Revue dramatique - Les Drames et les Comédies du temps

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REVUE DRAMATIQUE

L’histoire est maintenant presque abandonnée par les auteurs dramatiques ; leurs études paraissent concentrées sur le demi-monde, et la curiosité des femmes pour qui le devoir n’est pas un vain mot vient en aide à cette dépravation littéraire. J’ai toujours cru, je crois encore que la critique doit se dégager de toute pruderie. Proscrire d’une manière absolue tel ou tel modèle, c’est se condamner à l’injustice. Dans la peinture même du demi-monde, il faut savoir reconnaître le talent. En pareil cas, l’indulgence est sans danger, pourvu que l’éloge soit accompagné de conseils. Le talent une fois reconnu, le bon sens veut qu’on lui désigne un but plus élevé. Malheureusement la louange s’est trop souvent produite sans conseil. Le talent n’a pas été seulement accueilli avec bienveillance, mais exalté et le demi-monde a pris possession du théâtre. Sur les sujets empruntés au demi-monde, il serait assez difficile d’engager la discussion. À la première objection un érudit vous arrêterait : « Vous parlez de choses que vous ignorez, ou que vous avez tout au plus entrevues. » Et devant cet argument il faudrait s’incliner. Tant que les auteurs dramatiques resteront sur ce terrain, il sera plus sage de ne pas s’occuper d’eux. Les questions littéraires n’ont rien à démêler avec ce genre de travail. Toutefois il y a lieu d’espérer que la curiosité ne tardera pas à se lasser : le thème commence à s’épuiser, et la comédie sera bientôt forcée de s’adresser aux classes de la société qui ne conçoivent pas le bonheur sans les obligations de la famille. Alors, mais alors seulement il sera permis de traiter sérieusement les œuvres dramatiques. Les érudits du demi-monde n’imposeront plus silence à la discussion. Aujourd’hui nous serons fort empêché pour parler des comédies qui s’écrivent et se récitent. Les personnages mis en scène sont tellement étrangers à la vie commune, que l’esprit le plus attentif, ne sait comment les juger. Ils s’engagent dans une suite d’aventures, s’enrichissent par la trahison ou s’avilissent par un attachement, obstiné pour une femme perdue qu’ils décorent du nom de passion. Presque toutes ces œuvres sont jetées dans le même moule. Celui qui en connaît trois n’a pas besoin de voir les autres et peut sans peine les deviner. Les types tragiques, dont tant de voix ont déploré ou raillé la monotonie, sont vraiment plus variés que les types dont se compose la comédie contemporaine. Un homme jeune, loyal et généreux, ensorcelé par une courtisane, c’est là un sujet dont le théâtre peut tirer parti, je n’en disconviens pas, mais qui n’est pas assez riche pour défrayer la scène pendant plusieurs années, et pourtant depuis plusieurs années nous ne voyons guère autre chose. Il serait temps de renoncer à ce thème usé.

Quant à l’histoire, il ne faut pas croire que le public la dédaigne au théâtre, comme se plaisent à le répéter ceux qui veulent se dispenser de l’étudier. Ce que le public dédaigne, c’est l’histoire dénaturée par la fantaisie. Jusqu’à présent, on ne lui a guère donné que des noms historiques ; l’histoire vraie s’est bien rarement présentée sur la scène. Il serait donc injuste d’accuser la foule d’indifférence pour les grandes figures qui dominent le passé. Elle n’a sur le plus grand nombre des événemens accomplis que des notions confuses ; mais elle ne se complaît pas dans son ignorance, elle est avide de connaître. Malheureusement la plupart des poètes qui touchent à l’histoire inventent le passé, au lieu de l’interpréter. Cette liberté absolue de l’invention est à leurs yeux une preuve de puissance, et leur croyance à cet égard me paraît tellement sincère, que je n’hésite pas à y chercher l’explication de leur dédain pour l’étude. Pour eux, connaître c’est aliéner la franchise de son allure. Ils redoutent le savoir comme une menace de stérilité. Cependant, soit que la poésie s’adresse à l’histoire, soit qu’elle choisisse pour thème de ses compositions la vie personnelle et privée, elle ne peut appliquer sa puissance qu’à des souvenirs précis. L’invention est sans doute un don mystérieux ; mais il ne lui est pas donné de tirer quelque chose de rien. Celui qui ne connaît ni la vie ni les secrets du passé, qui n’a pas aimé, qui n’a pas souffert, ne produira jamais que des œuvres inanimées. Cette vérité n’est pas familière aux poètes de notre temps. Si je dois estimer leur conviction d’après leurs travaux, ils pensent que l’invention est en raison inverse du savoir ou des émotions ressenties. Interpréter ce que disent les livres ou les souvenirs de la vie personnelle leur parait une tâche vulgaire, indigne d’un grand esprit. Ils veulent créer de toutes pièces les personnages qu’ils mettent en scène. L’expérience devrait les avoir découragés, et pourtant ils persévèrent, ils prennent pour glorieux ce qui est au-dessus des facultés humaines. Leur prétention est d’émouvoir sans subir l’émotion, d’enseigner une histoire faite à l’image de leur fantaisie, et ils s’étonnent de voir la foule déserter le théâtre, ils se plaignent de l’allanguissement des esprits ! Qu’ils se montrent plus modestes, qu’ils se contentent d’évoquer le passé, et la foule se pressera sur les bancs du théâtre pour recueillir leur parole. Leur prétention est condamnée par la raison. S’ils échouent dans leur tentative, c’est qu’ils méconnaissent la nature et les limites de la puissance poétique. Ce qu’ils prennent pour une menace de stérilité leur serait un puissant auxiliaire.

