Revue dramatique - La Condition des comédiens/03

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Revue dramatique - La Condition des comédiens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 933-944).
REVUE DRAMATIQUE

LA CONDITION DES COMÉDIENS.

III.[1]
DEPUIS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE JUSQU’A NOS JOURS.

Les Comédiens hors la loi, par Gaston Maugras, 1 vol. in-8o; Calmann Lévy, éditeur.

Privilège d’infamie et privilège de gloire, la Révolution française abolit l’un et l’autre, à l’avantage et au détriment des acteurs ; elle les égala d’un seul coup à tous les Français.

Il ne va pas de soi, cependant, même après la déclaration des droits de l’homme, que Talma retrouve devant la loi l’honorable condition qu’il avait alors qu’il était dentiste. La Bastille, peut-être, n’a pas été prise pour tout le monde : il faut la reprendre exprès pour les comédiens. Le combat, cette fois, se livre à la tribune de l’Assemblée nationale; la victoire est plus disputée. Les meneurs de l’assaut ne sont pas moins illustres : c’est Rœderer, c’est le comte de Clermont-Tonnerre, c’est Robespierre lui-même et Mirabeau ; mais, de l’autre côté, se dresse l’adversaire habituel de Mirabeau, l’abbé Maury, qui n’est pas un invalide. Et soudain entre les deux partis se glisse un personnage modéré, M. de Lezay-Marnésia, dont la manœuvre est plus dangereuse pour l’assaillant que toute la mitraille de l’abbé. Ce député de la province connaît son Rousseau; mais il le connaît si bien qu’il avertit ses collègues de ne pas se rappeler seulement le Contrat social et de consulter aussi la Lettre à d’Alembert sur les spectacles. « Il ne faut pas sans doute flétrir l’état de comédien, mais il ne faut pas l’honorer. On nous dit que ce sera les flétrir que les exclure de l’éligibilité, mais quelle apparence ! Vous auriez donc flétri aussi tous les citoyens qui n’ont pas de propriété territoriale, tous ceux qui n’auront pas assez de fortune pour payer une contribution directe d’un marc d’argent? Non, entre les honneurs et le déshonneur il y a l’estime, toujours accordée à qui s’en rend digne et que pourront obtenir les comédiens, lorsqu’ils résisteront aux séductions de leur état. » Le raisonnement était habile, la distinction délicate; mais la bonne volonté de l’Assemblée pour tous les hommes ne se laissa pas arrêter par cette fragile barrière. Un comédien (comme un juif) put désormais être magistrat, officier, représentant du peuple, aux mêmes conditions qu’un autre Français : à qui de droit, maintenant, de le nommer ou de ne pas le nommer.

Les bienfaits de la révolution n’allaient pas jusqu’à forcer les curés de marier les juifs : ceux-ci, par bonheur, ne s’en souciaient pas; mais les comédiens? Contre le curé de Saint-Sulpice, qui lui refusait son ministère, Talma, par une lettre à l’Assemblée nationale, « implora le secours de la loi constitutionnelle. » Il tombait mal : justement, à cette époque, l’Assemblée instituait le mariage civil. Le rapporteur établit nettement la théorie sur la matière : « Il faut séparer dans le mariage le contrat qui suffit aux yeux de la nation d’avec le sacrement où la nation n’a rien à voir. » Et l’Assemblée, d’après ces conclusions, renvoya Talma au diable. — Pour ce qui est de la sépulture, la question était réglée pareillement : l’inscription des décès et la police des cimetières étant remises à l’autorité civile, on pouvait mourir comédien et se faire enterrer ; l’Église avait donc le droit de garder son eau bénite.

