Revue dramatique - Odéon, reprise de Macbeth

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Revue dramatique - Odéon, reprise de Macbeth
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 453-464).
REVUE DRAMATIQUE

Odéon : Macbeth (de Shakspeare), drame en 5 actes, en vers, par M. Jules Lacroix (reprise).

Il ne faisait pas bon, en 1822. jouer Shakspeare à Paris. Une troupe venue de Londres en fit l’expérience : il est vrai qu’elle avait cette audace, peut-être excusable, de représenter le texte anglais; la jeunesse patriote, animée par le Constitutionnel, mitrailla d’œufs et de pommes les envahisseurs; un cri domina la tempête, s’il faut en croire Stendhal : « A bas Shakspeare! c’est un aide-de-camp de Wellington ! » En 1884, il n’est pas question de rendre le poète responsable du manège de sa nation en Égypte : Macbeth, lui seul, dans cette seule année, fournit deux récoltes aux directeurs de théâtres : l’une, vers la fin du printemps, à la Porte-Saint-Martin; l’autre, vers la fin de l’automne, à l’Odéon; après la traduction en prose, la traduction en vers. Les Parisiens, à l’envi, se réjouissent qu’on leur rende Shakspeare, comme d’un bonheur pour lequel chacun d’eux était prêt depuis longtemps et dont l’indignité de son voisin le privait seule jusqu’ici.

« Entrez, messieurs et mesdames, à la Porte-Saint-Martin! Vous allez voir ce que vous allez voir: Macbeth! Non pas un Macbeth éreinté, un Macbeth énervé, à qui l’on a limé les dents et coupé les ongles! Non, messieurs, mais le monstre lui-même, présenté par M. Richepin, le premier, le seul qui ait osé le saisir à l’état de nature et le traîner devant le public tel qu’il l’a rencontré dans les montagnes touraniennes... Allez! les Blasphèmes! » Et l’on « suivit le monde » et l’on entra; et l’on vit et l’on entendit un Macbeth exaspéré par le belluaire, si hérissé de poil et si formidable en gueule qu’on ne douta pas d’abord que tous les muscles, sous cette toison, ne fussent à leur place, et que tous les crocs, vibrant de ces rugissemens, n’eussent leurs pointes. Le moyen d’imaginer qu’on n’a pas devant soi Shakspeare, tout Shakspeare et rien que Shakspeare, lorsqu’on aperçoit de ci, de là, des poignards « culottés de sang, » — un « tetin » qu’une mère arrache de la bouche de son fils, — une cervelle d’enfant qu’il s’agit de faire « gicler » sur le pavé ! Ah ! ce ne sont plus là les fadaises d’un Ducis, ni les fadeurs d’un Letourneur, d’un Guizot, d’un Montégut, encore moins d’un Léon Halévy, d’un Émile Deschamps, d’un Jules Lacroix ! François-Victor Hugo lui-même est étonné.

Cependant des Aryas indiscrets ont l’idée de recourir au texte : Unmannerly breech’d with gore… Brecch veut bien dire culotte, et breech’d culotté, mais dans le sens propre où le not ne s’emploie guère, sinon dans la chanson : Votre Majesté — Est mal culottée ! D’où il suit que breech’d with gore, pour les contemporains de Shakspeare, est à peu près l’équivalent de vêtus de sang pour les contemporains de Racine. D’ailleurs quelqu’un s’avise que breech’d ne va pas tout seul, mais qu’il est modifié par l’adverbe unmannerly (incivilement) ; porter une culotte, à l’ordinaire, est un précédé civil ; une culotte de sang, pour un poignard, est une marque d’incivilité ; de sorte que si Shakspeare a donné au mot breech’d une attention particulière, il a voulu en faire, par l’alliance de l’adverbe, un de ces traits précieux où se complaisait le goût de son époque ; s’il a mis à cette place autre chose qu’une expression toute naturelle, c’est une gentillesse : M. Richepin, par affectation d’exactitude, y met une grossièreté. Le reste à l’avenant : nipple, à proprement parler, désigne le bout du sein : une nourrice dit-elle : « Je vais retirer le tetin à mon petit ? » Elle dit « le sein, » tout bonnement, sans avoir lu Ducis. Quant au verbe to dash out, quel en est le sens, sinon « faire sortir en éclats ? » Gicler n’ajoute rien, que je sache, à la force de l’idée ni de l’image ; s’il y ajoute, il a tort : c’est le texte qu’il renforce. On connaît ce personnage de Rabagas, qui, rédigeant une affiche, appelle un cochon un cochon : « Oui, cochon ! reprend-il… Et si je savais un mot plus cochon que cochon, je le mettrais ! » M. Richepin, le sait, ce mot, et il le met !

