Revue littéraire, 1859/03

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Revue littéraire, 1859
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 21 (p. 1005-1006).

Souvenirs d’un Officier du 2e de Zouaves, 1 vol. in-18, chez Michel Levy, 1859.


Ce petit livre, d’un esprit tout militaire, est l’œuvre d’un soldat. Il est très simple d’accent et de forme, dénué de toute prétention, et cependant il vient au monde avec je ne sais quelle teinte de mélancolie héroïque et funèbre qu’il tient du moment même où il voit le jour, d’une douloureuse coïncidence. Le nom de l’auteur n’est point inscrit sur ces pages ; hier encore c’était le nom d’un chef d’élite plein de vie et de force, aujourd’hui c’est le nom d’un mort. Ce zouave qui raconte ses souvenirs était, il n’y a que quelques jours, un des plus jeunes capitaines de notre armée, un homme formé et élevé au feu des dernières guerres d’Afrique et d’Orient : c’était le général Cler, tué l’un des premiers, presque au début de la guerre d’Italie, dans cette décisive et sanglante action qui a ouvert la Lombardie et les portes de Milan aux armées alliées. Le général Cler avait sans doute bien autre chose à faire depuis un mois qu’à s’occuper de littérature, même de littérature militaire. Ce petit livre, écrit dans un intervalle de repos, avant la nouvelle campagne, apparaît aujourd’hui comme une sorte de testament. On y voit un soldat actif, intrépide, plein d’ardeur pour son métier, élevé au grade de général pour actions de guerre à trente-huit ans et subitement frappé à mort dans toute sa virilité, à quarante-deux ans, au moment où il conduit ses bataillons. C’est la carrière de tant d’officiers dont la vie fut remplie d’actes d’une entraînante résolution, et qui se sont trouvés arrêtés tout à coup en face de l’avenir qui s’ouvrait devant eux. Le général Cler, lui aussi, était sorti des zouaves comme beaucoup de ces généraux qui sont aujourd’hui à la tête de nos divisons. Il avait été successivement lieutenant-colonel et colonel du 2e régiment de zouaves, et nul assurément n’avait plus de titres pour raconter l’histoire domestique de ce corps, qu’il avait conduit dans les plus chaudes mêlées de la guerre d’Orient.

Le mérite de ce petit livre n’est point de raconter de nouveau des scènes connues, ou d’être uniquement l’expression des souvenirs personnels d’un brillant soldat. C’est le journal du régiment depuis sa formation à travers tous les épisodes dont il fut l’acteur et souvent le héros, et ce journal, déjà marqué du sceau d’une douloureuse coïncidence, a de plus une opportunité singulière et émouvante en paraissant au moment même où de nouveaux combats viennent remettre en lumière tout ce qu’il y a d’énergie et de ressources dans ces soldats qui en un jour de gaieté se sont donné à eux-mêmes le surnom peu rassurant de chacals. Cette vaillante troupe des zouaves a une place à part dans notre organisation militaire. Elle n’est point précisément l’œuvre d’un décret administratif ajoutant un numéro de plus à notre armée ; comme tout ce qui est vigoureux et destiné à devenir une force, elle est née en quelque sorte spontanément, sans qu’on y songeât, de toutes les nécessités de la guerre d’Afrique. Primitivement formée un peu au hasard, l’institution s’est développée d’elle-même. On pourrait dire que ces zouaves sont à quelques égards l’image de notre conquête africaine. Au premier moment, on ne savait trop encore ce qu’on ferait : on voulait tout au plus occuper le littoral ; puis insensiblement nous avons eu un empire définitivement annexé à la France sur l’autre bord de la Méditerranée. Les zouaves ont une histoire qui n’est pas très différente. Ils ne formaient d’abord qu’une troupe aventureuse toute locale, avec un notable mélange d’élémens indigènes. Peu à peu le corps agrandi, l’élément indigène a été rejeté : il n’est plus resté qu’une troupe toute française durcie à tous les périls et à toutes les fatigues ; puis le jour est venu où l’unique régiment qui a existé pendant longtemps n’a plus suffi : avec le noyau primitif, on a formé trois régimens liés entre eux par les souvenirs, par le nom, par le costume, et gardant toujours cette physionomie originale et distincte dans les masses épaisses de l’infanterie française. Ces trois régimens, dont la création remonte à peine à quelques années, ont été depuis sept ans partout où il y a eu un combat, et chacun d’eux a déjà son histoire. Ils ont été décimés par le feu et par les maladies, ou plutôt ils ont été presque entièrement renouvelés ; c’est toujours le même esprit, cet esprit traditionnel qui fait d’un régiment une sorte de famille guerrière groupée autour du drapeau.

Telle est l’histoire que raconte pour sa part l’auteur des Souvenirs d’un Officier du 2e de Zouaves. Ce que ces soldats sont capables de faire, on n’a qu’à le relire dans les récits du général Cler sur la campagne de Crimée. Ils n’ont pas du tout l’héroïsme sombre, comme on sait ; ils se consolent par un mot de bien des fatigues et de bien des peines, toujours prêts à recommencer. Qu’on se souvienne surtout de cette terrible nuit du 23 au 24 février 1855, où deux bataillons de zouaves se précipitèrent sur les ouvrages russes pour les bouleverser, et dans l’obscurité la plus profonde livrèrent le plus effroyable combat. Le colonel Cler fut sur le point d’y rester ; il se sauva presque miraculeusement, et en regagnant les tranchées françaises il se heurta contre des zouaves qui revenaient à la charge, quoique la retraite fût sonnée. « Où allez-vous ? leur cria le colonel. — Ah ! c’est vous, mon colonel, lui dirent ces braves gens ; on nous avait dit que vous étiez pris, nous allions vous chercher, fût-ce au milieu de Sébastopol. » A la fin de la campagne, il ne restait plus que quelques détachemens de cette valeureuse troupe. Le général Cler raconte plus d’un épisode intéressant de ces scènes ; il fait revivre en un mot ce régiment dont il fut le chef, avec son esprit, sa manière d’être, ses joviales façons et son héroïsme. Ces souvenirs s’effacent aujourd’hui devant des luttes nouvelles. Un fait curieux à remarquer dans ces actions de guerre qui se multiplient aussi bien que dans les récits du général Cler, c’est le caractère nouveau de notre armée, ce caractère qui peut se montrer d’une façon plus originale chez les zouaves, mais qui se retrouve partout, l’intelligence individuelle du soldat. Autrefois les armées étaient des masses mises en mouvement par des têtes intelligentes chargées de les conduire ; aujourd’hui nos soldats marchent en quelque sorte d’eux-mêmes : ils concourent de leur esprit à l’action ; ils pénètrent quelquefois le secret des mouvemens qu’on leur ordonne, et cette sorte d’intelligence critique vient en aide à l’entrain indomptable du courage au lieu de l’affaiblir. Le général Cler, dans ses récits, laisse bien voir ce caractère nouveau de notre armée, et dans cette bataille même où il a succombé, ses soldats ont montré une fois de plus ce que peut cette alliance de l’intelligence et de l’intrépidité chez des hommes conduits par des chefs vigoureux.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.