Au demeurant une période commençait où la privation des sacremens, h moins qu’on ne fût religieux au fond du cœur, devait se gaillardement supporter: aller sans bénédiction, que l’on fût un marié ou un mort, n’était plus une indécence et n’avait en soi rien d’humiliant. Et pour cette incommodité, si c’en était une, que de compensations! Ce n’est pas que le brouhaha des bravos, dans ce grand bruit qui s’élevait sur le pavé des villes et aux frontières, pût éclater aussi glorieusement que dans la paix de la monarchie : une maladie de Molé, pendant les massacres de septembre, eût moins ému l’opinion qu’au printemps de 1707; le peuple français attendait d’autres débarquemens sur ses rivages que celui de la Saint-Huberty. Mais on profilait tout de même du malheur des temps. On se laissait porter par le suffrage de ses concitoyens aux grades les plus éminens de la garde bourgeoise: capitaine Brizard! lieutenant-colonel Grammont ! colonel Naudet! On se jetait sur ce régal des honneurs avec un appétit préparé par des siècles de famine. A l’heure de la représentation, si quelqu’un de la troupe était en retard, on n’était pas fâché de l’excuser par cette annonce : « Notre camarade un tel est de service auprès du général Henriot... Notre camarade un tel est au Comité de sûreté générale pour l’intérêt de la République ; » si même ce camarade empêché arrivait juste à point pour entrer en scène, il prenait son parti de jouer tel quel, avec l’habit militaire. Décidément les comédiens étaient des hommes : il y paraissait, voilà tout. Quatre-vingts ans plus tard, dans une crise où les bourgeois eurent l’occasion de se galonner, nous avons vu que les hommes étaient des comédiens.

Au temps de nos grands-pères, l’enfantillage n’était guère moins excusable; et, sans doute, ce trop de zèle, cette fièvre printanière n’eût pas duré : chacun, de soi-même, serait revenu ou serait allé définitivement à son métier. L’auteur du pamphlet sur les Comédiens commandans n’aurait pas toujours perdu sa peine en remontrant à un acteur que « dévoué par état au plaisir, à l’amusement du public, son devoir est d’employer son temps à lui devenir agréable et non point à le commander. » Un orateur de club avait beau donner ce témoignage : « Ce que je sais, c’est que M. Naudet, mon général, entend fort bien le service, qu’on a été fort heureux de le trouver dans les momens de troubles, et qu’après s’être servi des gens on ne doit pas en être quitte pour leur dire : Allez-vous-en, gens de la noce... » Il est probable que Naudet, une fois « la noce » finie, eût rendu de lui-même son plumet; si bien qu’il entendît le service (il avait servi, en effet, dans l’ancienne armée avant de se faire comédien), il préférait apparemment son emploi de roi de théâtre ou de père noble à celui de général : on ne peut pas tout faire. Talma, s’il faut le dire, fut soupçonné d’avoir manqué à la consigne un jour d’émeute : au lieu de monter sa garde, il aurait monté un escalier, et se serait caché dans un grenier avec son fusil. C’est Naudet, précisément, qui l’accusa de cette défaillance. Talma répondit bien qu’il avait gravi ces étages pour mieux observer l’ennemi. On peut supposer toutefois qu’il eût quitté sans regret même ce poste d’observation pour se camper sur la scène, dans le rôle d’Achille ou dans le rôle de César. — Un quart de siècle après ces événemens, un petit conscrit restait en arrière du 2e de ligne, entre Paris et Waterloo, plus près de Paris, un peu avant Saint-Denis. Armes et bagages, il déposait tout dans un fossé, pour revenir plus lestement chez sa mère ; sur le conseil de la bonne femme, il se rendait à la salle de police. Il en sortait, le lendemain du grand désastre, pour porter la soupe à des camarades, à des soldats qui travaillaient aux fortifications de Montmartre ; il s’arrêtait en chemin et mangeait la soupe ; voyant « le fond du pot[2], » il le renversait, puis il rentrait de nouveau dans ses foyers : il fallut que la Providence ramenât les Bourbons pour sauver le déserteur. Il devait, ce petit homme, figurer aux yeux de ses contemporains le capitaine Buridan, Toussaint-Louverture, Napoléon ; il devait aussi, à la vérité, figurer Tragaldabas. Il s’était enrôlé pourtant, par enthousiasme, à la nouvelle du retour de l’île d’Elbe ; sa vocation militaire n’avait pas eu de longs effets : ce n’était pas la véritable… On sait, d’ailleurs, que les comédiens français ont d’autres souvenirs de guerre : lors d’une invasion plus récente, si l’on exigea un certificat de mort pour donner la croix à Didier Séveste, il était allé la chercher, cette mort, au champ d’honneur ; et, le même jour, au même endroit, M. Coquelin cadet avait gagné la médaille militaire. — Voici enfin, pour mettre en regard du conscrit de 1815, un autre volontaire, Dufresse : il a débuté chez la Montansier, il s’enrôle même un peu tard, à trente ans, mais en quelle année ? En 1792 : à trente et un ans, il est général de brigade ; il sera gouverneur de Naples et de Rome en 1799, il défendra Stettin en 1813 ; il mourra en 1833, sans avoir pensé à remonter sur la scène, quoique les Bourbons l’aient mis à la retraite, commandeur de la Légion d’honneur et baron de l’Empire. Celui-là, au théâtre, n’eût peut-être jamais été un Frédérick-Lemaître ; mais il fut soldat tout de bon.

