Revue dramatique - Regnard en 1884-1885

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REVUE DRAMATIQUE

REGNARD EN 1884-1885.

Odéon : les Ménechmes, les Folies amoureuses. — Comédie-Française : le Légataire universel, les Folies amoureuses.

Quand j’étais petit, on m’avait dit que Regnard est le second poète comique de la France ; j’ai failli croire, cet hiver, qu’il passait au rang du premier. Depuis quelques années, des critiques, amis particuliers de ce grand homme, inquiétaient et molestaient l’administrateur de la Comédie-Française pour sa négligence envers lui plus que pour toute autre faute contre les classiques. « M. Perrin n’aimait pas Regnard ; » c’était un de ses principaux crimes ; par sa faute, Regnard, pour les jeunes générations, n’était que second poète comique honoraire. Qu’il fût le plus vénérable après Molière, nous le savions sans doute, mais ne l’éprouvions pas ; cet immortel n’était plus qu’un illustre mort, oui, vraiment mort, enterré, perdu. Soudain, un cri d’allégresse traverse Paris : « Regnard est retrouvé ! » Peu s’en faut que M. Weiss, en ce commencement de janvier, n’aborde M. Sarcey à la mode russe pour lui annoncer la bonne nouvelle, et ne le baise sur la bouche en disant : « Regnard est ressuscité ! » Non-seulement cette élite de dévots se réjouit, mais tout le peuple et même la partie la plus frivole ; désormais il ne suffira plus, pour honorer ce vieux saint, qu’on célèbre exactement, tels qu’il les a institués, les exercices de son culte ; il faut qu’on établisse une fête spéciale, commémorative de l’Invention de Jean-François Regnard.

Qu’est-il donc arrivé ? Il est arrivé que M. Perrin a voulu se mettre en règle et que la Comédie-Française a repris le Légataire universel avec M. Coquelin aîné dans le rôle de Crispin. Jamais ce prestigieux talent ne trouva de personnage qui lui fût plus convenable ; il le comprend, il le remplit, il s’y gaudit, il s’y trémousse avec l’importance, avec la vivacité qu’il faut ; à mesure qu’il avance, il s’ébroue plus gaillardement et plus magistralement ; il s’émoustille, il se grise et, dans son ivresse, il se gouverne toujours ; il vibre, il étincelle, il étourdit, il éblouit, et c’est le spectateur, à suivre ce manège, qui perd bientôt la raison. Est-ce un comédien, est-ce le démon de la comédie qui se démène ? Il saute de pied ferme sur une table, il y saute avec lyrisme : Aristophane l’applaudirait ; acclamons-le, Athéniens de Paris ! On l’acclame, en effet, et la variété de ses intonations, aussi merveilleuse que celle de ses gestes, éveille en guise d’écho le tutti le plus enthousiaste qu’oreilles d’acteur aient jamais souhaité. On admet dans ce triomphe M. Clerh, sous-officier de l’art dramatique, libéré de l’Odéon pour se rengager ici, et qui représente Géronte avec assez de décence, de bonhomie et de finesse ; on y fait une part à Mme Jeanne Samary, saine et verdissante Lisette, moins plantureuse, paraît-il, et moins splendide que n’était naguère dans ce rôle Mme Augustine Brohan, mais joviale encore et réjouissante, par sa frimousse et par sa voix. Enfin c’est à Regnard surtout que cette victoire profite : Regnard est à la mode. Volontiers les hommes porteraient des cannes, et les femmes des chapeaux à la Légataire, au moins dans un certain monde qui tient la place un peu élargie des ci-devant « honnêtes gens. » On se sait bon gré de s’amuser ainsi à du classique, et, s’il vous plaît, à un classique plus rare que le Molière ; on s’en félicite comme de goûter un vieux vin qui ne se peut boire que par privilège, qu’on regrettait alors qu’il était oublié du voisin, et qu’on a le mérite de reconnaître aussitôt qu’il est sorti de derrière les fagots. On est content de soi, et ce contentement tourne à l’avantage de l’auteur. Aussi bien, des lettrés congratulent le public sur sa joie et lui en donnent à lui-même les plus belles raisons. M. Sarcey témoigne que Regnard est un Gaulois de bon cru, et M. Weiss qu’il est la fine fleur des Français. Le premier, s’il rencontre des jeunes gens qui font difficulté de se mêler à ces réjouissances, les admoneste paternellement et les plaint ; le second tenait en réserve, depuis certain feu d’artifice qu’il lira naguère en l’honneur de Regnard[1], quelques-unes de ses plus scintillantes et coquettes fusées : il les allume, elles filent dans l’air, et tout ce qui aime la légèreté, la finesse, la clarté en frémit d’aise.