Pourquoi ce parti-pris de violence ? Pour étonner Shakspeare ? Ou, — parlons sérieusement, — pour le compromettre ? Pour porter plus loin sous la peau du lion les représailles des artistes dans le camp des bourgeois ? Ce ne serait, à ce compte, qu’un enfantillage ; poussé à l’outrance sur quelques points, Macbeth n’en serait pas moins Macbeth ; pour la première fois il serait donné de le voir tout entier sur la scène, traduit en français avec cette sorte de fidélité que permet la prose ; on aurait le plaisir, au moins, de mesurer dans des conditions nouvelles son effet sur le public. Hélas! M. Richepin n’a disposé de place en place ces précieuses pierres d’achoppement que pour donner le change aux naïfs : chaque fois qu’on buterait, on s’écrierait: « A la bonne heure! le chemin n’est pas nivelé! » Autant de menues ordures, autant de marques d’authenticité pour l’ouvrage : ainsi des toiles d’araignée sur Ls bouteilles chez les marchands de vins et des piqûres de ver sur les bahuts chez les fabricans de vieux meubles; mais ce Macbeth n’est qu’un abrégé à l’usage des badauds. Il y manque des morceaux, et non des moindres, et, dans l’étoffe qui reste, l’adaptateur ne s’est fait faute ni de tailler ni de recoudre. La ruse est bientôt dénoncée : on n’accourt plus, dès le second jour, que pour voir, sans y croire, les prétendus signes d’exactitude de la version nouvelle; on veut les voir pour eux-mêmes: les amusantes toiles d’araignée! les impayables piqûres ! « Culottés de sang, ma chère!.. Il faut entendre cela ! » On va donc à la Porte-Saint-Manin pour s’effaroucher un peu, sans être dupe. Est-ce pour faire vite que le traducteur a fait court? Les interprètes, comme lui, paraissent avoir été pressés. Mlle Sarah Bernhardt n’a pas médité son rôle; elle en jette beaucoup de phrases d’un seul bloc, presque au hasard; elle a pourtant bien de la grâce et de l’énergie, tant pour séduite Macbeth que pour l’enrager. M. Marais représente le héros avec un emploi perpétuel de sa force, qui prouve peut-être plus de zèle que de subtilité; au moins cette sauvagerie frappe-t-elle, et, dans la scène du banquet, cette ardeur se fait applaudir. Ainsi les acteurs, par leurs dons naturels et par une aventureuse dépense d’eux-mêmes, soutiennent pendant quelque temps la recette : les curieux de Paris, sinon les Parisiens, vont pour s’émoustiller, sinon pour s’émouvoir, visiter Shakspeare chez Barnum.

Cependant les lettrés avertissent les gens simples, qui veulent aimer Shakspeare comme il est, et non comme un objet de scandale, de patienter une saison. L’Odéon promet le Macbeth de M. Jules Lacroix, remonté avec soin ; ce n’est pas le monstre lui-même, car c’est Macbeth en vers, et notre alexandrin, si docile qu’il se fasse, exige de petites concessions, au prix desquelles il rend la poésie de l’original mieux que la prose ne saurait faire; d’ailleurs, il ne s’agit pas de la traduction intégrale publiée par M. Jules Lacroix, en 1840, mais de la traduction adaptée au théâtre et déjà représentée : aussi discrète que passible en ses infidélités, aussi pleine du suc de Shakspeare, cette forme française de Macbeth, telle quelle, est un chef-d’œuvre : on l’a saluée de ce titre en 1863, on va le lui confirmer. Nous y voici; ce n’est pas le monstre, inacceptable pour nous avec ses difformités, dont le sacrifice est peu regrettable, mais c’est le dieu : deus, ecce deus !