D’autres acteurs encore, pendant la Révolution, se firent prendre au sérieux, soit dans le militaire, soit dans le civil, soit dans le mélange des deux. Collot-d’Herbois, par exemple, n’excitait pas le rire. Dugazon, aide-de-camp de Santerre, n’était guère moins respectable ; et Fusil, simple doublure de Dugazon, sorti de l’emploi des comiques pour être membre du comité révolutionnaire à Lyon, inspira autant de terreur que jamais chef d’emploi dans aucune tragédie. Grammont n’eut qu’à descendre du théâtre de la Montansier pour parler dans le jardin du Palais-Royal et mériter par son éloquence d’être envoyé comme adjudant-général en Vendée; il n’eut aussi qu’à se signaler comme hébertiste pour être guillotiné. Un an plus tôt, Bordier, « arlequin et révolutionnaire français, » pourraient dire les dictionnaires d’histoire, était déjà plus avancé : il était réhabilité, après avoir été pendu.

Mais la Convention fit mieux pour les acteurs que de les admettre au nombre de ses victimes ou de ses héros : la Convention créa l’Institut, corps national chargé « de perfectionner les arts et les sciences ; » et, parmi les arts, elle n’oublia pas celui du comédien. Sur le rapport de Daunou, une place fut réservée, dans cette cour plénière des talens français, à celui « qui recrée les chefs-d’œuvre du théâtre en leur donnant l’âme du geste, du regard et de la voix, et qui achève ainsi Corneille et Voltaire. » Molé, Préville, Monvel, Grandmesnil, furent membres titulaires de la section des beaux-arts; Larive, membre correspondant. Sous le consulat. Molé, protégeant un solliciteur, écrivait à Chaptal : « Si vous ne pouvez, mon cher collègue, faire pour lui ce que je vous demande, veuillez le recommander à notre collègue le premier consul. » On ne s’était pas vu à pareille fête depuis le règne de Néron, sous lequel l’histrion Paris fut mis au rang des dieux. Mais ce dieu-ci, le premier consul, est un voisin peu tolérant auquel on aurait tort de se fier : mauvais collègue!.. C’est par sa faute que MM. Got, Delaunay, Worms, Coquelia, Mounet-Sully ne seront pas membres de l’institut ; qu’ils se consolent par cette réflexion que, pour lui recommander leurs protégés, il leur manquerait un Bonaparte !

« Il faut souffrir pour être beau, » disent les bonnes d’enfans, lorsqu’elles tirent les cheveux en pinçant la papillote : la liberté, cette rude nourrice, apprit aux acteurs qu’il fallait souffrir pour briller de la beauté morale du citoyen. « Mourir pour la patrie, » mourir par elle, même sur l’échafaud, est encore assez illustre; mourir de faim est plus modeste, et c’est d’abord ce que les comédiens eurent à redouter, lorsque la liberté des théâtres, en produisant de nouveaux établissemens, appauvrit les anciens. « Sur 100,000 écus de loges à l’année, » dont la Comédie-Française était assurée avant la Révolution, M. Maugras a vérifié « qu’elle en conservait à peine un tiers en 1790.» Mais d’autres commerces, dans ces années-là, n’allaient peut-être pas mieux, d’autres arts devaient se contenter de petits bénéfices : j’imagine que la sculpture, en 1793, nourrit assez mal son homme. Négligeons les livres de caisse, et ne nous occupons que du régime des personnes. En 1789, les gentilshommes de la chambre ne gardent sans conteste que le droit de signer des billets : M. de Richelieu, pour ce qui touche aux théâtres, n’est plus qu’un secrétaire non salarié; Bailly, maire de Paris, lui succède comme souverain de la Comédie-Française. La transmission des pouvoirs ne se fait pas sans quelque embarras; incertains entre les deux autorités, les comédiens vont s’expliquer avec Bailly : « j’aime et je protège les talens, répond-il, tout aussi bien qu’un gentilhomme de la chambre. » — Quelqu’un a-t-il souvenir, pendant cette visite, des suprêmes démarches faites par Voltaire, en 1778, pour la gloire et l’intérêt de ses bons amis? Il voulait leur enlever, au moins sur l’annonce du spectacle, ce titre servile de « Comédiens du Roi. » Il écrivait à Molé : « Un mourant, qui aime passionnément sa patrie, vous consulte pour savoir s’il ne conviendrait pas démettre sur les affiches : Le Théâtre-Français donnera tel jour, etc..» Il s’adressait ensuite, pour obtenir cette allégeance, à M. Amelot, secrétaire d’État... Et voici que Dugazon, à présent, interroge le maire de Paris avec inquiétude: « Mais notre titre de Comédien du Roi? — Vous paraissez y tenir. — Dame ! c’est notre noblesse à nous... » Et les délégués obtiennent l’assurance que « ce titre ne peut leur être contesté. »