Ce qu’il y a de plus fâcheux dans l’état présent de la littérature dramatique, c’est que le public ne prend pas le théâtre au sérieux. Je veux dire qu’il le prend pour un simple divertissement, et n’attache pas aux œuvres dramatiques une importance littéraire. La parole fixée sur le papier lui paraît plus grave, plus digne de respect que la parole récitée par la bouche d’un acteur. Pour estimer la valeur d’un roman ou d’un poème, il trouve tout naturel qu’on établisse des comparaisons laborieuses, qu’on cite les grands modèles du genre. Pour déterminer le mérite d’une pièce de théâtre, ce procédé lui semble inutile, inopportun, et souvent même ridicule. A-t-on ri, a-t-on pleuré ? Toute la question est là. Parler d’autre chose, c’est pur verbiage. Cependant aux yeux des hommes de bon sens Molière et Corneille n’ont pas moins d’importance que Lesage. Cinna et le Misanthrope appelle-t-il un examen aussi sérieux que Gil Blas, et nous voyons les nations voisines se ranger à l’avis de la France. L’Espagne ne place pas Calderon au-dessous de Cervantes. L’Angleterre ne met pas Fielding au-dessus de Shakspeare. L’Allemagne, malgré sa profonde admiration pour l’auteur de Wilhelm Meister, sait placer à son vrai rang celui de Wallenstein et de Guillaume Tell. Pourquoi donc le public français, lorsqu’il est assis sur les bancs du théâtre, prend-il pour règle de son jugement le plaisir ou l’ennui ? C’est une question qui vaut la peine d’être posée. Chez nous, l’éducation littéraire de la foule n’est pas moins avancée qu’en Espagne, en Angleterre, en Allemagne ; mais le nombre des œuvres qui se produisent sur les théâtres de Paris est tellement effrayant, tellement fabuleux, que le goût se déprave par la satiété. Si la foule n’écoutait chaque année qu’un petit nombre ouvrages dramatiques, elle apprendrait facilement à distinguer les pensées élevées des pensées triviales, les fines railleries des railleries vulgaires. Elle ne confondrait pas l’expression de la passion avec les tirades emphatiques, ni les coups de théâtre avec les péripéties vraiment poétiques. En écoutant chaque jour une pièce nouvelle, elle finit par ne plus séparer le vrai du faux, la grandeur de la jactance, et comme les comédies imaginées, ou plutôt fabriquées à Paris, sont traduites chez les nations voisines et représentées sur tous les théâtres d’Europe, elle ne consent pas volontiers à les prendre pour mauvaises. C’est un fait malheureusement avéré, que nous devons constater : tant que la production dramatique sera ce qu’elle est aujourd’hui, nous ne pouvons guère espérer que le goût public s’élève ou s’épure. Pour obtenir la réforme que nous souhaitons, que nous appelons de tous nos vœux, il faudrait que l’art prît la place de l’industrie, et bien habile serait celui qui pourrait prévoir le jour où s’accomplira cette merveille. Le théâtre aujourd’hui, à parler franchement, relève de l’économie politique. Il s’agit pour lui de produire en abondance, de produire sans relâche, de ne jamais demeurer les bras croisés. Tout ce qui tend à ralentir le développement de cette nouvelle industrie est condamné d’avance par les producteurs. Pourvu que la consommation suive la distribution, le problème est résolu, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’une pièce qui réussit doit narguer tous les jugemens. Étoffe vendue, bonne étoffe ; c’est une formule qui domine toutes les poétiques. Il n’y a qu’à s’incliner devant une telle déclaration.

Heureusement l’économie politique n’a pas encore envahi toutes les régions de l’art dramatique. Il reste parmi nous quelques esprits d’une nature délicate, qui tiennent à bien faire sans se préoccuper du succès, ou qui du moins ne pensent au succès qu’après avoir exprimé leur pensée dans toute sa franchise. C’est une méthode périlleuse, mais la seule qui mène à la renommée. Ceux qui préfèrent les théories économiques aux théories poétiques arrivent parfois à posséder des vignes et des prés, ce qui est un grand bonheur sans doute ; quant à la renommée, ils sont obligés d’y renoncer. La critique ne doit s’occuper que des esprits désintéressés. C’est pour eux qu’elle doit réserver ses conseils. En discutant avec eux et pour eux les questions de goût, elle est sûre d’être comprise. Quand elle juge à propos d’évoquer les grands noms de l’antiquité, elle n’a pas à craindre de leur part le dédain ou l’inattention. Familiarisée par des études assidues avec les types de la beauté poétique, ils écoutent sans étonnement et sans dépit les reproches dont ils sentent la justesse. Au reste, les écrivains qui s’occupent de critique dramatique, sauf de très rares exceptions, ne s’exposent pas au danger dont je parle. Loin de gaspiller les conseils et les pensées, ils font de l’analyse un prospectus industriel. Ils vantent ce qui a réussi pour achalander le théâtre qui débite la denrée nouvelle, ou bien ils battent la grosse caisse et entonnent des fanfares pour venir en aide à quelque usine naissante. Qu’on me blâme ou qu’on m’approuve, je ne veux pas m’associer à ce genre d’encouragement. Sans m’attribuer une clairvoyance souveraine, je suis habitué depuis longtemps à ne tenir aucun compte du succès. Je ne prétends pas avoir raison contre tout le monde, Dieu m’en garde ! mais je ne veux pas user de la parole pour exprimer la pensée d’autrui. C’est pour moi une tâche assez difficile d’exprimer ma pensée personnelle.

M. Louis Bouilhet est un esprit laborieux dont le début a excité l’attention de tous ceux qui aiment sérieusement la poésie. Quoiqu’il y ait dans son poème de Melænis plusieurs pages qui manquent de clarté, personne n’a pu méconnaître l’élévation qui recommande ce premier ouvrage. Il est vrai qu’on y aperçoit tantôt l’imitation d’André Chénier, tantôt le souvenir trop vif d’Alfred de Musset. Cependant, malgré ces réminiscences, que je dois constater, l’auteur ne saurait être confondu dans la foule des versificateurs. S’il prend un grand soin de la forme, il ne se laisse pas séduire par le bruit des mots. On sent qu’il a étudié l’antiquité, qu’il s’est familiarisé par une lecture assidue avec les poètes romains, qu’il a vécu dans le commerce de Virgile et de Catulle, qu’il n’ignore pas les écrivains de la décadence, et ne s’aventure jamais à peindre des mœurs de fantaisie. C’est quelque chose dans le temps où nous vivons. La connaissance des personnages que l’on met en scène est aujourd’hui une véritable originalité. C’est pourquoi le début dramatique de M. Louis Bouilhet nous oblige à de grands ménagemens. L’auteur de Madame de Montarcy est d’ailleurs trop éclairé pour ne pas comprendre la valeur des objections que nous allons lui soumettre. Et si nous parlons de ménagemens, ce n’est pas pour déguiser une partie de notre pensée ; seulement nous croyons que les études sérieuses du poète nous imposent le devoir de ne pas le traiter avec une rigueur absolue. En face de la présomption, notre langage ne serait pas le même.