Dans ce remuement général, on s’avise que l’Odéon, lui aussi, a eu sa petite fête, qui a précédé la grande : il a représenté, en décembre, les Ménechmes. M. Amaury figurait le chevalier, et M. Paul Rameau le provincial : de quelque manière qu’ils s’y soient pris, ils ont permis aux gens du quartier, assemblés le lundi soir et dans l’après-midi du dimanche, de se faire des pintes de bon sang. Que sera-ce, l’an prochain, sur la rive droite, quand MM. Coquelin frères nous rendront cette pièce : car il est de toute nécessité qu’ils nous la rendent ? Mais ce n’est pas si longtemps que nous attendrons, après le Légataire, cet autre chef-d’œuvre, les Folies amoureuses : il piaffe déjà, celui-ci, dans la coulisse. Quelques poils à lustrer, quelques pompons à rafraîchir, et voici qu’on laissera s’échapper sur la scène, tout bondissant, caracolant, éclatant de jeunesse et de santé, ce poulain de race française ! Les quelques dégoûtés qui se renfrognaient au Légataire vont se dérider ici ; plus de prétexte à leur méchante humeur ; quoi de plus pimpant, de plus sémillant, de plus aimablement fou que ces Folies amoureuses ? Les semaines, cependant, et les mois s’écoulent ; apparemment, pour cette œuvre parfaite, il faut que les comédiens atteignent à la perfection. Tandis que la Comédie-Française travaille, l’Odéon, cet improvisateur, hasarde encore sa reprise ; mais qu’importe l’Odéon ? Qu’importe la gentillesse de Mlle Real, qui fait Agathe, ou l’animation de Mlle Boyer, qui fait Lisette ? Qu’importe un Amaury, toujours au pied levé sur la brèche, un Kéraval, un Barral ? Ce n’est point à ces gens-là que nous avons affaire, à ces desservans de province qui expédient des messes à bon marché pour le repos des classiques. La paroisse des connaisseurs est rue de Richelieu ; c’est là que nous guettons le Te Deum ; exiger de nous, par les préparatifs qu’on y fait, quelque surcroît de patience, n’est que nous donner le temps de nous faire à nous-mêmes de plus belles promesses.

Hélas ! elle s’est produite enfin, vers la mi-juillet, cette solennité si joyeuse ou qui devait l’être, et si longtemps à l’avance et si glorieusement carillonnée !.. Où l’on devait exulter, on s’est morfondu. On n’a guère ri à ces folies plus qu’on n’aurait fait à des sottises ; et, plutôt qu’amoureuses, on les a trouvées froides. N’allez pas croire pourtant qu’on s’en soit pris à elles, ou du moins à soi-même et pour s’être fait d’elles une trop merveilleuse idée. Une pauvre comédienne était là, Mlle Marsy, qui, sans doute, à écouter pendant une saison entière les voix de Paris, s’était trop persuadée de l’important avantage qu’il y aurait pour elle à officier dans le temple de Molière en l’honneur de Regnard : — ce sont deux puissans dieux ! — Elle montrait dans son jeu trop d’apprêt et d’application : elle paraissait tenir Agathe pour une figure de haute comédie ; elle la raidissait et lui donnait un port presque noble jusqu’en ses gambades ; elle la retenait presque à la terre, au lieu de la laisser légère et dansante ; au moins réglait-elle évidemment ses pas au lieu de feindre que ses entrechats fussent abandonnés à l’aventure. Et de même elle faisait sentir l’artifice de sa diction ; au l’eu de pousser toutes les drôleries de son rôle comme au petit bonheur, elle les articulait avec la science manifeste qui eût convenu peut-être aux périodes de Célimène. Elle avait, d’ailleurs, belle prestance, fier et fin visage, bonne voix de comédienne, grand air d’intelligence, encore que cette intelligence, pour cette fois, se fût fourvoyée ; on pouvait réfléchir aussi qu’il n’appartient pas à tout le monde, ni surtout à une jeune actrice, qui s’est essayée dans trois ou quatre rôles au plus, de composer et d’animer de tels personnages, comme fait M. Coquelin aîné de ce Crispin du légataire, avec un art consommé à la fois et avec toute l’apparence d’une personne qui joue de verve. On pouvait concevoir enfin qu’avec tous ses torts la nouvelle Agathe n’eût pas prévalu contre le mérite de la pièce, s’il eût été réellement tel qu’on se l’était imaginé. Mais point ! Une victime expiatoire suffisait ; elle déchargeait chacun d’une révision de procès littéraire et d’un examen de conscience : elle fut exécutée. À peine si l’on s’abstint de faire crier dans les rues : « La grande trahison de Mlle Marsy ! » Elle avait trahi Regnard, en effet ; par son maléfice elle avait changé l’ouvrage. Ce fut pure bonté d’âme si l’on se contenta de publier qu’elle était incapable de jouer aucun rôle. Ses compagnons furent enveloppés dans sa disgrâce : M. Coquelin cadet avait prêté à Crispin cette bouffonnerie flegmatique et ce je ne sais quoi de férocement fantasque où d’ordinaire le public se délecte ; haro sur le cadet ! M. Clerh fut déclaré aussi terne dans Albert qu’il avait paru finement coloré dans Géronte. Si M. Boucher, chargé du rôle d’Éraste, esquiva la férule, c’est qu’on le négligea comme insignifiant ; si Mlle Kalb, agréable en Lisette, reçut des éloges, c’est qu’on déversa sur elle, pour ne pas la remporter toute, un peu de la bonne humeur qu’on avait apportée ; c’est aussi qu’on pensa, en lui jetant quelques fleurs, vexer davantage Mlle Marsy.

