Revue littéraire - 31 janvier 1864

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Revue littéraire - 31 janvier 1864
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 774-776).


I. Essais politiques et philosophiques, par lord Macaulay, traduits par M. G. Guizot. II. Essais sar l’Histoire d’Angleterre, par le même[1].

Lord Macaulay n’est plus un inconnu en France, il est devenu à peine un étranger, tant ses ouvrages se sont rapidement popularisés. Il représente parmi nous la vie intellectuelle anglaise dans ce qu’elle a de plus sérieusement attachant. Cet éminent esprit était connu déjà par ses puissans et lumineux récits de la révolution de 1688 et du règne de Guillaume III. Ce qu’on connaissait moins en France, c’est cet ensemble d’essais où il a prodigué la verve critique, la fermeté du jugement, la vigueur du trait, et qui touchent à tout, à l’histoire, à la politique, à la religion, à la littérature, à l’Inde, à la France, à l’Angleterre, à l’Italie. Sans être un livre suivi et disposé avec art, ces essais, dans leur désordre apparent, ont assurément une intime et manifeste unité, et sont le reflet d’une mâle intelligence. Notre siècle a vu naître ce genre de littérature qu’on connaissait à peine autrefois et qui a un caractère tout contemporain, qui n’est ni une œuvre longuement méditée, complaisamment et méthodiquement étendue, ni l’improvisation quotidienne du journal, mais qui participe des deux à la fois, résumant au besoin dans un cadre habilement resserré les élémens d’une œuvre complète et marchant au pas des préoccupations ou des événemens, plus rapide que le livre et plus substantiel que le journal. C’est comme un art nouveau qui condense souvent en quelques pages le résultat d’une patiente étude, et qui par sa nature va au plus pressé, rassemblant sous une forme saisissante les conflits d’une époque, les traits d’un personnage, les élémens saillans d’un problème de la vie morale ou intellectuelle. On ne sait pas quelquefois ce qu’il a fallu d’efforts pour arriver à cette concision qui expose un sujet en le resserrant, et qui veut être complet en s’imposant à chaque pas des limites, sans se perdre dans les détails languissans ou inutiles, en suppléant à tout par l’animation ou par la justesse. Lord Macaulay a été un des créateurs et il est resté un des premiers maîtres de l’essai. À côté de l’historien, il y a chez lui l’homme qui a tracé d’une main habile et ferme cette série de portraits et d’études, tableaux détachés pleins de force et de vie.

Nul écrivain contemporain n’a mieux réussi en effet à ranimer une époque en quelques traits, à faire revivre les émouvantes mêlées des passions et des opinions, à peindre une figure de l’histoire, à discuter une question de philosophie politique. L’Angleterre contemporaine lui doit quelques-unes des plus belles pages de sa littérature, tous ces portraits de lord Clive, de Hastings, de Temple, de lord Chatam, de Bacon, et ces morceaux sur les rapports de l’église et de l’état, sur les incapacités politiques des Juifs, sur les théories utilitaires en matière de gouvernement. À la France lord Macaulay a pris Mirabeau pour le peindre, à la Prusse Frédéric le Grand, à l’Italie Machiavel. Chacun de ces essais est un vrai tableau ou un traité plein de raison, de science, d’observation originale, d’éloquence, et quelquefois de passion. Lord Macaulay est assurément toujours anglican, et il ne peut s’en défendre : il a souvent les préjugés anglais, de même qu’il a la nature de talent le plus propre au grand pays dont il a été une des lumières ; mais c’est avant tout une raison puissante qui manie vigoureusement la discussion, qui s’impose par l’ascendant d’une sagace impartialité ; c’est un esprit essentiellement libéral, pour qui les luttes politiques, dans leurs dramatiques péripéties, n’ont de valeur ou d’intérêt que par leur rapport avec tous les progrès du droit et de la liberté. La vie politique n’est pour lui que le permanent et douloureux enfantement de la liberté humaine se dégageant de toutes les servitudes et s’étendant à tous. C’est la forte et généreuse sève de ses essais, et c’est ce qui fait l’ascendant de cet éminent esprit, dont l’éloquence se nourrit d’une science profonde et d’une inspiration supérieure de justice, de même que les événemens qui se sont succédé depuis quelques années donnent un intérêt de plus à des morceaux comme l’étude sur Machiavel, comme les fragmens sur la papauté, sur les rapports de l’église et de l’état, où lord Macaulay se mesure avec M. Gladstone. Ici encore, c’était le défenseur de la liberté qui parlait avant que cette question des rapports de la religion et des pouvoirs civils s’élevât sous une forme nouvelle dans une partie de l’Europe. La vigoureuse sagacité de lord Macaulay vient en aide à cette cause de la pacification par la liberté.

Sans s’interdire l’analyse philosophique, sans se résoudre à des voyages intellectuels dans d’autres contrées qui mettent l’esprit en présence des civilisations différentes, lord Macaulay cependant, on le sent, est Anglais avant tout, et c’est dans tout ce qui tient à l’Angleterre qu’il est principalement à l’aise. Il est Anglais par le génie, par la sève morale, par la vigueur particulière de l’observation, par toutes les habitudes de penser et de juger, par ces qualités diverses qui font de ses essais comme de ses récits historiques une forte et lumineuse trame. Dans ses Essais, sur l’Histoire d’Angleterre, on peut dire qu’il est véritablement sur son terrain, refaisant avec Hallam le résumé de la vie constitutionnelle de son pays, esquissant d’une main sûre la physionomie d’un Horace Walpole ou d’un Mackintosh, traçant le portrait de Milton dans un de ses premiers ouvrages, dans celui qui commençait sa renommée. Si l’on veut mesurer la virilité et la fécondité de cet éminent esprit, on n’a qu’à embrasser du regard cette carrière qui va du portrait de Milton, en 1825, aux pages substantielles et vivantes de l’histoire de Guillaume III. Dans cet espace de toute une vie semée d’études littéraires et de travaux politiques, le talent de l’écrivain ne fait que s’étendre et se fortifier, de même que le caractère de l’homme public ne fait que s’élever en s’honorant par une invariable fidélité aux mêmes principes, fidélité qui lui coûta un jour son siège à la chambre des communes. L’histoire est pour lui une école où il sent s’affermir, se développer chaque jour le goût et l’intelligence de la liberté. C’est ce qui fait l’unité de tous ces fragmens où, dans la diversité même des sujets et des peintures, — on peut caractériser ainsi ses pages toujours animées, — se révèle son esprit savant, original, alliant la solidité anglaise à une ingénieuse fécondité d’aperçus. Ces essais de diverse nature, traduits maintenant en français, forment un ensemble qui est l’honneur d’une intelligence, et qui fait de l’auteur, même parmi nous, un des maîtres de l’histoire politique.

Ch. de Mazade.

  1. 2 vol. in-8o, Michel Lévy, 1864.