Madame de Montarcy a été applaudie. Les amis de M. Bouilhet pensent peut-être qu’il n’a plus qu’à suivre la voie où il vient de s’engager. Nous sommes d’un autre avis, et nous tenons à dire pourquoi. Parlons d’abord du sujet. Il y a dans cet ouvrage plusieurs personnages empruntés à l’histoire, et pourtant ce n’est pas, à proprement parler, un drame historique. Louis XIV, Mme de Maintenon, son frère d’Aubigné, la duchesse de Bourgogne, Maulevrier, occupent souvent la scène ; mais ce n’est pas sur eux que se porte l’intérêt. Mme de Montarcy, qui donne son nom à la pièce, n’appartient pas à l’histoire. C’est un personnage de pure invention, comme son mari. Avant de nous prononcer sur le mérite de la fable dramatique imaginée par l’auteur, il s’agit donc de savoir si les rôles attribués aux acteurs réels sont d’accord avec les récits du passé, et si les acteurs fictifs se meuvent librement, naturellement, dans le milieu où l’auteur les a placés. Il est toujours dangereux, chacun le sait, de mettre en scène un personnage qui tient une grande place dans l’histoire, quand on ne veut pas lui donner un rôle important. M. Bouilhet, je suis forcé de l’avouer, n’a pas complètement évité ce danger. Dans Madame de Montarcy, Louis XIV ne manque pas de vérité. Hautain, égoïste, il paraît croire sincèrement que l’état tout entier se résume en lui ; mais il n’est pas le centre de l’action, et c’est un grave inconvénient. On peut même dire qu’il est chargé d’un rôle secondaire. Pour l’importance qui lui est attribuée par le poète, il parle trop souvent ; pour l’importance que lui donne l’histoire, il n’agit pas assez puissamment sur les personnages qui l’entourent.

Mme de Maintenon soulève à peu près la même objection : elle tient une si grande place dans les dernières années du règne de Louis XIV, qu’on ne la voit pas sans étonnement reléguée au second plan. Je m’empresse de reconnaître que M. Bouilhet a dessiné cette figure très habilement. La veuve de Scarron, devenue maîtresse du premier trône de l’Europe, reine par l’intelligence, puisqu’elle gouverne l’esprit du roi, sent pourtant que le trône ne lui appartient pas. Son mariage clandestin ne la prémunit pas contre les caprices et les dangers de l’avenir. Femme d’un monarque absolu, elle ne porte pas la couronne. L’auteur a très bien compris et très bien rendu ce caractère singulier, pour qui le pouvoir avait plus d’attrait que la tendresse. Malheureusement Mme de Maintenon n’a pas un rôle égal à son importance historique. — La duchesse de Bourgogne est dessinée avec une grâce touchante. Maulevrier, animé d’une passion ardente, nous intéresse d’autant plus facilement, que ses désirs sont dégagés de toute ambition. Ce qu’il aime dans la duchesse de Bourgogne, c’est la jeunesse et la beauté : les rêves de puissance ne souillent pas les rêves d’amour. — L’insouciance et l’étourderie de d’Aubigné sont tracées d’une main hardie. — Mme de Montarcy n’aime que son mari. Cette condition, excellente dans la vie réelle, ne peut devenir un élément dramatique tant que le bonheur du mari n’est pas menacé. Or Mme de Montarcy, en acceptant la surveillance de la duchesse de Bourgogne, excite sans le vouloir, sans le savoir, la jalousie du seul homme qu’elle aime. Chargée à la cour d’un rôle ingrat et difficile, elle passe aux yeux des courtisans pour une nouvelle favorite. Les apparences la condamnent, et la pureté de son cœur, qui l’absout devant le ciel, ne la justifie pas devant son mari, car elle a juré de ne pas trahir la duchesse, et sa discrétion obstinée peut être prise pour un aveu. Dans le domaine poétique, cette situation n’a rien qui doive nous étonner. En est-il de même dans le domaine historique ? Pour résoudre clairement cette dernière question, il convient, je crois, de la diviser. À la cour de Louis XIV, la fidélité conjugale n’était pas une vertu commune ; mais le dévouement superstitieux à la personne du roi faisait partie de la foi politique. Il n’y a donc rien qui blesse la vraisemblance dans la discrétion de Mme de Montarcy. Le secret que le roi lui a confié est pour elle un secret d’état. En le révélant, elle croirait trahir à la fois la dignité de la couronne et l’honneur de la France. La seule chose qui puisse nous étonner dans ce personnage, c’est la constance de son amour pour son mari. La splendeur de la cour ne l’éblouit pas un seul instant. Elle ne conçoit le bonheur que dans l’accomplissement du devoir. Pour les courtisans de Versailles, une telle vertu n’est pas de mise dans le monde réel. Mme de Montarcy parle au roi en tête-à-tête, le roi lui baise la main. Pourquoi donc ne règnerait-elle pas à son tour ? Ils ne doutent pas de la résignation du mari, et sollicitent sa faveur sans comprendre son étonnement et sa colère.

J’en ai dit assez pour établir la valeur historique et poétique des personnages. Il s’agit maintenant de savoir comment l’auteur les a mis en scène. C’est d’après l’examen de cette question que nous devons décider ce que signifient ses facultés dramatiques, et chacun sait que les facultés dramatiques sont d’une nature toute spéciale. Parfois elles se rencontrent chez des hommes qui ne possèdent pas un sentiment très fin de la poésie. Il est vrai que dans ce cas elles devraient changer de nom, et s’appeler théâtrales plutôt que dramatiques ; mais le public s’y méprend volontiers et les confond avec une sorte d’obstination. Chez M. Bouilhet, il n’y a pas lieu de mettre en doute le sentiment poétique : deux pages de Melœnis, prises même au hasard, suffiraient à marquer son rang. Seulement il convient de se rappeler que poésie et drame ne sont pas une seule et même chose. L’expression la plus émouvante des sentimens personnels ne démontre pas d’une manière décisive l’aptitude dramatique du poète. Dire ce qu’on a souffert, ce qu’on a espéré, peindre ses regrets, ses déceptions, est une tâche difficile, délicate, mais qui n’a rien à démêler avec l’invention d’une fable où tous les personnages se meuvent librement, naturellement, et gardent sans jamais se démentir le caractère qui leur est assigné. C’est d’après ces principes qu’il faut juger Madame de Montarcy.

