Revue littéraire - 14 décembre 1847

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Revue littéraire - 14 décembre 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 1142-1146).
REVUE LITTÉRAIRE


Nancy, histoire et tableau, par M. P. Guerrier de Dumast[1].-Parmi les ouvrages historiques qu’enfante si abondamment le patriotisme provincial, on en remarque bien peu qui méritent d’être distingués comme présentant un intérêt plus élevé que l’intérêt local, et pouvant servir à l’histoire générale de la France. C’est à cette catégorie trop peu nombreuse qu’appartient le livre de M. P. Guerrier de Dumast sur l’histoire de Nancy. Les souvenirs qu’y évoque l’auteur sont un héritage commun, pour ainsi dire, à la France et à cette province de Lorraine dont les destinées ne s’unirent aux destinées de la monarchie qu’après en avoir été long-temps séparées. L’ouvrage de M. de Dumast est divisé en deux parties : l’auteur consacre la première à l’esquisse rapide des accroissemens successifs de la ville de Nancy. Il rappelle les faits notables qui se rattachent à son histoire et à celle de la Lorraine et de ses ducs. M. de Dumast s’attaque hardiment aux préjugés les plus enracinés dans le pays dont il raconte l’histoire. Peut-être même son zèle de rectification est-il poussé trop loin, particulièrement en ce qui touche le règne de Stanislas. L’expression de vandalisme doucereux appliquée au système de ce prince nous paraît, sinon injuste en présence des faits nouveaux que M. de Dumast nous révèle, au moins trop sévère, et quelques éloges accordés de mauvaise grace ne rachètent pas ce qu’il y a d’excessif ici dans les reproches. Pour nous, c’est une preuve suffisante des mérites de Stanislas que d’avoir pu, malgré les glorieux et touchans souvenirs de ses deux prédécesseurs, parvenir à faire oublier sa qualité d’étranger, et, marchant à la postérité avec un cortége de vertus vraiment royales, d’avoir mérité d’unanimes et incontestables regrets. Si d’ailleurs le livre de M. de Dumast mérite en général de sincères éloges au point de vue de l’exposé des faits historiques, si c’est peut-être le seul ouvrage qui donne un résumé clair et correct de la carrière fournie par les souverains d’Austrasie, notamment de l’époque de transition qui précéda et amena l’absorption de la Lorraine par la France, on peut y relever cependant quelques erreurs de détail, quelques assertions hasardées, quelques traditions trop légèrement acceptées. Ainsi, entre autres méprises, dont au reste quelques chroniqueurs partagent avec lui la responsabilité, il en est une surtout que nous ne saurions passer sous silence. Il nous a paru que M. de Dumast avait complètement méconnu le caractère du grave événement qui a décidé en quelque sorte de l’annexion de la Lorraine à la France nous voulons parler de l’occupation de Nancy par les armées de Louis XIII. Nous ne saurions admettre l’exposé des transactions relatives à l’entrée des troupes françaises à Nancy ni dans l’ensemble, ni dans les détails ; la plupart des faits que rapporte M. de Dumast sont en contradiction directe avec tous les documens les plus authentiques. M. de Dumast est tombé dans une grave erreur quand il a attribué les revers du duc Charles de Lorraine à la mauvaise foi et au parjure du ministre de Louis XIII. La duplicité et l’astuce furent au contraire les armes habituelles du duc lorrain. Seulement elles ne parvinrent pas à triompher de la vigilance, du génie et de la fermeté de Richelieu. Nous ne saurions donc partager l’opinion que l’auteur émet comme en passant sur ce grand ministre. Nous déplorerons avec lui les nécessités cruelles de la politique du cardinal ; mais il n’en faut pas moins reconnaître que Richelieu a sauvé la France d’un démembrement, et qu’il a rappelé aux grands et aux princes ce respect pour les lois qu’alors ils observaient si peu.

M. de Dumast, dans les notes qui accompagnent son livre et qui en sont le développement raisonné, a qualifié aussi d’une manière bien sévère le caractère et la personne de Louis XIV. L’histoire a jugé plus favorablement le roi et le politique, et, si l’homme privé semble plus vulnérable, il fallait du moins passer sous silence des écarts dont les princes ses contemporains ne surent pas mieux se garder. Un parallèle entre le grand roi et Charles IV de Lorraine démontrerait, même à ce point de vue, que les convenances étaient plus sérieusement encore méconnues par le duc lorrain.