Mais Regnard ? Il sortit de cette épreuve gaillard comme devant. Il aurait couru, après cette chute, « jouer à la fossette » avec son petit camarade Molière, si pareil jeu convenait à la majesté de cet Olympe, où l’un aussi bien que l’autre réside. Quand le Légataire va aux nues, il enlève M. Coquelin avec lui, mais ne lui doit pas son élévation ; quand les Folies s’épatent sur le sol, c’est la faute de Mlle Marsy. Après ces deux événemens, on commente avec la même complaisance le mot fameux : « Qui ne se plaît pas à Regnard, n’est pas digne d’admirer Molière. » On est tout près de l’interpréter ainsi : « De par Voltaire, défense à tous d’honorer Molière sans honorer du même coup Regnard ; » et l’on ne prend pas garde seulement qu’une telle défense serait chimérique. Pourtant, même cette maxime admise, la différence des verbes « se plaire » et « admirer » laisse tous les sentimens et toutes les opinions à leur aise. Encore Voltaire ne dit-il pas combien il faut se plaire à celui-ci pour avoir le droit d’admirer celui-là : est-ce passionnément ? est-ce beaucoup ? est-ce un peu ? Il vaut la peine de le rechercher, et peut-être le moment serait bien choisi pour cette enquête, à la (in d’une campagne théâtrale où Regnard a si fréquemment et si bruyamment reparu. Certes, nous ne nous plaindrons pas qu’on l’ait mis partout : une rentrée lui était due, et nous-mêmes l’avions réclamée pour lui. Personne moins que nous n’est suspect d’hostilité ou même d’indifférence envers le répertoire, et personne n’est plus disposé à reconnaître qu’un tel auteur y doit tenir sa place. Il l’avait perdue, il la reconquiert ; nous en sommes ravi et nous désirons qu’il la garde. « M. Perrin n’aimait pas Regnard, » soupirait quelqu’un, ces jours-ci, sur le mode de l’oraison funèbre ; M. Perrin, nous l’espérons fermement, va sortir de sa léthargie ; on s’était trop hâté de lui désigner des légataires. Mais que ce soit lui qui reprenne, après ces vacances données par la maladie, le gouvernement de la Comédie-Française, ou qu’il le résigne définitivement à des mains plus valides, nous souhaitons que l’intendant de la maison de Molière aime assez Regnard pour lui continuer cette hospitalité qui lui a été récemment rendue. Ainsi, qu’on ne s’y méprenne pas, si nous touchons au héros de l’année, ce n’est pas pour le pousser dehors, mais seulement pour prendre sa mesure.

Le plus grand, après Molière, des poètes comiques de la France, Voilà Regnard tel qu’il se dresse dans l’opinion générale ; d’ailleurs, on n’examine pas quel intervalle sépare le premier du second, et, cette distance n’étant pas marquée, il est à supposer qu’elle est médiocre : on ne cite guère, d’habitude, par ordre de taille, un nain tout de suite après un géant. Cependant si quelqu’un marche après Molière qui mérite d’être nommé aussitôt après lui, sans doute il ne faut pas que ce ne soit que son ombre : or c’est le plus proche soupçon auquel Regnard est exposé. J’ai lu, tout enfant, un volume de contes tirés de Shakspeare ; c’était un recueil de petits récits en prose, qui commentaient de la sorte : « Il y avait une fois un roi, qui s’appelait Lear et qui avait deux filles ;.. » suivait l’histoire du roi Lear, telle qu’une mère pourrait, à l’improviste, la raconter à un garçon de sept ans ; et le reste de même. Tout Shakspeare tenait dans ces innocentes pages, reconnaissable aux grandes personnes et par la fable et par les noms des personnages et par quelques mots fameux ; était-ce bien Shakspeare pourtant ? Je me le suis demandé depuis. — Eh bien ! tout pareillement, dès que je pénètre chez Regnard, j’y reconnais Molière : il s’y retrouve arrangé de cette façon. Regnard a-t-il ce caprice d’écrire, en guise de petit divertissement, une comédie en un acte ? Il se souvient de l’Avare, il le résume : et la Sérénade est achevée. La Sérénade, c’est l’Avare joué, à la manière d’une charade, par des enfans qu’on a menés la veille au théâtre et qui veulent représenter à des amis ce qu’ils ont vu. Voici M. Grifon (Harpagon), qui veut épouser Léonor (Marianne), aimée de son fils Valère (Cléante) ; au lieu d’un souper, c’est une sérénade qu’il prétend donner à bon marché ; au lieu d’une cassette, un collier qu’on lui vole et qu’on lui rapporte ; au lieu d’une bague, ce collier que le jeune homme fait accepter à la belle ; M. Grifon, d’ailleurs, dit à M. Mathieu (maître Simon) : « Je vous donnais, il y a huit jours, un sac de mille francs à faire valoir, dont j’ai votre billet, » et Scapin (La Flèche), qui s’est retiré avec son maître au fond du théâtre, ne manque pas d’en faire la remarque : « Le bonhomme négocie avec les usuriers aussi bien que nous, mais ce n’est pas de la même manière. »

