Revue dramatique - Réouverture des théâtres - Oedipe roi à la Comédie-Française

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Revue dramatique - Réouverture des théâtres - Oedipe roi à la Comédie-Française
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 451-464).
REVUE DRAMATIQUE

RÉOUVERTURE DES THEATRES. — ŒDIPE ROI A LA COMÉDIE-FRANÇAISE.

En ce temps-là, c’est-à-dire en l’été de l’an de grâce 1881, une surprenante nouvelle émut les directeurs des théâtres de Paris. L’un d’eux, M. Émile Perrin, membre de l’Académie des beaux-arts et qui avait administré l’Académie de musique et de danse avant de présider aux destinées de la Comédie-Française, crut pouvoir profiter de la belle saison, qui est la vilaine au regard des contrôleurs de théâtre, pour offrir à la fois un discret sacrifice aux dieux de l’ancienne Grèce et au démon de l’Opéra : entre deux représentations du Monde où l’on s’ennuie, un soir qu’il faisait chaud, il glissa l’Œdipe roi, — l’Œdipe roi, de Sophocle, traduit par M. Jules Lacroix, du même coup, mot à motet en français. Par là, sans doute, il pensait réjouir ses collègues de l’institut et se donner à lui-même le plaisir de croire, en regardant manœuvrer les chœurs et en écoutant des airs composés par M. Membrée, qu’il gouvernait encore une grande scène lyrique. L’attention du public ne serait sûrement pas attirée par cette innocente cérémonie ; Œdipe roi passerait comme tragédie d’été ; Sophocle « ferait » sans bruit « les lendemains » de M. Pailleron. Mais voilà que ce soir-là, vers minuit, la nouvelle roula par es boulevards, qu’Œdipe roi « était un succès, » et que ce sournois de Sophocle, dont personne ne se méfiait, avait autant de malice que M. de Bornier. Ainsi l’avait décidé une assemblée de critiques, gens, comme on sait, toujours un peu hellénistes par profession ; et leur jugement était soutenu par les spectateurs habituels des « premières », qui, presque tous, sont bacheliers. Quelques-uns avaient bien essayé de plaisanter ce chef-d’œuvre et prétendu, après la grande scène entre Œdipe et Tirésias, que le vrai titre de la pièce était les Deux Aveugles et que la musique n’était pas de M. Membrée, mais d’Offenbach ; aussitôt leurs voisins les avaient fait rougir de honte en leur apprenant que déjà Voltaire avait prévu cette plaisanterie : « Je sais bien, avait-il dit dans ses Remarques sur l’Œdipe de Corneille, qu’à la farce dite italienne, on représenterait Tirésias en habit de quinze-vingt, une tasse à la main, et que cela divertirait la populace, — la populace, vous entendez! — Mais ceux quibus est equus et pater et res, applaudiraient à une belle imitation de Sophocle. » Et tous d’applaudir et de se récrier d’admiration sur l’œuvre de Sophocle et sur eux-mêmes qui avaient le bon goût de l’applaudir.

Le lendemain matin, ces décrets du « tout Paris » furent notifiés à tout l’univers par la voie des journaux ; et en vérité, je vous le dis, le sang mua aux directeurs de nos scènes parisiennes. Sans doute une pièce de Sophocle n’était pas absolument une nouveauté ; mais est-il si nécessaire de donner des nouveautés? Les directeurs du Palais-Royal et des Variétés qui devaient rouvrir la saison par Divorçons et Niniche, s’avisaient que Niniche et même Divorçons n’étaient déjà plus si neufs, et s’enquirent si Sophocle n’avait pas fait une pièce gaie? M. Raymond Deslandes, qui devait reprendre au Vaudeville la série des fructueuses représentations du Voyage d’agrément, se dit qu’une reprise d’Electre serait peut-être plus fructueuse encore, Sophocle étant, sur le chapitre des droits, plus discret que MM. Gondinet et Bisson. Œdipe à Colone paraissait convenir au Châtelet ou à la Porte-Saint-Martin, la mise en scène du dernier acte y pourrait être splendide, et l’orage de la fin prêtait à de magnifiques « bruits dans les coulisses; » d’ailleurs les pièces n’étaient guère plus connues que Michel Strogoff ou la Biche an bois. Cluny, qui renonçait au drame, pourrait, au lieu des Braconniers, reprendre les Trachiniennes, avec musique nouvelle. A l’ancien Lyrique, M. Ballande, au lieu de Latude, pourrait jouer Philoctète, ou Dix Ans de captivité dans l’île de Lemnos; à moins que M. Chabrillat ne réclamât la pièce pour la monter à l’Ambigu suivant le goût « naturaliste. » Grâce à des appareils approuvés par M. Zola, on imiterait exactement l’insupportable odeur exhalée par la plaie du héros : ainsi peut-être on attirerait plus de monde qu’en reprenant les Mouchards. Même, à cette occasion, M. Chabrillat voulut compléter ses études mythologiques: il se fit donner par M. Busnach la très curieuse thèse de M. Constans, professeur au lycée de Montpellier, sur la Légende d’Œdipe, et il eut cette surprise d’y trouver que la mère d’Atys, un incestueux qui méritait d’être aussi connu qu’Œdipe, avait illustré déjà le glorieux nom de Nana.