Il faut l’avouer, la soirée où ce dieu a paru parmi nous, contre l’attente des prophètes, a été froide. Le public, averti d’admirer, a écouté Macbeth en conscience; ni l’attention, ni le respect, de la première scène à la dernière, n’ont fait défaut. Mais d’éprouver, par une intelligence soudaine de l’ouvrage, par cette illumination qui ne se peut espérer qu’au théâtre, et par un attachement particulier de l’intérêt, et par un frisson nouveau de terreur, une sorte de plaisir qu’on ne puisse éprouver à un autre spectacle, à Louis XI ou à Fualdès, il n’en a pas été question : encore ne jurerais-je pas qu’à Louis XI on n’eût pris plus d’agrément, et à Fualdès plus de peur.

Est-ce aux comédiens qu’il faut imputer ce médiocre effet? Ils ne sont pas sans reproche. M. Paul Mounet paraît avoir composé le personnage de Macbeth avec assez de soin et de raison; il a ressenti, autant que sa mimique et sa musique permettent d’en juger, la barbarie et la mélancolie du-héros, sa férocité, sa faiblesse. Un « Hamlet dans le crime, » voilà bien le personnage qu’il nous montre. Mais quoi ! un tiers des paroles à peine est parvenu jusqu’à nous. M. Paul Mounet, sans doute, n’a pas été doué par les dieux du langage articulé; au moins n’a-t-il pas fait les études nécessaires pour l’élocution tragique : il dévore son rôle. Sa camarade, Mlle Tessandier, n’a entrepris ces études que récemment; elle aussi, malgré sa bonne volonté, laisse périr le texte. Assurément nous la blâmerons de pousser avec trop de vigueur le caractère de lady Macbeth, et d’une vigueur trop monotone : si l’héroïne était à ce point et constamment forcenée, elle n’aurait pas « cette petite main » que ne purifieront pas tous les parfums de l’Arabie; elle aurait au bout de chaque bras une solide pince d’étrangleur. Cependant, cette méprise générale, on serait tenté de la pardonner à Mlle Tessandier pour son aspect, sa démarche et sa physionomie dans la scène du somnambulisme; au lieu de l’agitation qu’y mettait Mlle Sarah Bernhardt et qui sentait l’actrice, Mlle Tessandier observe, selon la tradition de Mrs Siddons et de la Ristori, la simplicité d’attitude et de geste d’une véritable somnambule : ainsi, par des moyens plus conformes à la nature et plus dignes de l’art, elle émeut davantage. Mais la perte de tant de vers engloutis dans le débit des principaux interprètes, quel jeu de scène ou quel semblant de composition peut la réparer? Ainsi représenté, Macbeth devient une pantomime. Ce fut une surprise, le premier soir, au commencement du quatrième acte, quand Mlle Hadamard et M. Rebel, sous les noms de Malcolm et de Macduff, firent entendre des accens plus nets : il semblait qu’un génie eût délié les langues sur la scène ou débouché les oreilles dans la salle; un intermède d’opéra dans un ballet, voilà l’effet de ce passage, qui ne fut qu’un intermède. M. Lacroix pourrait donc, sans atrocité d’auteur, accuser d’une partie de son mécompte la diction des comédiens.