Mais ce n’est pas le maire de Paris, non plus que le premier gentilhomme de la chambre, qui va décider de ce que doivent donner, sur le Théâtre national ou de la Nation, les Comédiens ordinaires du roi : un maître plus absolu, plus capricieux et plus impatient, veut désormais gouverner la maison; c’est le représentant immédiat et improvisé de la nation elle-même, — le parterre. Mirabeau lui prête sa voix pour réclamer Charles IX. On connaît trop ce débat pour que nous en répétions l’histoire : Talma dénonçant aux spectateurs la mauvaise volonté de ses camarades, et, pour cette trahison, expulsé de leur société; Talma et Charles IX triomphant après quelques jours, l’un jouant l’autre. — Est-ce pour se conformer à la légende que Talma, lui aussi, avait voulu voir une Saint-Barthélémy par la fenêtre et était monté au grenier? Toujours est-il que voilà justement l’occasion de la querelle où fut publié ce haut fait. Dans l’altercation qui suivit sa harangue au public, Talma prit sur Naudet l’avantage en lui donnant un soufflet; le lendemain, dans une rencontre au pistolet, son adversaire eut plutôt le beau rôle. A vingt pas de distance, Talma, qui était myope, badigeonnait l’espace : « Que cherchez-vous? » lui crient ses témoins. « Ma foi, répond-il, je cherche Naudet. » Celui-ci alors s’avance à dix pas : « Me voilà, dit-il; me vois-tu maintenant?» Et le grand tragédien tira; il tira trop haut. Mais l’autre, à son tour, tira plus haut encore : il tira en l’air. — Dix ans plus tôt, à propos d’un duel entre Dugazon et Dazincourt, Grimm écrivait dédaigneusement: «. Voilà peut-être de quoi dégoûter beaucoup d’honnêtes gens du plus barbare, du plus ridicule, et cependant du plus respecté de tous nos usages. » Pour s’en tenir à cette boutade, lorsque Naudet se fut ainsi conduit, il aurait fallu, tout de bon, être bien dégoûté.

Après ces deux balles perdues, si l’honneur était satisfait, le combat n’en continua pas moins dans le sein de la Comédie. On sait comment il se forma une droite et une gauche, et comment la droite resta sur la rive gauche, tandis que la gauche émigrait sur la rive droite. On sait que la colonie occupa le théâtre du Palais-Royal, qui devint le Théâtre-Français de la rue de Richelieu et bientôt le Théâtre de la République : pendant qu’elle reprenait Charles IX et jouait le Jugement dernier des rois, on sait que la métropole maintenait au répertoire la Partie de chasse de Henri IV et représentait l’Ami des lois; pendant que Talma faisait fureur sur la nouvelle scène, on sait que Dazincourt et ses compagnons, soutenus par leur public, narguaient l’arrêté de la Commune et les canons de Santerre, braqués au carrefour Buci. Mais rira bien qui rira le dernier! Paméla, qui succède à l’Ami des lois, est coupable de modérantisme :


Ah ! les persécuteurs sont les seuls condamnables.


On leur fera voir, à ces affranchis qui se moquent de la Révolution, si « les persécuteurs sont les seuls condamnables! » Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1793, ils sont arrêtés : les hommes aux Madelonnettes, les femmes à Sainte-Pélagie! Le 5, à la tribune de la Convention, Barrère justifie la clôture du théâtre en dénonçant les opinions de ses habitués et la qualité d’un personnage de la nouvelle pièce, lord Bonfil : « Les aristocrates, les modérés, les feuillans s’y réunissaient pour applaudir des maximes proférées par des mylords. » Et au neveu de Préville, qui s’adresse à Collot-d’Herbois, le camarade fait cette réponse : « La tête de la Comédie sera guillotinée et le reste déporté. » Le 2 juillet 1794 (14 messidor an II), on fait queue sur les ponts et l’on se range le long des quais, attendant ce spectacle gratuit: les comédiens sur la charrette. L’indélicatesse d’un employé, qui a réduit en boulettes les pièces de l’accusation, fait retarder ce gala populaire. Entre le couperet et les têtes, le 9 thermidor survient.