Au Gymnase, M. Koning, qui promet beaucoup pour cet hiver et tiendra peut-être plus encore, eut un moment d’embarras: il comptait reprendre la Joie de la maison, avec Mme Lagrange-Bellecour dans le joli rôle de Cécile, qu’elle créa il y a vingt ans. Puisqu’il avait sous la main cette ingénue antique, ne ferait-il pas mieux de remonter Antigone ? Oui, mais peut-être la pièce aurait plus de succès à la Renaissance, où elle suppléerait avantageusement le Canard a trois becs. Mlle Granier ferait sa rentrée dans le personnage d’Antigone, et Mlle Milly-Meyer serait charmante dans le petit rôle d’Ismène. Aux Nouveautés, malgré l’annonce de la Vente de Tata, M. Brasseur, en homme qui connaît sa Belle Hélène, se laissait conseiller de reprendre Ajax ; il se demandait seulement lequel des deux. Restaient l’Odéon, la Gaîté, Déjazet, la Comédie-Parisienne et le Château-d’Eau. M. de La Rounat rêvait au moyen de faire passer Sophocle en bonne saison parisienne et de renvoyer M. Tiercelin, avec son Voyage de noces, jusqu’aux calendes grecques. M. Larochelle avait bien en poche le Patriote de MM. d’Artois et Gérard, un drame intéressant; mais le Patriote, à le voir de près, était-il aussi bien charpenté qu’Œdipe ? Il était permis d’en douter. De même, M. Luguet, décidé à établir sur les vestiges de M. Ballande un petit théâtre français qui fût vraiment le troisième, M. Luguet hésitait à commencer par Nos Fils, la pièce de M. Cadol. Malgré les agrémens de cet ingénieux ouvrage, il était clair qu’à la fin, quand le comte de Valsay découvrait que son fils, cru adultérin pendant quatre actes, était parfaitement légitime, cette découverte serait moins pathétique que celle d’Œdipe s’apercevant après quatre actes qu’il est le mari de sa mère. Sur le boulevard de Strasbourg, M. Dormeuil consultait les passans et perdait de la confiance qu’il avait mise, non sans raison, dans le premier ouvrage d’un jeune auteur, M. Malus, — un drame intitulé Léa. Seuls, en fin de compte, les sociétaires du Château-d’Eau étaient tranquilles, car, seuls, ils possédaient une œuvre capable de lutter avec Œdipe : Catherine la Bâtarde, de M. Alfred Belle. S’il est juste, en effet, de soutenir que le principal mérite d’Œdipe est d’être un mélodrame bien fait, c’est-à-dire une cascade d’horreurs disposées avec assez d’art pour que l’esprit du spectateur, depuis le commencement jusqu’à la fin, soit précipité d’une vilaine surprise dans une plus vilaine encore, je vous donne M. Belle pour l’émule de Sophocle. Cette Catherine qu’il vous présente a empoisonné sa sœur ; elle épouse le mari de sa victime; et, quand elle désire être veuve, elle dénonce ce malheureux comme le meurtrier. Je ne vous ferai pas suivre tous les détours de l’intrigue ; mais, vous pouvez m’en croire, elle est menée à merveille ; et quand nous apprenons que la lettre accusatrice vient de Catherine, nous sommes surpris aussi fortement qu’Œdipe quand il reconnaît qu’il est le fils de Laïus.

Trêve de plaisanterie, allez-vous dire. Hélas ! je plaisante à peine. C’est le plus sérieusement du monde que des critiques, et je dis des plus lettrés, ont insisté sur ce point que Sophocle était aussi retors que les plus retors parmi nos « faiseurs » modernes, et, sans s’arrêter aux autres mérites qu’ils reconnaissaient dans Œdipe, ils ont sans rire et de préférence félicité l’auteur sur ce que la pièce ressemble plus, par la conduite de l’action, à un mélodrame de Pixérécourt ou de M. d’Ennery qu’à une tragédie de Racine ou de Corneille !

