. Au surplus, ici comme partout, il a pour guide et pour règle son bon sens. Le but qu’il propose à l’homme n’a rien d’excessif et d’anormal : c’est tout uniment de remplir sa définition, mais de la remplir tout entière. Il ne flatte pas son orgueil par la chimère d’une grandeur démesurée : il ignore ce rêve de maniaque qui va fabriquant on ne sait quel « surhomme. « L’homme ne saurait être au-dessus de l’homme : c’est une place qui n’appartient qu’à Dieu. Qu’il lui suffise, en s’élevant plus haut, toujours plus haut, d’être humain, largement humain.

Celui à l’image de qui est faite cette littérature et qui est façonné par elle, on l’appelle du plus beau nom qui soit et en même temps du plus modeste : l’honnête homme. Une éducation, qui emprunte ses principes à la fois au christianisme et à l’antiquité, l’a cultivé. Elle n’a énervé en lui aucune des énergies natives ; mais, se bornant à émonder et redresser, elle a rendu la plante plus vigoureuse. Mêlé de bonne heure à la société, l’enseignement qu’il en reçoit lui apprend à vivre non pour lui mais pour les autres. Il hait le Moi parce que le Moi rend haïssable. Ni ombrageux comme Alceste, ni complaisant comme Philinte, il est d’humeur aimable. Il se plaît à échanger des idées par la conversation et sait qu’il n’y a pas de conversation sans une femme pour la diriger. Il tient son rang et remplit les devoirs de son état, attentif à éviter les préjugés de sa caste et le pli de sa profession. Car il est par ailleurs gentilhomme ou bourgeois, prêtre, officier, magistrat, écrivain : dans toutes les conditions et dans tous les métiers il y a une manière où on reconnaît l’honnête homme. Elle consiste à sentir, penser, parler librement et noblement, en chrétien et en français.

Sur trop de points le XVIIIe siècle a pris le contre-pied du siècle qui avait précédé. Il a déclaré la guerre à la tradition, et d’abord il s’affranchit des anciens. Aussitôt se produit le phénomène auquel on assiste toujours en pareil cas : la frontière est ouverte, rien ne s’oppose à la ruée des étrangers. Ils se précipitent en formations compactes. Ce ne sont plus les Italiens comme au XVIe siècle, les Espagnols comme au temps de Richelieu : c’est du Nord maintenant que vient le danger pour le pays, et les influences intellectuelles suivent les variations de la politique. Cela commence par l’anglomanie, en attendant la germanophilie. Alors on voit apparaître dans la littérature des sentimens qui ne sont pas seulement nouveaux, mais qui sont en contradiction avec notre tempérament national. Ce débordement de sensibilité, dont notre théâtre au XVIIIe siècle est inondé, n’est pas du chez nous qui n’avons guère le genre larmoyant. Ce déchaînement de passion, qui datera de Rousseau, s’accorde peu avec notre goût et notre instinct de la mesure. Cette mélancolie enfin, qui nous arrivera des pays de brume, enferme un principe morbide. Et notre littérature est dans son ensemble une littérature bien portante : elle respire la santé physique aussi bien que morale, et le rire qui l’éclaire est l’épanouissement de cette belle santé. Le cosmopolitisme littéraire mène à l’autre : ce que nous avons le plus de peine à pardonner, à l’heure qu’il est, aux philosophes du XVIIIe siècle, c’est que, si sévères pour le gouvernement de leur pays, ils se soient faits les complaisans des gouvernemens étrangers, ceux-ci fussent-ils en guerre avec nous. Mais leur plus grande erreur est sans doute celle où les a jetés leur haine du christianisme. Parce que l’enseignement de l’Église repose tout entier sur la croyance à la corruption originelle de notre nature, ils ont proclamé que la nature est bonne, qu’il convient donc de la remettre en liberté, et de briser toutes les entraves par lesquelles on s’était efforcé jusque-là de la maîtriser : autorité du pouvoir, usages de la société, règles de la morale. L’homme est bon, disaient-ils, et il n’est que de le laisser suivre son instinct : la Terreur se chargea de leur répondre. Comme il faut pourtant croire à quelque chose, à la place de la religion pourchassée ils installèrent la science. C’était elle qui, en s’ajoutant à la nature, allait lui prêter le secours dont elle a, malgré tout, besoin, et guider l’humanité sur les routes de l’avenir. Grâce à elle, le progrès reprendrait sa marche interrompue par la religion qui est rétrograde et obscurantiste. Le progrès des sciences serait aussi celui de la moralité, et le commerce et l’industrie y contribueraient encore par l’accroissement du bien-être. La diffusion des lumières aurait pour conséquence l’avènement de la justice et du droit. Combien profonde était cette erreur qui fait du progrès matériel la condition suffisante du progrès moral, beaucoup l’ont pressenti, mais c’est aujourd’hui que nous en avons sous les yeux l’effroyable démonstration. Elle vient de nous apparaître, cette erreur, éclairée par les reflets de l’incendie ; nous la touchons de nos doigts dans le ruissellement du sang. Nous sommes témoins que la culture scientifique la plus intensive peut autoriser toutes les violations du droit et toutes les dolences. Nous avons appris à nos dépens qu’un peuple peut s’être organisé suivant les méthodes les plus récentes et les plus scientifiques, et égaler en sauvagerie les peuplades les plus voisines de la nature. L’Allemagne nous fournit l’exemple de cette alliance monstrueuse qui met la science au service de la barbarie.