Le souvenir de ces inconvéniens put adoucir les regrets des comédiens quand leur honneur fut quelque peu rabattu par l’Empire et par la Restauration. Comediante, fragediante tant qu’on voudra, Bonaparte ne se connaissait pas de confrères. Il n’attendit pas d’être empereur pour retrancher de l’Institut ces membres-là. Il blâma bien le curé de Saint-Roch d’avoir refusé ses prières à Mlle Chameroi (il blâma d’abord les ordonnateurs des obsèques d’avoir présenté le corps à l’église) ; il donna bien mission à Portalis de s’entendre avec l’archevêque de Paris pour que le clergé du diocèse fût désormais plus accueillant; il ne fit rien contre la vogue des divertissemens dramatiques, — sinon qu’il ferma, en 1807, quelque deux cents théâtres bourgeois, établis récemment, selon le témoignage d’un contemporain, jusque chez les marchands devin, «dans les caves, dans les greniers, les écuries, sous des hangars, » tous lieux où se gaspillaient les heures et la monnaie des petites gens ; — il trouva bon que la reine Hortense et même l’impératrice Joséphine, le prince Eugène et Murat eussent leur partie dans des comédies de société (j’ai idée, d’ailleurs, que Murat n’apprenait pas de trop longs rôles) ;.. mais il ressuscita, pour le surintendant des grands théâtres, presque toute l’autorité des gentilshommes de la chambre; il lui donna le droit de mettre à l’amende ou aux arrêts l’acteur qui ferait manquer le spectacle sans excuse valable ou regimberait contre la discipline; il se réserva celui d’examiner l’affaire quand les arrêts devraient durer plus de huit jours; enfin, lorsqu’il forma le projet de donner la croix de la Légion d’honneur à Talma, lui, Napoléon, il eut peur ! Il fit banqueroute à son système « de mêler tous les genres de mérite et de rendre une seule et même récompense universelle. » Timidement, il risqua d’abord une épreuve : il envoya la Couronne de fer à Crescentini. Après cette reconnaissance, il se tint coi. « Eh bien ! s’écriait-il à Sainte-Hélène, voyez pourtant quel est l’empire de l’opinion et sa nature ! je distribuais des sceptres à mon gré, l’on s’empressait de venir se courber devant eux, et je n’aurais pas eu le pouvoir de donner avec succès un simple ruban. »

Ce n’est pas pour les acteurs que Louis XVIII fonda l’ordre du Lys; en rétablissant celui de Saint-Michel, il ne parut pas se souvenir que Mlle Quinault et la Saint-Huberty en eussent porté la coquette écharpe noire. Le clergé, de son côté, ne pensa pas que le roi fût revenu pour recommander les comédiens à sa bienveillance : il fut surpris, à coup sûr, le jour des funérailles de Mlle Raucourt, lorsque le spirituel monarque, au bruit de l’émeute, envoya son aumônier à Saint-Roch pour suppléer le curé. La paix des rues vaut bien une messe! Par la suite, cependant, on prit d’autres moyens de l’assurer: en 1824, un mort de la Porte-Saint-Martin, refusé par le curé de Saint-Laurent, fut conduit au cimetière par des gendarmes, sabre au clair. Pour être juste, avouons que, pendant la dernière maladie de Talma, M. de Quélen, archevêque de Paris, se présenta trois fois chez le tragédien. « Ah! s’écria celui-ci, que je suis touché de son souvenir; je l’ai connu autrefois chez la princesse de Wagram ; c’est un bien digne homme. » Mais plutôt que de le recevoir, comme il comptait guérir, le mourant fit cette réponse : « Ah! non, j’irai le voir, ma première visite sera pour lui. » Sa première sortie fut pour aller tout droit au cimetière. Ses obsèques, d’ailleurs, furent magnifiques, au moins pour ce temps-là: nous serions aujourd’hui plus difficiles, si Dieu nous retirait, dans ces conditions, un illustre acteur; nous avons eu, après une démarche de Mgr Guibert, aussi délicate et aussi vaine que celle de son devancier, les funérailles incomparables de Victor Hugo.