Tout étrange que ce compliment paraisse, je m’explique assez bien qu’il n’ait pas d’abord choqué le public. Il était encore, ce public, troublé de l’étonnement qu’il avait ressenti de découvrir qu’une tragédie de Sophocle était une pièce de théâtre, et non pas, comme la plupart se l’imaginaient d’après des réminiscences de collège, un pensum de quinze cents vers ; ou comme se le figuraient quelques-uns, qui avaient lu depuis le collège, un mythe dialogué ou bien une manière de moralité pathétique. Vous vous rappelez cette lettre de Flaubert que M. Maxime Du Camp citait ici récemment, écrite après la lecture d’un chant de l’Enéide : « Dire, — s’écriait, avec sa violence sanguine, l’auteur de Salammbô, — dire que j’ai copié cela cinq cents fois ! Quelle infamie ! quelle ignominie ! quelle misère ! j’ai craché dessus de dégoût autrefois, j’en ai eu des pâmoisons d’ennui, et c’est beau ! beau ! À chaque vers, j’étais étonné, ravi ; je m’en voulais ; je n’en revenais pas ! » Combien, parmi les spectateurs d’Œdipe, avaient éprouvé l’autre soir, un sentiment pareil ! Combien avaient été ravis de trouver une pièce où ils n’avaient laissé qu’une série de morceaux à épeler pour le baccalauréat ès-lettres, et plutôt que de s’en vouloir de leur injustice passée, ils s’étaient su bon gré de leur équité présente et s’étaient écriés, tout contens d’eux-mêmes : « Mais c’est une pièce, nous le voyons clairement, une vraie pièce de théâtre ! » Même surprise chez ceux plus rares, plus délicats, plus curieux, à qui M. de Saint-Victor ou quelque autre, un peu grisé de science nouvelle, avait révélé qu’Œdipe, meurtrier du sphinx et de Laïus, était une personnification de la lumière, comme Indra vainqueur de Vritra ; que si le parricide épousait sa mère, c’est tout simplement comme le soleil épouse les nuées, et qu’autrefois quand les bonnes gens disaient : « Œdipe est aveugle, » — ils n’y entendaient pas malice et voulaient dire : « Le soleil a disparu. » Les spectateurs d’élite n’étaient pas venus au théâtre sans une certaine inquiétude ; ils furent enchantés de voir que, même en tenant pour vraie cette précieuse interprétation de la légende, il fallait confesser que Sophocle n’en avait eu aucun souvenir ou du moins aucun souci ; que son Œdipe ne se doutait pas de sa valeur allégorique, mais se contentait modestement d’être un héros de théâtre ; et que, s’il avait réellement une origine solaire, du moins il n’avait pas la sottise de s’en targuer. Enfin, quelques philosophes étaient peut-être épars dans la salle, disciples de M. Comparetti, qui rangeaient l’histoire d’Œdipe, non pas parmi les mythes, mais simplement parmi les fables, et s’attendaient à trouver dans la tragédie de Sophocle, sinon un mystère enflé de traditions aryennes, du moins une moralité inspirée de la sagesse hellénique : Œdipe alors ne serait plus qu’une froide personnification du crime involontaire. Ὁ μύθος δῆλοι ὅτι… on peut être parricide sans le savoir et incestueux malgré soi. Ceux-là encore furent transportés de cette bonne fortune qui leur faisait rencontrer un spectacle émouvant où ils n’espéraient qu’une composition édifiante.

C’est qu’en effet Œdipe roi est bien une œuvre dramatique et théâtrale, plus théâtrale même que ne se l’imaginent les spectateurs d’aujourd’hui, — et nous allons sur ce point nous expliquer tout à l’heure ; — mais quoi ! est-ce une raison pour faire d’Œdipe un mélodrame ? L’œuvre, dis-je, est théâtrale plus que vous ne pouvez le soupçonner. En effet, quoique la mise en scène soit aujourd’hui plus raisonnable qu’au temps de Voltaire et surtout de Corneille, quoique le traducteur et le directeur unissent leurs efforts pour nous donner un Œdipe un peu rapproché du grec, le spectacle qu’ils nous offrent peut-il prétendre à rappeler seulement la magnificence des spectacles anciens? « Je ne sais, disait Voltaire, si, aujourd’hui que la scène est libre et dégagée de tout ce qui la défigurait, on ne pourrait pas faire paraître Œdipe tout sanglant, comme il parut sur le théâtre d’Athènes. La disposition des lumières, Œdipe ne paraissant que dans l’enfoncement pour ne pas trop offenser les yeux, beaucoup de pathétique dans l’acteur, et peu de déclamation dans l’auteur, les cris de Jocaste et les douleurs de tous les Thébains, pourraient former un spectacle admirable. Les magnifiques tableaux dont Sophocle a orné son Œdipe feraient sans doute le même effet que les autres parties du poème firent dans Athènes. Mais, du temps de Corneille, nos jeux de paume étroits dans lesquels on représentait ses pièces, les vêtemens ridicules des acteurs, la décoration aussi mal entendue que ces vêtemens, excluaient la magnificence d’un spectacle véritable. » Et ailleurs, ce même Voltaire, parlant de son Œdipe à lui, raconte quelle peine il eut à obtenir seulement des comédiens « qu’ils voulussent exécuter les chœurs qui paraissent trois ou quatre fois dans la pièce. » Grâce à Dieu ! le temps est passé de ces embarras et de ces résistances ; la scène de la Comédie-Française est différente des jeux de paume où étouffait Corneille ; la décoration y est maintenant aussi bien entendue que les costumes ; M. Mounet-Sully tout sanglant a de nobles attitudes et beaucoup de pathétique ; Mlle Lerou pousse comme il faut les cris désespérés de Jocaste, et les comédiens consentent à exécuter les chœurs. Pourtant cette scène est loin d’égaler en grandeur la scène athénienne ; ce spectacle n’a pas la majesté qu’il avait dans sa nouveauté première ; et comment oublier, si l’on a consulté seulement M. Gevaert sur la musique des anciens, qu’Œdipe roi, même ainsi représenté, n’est rien de plus que la traduction du livret d’un opéra perdu ? Est-ce les airs de M. Membrée exécutés dans la coulisse par des élèves du Conservatoire, est-ce la plainte mortellement fastidieuse de Mlle Martin, chargée de réciter la strophe ou l’antistrophe, qui peuvent nous donner une idée des effets que produisait le merveilleux accord de la poésie de Sophocle et d’une belle musique ? Sont-ce les manœuvres et les poses de ces figurans maquillés et dont le maquillage s’aperçoit, qui peuvent nous inspirer les sentimens de respect qu’inspirait aux Athéniens la majesté du chœur antique ?