J’ai pris la Sérénade, parce que c’est la première en date des pièces de Regnard que nous connaissions encore, et parce que la naïveté du procédé s’y fait apercevoir à plein ; mais Regnard a continué. Qu’est-ce que le Bal, sinon M. de Pourceaugnac mis en un acte et en vers ? Et le Retour imprévu, sinon, ramassées aussi en un acte, les Fourberies de Scapin ? Dans le Distrait, voici au moins une scène empruntée à Molière : la leçon d’italien que donne le marquis à Isabelle, c’est la leçon de chant que la fille d’Argan reçoit de Cléante. Jusque dans le Joueur, le plus original ouvrage de Regnard, nous saluons un personnage pour l’avoir rencontré ailleurs : sous le nom de la comtesse, comment ne pas voir Bélise ? Dans Attendez-moi sous l’orme. Dorante courtiserait-il Agathe et Lisette à la fois avec tant de désinvolture, et rabrouerait-il si prestement Pasquin qui lui réclame ses gages, s’il n’avait reçu des leçons de don Juan ? Le valet de Démocrite, Strabon, s’engagerait-il ainsi dans un discours sur les atomes s’il n’avait ouï Gros-René disserter sur la comparaison qu’Aristote a établie de la femme et de la mer ? Et Démocrite lui-même philosopherait-il ainsi sur la hiérarchie de l’âme et du corps, s’il n’avait profité des Femmes savantes ? Sans la Critique de l’École des femmes, où serait la Critique du Légataire ? On me dispensera sans doute de rappeler que, pour une fois que Regnard s’essaya dans la tragédie, ce fut aux dépens de Racine : la scène de Britannicus où Néron épie l’entretien de son frère et de Junie a fourni Sapor ; autant la lire dans le texte que la relire ici, même ornée de variantes d’Andromaque et de souvenirs de Bérénice… Mais je m’aperçois que j’ai nommé toutes les œuvres dramatiques de Regnard, — au moins toutes celles qui ont un nom, si chétif soit-il, — sauf justement les trois que nous avons récemment vues au théâtre : oh ! pour celles-là, les rapports qu’elles ont avec le répertoire de Molière nous ont sauté aux yeux ; nous en avons l’idée encore presque aveuglante. Les Ménechmes, bien plutôt qu’une imitation de Plaute, sont un composé d’Amphitryon et de M. de Pourceaugnac. Pour le Légataire, un correspondant de M. Sarcey, M. Th. Reinach, s’est chargé d’en faire l’analyse : « Crispin, écrit-il, c’est Mascarille et Scapin ; Lisette, c’est Dorine et Zerbinette ; Éraste, c’est Dorante du Bourgeois et Valère de l’Avare ; Géronte, c’est Argan du Malade et Harpagon… L’amour de Géronte pour Isabelle, c’est de l’Avare ; la scène avec l’apothicaire Clistorel est du mauvaix Purgon ; jusqu’à l’ignoble chantage des billets dérobés au dernier acte qui rappellent la cassette de Molière ! » Les Folies amoureuses peuvent se dissoudre aussi aisément : Albert, c’est Sganarelle, de l’Ecole des maris, et Arnolphe ; Crispin, c’est Scapin encore et Sganarelle du Médecin malgré lui ; Lisette, c’est Dorine encore et Toinette ; Éraste, c’est Horace, ou un Cléante, ou un Léandre, ou un Valère quelconque ; Agathe, c’est une Isabelle, ou une Lucile, ou une Angélique émancipée. Pour faire court, supprimez par la pensée trois pièces de Molière seulement : les Fourberies de Scapin en première ligne, M. de Pourceaugnac ensuite, et le Malade imaginaire : que restera-t-il de Regnard ? La conjecture est pour faire peur.