Quant aux choses profanes, le régime des comédiens sous ce gouvernement n’était pas meilleur qu’en matière de religion. Un décret du 14 décembre 1816 avait rendu le Théâtre-Français aux gentilshommes de la chambre; leur autorité arbitraire, en dépit de la charte, pouvait infliger la peine des arrêts aux pensionnaires et sociétaires. Les comédiens, par le même décret, avaient perdu les droits civils et politiques à eux attribués par la Révolution; et, s’ils étaient gardes nationaux, ils ne pouvaient plus s’élever au-dessus du grade de sous-officier. L’un d’eux, en 1817, fut l’objet d’une pire vexation: pour avoir refusé de réintégrer la maison de Molière, alors que le comité avait révoqué son congé, il fut arrêté, enfermé à la préfecture de police. Il est vrai que le duc de Duras n’agit avec tant de rigueur contre ce Victor que sur la demande de ses camarades. Il est vrai aussi que M. Decaze, ministre de l’intérieur, pour empêcher un conflit entre l’intendance des Menus plaisirs et les tribunaux, signa un passe-port à ce criminel d’État. En 1820, pareil éclat ne put être évité : une chanteuse, Mlle More, étant applaudie à Rouen, fut mandée par le duc d’Aumont à l’Opéra-Comique ; elle s’empressa d’obéir, son directeur la poursuivit, et les juges donnèrent gain de cause à cet intraitable citoyen. En 1826, un autre procès montre assez en quelle estime la magistrature tient les gens de théâtre. Le prêtre, à Marseille, a loué le premier étage d’une maison ; le second, sur ces entrefaites, est loué par Saint-Alme, « basse-taille noble. » Le prêtre ne trouve pas que cette basse-taille soit assez noble : il demande la résiliation de son bail ou l’expulsion du voisin, de sa femme légitime et de ses enfans ; la justice lui donne raison. Comment, après cela, ne pas remercier cette mauvaise tête de Victor qui, en 1829, revient à la charge et adresse aux députés une pétition ? Il demande que le régime des théâtres soit réformé. Le rapporteur, M. Daunart, dit bien haut que « ces règlemens, si contraires à nos lois constitutionnelles, indiquent assez la nécessité d’une législation qui donne aux comédiens ce qui appartient à tous les Français, la liberté légale et le droit commun. » La Chambre, étonnée des rigueurs auxquelles cette classe de citoyens est encore exposée, adopte à l’unanimité les conclusions du rapport.

Cy-finit, pour ne jamais recommencer sans doute, le martyrologe des acteurs. Depuis 1830, ils se sont peu à peu établis, en effet, dans la jouissance du droit commun. L’Église a renoncé à les rejeter dans les ténèbres extérieures, et la société civile à les fourrer au cachot. En 1847, malgré l’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne, qui les flétrissait encore à titre de pécheurs publics et d’excommuniés, Mgr Affre permettait à Rose Chéri de rester au théâtre, mariée chrétiennement. Le même prélat, en 1847, se déclarait fort embarrassé pour lever l’excommunication des comédiens, parce qu’il ne croyait pas que pareille sentence eût jamais été prononcée. Enfin, l’année suivante, le concile de Soissons fixa la discipline pour toute la France et réduisit à la douceur les plus obstinés rituels : « Quant aux comédiens et aux acteurs, nous ne les mettons pas au nombre des infâmes ni des excommuniés. » Après quinze siècles et demi, on se décidait à ne plus appliquer strictement le soixante-deuxième canon du concile d’Elvire, touchant les cochers du cirque, pantomimes et comédiens. Pourquoi, demande avec raison un indiscret[3], n’avoir pas maintenu en vigueur tout aussi longtemps le soixante-neuvième : « Si un fidèle joue de l’argent aux dés, il sera excommunié ? » Aujourd’hui, ces bienfaits de la tolérance moderne sont acquis : entre toutes les doctrines gallicanes, ce n’est pas le système hostile aux comédiens que l’Église de France ira jamais reprendre : elle les recevra toujours, si j’ose dire, à sainte table ouverte.

Les comédiens, à présent, sont électeurs, éligibles; ils sont soldats, ils peuvent être officiers dans la réserve ou dans l’armée territoriale. M. Christian, des Variétés, si j’en crois M. Maugras, était récemment maire de Courteuil. J’ignore quelle est sa situation militaire; mais, s’il a des états de service, ni la loi ni les règlemens ne s’opposent à ce que, le mois dernier, avant d’arborer le panache du général Boum, il ait pris part aux grandes manœuvres avec une tresse de galons sur sa manche.