Donc l’œuvre est, j’en conviens, plus théâtrale même que ne saurait le croire le public de la Comédie-Française. Elle est dramatique aussi, j’entends faite pour émouvoir d’une façon spéciale les âmes aussi bien que les oreilles et les yeux des hommes réunis dans une salle de spectacle. Les personnages, c’est entendu, sont des personnes humaines qui sentent et qui souffrent et qui se heurtent les unes aux autres, et non plus des porte-voix chargés de tirades, ni des allégories qui se croisent. Il n’est même pas besoin, pour faire sentir que ce drame est encore doué de vie, de le transporter par la pensée dans la réalité moderne, de le réduire, comme on a fait, à la familiarité contemporaine et d’imaginer à notre usage un Œdipe chez la portière. Enfin je n’ai garde de contester que la pièce soit composée avec infiniment d’art, et, si l’on veut, d’artifice ; que l’intérêt y soit plus vif que dans les autres tragédies grecques, et mieux précipité de scène en scène, selon cette règle du théâtre qui est un peu dans l’ordre littéraire comme est dans l’ordre physique la loi de la chute des corps. Elle satisfait d’ailleurs, cette tragédie modèle, à presque toutes les règles et notamment à celles de la Poétique d’Aristote : comment, à vrai dire, en serait-il autrement ? Aristote a rédigé ses règles justement pour les exemples qu’Œdipe lui fournissait, et, comme ces règles ont pris, à travers les siècles, force de lois naturelles, même pour ceux qui les récusent en tant que règles, il arrive qu’Œdipe roi régente encore nos pièces et les juge. Œdipe avait satisfait par avance à ce principe qu’il a suggéré au grand théoricien de la Grèce et qu’ont accepté sans murmure tous les dramaturges classiques : à savoir que le héros du drame doit être « un homme qui soit entre les deux, » c’est-à-dire qui ne soit point extrêmement juste et vertueux, et qui ne mérite point aussi son malheur par un excès de méchanceté et d’injustice. De même, si nous ne regardons que la conduite de la pièce, Aristote pensait à Œdipe lorsqu’il a posé que « le meilleur de bien loin, c’est lorsqu’un homme commet quelque action horrible sans savoir ce qu’il fait, et qu’après l’action il vient à reconnaître ce qu’il a fait ; car il n’y a rien là de méchant et de scélérat, et cette reconnaissance a quelque chose de terrible et qui fait frémir. » Il pensait à Œdipe quand il a déclaré que « la plus belle des reconnaissances est celle qui, étant tirée du sein même de la chose, se forme peu à peu d’une suite vraisemblable des affaires et excite la terreur et l’admiration. » Et pour qui donc, si ce n’est pour Œdipe, après avoir défendu qu’il y eût « rien d’absurde et de peu vraisemblable dans l’action, » a-t-il ajouté cette petite phrase, dont tant de dramaturges et surtout de mélodramaturges modernes ont revendiqué le bénéfice : « Cela ne se souffre que dans les choses qui sont hors de la tragédie?» Vous la surprenez ici justement à sa source, cette théorie aujourd’hui si vivement courante, qui excuse toutes les absurdités antérieures au lever du rideau, pourvu que ces absurdités servent à la suite de l’action. Pourquoi Pierre ou Paul a-t-il le droit, à Paris, en 1881, pour nous enlever à sa suite à travers les péripéties de son drame, de s’élancer d’abord d’un solide amas d’invraisemblances? Parce qu’Œdipe roi n’existerait pas si Œdipe et Jocaste, depuis leur mariage, avaient causé une seule fois des événemens qui l’avaient précédé. Voilà l’origine de cette gracieuse convention dont tant de fois on a réclamé l’excuse pour les Pixérécourt et les d’Ennery. Que si l’on veut voir combien ce premier cas est en effet probant, et du même coup s’engager un peu en ce grave sujet, il suffit de relire l’histoire d’Œdipe dans ce naïf Roman de Thèbes que M. Constans a si curieusement étudié. « Œdipe et Jocaste vécurent ensemble vingt ans, et ils eurent quatre beaux enfans. Jamais ils ne s’étaient doutés de leur crime; mais un jour que le roi était au bain, la reine, qui le servait, aperçut des cicatrices profondes à ses pieds. » Ainsi, pour que le chef-d’œuvre de Sophocle subsiste un moment, il faut qu’en vingt années Œdipe n’ait pas pris un bain, ou mieux encore que Jocaste ait eu de lui « quatre beaux enfans «sans avoir jamais vu ses pieds... Allez donc après cela chicaner M. Cadol sur la combinaison d’accidens qui explique l’erreur du comte de Valsay!