Mais à quoi bon tant de rapprochemens ? À quoi bon dénombrer les intrigues, les scènes, les personnages, les vers empruntés par Regnard à Molière ? Les vers ! M. Th. Reinach, ennemi juré de l’auteur, en pourchasse une douzaine à travers le Légataire ; M. J.-J. Weiss, prince des regnardisans et qui regnardise avec délices, lui en citera bien d’autres, épars dans l’œuvre entière du poète. Sur tous ces francs plagiats, détracteurs et panégyristes sont d’accord. Même ils s’entendent sur un point plus délicat. Les plus modérés parmi les assaillans tiennent à peu près ce langage : « Regnard a pris des formes à Molière ; passe ! Molière, lui aussi, a pris plus d’une forme à ses devanciers ; mais il y versait une matière neuve et préférable à l’ancienne. Regnard, au contraire, ne fournit point de matière meilleure, ou plutôt il n’en fournit aucune ; Regnard, c’est Molière vidé, qui reste vide. — Soit ! répondent les défenseurs : il en est plus léger ! » Ils accordent qu’il n’y a dans les ouvrages de leur favori ni peinture de caractères ni peinture de passions ; même, si quelqu’un est tenté de remarquer des traces de l’une et de l’autre, au moins dans le Joueur, ils l’en dissuadent ; si quelqu’un veut estimer, au moins comme croquis de mœurs, le marquis du Joueur, ou le chevalier du Distrait, ou le Ménechme citadin, ils l’en détournent. Ce n’est pas par là, paraît-il, qu’il faut considérer Regnard ; accepter pour lui ces éloges serait le compromettre ; il serait exposé par cette imprudence aux reproches de gens indiscrets, qui exigeraient de lui davantage. Regnard, c’est Molière soulagé de toute sa substance : à merveille ! Délesté, libre et vif, il s’enlève au-dessus des domaines de l’observation dans le ciel limpide de la fantaisie.

Hé donc ! voyez-vous poindre le paradoxe ? Il est bien vrai que les deux Ménechmes, se succédant auprès d’Araminte, ne demandent pas qu’on les prenne au sérieux : autrement l’un serait M. Alphonse triomphant, et l’autre ne me ragoûterait guère plus, qui accepte les restes de son frère. Ni Éraste, des Folies amoureuses, ni Agathe, ne désirent non plus qu’on les traite en personnes de conséquence : ils deviendraient coupables envers Albert d’un abus de confiance et donneraient le scandaleux spectacle d’escrocs impunis. Sans parler de Carlin, du Distrait, qui serait convaincu de tentative d’empoisonnement, Crispin, du Légataire, et sa commère Lisette et cet autre Éraste seraient criminels de lèse-majesté envers la maladie et la mort, complices d’un quasi-meurtre et faussaires, et le tout avec cette aggravation qu’ils sont récompensés pour ces méfaits ; voilà, au plus juste, ce qu’ils seraient, s’il fallait les regarder comme des êtres de chair et d’os, créés par l’observation du poète. Mais il est équitable de les considérer comme des personnages fabriqués par sa fantaisie, ou, pour les désigner d’un mot, des fantoches, et d’opposer en leur nom cette qualité aux revendications de la morale si elle faisait mine de s’avancer contre eux. Oui, de bonne foi, ce ne sont que des fantoches ; l’auteur les tient par des fils, et l’on peut apprécier l’aisance et la promptitude de son doigté : il fait courir l’un après l’autre ces pantins articulés à merveille, il les croise, il les entre-choque, sans les embrouiller ; il les fait grimacer du nez et du menton, des bras et des jambes, comme pour leur plaisir et de sorte que le nôtre s’éveille : au fond, c’est pour le sien.

Leur agitation, en effet, n’est que l’exercice de sa gaîté ; c’est sa belle humeur qu’il leur prête ; c’est pour son compte qu’ils font leurs farces et qu’ils se jouent mutuellement des tours. Rapts, détournemens de fonds, substitutions de personnes, suppositions de testament, parodie de l’agonie, tout cela n’est que facéties de M. Regnard : quand Polichinelle scie avec son bâton le cou du commissaire, ce n’est pas une excitation au meurtre, mais un geste qui fait rire. Ici, l’homme qui tire la ficelle rit le premier, comme s’il devait rire tout seul ; n’est-ce pas, au demeurant, une bonne manière de faire rire les autres ? Et plus il rit, plus il veut rire ; il s’ingénie ou plutôt il s’inspire, il s’exalte. Écoutez Crispin qui délire et conçoit l’idée de se déguiser en Géronte :


Laisse-moi donc rêver… Oui-da… Non… Si, pourtant…
Pourquoi non ?.. On pourrait… J’accouche d’un dessein
Qui passera l’effort de tout esprit humain.
Toi, qui parais dans tout si légère et si vive,
Exerce à ce sujet ton imaginative…
Paix !.. Silence !.. Il me vient un surcroît de pensée…
… Ne troublez pas l’enthousiasme où je suis !


Cette imaginative de Crispin, plus légère et plus vive que celle de Lisette, élancée au-dessus de la raison et enthousiaste d’elle-même, c’est proprement celle de Regnard ; et sa qualité principale ou même sa vertu, — car elle tient là de quoi rendre anodins les poisons auxquels elle touche, — c’est proprement la gaîté. Elle ne pense pas à mal, non plus qu’à bien ; elle pense à se divertir ; et, pour cet effet, elle ne s’adresse ni à la réflexion ni à aucune autre faculté qu’elle-même, en qui elle sait trouver assez de ressources ; elle se distribue en divers personnages, c’est toute la peine qu’elle prend ; et elle jette par leur bouche ces boutades, d’un ressort et d’une saillie qui surprennent, d’une drôlerie si naïve et si parfaitement innocente :


Ce Sénèque, monsieur, est un excellent homme.
Était-il de Paris ? — Non, il était de Rome.