Le premier acte est spirituel et animé. Des courtisans réunis autour d’une table s’entretiennent de l’austérité de la cour et de leurs espérances déçues. On parle de l’arrivée à Versailles d’une femme jeune et belle. Le règne de la Maintenon va finir. Les courtisans se réjouissent à cette pensée ; mais ils croyaient s’entretenir devant des murailles sourdes, et les murailles écoutaient. D’Aubigné, le frère de la Maintenon, abusé par un message qui lui promettait un rendez-vous, les avait devancés dans le cabaret où ils sont attablés, et s’était caché en les voyant arriver. Quand il paraît, les courtisans se tiennent pour perdus. Ils n’ont rien déguisé de leurs ressentimens, et donneraient tout au monde pour effacer le souvenir de leurs paroles. D’Aubigné les rassure d’un mot : qu’ils se taisent, il se taira. Sa sœur, Mme de Maintenon, l’a souvent réprimandé sur ses folles équipées ; elle n’apprendrait pas sans colère qu’il s’engage dans une nouvelle aventure. Il part, et nous voyons arriver Mme de Montarcy, accompagnée de son mari. Pourquoi viennent-ils dans ce cabaret ? Je n’ai pas réussi à le deviner. Aussi, malgré la vivacité du dialogue, malgré la franchise de l’expression, malgré les mots heureux que le public a très justement applaudis, je pense que ce premier acte n’est pas ce qu’il devrait être, et pèche un peu par l’invraisemblance. J’aimerais mieux voir Mme de Montarcy, provinciale timide et fière, ne pas choisir une hôtellerie hantée par de tels hôtes. Je reconnais pourtant que sous le règne de Louis XIV les cabarets n’étaient pas aussi mal vus qu’aujourd’hui, et que les seigneurs de la cour les fréquentaient volontiers. C’est une circonstance atténuante pour d’Aubigné, pour les courtisans dont il a entendu la conversation. Pour Mme de Montarcy et son mari, il n’en pas de même.

Au second acte, nous trouvons Mme de Maintenon s’entretenant familièrement avec Nanon, sa servante, qui l’a connue dans l’indigence, et qui l’a suivie dans la prospérité. Pour ces intimes épanchemens, l’interlocutrice n’est peut-être pas mal choisie. Cependant je crois qu’il eût mieux valu mettre en scène un autre personnage, car Nanon, malgré sa fidélité, ne comprend qu’à demi les soucis de sa maîtresse. Arrive d’Aubigné, qui force la porte de sa sœur. Conseils, réprimandes, il ne veut rien écouter. Toute la première partie de cette scène est bien conçue, et l’expression ne trahit jamais l’intention de l’auteur : je veux dire qu’elle ne la présente jamais sous un aspect infidèle ; mais la seconde partie, pour parler la langue usitée, est trop poussée à l’effet. D’Aubigné demandant à sa sœur le bâton de maréchal et répétant à outrance : Le bâton, le bâton, comme Orgon, quand il veut punir l’audace de Damis, me parait une invention quelque peu hasardée. S’il a souhaité, s’il a sollicité le bâton de maréchal, et j’admets volontiers cette ambition chez le frère de la favorite, il a dû s’exprimer autrement pour obtenir l’objet de sa convoitise.

Le troisième acte est mieux mené que les deux premiers. La mutuelle passion de la duchesse de Bourgogne et de Maulevrier, ardente et contenue, révèle par quelques mots échangés à voix basse. La confusion de Mme de Montarcy en présence de la jeune femme dont elle épie les actions, et qui ne voit en elle qu’une amie, est rendue avec habileté. L’empressement des courtisans auprès de M. de Montarcy est peut-être un peu trop verbeux. Pour réussir, ils devraient ménager un peu plus l’orgueil du protecteur qu’ils croient tout-puissant ; la prière ainsi exprimée est trop voisine de l’injure : ils raillent plutôt qu’ils ne sollicitent. Le brevet de colonel remis par le roi entre les mains de Mme de Montarcy n’est à mes yeux qu’une invention inutile pour exciter la jalousie du mari. Le baiser sur la main de femme, un baiser en tête-à-tête, suffisait amplement. De la part d’un monarque habitué à la soumission universelle, c’était plus qu’un témoignage de courtoisie.

Le quatrième acte, applaudi par le parterre et par les loges comme l’expression de l’orgueil national personnifié dans Louis XIV, justifie les battemens de mains par la splendeur du langage, mais ne s’accorde pas avec l’histoire. L’élève de Mazarin aurait eu peine à comprendre les sentimens que lui prête M. Bouilhet. Il voulait la volonté de la France faite à l’image de la sienne, et sa fierté ne s’épanchait pas en périodes si abondantes. Il avait de lui-même une trop haute opinion pour prodiguer ainsi les paroles. Je crains que l’auteur en cette occasion n’ait confondu Louis XIV avec Philippe-Auguste et François Ier.

Au cinquième acte, nous voyons M. de Montarcy poussé au désespoir par la jalousie et résolu aux dernières extrémités. Il veut empoisonner sa femme et s’empoisonner après elle. Mme de Montarcy, qui n’aurait qu’un mot à dire pour détromper son mari et sauver sa vie, refuse obstinément de trahir le secret du roi. Elle préfère la mort au parjure. Le dialogue entre les deux époux est bien conduit, mais un peu long. Désespérant de fléchir l’obstination de sa femme, qui affirme vainement son innocence, M. de Montarcy s’empoisonne, et déjà les premières tortures commencent à l’assaillir, à lui déchirer les entrailles, lorsque survient Mme de Maintenon, qui révèle la faiblesse de la duchesse de Bourgogne et proclame la vertu immaculée de Mme de Montarcy.