Oui, mais ce n’est pas tout que d’être fondé sur une invraisemblance pour mériter d’être mis au rang des mélodrames; il faut encore renouveler de temps en temps cette invraisemblance et la doubler d’une autre. Il faut, pour gagner ce titre d’habile qu’on donne si légèrement à Sophocle, user de ruses, de roueries, de tricheries menues et grossières, et piper et duper de cent façons le spectateur. Or Œdipe roi, une fois commencé, se développe avec une bonne foi et, si je puis dire, avec une bonhomie qui ferait, lever les épaules au moins difficile habitué des galeries supérieures du Château-d’Eau. La pièce est bien ordonnée, je n’y contredis pas, mais un peu simple au gré de nos amateurs. Et encore bien ordonnée,.. si l’on y regardait de près ! Pour ne relever qu’une faute, — mais une faute impardonnable et que ni Pixérécourt ni M. d’Ennery n’auraient commise, — le souffleur de l’Ambigu vous dira tout comme Voltaire qu’« Œdipe sachant son sort au quatrième acte, la pièce est alors finie; que l’attention du spectateur ne va plus qu’en diminuant, et que « les esprits, » les bons esprits du moins, « remplis de terreur au moment de la reconnaissance, n’écoutent plus qu’avec dégoût la fin de la pièce. » Aussi bien, si l’Œdipe roi appartenait à ce genre qu’on est convenu d’appeler du mélodrame, où le choix des situations et la combinaison des événemens importe plus que l’étude des caractères et l’expression des sentimens, il serait singulier qu’on eût attendu jusqu’à ce jour pour le classer ainsi : c’est une opinion justement contraire que nos devanciers, — et quelques-uns parmi eux sont au moins notables, — avaient professée de cet ouvrage en somme assez connu. Non-seulement les Grecs, et peut-être en particulier Sophocle, s’attachaient plus à la vraisemblance des caractères et à l’expression naturelle des sentimens qu’à la qualité des situations où ils supposaient leurs personnages, mais encore l’Œdipe roi, entre toutes les pièces de Sophocle, a maintes fois été marqué pour la simplicité de sa conduite et pour la netteté de son action. Il suffit de comparer l’Œdipe de Sénèque ou l’Antigone d’Alfieri à l’Œdipe et à l’Antigone de Sophocle, pour voir quels soucis différens occupent le poète grec et un dramaturge selon le goût moderne : une situation pour Sophocle n’est qu’une occasion d’expérience sur un ou plusieurs caractères ; toute l’action n’est que la suite et l’ordonnance de ces occasions; pour Sénèque, une situation a sa valeur propre, et Alfieri, malgré la sobriété de sa manière, aime l’action pour l’action. Mais encore une fois, Œdipe roi, de préférence à tant d’autres chefs-d’œuvre, était regardé jusqu’ici comme le plus clair exemple de la simplicité antique. Racine, qui s’y connaissait et qui connaissait la pièce, — comme en témoignent à la Bibliothèque nationale de Paris et à la bibliothèque de Toulouse les marges de plusieurs exemplaires criblés par lui de coups de crayon, — Racine dit proprement dans la préface de Bérénice : « Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens... Ils ont admiré l’Ajax de Sophocle, qui n’est autre chose qu’Ajax qui se tue de regret. Ils ont admiré le Philoctète, dont tout le sujet est Ulysse qui vient surprendre les flèches d’Hercule. L’Œdipe même, quoique tout plein de reconnaissance, est moins chargé de matière que la plus simple tragédie de nos jours... » Et, auprès d’une tragédie du temps de Racine, de quel poids n’est pas un mélodrame d’aujourd’hui! Cherchez ce qui se passe dans l’Œdipe de Sophocle : rien ou presque rien; on y découvre les rapports d’événemens antérieurs, et voilà tout.

Supposez le même sujet livré à nos fabricans ; ils vous rendraient un drame en sept tableaux pour le moins, et plus bourré de faits qu’une chronique du moyen âge; — Prologue : l’Enfant aux pieds percés; premier tableau : le Parricide; deuxième tableau : l’Inceste. — J’en passe et je m’arrête... C’est que nos fabricans ne songent pas, comme disait Racine, que, bien loin que la simplicité soit une marque de peu d’invention « au contraire, toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidens a toujours été le refuge des poètes qui ne sentaient dans leur génie ni assez d’abondance, ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentimens, et de l’élégance de l’expression. » Fénelon, dans sa Lettre à M. Dacier sur les occupations de l’Académie française, témoigne que « M. Racine, qui avait fort étudié les grands modèles de l’antiquité, avait formé le plan d’une tragédie française d’Œdipe, suivant le goût de Sophocle,.. et suivant la simplicité grecque, il n’y eût mis aucune intrigue nouvelle, et surtout aucune intrigue postiche d’amour. » Un tel spectacle aurait pu être « très curieux, très vif, très rapide, très intéressant... Il ne serait point applaudi, ajoutait le fin prélat; mais il saisirait, il ferait répandre des larmes, il ne laisserait pas respirer!.. » — C’est justement l’effet que produit aujourd’hui Œdipe, nettoyé de « ces heureux épisodes, » dont s’applaudissait naïvement le grand Corneille, quand il se vantait de n’avoir point fait de pièce où il se trouvât tant d’« art » que dans celle-là; de ces épisodes que Voltaire, à son tour, fut contraint d’y glisser, parce que l’actrice qui représentait Dircé dans l’Œdipe de Corneille lui dit quand il apporta le sien : « C’est moi qui joue l’amoureuse, et, si on ne me donne un rôle, la pièce ne sera pas jouée; » — c’est l’effet que produit Œdipe, enfin restitué, ainsi que Napoléon l’aurait voulu voir, si nous en croyons le Mémorial. Il n’est pas « applaudi » comme le Cid, parce qu’en France, l’amour seul ravit tous les cœurs au théâtre, — au moins dans un sujet qui le comporte et le réclame; — il n’est pas applaudi, mais « il saisit et ne laisse pas respirer. »