Et ceci encore, d’un valet à son maître, pour faire pendant à cette réplique d’un maître à son valet :


Laissez-moi lui couper le nez ! — Laissez-le aller.
Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier ?


Maître ou valet, c’est toujours Regnard, et dans toutes conditions il est pareillement gai.

Cependant nous voilà ramenés en arrière, vers la Comédie italienne, jusqu’à l’Étourdi et au-delà. Cassandre, Isabelle, Léandre et Scapin suffiraient à ce théâtre ; quatre poupées même y suffiraient, comme à celui de Guignol. Lorsqu’un des bonshommes, avec sa main de bois, cogne la tête de bois du voisin, c’est assez pour faire rire ; et si l’imprésario a de la verve, s’il accompagne de lazzi cette mimique, le rire s’élève et circule par les bancs jusqu’à la fin du spectacle. Ici de même : situation plaisante, mots plaisans ; mais de passions, mais de caractères point. Molière avait quitté la convention pour la nature et les personnages traditionnels de théâtre, alors même qu’il en conservait les noms et les costumes, pour les ridicules aperçus dans la ville et jusque dans la salle. Or, je l’avoue, ce qui me fait le mieux rire, c’est un ridicule que je reconnais ; dussé-je l’avoir connu chez moi, la surprise de le retrouver m’est une secousse agréable. Avec Regnard, je ne cours pas cette chance ; lui-même me rassure là-dessus : Momus, dans le prologue des Folies, est bien son truchement lorsque, après la revue des « originaux » qu’il a rencontrés aux abords du théâtre et desquels on pourrait « extraire des copies, » il offre sa garantie qu’on les respectera discrètement. Ce seraient là, il le sait, « d’amples sujets de comédie ; » mais on négligera cette matière pour donner seulement


Quelques chansons et gentilles gambades,
Quelque agréable petit rien.


Et, pour conclure, il fait ce serment aux spectateurs qui auront écouté favorablement sa troupe :


Je vous promets, foi de dieu véridique !
Que de ma veine satirique
Vous n’exercerez point les traits.


Momus, ou plutôt Regnard, a tenu parole, et je ne risque point de rencontrer dans ses comédies cette humanité qui abonde chez Molière.

À Dieu ne plaise que je compare les Folies amoureuses à l’Ecole des maris et à l’Ecole des femmes ! En vérité, ce ne serait pas de jeu. Mais Dans les Fourberies de Scapin et dans M. de Pourceaugnac, jusque dans ces farces, éclatent presque partout des caractères humains. Quand ce ne serait que le cri de Géronte : « Que diable allait-il faire dans cette galère !, » avec la proposition qui suit : « Il faut, Scapin, que tu ailles dire à ce Turc qu’il me renvoie mon fils et que tu te mettes à sa place jusqu’à ce que j’aie amassé la somme qu’il demande ; » — quand il n’y aurait que ces ouvertures données par Molière, elles suffiraient pour qu’on vît au travers une âme d’homme, — Et ce Pourceaugnac qui déclare : « Ce n’est pas tant la peur de la mort qui me fait fuir, que de ce qu’il est fâcheux à un gentilhomme d’être pendu ! » Et le médecin qui dit de lui : « On me l’a mis entre les mains, et il est obligé d’être mon malade ! » Et l’apothicaire, qui dit de ce médecin : « Voilà déjà trois de mes enfans, dont il m’a fait l’honneur de conduire la maladie, qui sont morts en moins de quatre jours, et qui, entre les mains d’un autre, auraient langui plus de trois mois ! » Tous ces farceurs, dans leurs farces, me découvrent le fond de l’homme : qui la vanité, qui l’égoïsme, qui la sottise, biens communaux dont je sais que je participe et dont je trouve que tel ou tel, mon voisin, a plus que sa part. Semblable accident ne m’arrivera pas si je regarde la gesticulation, si j’écoute le bruit des Ménechmes : ici je n’ai plus affaire à mes semblables. — Enfin, lorsque j’entends le Malade imaginaire répondre à sa servante, qui lui fait observer que, « sa fille n’étant point malade, il n’est pas nécessaire de lui donner un médecin pour mari, » lorsque je l’entends répondre : « C’est pour moi que je lui donne ce médecin, » — oh ! à ce coup, je reconnais mon prochain : Vox hominen sonat ! Cette seule phrase est comme un réflecteur d’où s’éclaire toute la comédie, et je vois combien de vérité celle-ci renferme, et, partant, combien de morale. Trouverai-je dans le Légataire par celle de l’une ou de l’autre ? C’est naïveté de le demander, maintenant que Laharpe n’est plus là pour me répondre : — il avait découvert que l’objet de cette pièce est de peindre les inconvéniens du célibat ; vénérons sa bonne volonté !