Est-ce à dire qu’ils aient enlevé franchement, ces héros de nos fêtes nationales depuis un siècle, le dernier petit ruban qui flotte en haut du mât de cocagne? Non, pas encore. La croix de la Légion d’honneur gagnée par son courage de soldat, Seveste l’a reçue comme agonisant; la croix gagnée par leur talent de comédiens, Samson et Régnier l’ont obtenue comme professeurs; et, de même (avec permission, il est vrai, de rester sur les planches), MM. Got, Delaunay, Maubant; M. Febvre, par une fiction plus étrange, a été décoré comme philanthrope. Nos gouvernans, à l’heure qu’il est, ne seraient-ils pas plus hardis que Napoléon?.. En théorie pure, la croix étant faite pour marquer un mérite qui sans elle risquerait de passer inaperçu, le mérite du comédien, essentiellement public, est celui de tous auquel cet ornement est le plus inutile. En fait, je conçois qu’un galant homme souffre un peu de voir refuser cet honneur à son état, même s’il ne le souhaite pas pour sa personne.

La croix de la Légion d’honneur, c’est le sacrement laïque : si les puissances du jour la marchandent, — je veux dire la donnent avec peine et par tant de détours, — aux comédiens, c’est qu’un peu de préjugé subsiste encore à l’endroit de ces candidats. Ce préjugé, plus d’un libre esprit le conserve sans scrupule, se disant qu’il est de ceux-là qui, selon l’expression de Collé, « même comme préjugés, sont fort utiles. » Plus d’un, avec M. de Marnésia, est d’avis que, s’il ne faut pas flétrir cette profession, il ne faut pas l’honorer, et qu’entre les honneurs et le déshonneur il y a l’estime. Plus d’un, petit-fils de Voltaire, ne prétend pas s’avancer plus loin que son aïeul; or celui-ci, entre deux lettres encourageantes à la Clairon, écrivait à M. d’Argental : « J’estime les comédiens quand ils sont bons, et je veux qu’ils ne soient ni infâmes dans ce monde, ni damnés dans l’autre; mais l’idée de donner la cousine de M. de La Tour du Pin à un comédien est un peu révoltante. »

Constitués en public, les hommes demeurent enclins à se regarder comme les maîtres des comédiens, et non-seulement de leur succès, mais de leur personne : vieille habitude ! Lorsqu’un acteur favori les quitte pour faire une tournée à l’étranger, les Parisiens sont tentés de réclamer son extradition : ils cherchent de l’œil un exempt. Des libéraux, sur ce point, regrettent l’ancien régime, et d’autant plus qu’ils se le figurent plus rigoureux. Ils déplorent les facilités offertes au caprice d’une grande tragédienne; ils oublient les conditions proposées jadis, et vainement proposées, par M. d’Aumont : « Il m’offrit, dit la Clairon, de me faire payer par le roi, de ne plus dépendre d’aucuns supérieurs ; de n’avoir plus rien à démêler avec les Comédiens; de ne jouer que quand bon me semblerait, sans autre soin que celui d’écrire à l’assemblée : Je désire telle pièce pour tel jour. » On s’indigne d’une escapade, d’une négligence ou même d’un congé : eh bien! mais la Guimard ? mais Sophie Arnould? Celle-ci ne mentait pas, lorsqu’elle disait au ministre : « Prenez garde, monseigneur, on ne vient pas à bout de l’Opéra aussi facilement que d’un Parlement. » Si, d’aventure, une chanteuse paraît tituber en scène, on veut que tout le peuple français en soit offensé : une danseuse, Mlle Dorival, commit la même faute en 1784, et la dignité du royaume ne sembla pas en péril. Mais Mlle Dorival fut envoyée à la Force: on réclamerait, pour un peu, ces bonnes vieilles satisfactions. Des gens, qui se réjouissent encore de la démolition de la Bastille, feraient rebâtir le For-Lévêque. On se récrie contre les péchés d’une comédienne, on prétend lui interdire la maison de Molière, — qui fut bien aussi la maison de la Béjart; — Et parce qu’une petite actrice (le fait s’est passé en province, il n’y a pas longtemps) a repoussé les avances d’un jeune homme, parce que ce jeune homme a eu la sottise ensuite de se brûler la cervelle, on siffle bravement la pauvrette ! Elle a manqué à la consigne que Voltaire faisait transmettre à Mlle Dubois : « Dites-lui surtout d’aimer! » Chaste ou galante au commandement, voilà, selon le vœu du public, l’état de la femme de théâtre. Il se peut que les comédiens, selon le mot de Molière, soient « d’étranges animaux; » mais le public, selon un dernier mot de Voltaire, est souvent « une bête féroce. »