J’ai cité déjà plusieurs fois Voltaire ; son témoignage est particulièrement curieux sur cette question de la simplicité d’Œdipe; il la plaignit d’abord, il l’exalta ensuite; toujours il la reconnut, « Corneille, écrit-il dans sans sa quatrième Lettre sur Œdipe, sentit que la simplicité, ou plutôt la sécheresse de la tragédie de Sophocle, ne pouvait fournir toute l’étendue qu’exigent nos pièces de théâtre. Il fallait qu’il suppléât par la fécondité de son génie à l’aridité de la matière. » Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! Voltaire écrivait cette lettre peu de temps après que les comédiens l’avaient forcé d’introduire de la galanterie dans son Œdipe. Plus tard, dans ses Remarques sur Œdipe, il écrivit plus sincèrement : « On parle toujours mal quand on n’a rien à dire. Presque toutes nos tragédies sont trop longues; le public voulait pour ses dix sous avoir un spectacle de deux heures; le parterre voulait des épisodes d’amour... Il semble qu’alors on se fît un mérite de s’écarter de la noble simplicité des anciens, et surtout de leur pathétique... Corneille a voulu intriguer ce qu’il fallait laisser dans sa simplicité majestueuse : tout est perdu dès ce moment. » Et plus loin : « Tout ce qui a été imité de Sophocle, quoique très faiblement, dans l’Œdipe, a toujours réussi parmi nous, et tout ce qu’on a mêlé d’étranger à ce sujet a été condamné. Il faut donc conclure qu’il fallait traiter Œdipe dans toute la simplicité grecque. »

Ainsi, pas plus Voltaire que Fénelon ni Racine ne considérait Œdipe roi comme une tragédie d’intrigue, ni ne pensait à vanter Sophocle pour son habileté singulière à combiner, monter, et ajuster ensemble tous les ressorts d’un drame. Mettez même que cette habileté soit, comme on l’affirme, indispensable au théâtre et qu’Œdipe roi soit construit aussi adroitement que Diana, la dernière pièce de M. d’Ennery, nous nous refuserons cependant à louer d’abord ce chef-d’œuvre pour un tel mérite, comme à louer un bel édifice pour la qualité de sa charpente ou une belle personne pour l’excellence de son système osseux. Assurément, il est bon que l’auteur dramatique sache le « métier ; » mais s’il se contente de le savoir, même le mieux du monde, au lieu de bons drames et de comédies, il ne produit que des mélodrames et des vaudevilles. En quel temps, en quel pays cet art d’imaginer et de combiner des événemens a-t-il produit œuvre durable, et s’il faut juger les dramaturges selon qu’ils ont possédé plus ou moins parfaitement cet art, quel poète me citerez-vous qui vaille Victor Ducange ou M. Scribe? Ce n’est pas Sophocle ni nos tragiques; ce n’est pas Aristophane ni Molière. Quoi de plus misérable, au gré d’un régisseur de l’Athénée ou des Bouffes-du-Nord, qu’une intrigue de Molière? La moindre « pochade » aujourd’hui est mieux faite et « plus faite » que le Bourgeois gentilhomme et le Misanthrope. Est-ce donc Shakspeare qu’on opposera aux maîtres machinistes du théâtre contemporain? Alas, poor Will!.. Combien misérable, à ce compte, auprès de Caigniez et de Bouchardy, Shakspeare! Qui a parlé de Shakspeare? Savez-vous bien que « la seule pièce dont on lui attribuait jusqu’ici l’invention tout entière se trouve être, en fin de compte, un vaudeville d’actualité ! » Feuilletez, je vous prie, la remarquable Introduction et les Appendices que M. James Darmesteter vient de joindre à son édition classique de Macbeth. Le premier en France, M. Darmesteter communique au public les résultats de l’enquête ouverte en Angleterre par MM, Furnivall et Dowden, chefs de l’école critique, laquelle, au lieu d’accepter l’œuvre entier de Shakspeare u comme un livre révélé, » entreprend de faire, avec discernement et prudence, l’histoire de son génie. Eh bien! écoutez ce rapport et dites si Shakspeare fournit un argument pour notre thèse ou bien contre : « Dans ses premières pièces, dit M. Darmesteter, point de caractères, mais seulement des intrigues ; à mesure qu’il avance, les caractères éclatent et dominent l’intrigue. » Voilà, je pense, qui est clair; et si la proposition paraît péremptoire, c’est assez, pour se convaincre qu’elle l’est à bon droit, de courir aussitôt à l’exemple le plus proche et de suivre le commentaire historique dont l’éditeur accompagne Macbeth.