Aussi bien, quelque ami de M. Paul Mounet ou de Mlle Tessandier, s’il y regardait avec rigueur, pourrait soupçonner la traduction de M. Lacroix de n’être pas un chef-d’œuvre. Un rare monument de patience, d’adresse, d’ingéniosité, oui, sans doute! En maint passage, M. Jules Lacroix, avec une souplesse imprévue, rend littéralement le texte; en beaucoup d’autres, sans s’astreindre à piétiner sur les traces de Shakspeare, il l’accompagne fidèlement; il marche à ses côtés et paraît libre; il donne, en place de la médaille originale, et sans que l’on perde au change plus qu’il n’est nécessaire, une monnaie française; même, plus d’une fois, sans oublier lui-même son auteur, il semble inventer des vers de poète. Mais ne forçons point l’éloge. La discrétion de ces remaniemens, dit-on, est admirable; acceptons que M. Lacroix ait réduit, pour la commodité du spectateur, le nombre des personnages accessoires; acceptons même qu’il ait supprimé certains dialogues de comparses, qui marquent pourtant les progrès et les repos de l’action, et qui tiennent dans le drame shakspearien la place du chœur dans le drame antique. Admettons qu’il ait supprimé la scène du portier, quoiqu’elle offre un merveilleux contraste, par son comique à la fois innocent et grossier, avec les scènes terribles qui l’encadrent; admettons qu’il se prive de lady Macduff et de son fils, quoique la préciosité de leur entretien soit une oasis sur le penchant le plus désolé du drame et que cette figure aimable de femme ne soit peut-être pas inutile auprès de lady Macbeth. Excusons tous ces retranchemens : si dur que soit le sacrifice, au moins chaque mutilation est nette et ne corrompt pas le corps de l’ouvrage. Mais le procédé de la transposition est singulièrement plus dangereux; le traducteur se l’est permis : en a-t-il fait toujours un bon emploi? Reculer jusqu’à Inverness, au moment où Macbeth reçoit Duncan pour son hôte, après que le meurtre est concerté, les protestations de dévoûment qu’il lui fait à Forres, après sa loyale victoire, n’est-ce pas prêter au personnage une bassesse d’hypocrisie et tout au moins un sang-froid que Shakspeare ne lui connaît pas? Rejeter au milieu de cette scène les poétiques paroles par lesquelles Duncan, à son arrivée dans le fatal château, paraît se souhaiter à lui-même la bienvenue : — This castle hath a pleasant seat, — et la réponse de Banquo: — This guest of summer, — The temple haunting-martlet, — n’est-ce pas perdre le bénéfice dramatique de ce délicieux et ironique augure ?

Ce n’est pas le lieu, dans cette étude, d’examiner le détail d’une traduction, en tant que traduction. J’ignore si, tout de bon, M. Lacroix prend le cercle d’or, c’est-à-dire le diadème, dont Macbeth sera couronné, pour le cercle d’or métaphorique où le destin l’entraîne ; j’ignore s’il prend tout de bon le verbe sicken pour un verbe actif: aussi bien, peu importe. Mais pardonnerai-je que Macbeth, aux premiers conseils donnés par sa femme, réponde résolument : « C’est dit ! » Je ne puis oublier que Shakspeare lui commande la réponse toute contraire : « We will speak further, » et, dans ce différend, je me sens un faible pour Shakspeare. Dois-je tolérer que cet admirable vers, où l’hallucination de la vue est définie par un poète :


Mine eyes are made the fools of the other senses,


devienne simplement : « Je rêve… » Dois-je approuver que ces paroles toutes claires :


That ray keen knife see not the wound it makes,


deviennent, par un mot impropre substitué à un autre, ce fragment d’oracle :


Cache bien la blessure au tranchant du couteau !


Pendant le meurtre, la y Macbeth s’écrie : « He is about it ! Il est à l’œuvre ! » Dois-je consentir qu’elle affaiblisse et traîne la phrase en ajoutant pour la rime : « Il y doit être. » La rime !… À ce propos, faut-il un moment négliger Shakspeare et considérer le Macbeth de M. Lacroix en lui-même, comme un document de littérature française ? Nous trouverons accouplés à la fin des vers science et conscience, dure et endure, ensemble et rassemble. Mais non ! il serait injuste d’oublier que nous avons affaire à une traduction : la gêne spéciale à cette sorte d’ouvrages explique seule de certaines entorses :


Chers amis, vos coursiers, qu’ils soient fermes et prompts…
Macbeth, il a tué le sommeil innocent…
Sa royale nature, elle me terrifie…


D’autre part, ce n’est pas une excuse, et bien au contraire, d’appartenir à une traduction de Shakspeare, pour des vers comme ceux-ci :


Que mon fier ascendant te pousse et te retienne !
Viens donc, viens ! que mon âme électrise la tienne.


Révérence parler, on ne sait ici de quoi s’étonner le plus, du galimatias ou de l’anachronisme. Après cela, qu’on rende justice au travail de M. Lacroix, nous nous garderons de protester ; nous-mêmes avons commencé par en déclarer les mérites. Mais Charles Lamb s’indignait de lire sous un portrait de Garrick : « Shakspeare et Garrick, astres jumeaux; » nous demandons seulement qu’on ne traite pas d’astres jumeaux Shakspeare et M. Lacroix.