J’entends bien qu’aujourd’hui nous sommes tellement soûls d’observation ou plutôt de psychologie, — pour appeler du mot à la mode ce qu’on appelait jadis connaissance du cœur ; — nous sommes tellement gavés de cette science appliquée à toute la littérature ; nous sommes, au théâtre en particulier, si fatigués par des indigestions de morale qu’un ouvrage dénué de tout cela nous est un rafraîchissement bienvenu. Elle arrive à point pour nous plaire, une pièce vide comme une bulle de savon, inutile comme une fleur ! Tant d’écrivains nous attachent aux réalités, et quelques-uns si grossièrement, que nous sommes prêts à remercier l’auteur dont la fantaisie nous emporte dans le rêve. Encore serait-il permis peut-être de rechercher dans quel rêve : si c’est dans le Songe d’une nuit d’été, ou dans l’hallucination qui suivrait d’aventure une soirée passée à la foire Saint-Germain ; si c’est l’Ile de Prospero où l’on m’enlève, ou si celle-là n’en diffère pas trop dont Crispin est l’Ariel. Il se peut au moins que mon plaisir plus ou moins vif en dépende. Vous me ravissez loin de cette terre ; à la bonne heure ! Mais n’est-ce que pour me transporter dans une sphère où quelque joyeux pitre se travestit avec impunité en gentilhomme campagnard, en dame de province, en moribond afin de détourner un héritage vers son maître ? Ajoutons que dans ce pays chimérique un frère peut, sans plus de périls, tendre des traquenards à son frère pour lui dérober un mariage et une succession. Mettons enfin que, dans cet eldorado, un galant a le droit d’emporter à la barbe d’un tuteur et sa pupille et sa bourse ; qu’une fille honnête a licence d’y prendre toute sorte de costumes, voire celui de dragon ; et que la jeunesse amoureuse y triomphe de la jalouse vieillesse au point de lui cracher au nez. Avec tout cela et sans rien de plus, il se pourrait que cette vision ne me parût que faiblement charmante, et que l’avantage d’avoir quitté ce monde-ci pour celui-là me semblât médiocre. Que ces jeux soient innocens, d’accord, mais je puis les trouver enfantins et m’apercevoir, à les regarder, que je ne suis plus un enfant. « Les Français ne sont plus gais, » écrivait Sainte-Beuve en 1852, au début d’un article sur Regnard ; et, pour ne rien forcer, il notait qu’ils le sont « de moins en moins. » On assure, en effet, qu’ils le sont moins encore aujourd’hui ; et peut-être, à mesure que le temps va, les hommes en général et ceux-ci en particulier acquièrent-ils des raisons de l’être moins toujours. Je ne serais donc pas surpris, après avoir examiné la fantaisie de Regnard et la qualité des objets où elle se porte, après m’être examiné moi-même, de découvrir que je ne suis plus assez gai pour qu’elle m’égaie.

Mais qu’on nous fasse grâce, à Regnard et à moi, de ce double examen ; il suffit que ses partisans tournent à son avantage la propriété qu’il a d’être vide, par la fatigue qu’ils éprouvent d’auteurs plus substantiels, et surtout par le dégoût de certains remplissages et par la crainte d’en retrouver de pareils. M. Weiss lui fait ces complimens qu’il est « tout en superficie,.. sans goût de réflexion,.. ni spéculatif, ni philosophe, ni censeur des mœurs, » et qu’il « eût donné volontiers toutes les finesses des moralistes et toute la métaphysique des passions pour un quartaut de condrieux. » Voilà des éloges pour un auteur comique ! Et pour le plus grand que nous ayons après Molière ! Sérieusement, il vaut mieux être vide que bourré de méchans riens ; mais j’imagine, et M. de La Palisse y suffirait, qu’il vaut encore mieux être plein de bonnes choses. Donner le contraire à entendre est un jeu de dilettante ; libre aux délicats de le jouer ; ils justifient par là et patronnent la joie des grossiers qui se plaisent aux jeux de scène de Crispin ou d’Agathe comme à telles bouffonneries de petit théâtre. Le commun du public, où je comprends beaucoup de gens du bel air, retrouve ici, avec la garantie de la Comédie-Française, doublée de celle des plus fins critiques, la pièce à quiproquos et travestissemens à laquelle M. José Dupuis et Mme Judic l’ont habitué : quelle aubaine ! À l’improviste, et justement peut-être où il craignait quelque chose qui fût au-dessus de son intelligence et de son goût, il rencontre son plaisir ordinaire, et des experts lui jurent que, cette fois, ce plaisir est noble. Si, d’ailleurs, il l’y rencontre, c’est à la condition seulement que les comédiens soient bons, de la même manière qu’ils le sont au Palais-Royal et aux Variétés : « Il les faut espiègles, alertes, vifs pour ces artifices de scènes où il ne peut y avoir de naturel que leur talent. » Qui parle ainsi ? M. Désiré Nisard, le seul peut-être parmi les grands juges qui soit demeuré incorruptible aux séductions de Regnard : n’est-il pas celui qui le plus difficilement abdique les droits de la raison ? Et si quelqu’un doutait de la justice de son arrêt sur ce point, je lui rappellerais que M. Coquelin et Mlle Marsy en ont fait récemment l’épreuve et la contre-épreuve. Donc, représentés par certains artistes, les ouvrages de Regnard agréent au gros des spectateurs par les mêmes raisons pour lesquelles tant de vaudevilles éphémères lui agréent ; d’autre part, quelques raffinés exagèrent, par élégance de paradoxe, le bienfait qu’ils en reçoivent : ayant désigné ces deux classes, je crains que, de tous les fanatiques auxquels Regnard, cette année, a tant arraché de cris, je n’en aie omis aucun.