Or on s’aperçut bien, lors de la grande tourmente, — et c’est à le montrer que pourra servir la « Journée de la Révolution, » — que la France nouvelle n’était pas essentiellement différente de l’ancienne. Le courage était le même. A aucune heure de son histoire, la France n’avait oublié sa bravoure traditionnelle, mais voici qu’elle retrouvait toute l’ardeur de son patriotisme ; l’approche de l’étranger est souveraine contre les humanitaires : elle ne les fait pas taire, mais elle les force à changer de langage. Avec la même indépendance d’humeur, elle poursuivait de la même haine l’injustice et l’oppression. La France d’alors ne professe plus les idées qui, au temps des Croisades, la poussaient à aller, loin de chez elle, délivrer le tombeau du Sauveur, mais au service d’autres idées elle met le même élan chevaleresque et le même mysticisme. La guerre qu’elle a déclarée aux préjugés et aux abus est encore une croisade. La nouvelle qu’elle annonce au monde est encore un évangile. Si la Révolution persécute le christianisme, c’est qu’on n’a jamais vu deux religions se tolérer l’une l’autre et qu’il y a une « religion de la Révolution. » Ainsi quand elle a cru rompre avec son passé, la France est restée elle-même éprise de justice et d’honneur, chevaleresque et croyante.

Tel est bien l’idéal qui peu à peu se dégage des œuvres de nos écrivains, comme il s’est révélé dans notre histoire, au cours des siècles. Jamais, en aucun temps, il n’a été un appel à la force, un défi au droit. Il s’oppose aussi bien à la violence qui détruit et à l’utilitarisme qui garde pour soi le bienfait de son activité. Il crée la richesse et il la répand ; et c’est la richesse morale. Ce qu’il poursuit c’est, partout, la diminution de la souffrance, la réparation des injustices. Il travaille à la libération des peuples, à l’affranchissement des consciences. On lui reproche de n’être qu’un rêve, une folie sublime : il répond par le meilleur des argumens, en réalisant ce rêve, en faisant contresigner cette folie par la raison. Idéal d’action désintéressée, d’ardeur généreuse, de bon sens et de bonne volonté, c’est avec lui que nous feront communier les « Journées des grands écrivains. » Le spectateur assistera à cette confession de l’âme française avec la ferveur dont nous accueillons aujourd’hui tout ce qui nous parle de la France. Il l’écoutera avec cette tendresse passionnée, et soudain si intelligente ! que nous inspirent les êtres chers, à l’instant où nous tremblons pour eux. Et insensiblement cette conclusion s’imposera à lui, ou s’y fortifiera, que notre cause est celle de l’humanité.


RENE DOUMIC