Nous croyons avoir suffisamment démontré que toutes les parties de ce drame ne sont pas unies entre elles par un nœud bien serré, mais ce n’est pas le seul reproche que nous devions adresser à l’auteur. Si l’ouvrage qui vient d’être applaudi ne péchait que par la construction, nos inquiétudes se réduiraient à peu de chose. Malheureusement les personnages ne sont pas nouveaux, et le style est encore moins nouveau que les personnages. Maulevrier, quand il parle de la duchesse de Bourgogne, rappelle Hernani ; d’Aubigné, caché dans une armoire, rappelle encore Hernani. M. de Montarcy, s’adressant à ses aïeux, rappelle don Ruy de Silva ; le père de Mme de Montarcy rappelle le marquis de Nangis. Mme de Montarcy, au cinquième acte, rappelle doña Sol. En vérité, c’est trop de souvenirs, et j’espère que M. Bouilhet ne tardera pas à le comprendre.

Quant au style, la ressemblance est encore plus frappante. On dirait que le jeune poète imite le modèle qu’il a choisi sans le vouloir et sans le savoir ; l’imitation est poussée si loin, que les auditeurs, en fermant les yeux, pourraient croire que la pièce nouvelle est de M. Victor Hugo. Pour justifier une pareille méprise, il faut sans doute posséder un vrai, talent : aussi je n’hésite pas à dire que M. Bouilhet a fait preuve d’une habileté singulière ; mais ses plus belles périodes, ses images les plus heureuses n’ont pas de caractère personnel et ne lui appartiennent pas. Il n’a rien pillé, je me hâte de le dire, et pourtant dans ce drame, dont les qualités lyriques ne peuvent être contestées, il n’y a pas une page qui soit complètement nouvelle. Les applaudissemens, que M. Bouilhet le sache bien, sont des applaudissemens de souvenir. Tous ceux qui aiment Hernani et Marion Delorme, Ruy-Blas et les Burgraves sont heureux de retrouver ce qu’ils aiment, et témoignent leur joie par des battemens de mains. L’auteur de Madame de Montarcy ne doit pas prendre pour lui les applaudissemens qui ont frappé son oreille ; c’est à Victor Hugo que ces applaudissemens s’adressent, et non au poète nouveau. Je ne voudrais pas troubler l’enivrement d’un premier succès ; ce serait un plaisir cruel. Si je parle ainsi, c’est que M. Bouilhet me paraît appelé à des travaux plus sérieux et d’une nature personnelle. Nous savons maintenant qu’il peut dire tout ce qu’il veut dire. S’il veut marquer sa place dans la poésie contemporaine et la garder, il doit s’évertuer à dire des choses nouvelles.

Le succès de Madame de Montarcy, qui n’a pas rencontré d’opposition, oblige à reprendre une question qui semblait épuisée depuis longtemps, le rôle de la poésie lyrique au théâtre. Je comprends sans peine qu’un personnage livré à lui-même, dégagé de tout interlocuteur, parle tantôt sur le ton de l’élégie, tantôt sur le ton de l’ode. Les plus grands maîtres du théâtre nous ont enseigné ce que vaut la poésie lyrique dans le monologue. Depuis Echyle jusqu’à Shakspeare, depuis Sophocle jusqu’à Schiller, nous voyons la forme lyrique utilement employée toutes les fois qu’il s’agit de l’expression d’un sentiment qui ne trouverait pas à s’épancher librement en présence d’un témoin ; mais dans le dialogue, dans l’action, les grands maîtres que je viens de nommer se gardent bien de prodiguer les images. Ils usent de la métaphore avec sobriété. Ces principes sont combattus, mais non pas réfutés par les drames de Victor Hugo. M. Bouilhet, qui connaît l’antiquité, ferait bien de la consulter plus souvent, ou plutôt d’interroger le souvenir de ses premières études. En relisant l’OEdipe-Roi et les Coéphores, l’Electre et les Euménides, il s’étonnerait des idylles, des élégies, des odes qu’il a prodiguées dans Madame de Montarcy. Ce n’est pas à lui qu’appartient cette méprise, je le sais : il n’a fait que suivre la voie ouverte par M. Victor Hugo ; mais le guide qu’il a choisi ne le justifie pas. Si l’auteur d’Hernani voulait recommencer aujourd’hui ce qu’il a fait pendant treize ans, de 1830 à 1843, et donner à des odes, à des élégies un baptême historique, il s’apercevrait avant la fin de la soirée que l’esprit de la jeunesse n’est plus avec lui. Si le parterre a témoigné à M. Bouilhet plus d’indulgence qu’il n’en témoignerait à son maître, il ne faut pas s’en étonner : la trivialité des compositions qui occupent la plupart de nos théâtres a depuis longtemps lassé sa patience. En écoutant de beaux vers signés d’un nom nouveau, il a ressenti une émotion joyeuse, et n’a pas hésité à battre des mains. Ses applaudissemens étaient une protestation contre la vulgarité des inventions qu’on nous donne pour des prodiges d’habileté. Si les vers étaient signés du nom de Victor Hugo, j’ai la ferme conviction qu’il serait plus sévère, et pourtant j’ai dit tout à l’heure que le parterre avait applaudi M. Bouilhet en souvenir de Victor Hugo. Comment expliquer, comment justifier cette contradiction ? Par un sentiment d’équité plus commun chez la jeunesse que chez les hommes d’un âge mûr, que la satiété rend parfois trop exigeans. Victor Hugo a donné sa mesure par des œuvres nombreuses ; il faut absolument qu’il se renouvelle et grandisse sous peine de déchoir. M. Bouilhet n’avait pas encore donné la sienne. La justice voulait donc qu’il fût écouté avec indulgence, avec sympathie, puisqu’il parle facilement une langue harmonieuse. Quand viendra pour lui une seconde épreuve, il sera jugé plus sévèrement, et j’espère qu’il sera dégagé de toute imitation.