M. Darmesteter nous montre quels élémens offraient au poète l’histoire et la légende, et suivant quel esprit le poète a modifié ces élémens ; et il conclut à la fin : « La tradition offrait à Shakspeare une matière dramatique, mais la matière seule était dramatique ; transformés par Shakspeare, les caractères mêmes le deviennent. » — Qui était le Macbeth de l’histoire? « Une sorte de Louis XI écossais, arrivé au trône par le meurtre, mais non par la trahison; ce n’est pas un assassin qui égorge un parent ou hôte sous son toit, c’est un ennemi qui fait périr son rival dans la lutte! Devenu roi, il se montre digne du trône et son règne est pour l’Ecosse une ère d’ordre et de prospérité. » Le Macbeth de la légende? Il paraît peu après celui de l’histoire. Pour les partisans du roi vaincu, l’usurpateur n’a pu triompher que parle secours du diable, dont il est apparemment le fils : sa mère fut jadis séduite par le démon; quant à lui, dans un rêve, il vit un jour trois femmes, pareilles aux sœurs de la Destinée, qui lui prédirent qu’il serait roi. Vient un chroniqueur, de fantaisie plus ardente et plus féconde que ses devanciers ; au lieu du rêve, il imagine une entrevue avec les trois sœurs. Mais l’entrevue comme le rêve n’est qu’un épisode, un incident, un ornement dans la vie de Macbeth, et le vainqueur de Duncan demeure dans la légende comme dans l’histoire un personnage dont le caractère n’a rien de dramatique. Shakspeare paraît; il s’empare de ces élémens. Il néglige les motifs divers et matériels d’agir qu’avait le Macbeth de la légende comme celui de l’histoire. Il marque, comme point de départ de son drame, la rencontre de Macbeth et des trois sorcières : la prédiction s’enfonce dans l’esprit du héros, a du premier coup, comme une idée fixe ; peu à peu cette idée corrompt les autres et transforme tout l’homme; » et le drame n’est tout entier que « le récit d’une monomanie. » Qui parle ainsi? C’est M. Taine. Impossible, j’imagine, de dire plus crûment que Macbeth, ce drame où les crimes, les batailles, les révolutions d’état se précipitent, n’est, en dernière analyse, qu’une étude de caractère.

Il serait curieux de faire sur Œdipe, si nous en avions le loisir, la même étude, avec l’aide de M. Constans, que nous venons de faire sur Macbeth avec l’aide de M. Darmesteter. Nous y verrions que la légende d’Œdipe fut rattachée à l’antique Thébaïde pour expliquer par la malédiction d’un père et par une funeste hérédité la haine des frères ennemis et les crimes qui les environnent. Nous y verrions que le texte primitif de l’oracle parle seulement du parricide et nullement de l’inceste. Nous y verrions encore que l’exil d’Œdipe, après la découverte de son double forfait et sa mort à Colone, après l’imprécation lancée contre ses fils, furent inventés sans doute par les tragiques athéniens. Suivant la tradition populaire, Œdipe était mort dans sa ville de Thèbes ; seulement, dans ses dernières années, il ne sortait pas de son palais, où il cachait sa confusion, et s’il avait maudit ses fils, c’était pour des raisons frivoles : selon quelques-uns, parce qu’ils lui avaient envoyé pour son repas, au lieu d’un morceau d’épaule, un morceau de cuisse de bœuf, et parce qu’il avait pensé « qu’ils avaient voulu se moquer de sa cécité. » Les tragiques réduisirent ces matériaux populaires à l’étroite unité du drame ; ils enfermaient Œdipe entre un oracle plus rigoureux que celui de la légende et l’exact accomplissement de cet oracle : dans ce champ clos, il dut confesser, pour l’éternel apitoiement des peuples, ce que souffre l’âme d’un homme trop sagace et prospère quand l’orgueil de son bonheur et la fierté de sa science sont rabattus subitement par la force vigilante du destin. Cette confusion est, quoi qu’on dise, tout ce qui nous intéresse et nous émeut : nous regardons le héros plus que les barrières du champ, et nous suivons en cela le vœu du poète : il s’est occupé bien moins des conditions où son personnage est situé que du caractère de ce personnage et de la manière dont ces conditions le modifient.

Je résiste à la tentation de poursuivre cette étude parallèle d’Œdipe roi et de Macbeth. Cependant il s’y trouverait tel épisode qui ne manquerait pas d’agrément. On pourrait d’abord, pour surprendre et piquer au jeu quelques mythographes de fraîche date, soutenir qu’Œdipe et Macbeth ne sont au fond qu’un même personnage. M. Preller, en effet, prétend qu’Œdipe aveugle est une personnification de l’hiver; nous nous faisons fort de prouver, d’après de bons auteurs, que Macbeth vaincu par la forêt qui marche est une figure de l’Hiver, du malfaisant Hiver, que domine à la fin k frondaison du mois de mai. Sans trop s’attarder à ces tours de critique amusante, on ferait remarquer que, pour s’introduire et s’acclimater en France, Œdipe et Macbeth ont eu les mêmes résistances à lasser. Corneille pensait qu’Œdipe « ferait soulever la délicatesse de nos dames; » il en examinait les vices et concluait avec modestie : « J’ai tâché de remédier à ces désordres au moins mal que j’ai dû. » Avec la même sagesse, Ducis, quand il modifia Macbeth pour notre scène, essaya de « faire disparaître l’impression toujours révoltante de l’horreur, qui eût certainement fait tomber l’ouvrage, » et il « tâcha d’amener l’âme de son spectateur jusqu’aux derniers degrés de la terreur tragique en y mêlant avec art ce qui pourrait la faire supporter. » Ce même Voltaire qui fit un Œdipe et qui, le premier, découvrit Shakspeare à la France, ce même Voltaire écrit dans sa troisième lettre sur Œdipe : « Tout cela n’est guère une preuve de la perfection où l’on prétendait, il y a quelques années, que Sophocle avait poussé la tragédie ;.. » et un beau jour il traite Shakspeare de « saltimbanque qui a des saillies heureuses! » Même sur la scène anglaise, Macbeth a paru amendé, adouci, affadi par ce Davenant, qui se disait fils de Shakspeare, — à peu près comme chez nous Œdipe ne fut longtemps admis que revu, corrigé, mitigé par des experts. Enfin Œdipe et Macbeth ont triomphé presque en même temps à Paris et par le même homme : c’est en 1858 que M. Jules Lacroix fit représenter pour la première fois à l’Odéon sa traduction d’Œdipe; c’est à l’Odéon, en 1863, qu’il fit jouer avec un succès égal sa traduction de Macbeth.