M. de Dumast est plus heureux quand il nous décrit les règnes de Léopold, et de François IV. Sa plume retrace avec beaucoup de charme les merveilles de cet âge d’or de la Lorraine. M. de Dumast a raconté aussi avec une vérité touchante les déchiremens cruels déterminés par l’installation glorieuse de la maison de Lorraine sur le trône d’Autriche. Ces pages, vivement écrites, nous amènent à un nouveau règne, à celui de Stanislas, qui devait clore si brillamment la série des monarques lorrains. La tâche de ce prince était difficile. Placé sur le trône par l’étranger, il lui fallait conquérir l’amour des Lorrains et créer des sympathies pour la France là où les malédictions avaient jeté de si profondes racines. Stanislas ne faillit pas à cette œuvre en apparence impossible ; il sut préparer une réunion devenue nécessaire et l’accomplir sans secousse, sans violence. L’admirable bon sens des Lorrains lui vint en aide, il est vrai, car eux aussi avaient compris qu’il fallait renoncer aux illusions d’un passé glorieux et cher, et qu’il fallait se rallier franchement à la nation avec laquelle ils avaient le plus de rapports de mœurs, d’idées et de langage.

La seconde partie de l’ouvrage de M. de Dumast est toute descriptive ; mais la description ramène encore l’auteur à l’histoire. Il ne néglige aucune occasion d’apprécier, à propos des monumens ou des beaux sites de la Lorraine, les hommes illustres dont ils gardent le souvenir. La fondation de Nancy est, par exemple, spirituellement racontée et expliquée. « Le beau vallon, dit M. de Dumast, où vont se perdre l’un dans l’autre, devant Frouart, les deux principaux cours d’eau de la Lorraine (la Moselle et la Meurthe), n’offrait au XIe siècle aucun espace large et libre, qui pût inviter à y placer des constructions nombreuses. Épais abri des bêtes farouches, il était couvert tout entier par une des ailes de l’immense forêt de Hais, dont les verts et sombres fourrés renfermaient bien peu de clairières, si ce n’est autour des romantiques donjons de Bouxières et de Liverdun ; mais, à deux petites lieues du confluent, s’ouvrait un bassin vaste et fertile, propre au labourage, au commerce, à tous les développemens d’aisance que réclame une ville souveraine. Là, sur la limite des coteaux et des plaines, du pittoresque et de l’utile, de la région boisée et de la région cultivée ; là, par la seule force des choses, s’élevèrent les édifices de la résidence ducale. Nancy ne fut autre chose que Frouard, reculé de deux lieues pour se trouver établi sur un terrain plus vaste et plus commode. Placé au point de jonction de quatre anciennes contrées naturelles, le Saintois, le Scarponnais, le Chaumontais et le Saulnois, Nancy représenta leur alliance ; il représenta surtout la réunion de la Meurthe et de la Moselle, et les sentimens des populations répandues le long de ces deux rivières et de leurs affluens. Aussi fut-il dès l’origine une idée grande et vraie, par conséquent une idée forte. C’est pourquoi il fut appelé de bonne heure, et long temps, et toujours, à jouer un rôle bien au-dessus de ce qu’annonçait la médiocrité de son enceinte. »

Le sentiment qui domine la partie historique du livre de M. de Dumast domine aussi la partie pittoresque. La vieille Austrasie a laissé sur le sol de la Lorraine non-seulement de curieux monumens, mais une forte empreinte morale. Faire revivre les qualités qui font l’originalité du génie lorrain en rappelant à la génération actuelle les glorieux exemples des générations qui l’ont précédée, c’est remplir une tâche qui mérite tous les encouragemens de la critique sérieuse. Cette tâche, M. de Dumast se l’est proposée, et il l’a remplie. Pourtant sa modestie semble regarder son œuvre comme incomplète. Ce qu’il rêve comme le meilleur moyen de ranimer dans tous les cœurs l’énergique sentiment de l’originalité lorraine, c’est un musée spécialement ouvert aux monumens si nombreux et si divers du génie austrasien. Dans ce musée à la fois bibliothèque et galerie, on trouverait les chefs-d’œuvre de Callot, de Claude Lorrain, de Richier et d’Adam à côté des armures des chevaliers, les tapisseries de la tente du Téméraire à côté des drapeaux enlevés aux musulmans. Toutes les collections de livres et de manuscrits relatifs à l’histoire de la province, aujourd’hui dispersées ou enfouies, seraient là réunies dans un seul groupe, dans un ensemble harmonieux. Une telle idée pourrait, ce nous semble, être heureusement appliquée à la plupart des musées de la province, dont l’organisation actuelle laisse tant à désirer. Le culte des antiquités provinciales, après avoir traversé sur les divers points de la France une période d’engouement puéril, atteindrait ainsi sa période d’organisation et d’activité régulière. Des livres comme celui de M. de Dumast doivent être à ce propos signalés comme d’heureux symptômes. Si de pareils travaux se multipliaient, ce ne serait pas seulement l’histoire de telle ou telle province, mais l’histoire même du pays, qui en profiterait.