Si les dangers de la complaisance dans le domaine littéraire avaient besoin d’être établis, ce qui vient de se passer à propos des Faux Bonshommes ne laisserait aucun doute à cet égard. Tout le monde a pu lire de ses yeux ou entendre de ses oreilles que la vraie comédie était retrouvée, qu’il y avait dans l’œuvre nouvelle de M. Barrière des scènes qui, par leur franchise et leur vivacité, rappelaient la manière et le style des maîtres de l’art. Ceux qui parlaient, ceux qui écrivaient ainsi étaient-ils de bonne foi ? Je consens à le croire. L’expression de la vérité est tellement tombée en désuétude, c’est un caprice désavoué si obstinément par nos mœurs, que la différence des inventions vieillies et des inventions neuves a fini par s’obscurcir. Je ne serais donc pas étonné quand les louanges données aux Faux Bonshommes seraient données avec une pleine conviction. M. Barrière passe pour un homme d’esprit, et sans doute ceux qui le disent ont d’excellentes raisons pour le dire ; mais s’ils ne pouvaient apporter d’autres preuves, que les Faux Bonshommes, je serais obligé de leur donner tort. Ce n’est pas que l’esprit manque dans la comédie de M. Barrière ; mais les traits spirituels que les spectateurs veulent bien applaudir comme nouveaux sont connus depuis longtemps, et ne sont, à vrai dire, que des lazzis d’atelier. Parfois même ils ne sont pas empruntés aux rapins, et sont dérobés aux modèles, qui, à force d’entendre des quolibets, se permettent d’en inventer. Dans cette pièce, qui a été signalée comme un événement littéraire, il n’y a pas trace d’originalité. Je n’essaierai pas de la raconter, ce serait chose parfaitement inutile. La fable est nulle. Les personnages vont et viennent sans que le spectateur puisse deviner pourquoi. L’action, si toutefois on peut donner ce nom aux portes qui s’ouvrent et se ferment pour laisser passer des personnages sans caractère déterminé, l’action fait la navette, et si je me sers de cette expression, c’est qu’elle est consacrée par un long usage, car elle manque d’exactitude. Le tisserand, à la fin de sa journée, après avoir lancé, repris et lancé de nouveau sa navette, a devant lui une pièce de toile. Après avoir écouté pendant quatre heures d’une oreille attentive les bons mots recueillis par M. Barrière et cousus en dialogue, le spectateur habitué à penser par lui-même se demande à bon droit où est la comédie. Après quatre heures d’attente, il n’est pas plus avancé qu’au lever du rideau. Le public, je le reconnais, ne se fait pas prier pour rire. Plus d’une fois dans la soirée il témoigne son hilarité par de bruyans éclats. Une pièce amusante, c’est si rare ! Eh bien ! je ne crois pas que parmi les auditeurs les plus gais il y en ait un seul capable d’entendre une seconde fois les Faux Bonshommes sans bâille à se démettre la mâchoire. Tous ces lazzis de rapins qui étonnent la bourgeoisie ne valent pas une scène de vraie comédie et ne résisteraient pas à l’épreuve d’une seconde audition.

J’en suis fâché pour M. Barrière, qui est jeune, et devrait chercher des idées nouvelles, au lieu de ramasser des idées harassées par un long usage ; mais Il y a si peu de jeunesse dans la comédie nouvelle signée de son nom, que je me demandais s’il n’avait pas remis à neuf quelque folie de Piis ou Désaugiers, de Radet ou Desfontaines, qui ont été glorieux dans leur temps. Je ne connais pas tout le répertoire de ces illustres devanciers, qui florissaient encore quand j’étais assis sur les bancs du collège. Peut-être ont-ils traité avant le retour des Bourbons la grande donnée des faux bonshommes, mais je possède à cet égard une érudition si indigente, que je n’ai pas le droit d’accuser M. Barrière d’emprunt. J’ai reconnu, j’ai salué comme de vieilles connaissances des plaisanteries que j’entends depuis vingt ans, chez mes amis, tandis qu’ils manient l’ébauchoir ou le pinceau. Je n’oserais affirmer que les maîtres du genre, dont je viens de rappeler les noms, ont fourni le modèle de la comédie nouvelle. Je puis dire seulement que Piis et Désaugiers agissaient avec plus de prudence que M. Barrière, et se rappelaient en temps opportun la pensée de Beaumarchais sur la parole récitée et la parole chantée. Ils ne livraient pas sans défense une vieille plaisanterie ; ils l’enfermaient dans un couplet comme dans une cuirasse, et cette précaution leur portait bonheur. Grâce au bruit de l’orchestre, le public n’entendait qu’à moitié ce qu’ils voulaient dire, et ne manquait jamais d’applaudir ce que les hommes du métier nomment le coup de fouet. Comme les profanes pourraient ignorer la valeur de ce mot, je me hâte d’ajouter qu’il s’agit du trait final du couplet. M. Barrière, en écrivant les Faux Bonshommes, a peut-être pensé qu’il avait, sous la main une vraie comédie, et pour ne pas laisser dans l’ombre une parcelle, si petite qu’elle fût, des idées qui lui semblaient ingénieuses, il a supprimé le bruit de l’orchestre. À mon avis, c’est une grave maladresse. Seule et nue, son œuvre trahit son insuffisance. Avec le secours des violons, qui sait si le dialogue n’eût pas paru nouveau ?

Le sujet choisi par M. Barrière se refusait-il donc à la comédie ? Non sans doute, et les hypocrites qui font leur chemin en se couvrant du masque de la bonté ne sont pas aujourd’hui un type imaginaire. En fouillant dans sa mémoire, chacun de nous se rappelle quelque bon camarade habitué à ne jamais médire de personne, indulgent pour toutes les faiblesses, habile à expliquer, à excuser toutes les apostasies, et qui pourtant au besoin, en petit comité, emporte le morceau. À ceux qui blâmaient son indulgence, ses amis répondaient hardiment : Ne croyez pas qu’il soit dupe de l’homme qu’il vante et qu’il accueille, il sait mieux que vous à quoi s’en tenir sur son compte ; il est plus fin que vous. Voici le mot que j’ai entendu et qui vous donnera la mesure de sa pénétration. Seulement ce mot décisif, ce mot triomphant, n’était jamais dit que devant les affiliés, devant des oreilles discrètes. Quand il était répété, le danger avait disparu ; la victime était sans crédit, sans pouvoir. Assurément Il y a là un sujet de comédie. Pour le traiter, il ne reste plus que deux choses à faire, deux bagatelles en vérité qui ne sont pourtant pas sans importance : inventer des personnages et une action. C’est pour avoir négligé ces deux bagatelles que M. Barrière a fait une œuvre qui ne doit laisser aucun souvenir. En présence des marionnettes qui vont et viennent sur la scène et semblent jouer à colin-maillard, puisqu’elles se rencontrent sans qu’on sache pourquoi, j’aurais mauvaise grâce à parler de style. Si je parlais de grammaire, je m’exposerais au sort de saint Etienne. Sur ces deux chapitres, les rapins ne sont pas difficiles, et M. Barrière s’est contenté de transcrire les facéties des rapins. Il rirait de moi, si je lui demandais pourquoi un de ses personnages sort de sa poche une bourse ou un portefeuille. Il me répondrait que cette locution est très bien portée, et je serais réduit au silence. J’en passe et des meilleures, et je reconnais en toute humilité que de telles chicanes n’ont rien à démêler avec l’art dramatique.