Mais surtout il y aurait un curieux chapitre de philosophie théâtrale à écrire sur l’une en particulier des causes qui gênèrent d’abord chez nous et peut-être en Allemagne le succès de Macbeth. Celle-là plus que toute autre a nui longtemps et nuit encore en France à la popularité d’Œdipe; il faut, avant de finir, y toucher, au moins pour expliquer le malaise dont le public, malgré les exhortations des lettrés, ne peut se défendre en écoutant et même en admirant Œdipe.

Les Français, et surtout les Français réunis au théâtre, ont toujours mis et maintiennent au nombre des libertés nécessaires la liberté morale, — la seule, au demeurant, qui légitime toutes les autres. — En outre, et par une suite logique de cette vieille habitude, ils sentent partout et plus qu’ailleurs au théâtre, un impérieux besoin de justice distributive. Libre arbitre, récompense et châtiment : ainsi peut se résumer le cahier de leurs exigences morales, qui devrait être déposé pour l’instruction des dramaturges, à l’entrée de chaque salle de spectacle, sur le bureau du contrôleur. Il n’entrerait pas dans la cervelle d’un spectateur du Gymnase qu’après quinze ans de libertinage, le héros de la Joie de la maison eût pu contracter des vices qui l’empêchassent de se convertir; et le public du Château-d’Eau jetterait les débris des banquettes à la tête de Catherine la Bâtarde plutôt que de laisser ses crimes impunis après minuit. Voilà pourquoi Ducis avait voulu qu’à la fin Macbeth abdiquât en faveur de Malcolm et se dénonçât lui-même; voilà pourquoi Schiller, par un scrupule qu’approuverait le parterre français, a enjoint aux sorcières de réserver le libre arbitre de son héros. Ce n’est pas que Macbeth, dans Shakspeare, soit traîné malgré lui au crime par la tyrannie des sorcières : leur prédiction n’a pas le pouvoir de lui imposer sa passion ; elle n’est qu’une occasion où cette passion s’éveille, et dès lors, si Macbeth n’est pas libre, ce n’est pas parce qu’une puissance extérieure le mène, c’est parce qu’il est le jouet d’une fatalité intime. Cette conception de Shakspeare est vraisemblable et humaine ; elle satisfait à la fois la poésie et la science, mais elle choque les habitudes du public français. Eh bien! la conception grecque, moins éloignée au fond de notre philosophie usuelle, nous trouble d’abord autant et peut-être davantage. Œdipe, comme tout Hellène, est libre, et voilà qui nous convient; mais, comme tout Hellène, il est borné par l’inévitable Némésis dans l’exercice de sa liberté. Il accomplit volontairement des actes qui se trouvent ensuite être des crimes et des crimes punis comme tels par la nécessité réparatrice de l’ordre. Ainsi donc il est libre, et pourtant ses actes, en tant que motifs d’être puni, ne sont pas, si je puis dire, les gestes de sa liberté. D’ailleurs, il est à la fin plus durement puni que ne méritaient ses fautes, d’après nos idées modernes : par là il devient pour nous un objet de scandale plus encore que de pitié. Je n’entreprends pas d’éclaircir ici les rapports de la nécessité, de la puissance divine et de la liberté humaine selon la religion et la philosophie des Grecs : d’autres l’ont fait ailleurs et mieux que je ne saurais faire. Pour trancher cette question, je conclurais volontiers comme Thésée, dans l’Œdipe de Corneille, après son discours à Jocaste sur le libre arbitre et les oracles :

N’enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
Dans ce profond abîme, où nous ne voyons rien.


Retenons seulement que le public, justement parce qu’il n’y voit pas clair dans ces abîmes, n’admire pas Œdipe sans un sentiment d’inquiétude.

Faut-il espérer que, par le progrès de l’enseignement classique, ces vieilles conceptions nous deviendront moins étrangères? J’avoue que si l’orchestre et le parterre devaient quitter pour une autre leur philosophie à la française, je souhaiterais, moi chétif, de leur voir prendre la philosophie de Shakspeare plutôt que celle de Sophocle : elle serait plus profitable peut-être à l’entente des belles-lettres et de l’art dramatique sur ce terrain choisi de l’étude des caractères. Les auteurs pourront mener les caractères jusqu’au bout et sans les faire fléchir vers des dénoûmens méprisables, quand le public admettra, que « les actes et les pensées de l’homme ne sont pas comme les flots de la mer agités au hasard. » La comparaison est de Schiller, — de ce Schiller qui ménageait le libre arbitre de Macbeth au détriment de son caractère ; — et il ajoute ces paroles qui pourront servir de devise aux dramaturges de l’avenir : « Si j’ai d’abord sondé le cœur d’un homme, je connais à l’avance sa volonté et ses actes. » Ainsi fassent nos écrivains, plutôt que de chercher la gloire de Sophocle sur les traces de Pixérécourt : c’est la grâce que je leur souhaite, et je gage que M. d’Ennery, dans sa conscience, ne me blâmera pas.


LOUIS GANDERAX.