Elle s’apprivoisera, cette bête, à mesure que les années passeront, autant qu’une bête qui a des milliers de têtes, une foule, peut s’apprivoiser. Mais surtout les sentimens individuels deviendront de plus en plus équitables et doux aux comédiens. Quelle raison les condamne, qui soit raisonnable, absolue, éternelle? — Ils sont salariés, dit Collé... A moins d’être mendiant ou voleur, il faut bien l’être, lui répond Joseph Chénier, qui a entendu Mirabeau. — Ils sont dans la dépendance de l’opinion publique, laquelle peut les siffler?.. «Cette dépendance fait notre gloire! réplique le député Clermont-Tonnerre, et elle les flétrirait! » — Ces femmes sont « d’avance à demi vendues! » s’écrie Rousseau, et Collé continue sa diatribe : «Pour déraciner en nous ce mépris, il faudrait imaginer une abstraction métaphysique par laquelle nous verrions un comédien parfaitement honnête homme...» D’Alembert riposte sagement que, si « la vertu des comédiennes est plus exposée que celle des femmes du monde, la gloire de vaincre en sera plus grande; » « qu’il n’est pas rare d’en voir qui résistent longtemps, » et «qu’il serait plus commun d’en trouver qui résistassent toujours si elles n’étaient découragées de la continence par le peu de considération qu’elles en retirent. » Pour les hommes, nous en voyons plus d’un, au théâtre, parfaitement honnête, en chair et en os. — Il arrive qu’ils soient vaniteux, fats, encombrans, incommodes par tous ces défauts que résume le nom de «cabotin?.. » Hélas! quand ils le mériteraient tous, les comédiens de profession, par ce temps de publicité, formeraient encore l’espèce de cabotins la moins nombreuse, et, à coup sûr, la plus innocente. — « l’art de se contrefaire » est pernicieux, dit encore Rousseau; et, avec lui, M. Taine assure que « le pire de cette condition rabaissée, c’est qu’elle entame l’âme, » notamment par « l’habitude de jouer avec les passions humaines... » Mais l’auteur dramatique, mais le romancier ne pratique-t-il pas le même jeu? Ne revêt-il pas des personnages différens? U est vrai qu’on trouverait des spectateurs, des lecteurs pour mépriser les écrivains : comme disait Lava en 1789, « tous les états se méprisent. » — Reste une raison esthétique ou deux : il ne faut les admettre qu’à leur juste prix. L’œuvre du comédien ne dure pas?.. Mais si Praxitèle ou Donatello, pour matière de leurs statues, n’avaient eu que de la neige, ils n’en seraient pas moins de grands artistes. — L’art du comédien n’est pas original, son exemplaire est fourni par le poète?.. D’accord; mais, après Raphaël, Marc-Antoine mérite encore d’être admiré.

Selon la valeur du comédien sur la scène, il convient de l’applaudir dans la salle; selon ce que vaut l’homme sous son costume, il convient de l’honorer, de le choyer hors du théâtre : voilà le vrai ou je me trompe fort, voilà où l’on doit s’en tenir. Il y a cent ans, M. de Brancas invitait à souper un acteur de la Foire, Volange, surnommé Jeannot : « Mesdames, dit-il à ses convives, voilà M. Jeannot que j’ai l’honneur de vous présenter. — M. le marquis, fit l’autre, j’étais Jeannot aux boulevards, mais je suis à présent M. Volange. — Soit, répliqua l’amphitryon, mais comme nous ne voulions que Jeannot, qu’on mette à la porte M. Volange. » Celui-ci, en la circonstance, fut peut-être un sot; mais le duc avait tort. Il ne faut qu’applaudir Jeannot; il ne faut inviter que M. Volange. Aussi bien cette règle est applicable à tous les « hommes publics, » — pour reprendre les termes par le. quels La Bruyère désigne les comédiens: — aux artistes, aux gens de lettres, aux politiques, exactement comme aux acteurs. Quand elle gouvernera la société, l’ordre idéal sera établi ; mais ceci ne se verra pas, sans doute, avant quelques années.


LOUIS GANDERAX.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 15 septembre.
  2. Souvenirs de Frédérick-Lemaître ; Ollendorf, éditeur.
  3. M. René de Semallé ; voyez le Moliériste de septembre 1885.