Supposons pourtant que cette traduction, ainsi que plusieurs le prétendent, soit un chef-d’œuvre, au moins le chef-d’œuvre du genre. Supposons que M. Paul Mounet, en restant lui-même, ait la diction aussi claire que M. Coquelin; supposons que Mlle Tessandier, sans métamorphose, articule aussi purement que Mlle Reichenberg, Macbeth produirait-il sur nous l’extraordinaire effet que le nom de Shakspeare fait espérer? J’en doute, et je dirai pourquoi. Puissè-je décharger de quelques remords les comédiens et le traducteur, sans blasphémer le poète ni nous calomnier nous-mêmes! Ce n’est pas son art que je veux accuser, et ce n’est pas notre public; mais le rapport de l’un à l’autre.

Le théâtre anglais, au temps de Shakspeare, était dans la première enfonce, comme le nôtre, au temps de Ducis, était dans la seconde. Mettre tout en action ou tout en récits, l’un n’est guère plus raisonnable que l’autre ; l’un est naïf et l’autre est sot. De ces deux procédés, on sait quel est celui de Shakspeare : tout ce qu’il imagine, ou peu s’en faut, il le jette sur les planches, Qu’on ne dise pas que c’est par système ou par impatience de génie, parce que l’auteur a choisi ce genre ou parce que ses idées, à peine conçues, ont hâte de se réaliser : à ce compte, pourquoi les victoires de Macbeth sur Macdonald et les Norvégiens ne sont-elles pas représentées, au premier acte, comme sa défaite au dernier? Pourquoi ce sergent de Marathon, qui raconte les deux batailles, et non ces batailles elles-mêmes agitées sous nos yeux? Si Shakspeare transporte sur la scène presque tous les incidens de sa fable, c’est que cette manière est la plus simple et celle qui se présente naturellement à l’esprit. Mais son public, aussi bien que son art, est tout neuf; il ne se lasse pas de voyager à la suite des héros, et, lorsqu’il s’est déplacé par la pensée, il n’examine pas si c’était pour peu de chose ou pour beaucoup; il prend un plaisir extrême à tout voir de ses yeux. Sommes-nous disposés de même sorte? Une récente expérience prouve le contraire. On nous montre à la Porte-Saint-Martin le meurtre du fils de Macduff; le spectacle de ce crime nous intéresse à peine. A l’Odéon, ce tableau est retranché : le récit du massacre fait par Lenox, entendu par Macduff. touche tous les cœurs. Ce messager, qui semble échappé de la tragédie antique, ce père qui l’écoute, ou plutôt l’émotion de l’un et de l’autre. voilà ce qui nous émeut; c’est peut-être, du drame entier, le seul trait qui porte aussi loin.

Ajoutez que, du temps de Shakspeare, ainsi que l’a fort bien dit M. Taine, « c’est l’imagination du public qui est le machiniste. » Ainsi, par une complaisance naturelle et sans fatigue, elle suit partout et rapidement les personnages; à leur suite, elle se dupe elle-même. A beaucoup plus de frais aujourd’hui, et de la part du théâtre et de la nôtre, nous n’avons pas le même avantage. Nous payons d’un entr’acte le changement d’un décor; cependant l’intérêt se divise, l’attention languit, la sympathie se fige; et qu’arrive-t-il ensuite? Que vingt figurans chargés de feuillages en papier nous font rire. C’est l’armée de Malcolm, c’est la forêt de Birnam en marche; les contemporains de Shakspeare voyaient l’une et l’autre sans qu’il en coûtât si cher à l’imprésario : quatre hommes avec des poignées de verges faisaient l’affaire. Aujourd’hui, vingt figurans pour nous ne sont que vingt figurans, et le papier découpé en feuillages n’est que du papier.