Je voudrais pouvoir louer les Pauvres d’esprit, que M. Léon Laya vient de donner au Théâtre-Français, car c’est un homme spirituel et laborieux, et la réunion de ces deux qualités ne se rencontre pas souvent ; mais s’il m’était permis de parler avec indulgence des Jeunes Gens, qui ont obtenu un légitime succès, quoique dépourvus d’élévation, je suis obligé de mentir ou de parler avec sévérité des Pauvres d’esprit. J’avais reproché à M. Laya, en termes très bienveillans, de confondre le vaudeville avec la comédie, et de prendre la gaieté pour la raillerie. Hélas ! mon Dieu, il ne m’a que trop écouté, et s’est mépris étrangement sur le sens de mes paroles. Il n’y a pas un grain de gaieté dans les Pauvres d’esprit, c’est une justice que je dois rendre à l’auteur ; malheureusement je suis forcé d’ajouter à mon grand regret qu’il n’y a pas une scène de comédie.

Le sujet par lui-même ne se prêtait guère aux développemens railleurs dont la comédie ne peut se passer. M. Léon Laya, dans l’espoir sans doute de se concilier les suffrages des hommes sérieux, s’est appliqué à prêcher au lieu de mettre en scène des personnages vivans, en leur prêtant des caractères raisonnables ou ridicules, et le sujet de sa prédication est un des lieux communs les plus vieux que je connaisse. Il s’agit de prouver qu’une jeune fille est plus heureuse en épousant un notaire qu’en épousant un poète. Quand je dis lieu commun, je suis généreux, car on appelle de ce nom les vérités qui n’ont plus besoin d’être démontrées, et malgré le sermon en trois points signé du nom de M. Laya, je ne suis pas encore convaincu. Je ne crois pas, que l’auteur me pardonne mon incrédulité, je ne crois pas qu’il suffise d’avoir acheté ou même payé un office de notaire, ce qui n’est pas la même chose, pour assurer le bonheur d’une jeune fille. L’étude fût-elle payée, la dot ne dût-elle pas servir à faire de l’acquéreur endetté un titulaire sérieux, un libre possesseur, le bien-être matériel du ménage fût-il cent fois assuré, l’ennui peut se glisser dans le cœur de la jeune femme aussi bien que dans le cœur de la jeune fille. Je ne veux pas rappeler ici le premier vers de Philémon et Baucis, qui trouverait pourtant son application toute naturelle ; mais on me permettra d’affirmer que les belles robes et les belles dentelles ne sont pas le bonheur tout entier. Les meubles de palissandre incrustés de houx ne sont pas contre l’ennui une infaillible garantie. On peut bâiller devant une portière du plus beau lampas. M. Léon Laya ne parait pas s’en douter. Si nous devions le croire sur parole, la femme d’un notaire n’aurait rien à redouter de l’avenir. Tranquille et fière dans son boudoir, elle n’aurait qu’à recevoir les visites de ses bonnes amies ; sa vie ne serait jamais troublée par aucun souci.

L’ennui n’est pourtant pas le seul danger dont je puisse parler : nous avons vu, sans remonter bien loin dans nos souvenirs plus d’un notaire faire la culbute et donner un terrible démenti à la thèse soutenue par M. Laya ; mais la sécurité n’est pas son principal argument, et sa prétention est de prouver que les notaires ne sont pas des pauvres d’esprit, que les femmes les plus exigeantes, les plus rêveuses, peuvent trouver à contenter leurs instincts poétiques dans la conversation d’un mari pourvu d’un office ministériel. Ici, le défenseur me parait s’engager dans une voie périlleuse. J’admettrai volontiers que la rédaction d’un testament ou d’un acte de vente n’éteint pas le feu de l’imagination native, je consens même à croire qu’un notaire muni d’une éducation libérale peut stipuler pendant vingt ans des emprunts hypothécaires sans rien enlever à la vivacité primitive de son intelligence ; mais on m’accordera bien, je l’espère, que la pratique de sa profession n’est pas le moyen le plus sûr de développer l’imagination. Qu’il y ait parmi les notaires d’excellens maris, je n’en doute pas un seul instant, et la question n’est pas là ; qu’il se rencontre parmi eux des intelligences très nettes, très lucides, je ne songe pas à le contester. Par malheur, ce n’est pas sur ce terrain que s’est placé M. Laya. Il dit très clairement que les notaires n’ont pas dans le cœur moins de poésie que les poètes. Il ne faut donc pas les ranger parmi les pauvres d’esprit. Essayons pourtant de nous entendre avec lui sur la valeur des termes. Pour M. Laya, la poésie n’est pas tout entière dans l’expression de la fantaisie, et je lui donne volontiers raison sur ce point ; il ne la sépare pas des instincts généreux, c’est une excellente pensée que j’aurais honte de réprouver ; mais il va trop loin, et confond la poésie avec la vertu. Or nous savons tous par expérience que poésie et vertu ne sont pas une seule et même chose. La vertu relève de la volonté, la poésie relève de l’intelligence, et quoique la morale prescrive le développement simultané, le développement harmonieux de toutes les facultés humaines, la pratique de la vie nous offre bien rarement l’accomplissement de l’ordre formulé par la morale.