Aussi bien je n’ai garde d’oublier le meilleur titre de Regnard à la faveur de ces enthousiastes, au moins des cultivés, — car, pour les autres, ce titre-ci est de luxe : — je veux parler de son style Et si j’insiste peu sur ce mérite, ce n’est pas pour le diminuer, au contraire : c’est parce qu’ici j’accorde immédiatement tout ce que le défenseur demande, ou presque tout. Le vers de Regnard est souvent négligé, à ce point que « réserve » y rime avec « grève ; » il est souvent faible et plat ; mais toujours il est facile, et que de fois d’une belle venue, d’un seul jet ! Que de fois il est parfait, avec les grâces de l’abandon ! Que de fois preste et leste ! En combien de passages aussi est-il plein, solide sans dureté, brillant et sonore ! Mais surtout la langue en est bonne : réserve faite, ici encore, pour les négligences, je conçois qu’aujourd’hui, après les abus de la poésie romantique, des lettrés goûtent particulièrement celle-ci, où chaque mot a tout son sens et n’en a point d’autre. C’est par la langue, oui certes, que Regnard est succulent, savoureux, délicieux ou plutôt délectable : il la tient de bonne tradition française ; il l’a même gardée plus grasse que beaucoup d’écrivains du XVIIe siècle, auquel pourtant il appartient encore ; pour le concret du style, par-delà les cartésiens, il rappelle Régnier. Qu’on l’en félicite donc, pourvu que ce ne soit pas aux dépens de Molière : celui-ci, au gré de M. Weiss, n’a point assez de ces « épisodes fleuris » où l’autre excelle. Mais c’est que Molière est un auteur dramatique et ne s’arrête pas, comme un tourneur d’épîtres, à façonner des morceaux reluisans. Et, d’ailleurs, à combien plus d’idées et combien plus relevées sa langue ne suffit-elle pas !

Poète, ou plutôt bon écrivain envers, et naturellement bon, Regnard l’est sans doute ; quel barbare le contesterait ? Un parfum de style a embaumé pour l’avenir les parades qu’il a improvisées, en veine de belle humeur, sur les traces de Molière, Mais comique, tout de bon, l’est-il ? Qu’est-ce qu’une comédie d’où l’homme est absent ? Regnard, j’imagine, aurait pu l’y mettre ; il avait des yeux pour le voir, il le voyait, si j’en crois quelques traits de ses pièces et quelques passages de ses épîtres ; mais, pour ne point se donner de tracas, pour ne pas attrister son épicurienne demeure d’entre la rue de Richelieu et Montmartre, ou sa seigneuriale résidence de Grillon, il préféra se divertir avec des poupées. On n’est pas comique à si peu de frais : le contemplateur, Molière, en a su quelque chose. Il fut moins heureux, il est moins « gai. » J’avoue cependant que je « me plais » avec lui autant que je « l’admire : » n’est-il pas, celui-ci, vraiment délicieux autant que fort ? Après lui, bien loin après, s’il fallait nommer comme auteur comique un de nos anciens, c’est Marivaux que je choisirais : outre qu’il fut original, s’il ne peignit pas tout l’homme, il peignit du moins avec délicatesse quelques parties exquises de son âme. Mais votre client, monsieur Weiss ! je ne veux pas m’emporter à des représailles : je résiste à la tentation de murmurer que celui qui, d’un cœur sincère, « se plaît » passionnément avec Regnard, celui-là n’ira pas plus loin et u n’admirera » pas Molière ; je consens à me plaire un peu, beaucoup même avec cet aimable compagnon, et je trouve bon que chacun s’y plaise tant qu’il peut. Je dois pourtant constater que, dans cette brève étude, ayant rapproché toutes les œuvres de Regnard et quelques-unes de celles de Molière, nous en avons vu la différence ; et que Molière, par surcroît, a fait de petits ouvrages qui s’appellent, — pour n’en citer que deux encore : — le Misanthrope, Tartufe. Après cela, qu’on fasse tous les éloges qu’on voudra de Regnard, et qu’on se récrée avec lui, si l’on y est destiné, plus qu’avec Molière, mais, comme disent les bonnes gens, qu’on ne les nomme pas tous les deux dans la même journée !


LOUIS GANDERAX.

  1. J.-J. Weiss, Essais sur l’histoire de la littérature française ; Michel Lévy. Paris, 1865.