Il est vrai que Macbeth, parmi les ouvrages de Shakspeare, est peut-être, avec Othello, celui dont l’unité morale est le moins dispersée. Son unité matérielle est pourtant rompue en assez de morceaux, et plusieurs de ces morceaux ne se peuvent plus guère admettre. Il faut renoncer à choquer sur le théâtre des armées ennemies, à moins de transporter les acteurs et l’assistance à l’Hippodrome ou à l’Éden : Macbeth et Macduff combattront à froid sur la solitude des planches. Il faut que Macduff vainqueur se contente de poser le pied sur le corps du vaincu : s’il nous présentait sa tête, imitée par le cartonnier ou le cirier le plus habile, nous le renverrions avec plus d’hilarité que de dégoût au musée Grévin. Est-ce la faute du poète, est-ce notre faute si nous ne pouvons croire que cet accessoire est la tête de Macbeth? Est-ce la faute du poète, est-ce la nôtre si les sorcières, au lieu de nous effrayer comme sorcières, nous font sourire comme travestis? Elles faisaient trembler le parterre et même les spectateurs à 1 shilling, alors que le roi Jacques écrivait : « Un nommé Scot n’a pas eu honte de nier, dans un imprimé public, qu’il y eût une chose telle que la sorcellerie, soutenant ainsi la vieille erreur des Saducéens, lesquels niaient qu’il y eût des esprits, » Alors le spectre de Banquo, sans lumière électrique ni trappe, glaçait d’effroi les plus braves. Aujourd’hui, s’il nous occupe, c’est pour attirer notre critique sur l’artifice du metteur en scène et du machiniste. Prenez qu’il n’ait pas l’air, comme à la Porte-Saint-Martin, d’un homme qui s’est coupé en se rasant et qui saigne sur sa serviette; prenez qu’il ne se lève pas d’abord, comme à l’Odéon, la face tournée vers le fond de la scène, pour pirouetter ensuite et saluer le public; prenez même qu’il soit figuré, comme il l’est maintenant à Londres, par un jeu de glaces, de sorte que nous ne voyions pas et que nous n’entendions pas ce fantôme cogner du derrière au décor pour faire s’ouvrir à son recul un pilier de toile peinte. Nous ne serons pourtant pas hérissés de terreur, aujourd’hui que nous sommes retombés dans les vieilles erreurs des Saducéens et que nous ne croyons plus aux esprits. Tout le fantastique réalisé de Macbeth, en amusant nos regards, loin d’exciter notre émoi, l’empêche. Lorsqu’Oreste, à la fin d’Andromaque, aperçoit les invisibles Euménides, nous les voyons dans ses yeux; nous n’avons pas la preuve sensible que l’image qui s’y reflète est vaine; nous ressentons le contre-coup du sentiment qu’elle inspire; nous ne pouvons rassurer le héros en lui faisant toucher du doigt son erreur. Ici, au contraire, nous sommes tentés de prendre Macbeth par la main et de le mener droit à l’épouvantail : la contagion de sa peur, que nous pouvons dissiper, ne nous gagne pas.

Ainsi donc, ni ce mode de composition dramatique, ni ce mode de représentation scénique, l’un et l’autre expliqués par ce qu’un art naissant a de trop matériel, par la naïveté du poète et par celle du public, ni l’un ni l’autre ne peut nous convenir. Faut-il ajouter que si, par là, le théâtre de Shakspeare est au-dessous de notre culture, par sa psychologie, hélas! il reste au-dessus ou en dehors? Que les mœurs de ses personnages soient éloignées des nôtres, ce ne serait rien encore; mais au lieu d’exposer leurs sentimens, ils les dardent; au lieu de s’éclairer d’une lumière continuelle, ils se révèlent par des fulgurations successives ; en quoi, ils font le bonheur du naturaliste qui les observe, mais le désespoir du spectateur. Ils ressemblent davantage à des hommes, mais ils violent toutes les habitudes, et peut-être faut-il dire les nécessités de la scène. Point de convention, dans ce théâtre, qui s’accommode patiemment à notre intelligence. Hermione, ici, n’attendrait pas de nous avoir initiés par une série de déductions à son caractère, pour pousser le cri fameux: « Qui te l’a dit? » Avant ce cri elle en aurait jeté dix autres, et dix autres ensuite. A l’auditeur de mesurer chaque fois jusqu’où vibre l’âne de l’héroïne; à lui de remplir le silence des intervalles. Est-ce possible? Oui, sans doute, c’est possible au lecteur qui prend son temps, les pieds sur les chenets; il voit défiler devant son esprit une série de raccourcis, et, derrière chacun, il imagine tout le vivant modèle. Mais, au théâtre, des trois quarts de cette galerie presque tout le meilleur se perd : on n’aperçoit que le geste, et non les muscles ni la pensée qui les meut. Un autre geste survient, qui ravit l’attention, et puis un autre; et à la fin, on sait que Macbeth a tué Duncan, comme on saurait que la Bancal et ses acolytes ont tué Fualdès: on a vu l’acte vulgaire, qui ne fait frissonner qu’à fleur de peau ; on n’a pas tressailli de l’intime joie que donne à l’âme le noble spectacle des causes.