Dans le sermon dialogué de M. Laya, le notariat mène au dévouement, la poésie à l’égoïsme. C’est à ces termes singuliers qu’il faut réduire sa pensée, si l’on veut la connaître et la montrer tout entière. Le notaire est un homme sans soucis, sans préoccupations, pour qui tous les jours sont pareils, dont l’âme toujours sereine assure à sa femme et à ses enfans un bonheur sans mélange, qui n’est jamais ni bourru, ni maussade, qui répond sans impatience à toutes les questions. Sa.femme veut-elle une robe nouvelle ? Il ouvre son portefeuille et ne se fait jamais prier. Sa fille demande-t-elle un piano d’Erard ? Il s’empresse de la contenter. Rien ne lui coûte pour faire de sa maison un vrai paradis. Il y a chez lui tant de bonheur, qu’il n’est jamais question de la vie future. Tous les vœux sont exaucés. À quel propos parlerait-on d’une vie meilleure ? Ce serait vraiment pure folie. Femme, enfans n’ont qu’à parler, tout se passe comme dans les contes de fées. Le souhait le plus hardi n’a pas même besoin du secours de la parole pour se révéler. Le notaire, qui n’est pas un pauvre d’esprit, lit dans les yeux de sa femme le vœu qu’elle n’a pas encore exprimé. Je me plais à croire que M. Laya ne sera pas payé d’ingratitude. Une plume d’or avec un bec de diamant ne serait pas une récompense suffisante. S’il n’obtenait rien de plus, il aurait le droit de se plaindre. Un tel panégyrique mérite au moins que les notaires reconnaissans offrent à l’auteur le titre des testamens gravé sur une tablette d’émeraude ou de saphir. Ce sera peut-être un cadeau dispendieux, mais on ne saurait payer trop généreusement de si magnifiques louanges.

Et maintenant comment oser vous parler du sort réservé à la jeune fille assez folle pour épouser un poète ? La seule pensée de l’avenir qui la menace me donne le frisson. Ni chevaux, ni châles de l’Inde, ni meubles de Boule : quelle misérable destinée ! Comment vivre, comment dormir d’un sommeil paisible, comment respirer librement quand on ne possède pas toutes ces menues bagatelles ? Pour consentir à s’en passer, il ne faut rien moins que la résignation d’une sainte. Le poète n’a pas le temps de songer à sa femme, à ses enfans. Jeunesse, beauté, il ne voit rien. L’avenir de sa famille, il l’oublie ; le dévouement de sa femme, il ne s’en inquiète guère. Il veut détrôner Corneille et Molière. C’est là l’unique ambition qui trouble son sommeil et remplit ses veilles. Qu’il soit applaudi, qu’il soit couronné, et l’univers lui appartient. Pauvre femme ! en rivant sa vie à la vie de ce misérable égoïste, elle ne savait pas au-devant de quelles douleurs elle marchait ! M. Laya, en ami généreux, voulu éclairer d’un seul trait de lumière toutes les jeunes filles à marier. Blondes et brunes, oyez ceci : un poète qui a terminé les quatre premiers actes d’un drame, et qui craint de perdre son tour de lecture, est capable, je frémis en le répétant, de prendre le chemin de fer, de quitter Dieppe, d’abandonner sa femme, pour aller à Paris revendiquer ses droits. Et quel jour choisit-il, le malheureux, pour accomplir ce criminel projet ? Le jour de la fête de sa femme, le jour où sa mère lui écrit qu’elle va venir, qu’elle accourt pour l’embrasser après une longue séparation ! Égoïsme de la gloire, comment pourrais-je vous flétrir comme vous le méritez ? Voilà pourtant où mène la poésie ! Jamais un notaire n’abandonnerait sa femme, le jour où il doit lui offrir un bouquet, pour aller recueillir ou rédiger un testament. L’étude du Code civil prémunit le cœur contre la corruption, et assure le bonheur des familles. Que les jeunes gens se méfient d’Homère et de Virgile, de Corneille et de Molière, s’ils veulent trouver un bon parti. La poésie est une bien triste recommandation, et M. Laya le démontre victorieusement : Hortense, femme d’un poète, passe sa vie à pleurer ; Henriette, mieux avisée, épouse le fils d’un notaire, et son beau-père lui promet des jours d’or et de soie.

Comment et pourquoi les comédiens ont-ils reçu, répété, représenté ce sermon qui se donne pour une comédie ? Je ne me charge pas de l’expliquer. Est-ce pour plaire aux notaires ? est-ce pour décrier les lettres ? La première raison est aussi puérile que la seconde serait misérable, et je les répudie toutes deux comme ridicules. Un homme qui tient une plume, qui, sans compter parmi les écrivains habiles, s’efforce au moins de marquer sa place parmi les écrivains ingénieux, aurait dû comprendre qu’une comédie où la profession littéraire est maudite à chaque scène comme la profession la plus dangereuse pour le bonheur de la famille, était une œuvre insensée, impossible, inacceptable. Le parterre a protesté, c’était son devoir. Les loges sont demeurées muettes, c’est un silence de bon goût. La chute de la comédie nouvelle ne changera rien au train de la société. Les jeunes filles continueront à payer de leur dot les études de notaires, les poètes seront éconduits comme des aventuriers, à moins qu’ils ne gagnent quelques centaines de mille francs en fabriquant des couplets, et les Turcarets les rangeront, comme devant, parmi les pauvres d’esprit.

J’espère que l’hiver ne s’achèvera pas au Théâtre-Français sans quelque ouvrage plus sérieux et plus digne d’attention. La comédie sans doute ne saurait se passer d’enseignement ; mais l’enseignement sans plaisir, le plaisir sans enseignement, qu’elle ne l’oublie pas, sont deux contre-sens que la raison désavoue. Quand le plaisir est trivial, quand l’enseignement porte sur une idée fausse, la faute est plus grave encore, et c’est malheureusement celle que nous avons eu à signaler. Que la vérité se produise dans une fable ingénieuse et animée, que le théâtre nous offre des personnages, et renonce à la discussion pour l’action, nous ne serons pas avare de louange. Quand il faut choisir entre le blâme et le mensonge, le blâme est une nécessité. L’éloge réjouit celui qui le donne aussi vivement que celui qui le reçoit. Vienne bientôt une comédie vraie, une comédie où circulent des sentimens généreux, et je battrai des mains comme si j’avais vingt ans.

Gustave Planche.