KOPERNIK ET SES TRAVAUX, par M. Jean Czynski[2]. — Jusqu’à présent le nom de Kopernik n’a guère rappelé à l’imagination que l’homme de génie qui, réformant le système du monde adopté par les anciens, jeta les premières bases des travaux astronomiques de Galilée, de Kepler, de Descartes et de Newton. C’était déjà une assez belle gloire pour le savant polonais d’avoir été le précurseur de ces éminens fondateurs de la science moderne ; mais cette illustration n’a point paru suffisante à l’un des compatriotes du chanoine de Warmie. M. J. Czynski s’est imposé spontanément, — comme il le dit lui-même à la fin de son ouvrage, — la tâche de prouver combien Kopernik a influé par ses découvertes sur le mouvement intellectuel et moral de la civilisation. Pour lui, Kopernik est avant tout un socialiste antérieur de trois siècles[3] à Saint-Simon et à Charles Fourier, un réformateur méconnu dont les découvertes sidérales ont préparé de longue main les doctrines humanitaires que ces hardis novateurs se sont efforcés de propager. « L’astronomie, s’il faut en croire l’auteur de Kopernik et ses travaux, ne serait qu’un amusement frivole, si la découverte des harmonies célestes et du code sidéral ne devait pas trouver une application aux relations sociales, aux lois qui doivent gouverner les hommes et les états » Non-seulement nous ne partageons pas cette opinion, mais nous regrettons vivement de voir qualifier d’amusement frivole la science qui sert de base à la géographie et à la navigation, ce puissant moyen de communication sans lequel à coup sûr toutes les doctrines humanitaires, rêvées par les adeptes du socialisme, ne sauraient s’étendre d’un hémisphère à l’autre. Quoi qu’il en soit, si le système de M. Czynski donne prise aux objections, il a du moins le mérite de la singularité. Selon lui, Nicolas Kopernik fut conduit par une piété ardente et sincère à la contemplation directe des merveilles de la nature. La foi éleva sa pensée jusqu’au créateur, dont les œuvres reproduisent sans cesse à nos yeux ces trois grands principes de toute organisation matérielle ou morale : unité, attraction et harmonie. Ces trois principes que Kopernik constatait dans le système sidéral, pendant cette période même de libre examen qui prépara l’émancipation religieuse d’une partie de l’Europe, sont précisément ceux qu’ont inscrits sur leur bannière les réformateurs modernes. Dans les idées de M. J. Czynski, la découverte de Kopernik doit donc être considérée comme le prélude indispensable du saint-simonisme et du fouriérisme ; et ce serait lui faire un tort incalculable que de nier cette part éclatante qu’il a eue dans la régénération universelle qu’un avenir plus ou moins prochain doit voir accomplir. Telle est la pensée du livre de M. Czynski, où l’on remarque en outre plusieurs détails intéressans, quoique minutieux, sur la biographie de Kopernik. Le nom du savant astronome est trop souvent répété par les géographes de tous les pays, pour qu’il ne soit pas nécessaire de connaître au moins quelques-unes des circonstances de cette vie si utilement remplie.


— Sous le titre d’Etudes sur les fondateurs de l’unité nationale en France[4], M. L. de Carné vient de publier un important ouvrage dont plusieurs parties avaient déjà paru dans cette Revue. C’est une suite de monographies historiques, qu’une idée commune réunit et domine, l’idée de l’unité française, dont l’auteur a étudié le développement et marqué les progrès depuis Suger jusqu’à Richelieu.


— Une bibliothèque riche en documens imprimés et manuscrits sur la littérature sacrée doit être mise en vente le 20 de ce mois, à la Sorbonne : c’est celle de feu M. l’abbé Guillon, professeur d’éloquence sacrée à la Faculté des Lettres. Le catalogue de cette bibliothèque[5] mérite à plusieurs titres d’être signalé à l’attention des amis des livres. En effet, cette collection, sans exclure les bons ouvrages en tous genres, se compose spécialement de ces grands et précieux recueils sur l’histoire de l’église, les pères grecs et latins, l’éloquence de la chaire, etc., qui se trouvent si rarement dans les bibliothèques ordinaires, et qui sont cependant les élémens indispensables des fortes études théologiques.


  1. En vente chez MM. Sagnier et Bray, rue des Saint-Pères, 64, à Paris.
  2. Un vol. in-8o, chez Jules Renouard.
  3. L’ouvrage de Kopernik, intitulé de Revolutionibus orbium coelestium, ne parut qu’en 1543, peu de jours avant la mort de l’auteur ; mais il était complètement achevé depuis plus de treize ans, lorsque celui-ci se décida enfin à le faire imprimer à Nuremberg, avec une dédicace adressée au pape Paul III.
  4. Deux volumes in-8o, chez Sagnier et Bray, rue des Saints-Pères.
  5. Chez Delion, quai des Augustins, 47.