Quelqu’un hésite-t-il à reconnaître, cette disconvenance de la psychologie de Shakspeare à nos coutumes françaises ou plutôt à notre infirmité humaine? Un des passages les moins shakspeariens de Macbeth, et le plus étranger à la substance du drame, est assurément le dialogue de Malcolm et de Macduff, au commencement du quatrième acte. Lette fausse confidence et le revirement qui suit n’ont rien à faire avec cette histoire d’un crime que le poète nous illustre; ce n’est qu’une amplification de rhétorique sur un sujet de morale, empruntée à la chronique d’Holinshed et versifiée. C’est pourtant une des parties de l’ouvrage qui, l’autre soir, ont fait le plus de plaisir; même, le lendemain, abusés par ce plaisir, des critiques ont rangé cette scène parmi les plus admirables. Détachez-la du Macbeth de M. Lacroix, jurez-moi que c’est un morceau inédit du Louis XI de Casimir Delavigne, un épisode tiré des Mémoires de Commines, où l’on voit le dauphin éprouver le dévoûment d’un de ses serviteurs : il n’est pas impossible que je vous croie. Voilà justement pourquoi le public de l’Odéon a été ravi de ce passage, : secoué par tant de soubresauts pendant trois actes, il respirait un peu ; il reconnaissait une ordonnance des sentimens et des idées qui lui était familière; il entendait de nouveau le discours, l’habituel discours, au lieu du cri; dépaysé par Shakspeare, il se retrouvait en lieu de connaissance, comme un Normand qui, après un voyage dans les highlands, se réveillerait dans un parc de l’île de Wight. Cette scène, estimée trop haut, c’est le reste méconnu : ainsi la preuve de notre thèse est faite, au sens où les mathématiciens entement la preuve d’une opération.

Ai-je compté le dernier des obstacles qui sépare le spectateur de Shakespeare? Hélas non! Autant que dramaturge, Shakspeare est philosophe et poète ; il l’est dans Macbeth plus que dans aucun autre de ses drames, si Hamlet est mis à part. Est-ce à la clarté du lustre, alors que l’héroïne expire et que l’on attend la mort du héros, est-ce en pareil endroit, à pareille heure, qu’on regarde couler avec les sentimens qu’il faut ce fleuve de pensées :


To-morrow, and to morrow, and to-morrow
Creeps in this petty pace from day to day…


Holà! que le héros se lève et se précipite au dénoûment; nous ne sommes pas ici pour méditer en cadence. Mais que parlé-je d’un philosophe et d’un poète? Il en est dont le style, au moins, se laisserait comprendre à la course; Shakspeare invente perpétuellement son vocabulaire et sa syntaxe. « Un Saint-Simon déchaîné dans la poésie et dans le drame, » voilà comment le définit M. Darmesteter, qui le connaît chez nous mieux que personne. De vrai, Saint-Simon n’a pas cette suite dans l’audace ni cette fureur lyrique de l’imagination qui se crée continuellement une expression propre. Y a-t-il jamais eu un Anglais, même parmi les contemporains de Shakspeare, qui, sans connaître Macbeth, et l’entendant pour la première fois à la représentation, en ait compris tous les vers? Il est permis de poser la question. Aujourd’hui, plus d’un mot, au passage, déconcerte même l’auditeur instruit. Je m’aperçois que les difficultés que je signale, pour la jouissance de Shakspeare au théâtre, nous sont communes presque toutes avec nos voisins d’outre-Manche. Quel paraîtra notre sort, si l’on réfléchit qu’entre ce style et nous, doit intervenir une traduction ! Laquelle? En est-il une possible, j’entends une traduction pour la scène, vivante et non pas morte, qui ne donne pas seulement l’intelligence du texte, mais la sensation du style? Assurément, où lady Macbeth pousse l’invocation fameuse: Unsex me,.. M. François-Victor Hugo peut transcrire : « Désexez-moi i » mais qui traduira la traduction? Un lettré, dans son cabinet l’interprétera, sans doute ; mais que ce cri retentisse au théâtre: pas un Français, à première audition, n’en devinera le sens. Il faut se contenter, comme M. Lacroix, de : « Changez mon sexe; » et que devient alors la vertu des mots? Macbeth, un peu plus loin, parle d’anges d’une certaine espèce : trumpet-tongued angels. Un émule de M. Mallarmé risquera peut-être : langués de trompettes; mais qui le comprendra? M. Lacroix, ingénieusement, trouve cet à-peu-près : « à la voix d’airain ; » mais qu’est-ce que l’à-peu-près en fait de style ? Qu’on se figure Saint-Simon réduit en plat français par un disciple de La Harpe; au lieu de la fameuse phrase : « Il fut bombardé archevêque, » on lira : « Sa nomination à un archevêché éclata comme une bombe. » Ce nouveau Saint-Simon, à l’usage des petits grammairiens, c’est proprement Shakspeare traduit en français.

Mais encore, cette traduction que l’on cherche, sera-t-elle en prose ou en vers? La prose est plus fidèle; mais, chargée de métaphores et tortueuse en sa démarche, elle ne laissera jamais oublier qu’elle est une traduction. Ce ne sera pas un drame, mais un devoir d’école déclamé sur le théâtre; à chaque instant, l’illusion, pour peu qu’elle ait commencé, sera rompue. On réclamera le vers: on l’a réclamé, le printemps dernier, après la tentative de M. Richepin, Mais le vers français, si patiemment qu’on le désarticule, ne s’adapte pas au vers anglais; il perd son harmonie, sans acquérir celle des cinq ïambes; il perd sa contenance sans imiter leur allure. Songez que le rythme, dans Shakspeare, est si étroitement lié à l’idée que le mouvement de l’un ne peut continuer quand le mouvement de l’autre est achevé : « Souvent, dit M. Darmesteter, soit dans le dialogue, soit dans le discours même, quand il y a arrêt de sens, le vers ne s’achève pas parce qu’il n’y a pas de matière pour le remplir. » J’entends bien que, selon le système exposé par Vigny dans sa Lettre à lord ***, on « détendra » l’alexandrin dans ces parties accessoires qui sont les « récitatifs » du drame; on ne lui rendra sa fermeté sonore que pour répercuter « le chant. » Par malheur, un vers brisé n’est pas un vers sinueux, un vers plat n’est pas un vers simple, et les qualités familières de la prosodie anglaise ne se traduisent chez nous qu’en défauts : voilà pour les récitatifs. Si, d’ailleurs, l’observation de la césure et l’importance de la rime, après quelques passages en négligé font reconnaître l’alexandrin dans sa pompe, aussitôt cette pompe, ordonnée pour la psychologie de nos tragiques, jure avec la pensée anglaise : voilà pour le chant. Macbeth en pantoufles modernes et Macbeth en perruque Louis XIV, voilà, des pieds à la tête, Macbeth en alexandrins.

« Ceci peut avoir l’air d’un paradoxe, écrivait Charles Lamb, mais je ne puis m’empêcher de penser que les pièces de Shakspeare sont moins faites pour être jouées sur la scène que celles de n’importe quel autre auteur dramatique,.. je dirai de presque tous. » Mais jouées sur une scène française, en français, au XIXe siècle, pour assurer qu’elles ne doivent pas l’être, est-on suspect de paradoxe? Eh bien ! j’en cours le risque, et telle est ma conclusion. Quelque honorable désir que nous ressentions de pratiquer, en littérature, les religions étrangères, nous ferons sagement de ne pratiquer celle-ci qu’à domicile : ainsi nous serons mieux pénétrés de la grâce, et nous offrirons au dieu un hommage plus digne de lui. Macbeth, à l’Odéon, en 1884, ne peut avoir que le succès d’un exercice de version orale ou d’un gros drame, d’une Conférence ou d’un mélo : est-ce la peine, pour si peu, de déranger Shakspeare?


LOUIS GANDERAX.