Revue littéraire - André Beaunier

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Revue littéraire - André Beaunier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 444-455).
REVUE LITTÉRAIRE

M. ANDRÉ BEAUNIER[1]

J’ai connu jadis une École normale charmante et sévère. Sous la direction de maîtres qui étaient de parfaits humanistes, on y vivait dans l’amour du grec et le culte du latin. L’étude de la littérature française y était considérée comme un peu frivole ; encore était-ce la littérature du XVIIe siècle. La bibliothèque, très riche en éditions des auteurs anciens, ne contenait à peu près rien des contemporains ; nous n’aurions pas eu de romans, sans la Revue des Deux Mondes qui faisait passer les siens, sous le couvert de sa respectabilité, en contrebande. Une discipline rigoureuse nous ménageait d’avares sorties. Des salles de conférences nous passions aux salles d’étude auxquelles ressemblaient fort les salles de récréation qui étaient de longs corridors en manière de cloîtres. Notre jardin, moins fleuri que celui du poète, était fermé, lui aussi, par de hauts murs, aux regards curieux. Nous causions beaucoup entre jeunes gens et poursuivions d’interminables controverses, mais sur des questions d’ordre général et volontiers abstraites. Les bruits du dehors n’arrivaient pas jusqu’à nous. Seul un professeur, chargé de nous enseigner la poésie latine, apportait à son cours le journal du jour et nous en Usait des extraits qu’il livrait ensuite à nos disputes ; mais cela faisait un peu scandale. Cette École normale formait surtout des professeurs.

Ceux qui entrèrent, dix ans plus tard, dans la maison de la rue d’Ulm, la trouvèrent fort différente. Certes, elle était restée pour les études littéraires l’éducatrice sans égale. Gaston Boissier continuait d’y enseigner l’histoire de la littérature latine avec une verve que les années n’affaiblissaient pas et d’un ton de voix perçant qui était admirable pour réveiller les attentions défaillantes. Ferdinand Brunetière, avec un succès dont on n’avait pas connu l’équivalent depuis Nisard faisait sur l’histoire de notre littérature des leçons magnifiques de savoir, d’éloquence et de passion. Mais à côté de ceux-ci, qui demeuraient fidèles à la tradition de parler littérairement de littérature, d’autres apportaient des méthodes différentes, en complète contradiction avec le vieil esprit normalien : ils prétendaient faire de la science, ils affectaient un dédain sourcilleux pour les élégances littéraires, ils aspiraient à ne plus fabriquer que des érudits. Une autre nouveauté surprenait plus encore : c’était ce grand souffle d’air qui, venu du dehors, s’engouffrant dans les longs corridors, pénétrant dans les salles les mieux calfeutrées et triomphant des plus étroites clôtures, avait fait voler tous les vieux papiers et tourner toutes les jeunes têtes. Art, philosophie, politique, les doctrines les plus modernes, les opinions d’aujourd’hui et celles de demain s’étaient ruées en cohortes pressées. Les maîtres en égayaient leurs leçons et les élèves en disputaient à perte de vue. Au lieu de Platon et de Virgile, les noms aux sonorités les plus modernes et les moins classiques faisaient retentir les échos étonnés, et j’allais dire apeurés. — C’est dans cette École normale rajeunie que s’est formé M. André Beaunier. Il y a pris la passion des humanités, l’horreur de la science appliquée hors de propos, et un goût très vif de tout ce qui est moderne.

Les années d’École achevées, il ne perdit pas de temps à choisir sa voie : son parti était pris. Je ne crois pas qu’il ait jamais été professeur ; ou, s’il l’a été, ce fut juste assez pour se dégoûter d’un métier vers lequel ne l’attirait nulle vocation : c’est le moins dogmatique des hommes. Je le trouve presque tout de suite au Journal des Débats qui est, comme on sait, de tradition universitaire et académique. C’était la règle dans ce journal que la chronique au jour le jour fût rédigée par des écrivains de haute culture, à qui raffinement de leur esprit permettait de manier délicatement cette arme si française de l’ironie. On y avait vu passer M. André Hallays, au talent si personnel, avec sa manière dépouillée, sa phrase nette et mordante, M. Maurice Spronck qui a tant de verve et conte de si amusantes histoires, M. Gaston Deschamps retour de Grèce, chroniqueur alerte, pimpant et brillant ; on y rencontrait encore, on y rencontre toujours M. Henri Chantavoine dont le lecteur ne se lasse pas de goûter la bonhomie souriante. M. André Beaunier s’encadra tout de suite dans cette équipe, et s’y fit remarquer par une façon ingénieuse, subtile et narquoise qu’il avait de commenter les menus faits de chaque jour. L’observateur se trahissait par toute sorte de remarques fines et malicieuses ; l’humoriste mêlait à beaucoup de bon sens beaucoup de fantaisie et d’esprit. De là, et peut-être après quelques étapes, il entra au Figaro. Pour qui s’intéresse à toutes les formes de la vie actuelle, il n’est pas de meilleur observatoire qu’un bureau de journal : c’est le centre où tout vient aboutir. A parcourir tous les jours ces feuilles éphémères et frémissantes qui entretiennent dans le public cette petite fièvre dont brûle notre société, quelle opulente récolte on peut faire de paradoxes, d’excentricités et de cocasseries ! M. André Beaunier excelle à les souligner d’un trait presque imperceptible, d’un air innocent de pince-sans-rire. Comme il fait chaque matin la revue des journaux, il fait chaque semaine la revue des Revues. C’est une rubrique qu’il a, pour ainsi dire, créée et qui nous manquait en France. Les Revues se sont multipliées à foison, et il est bien entendu qu’elles sont toutes intéressantes ; mais tout n’y est pas également intéressant. Quel service un critique obligeant peut rendre aux lettrés, un peu empêchés de tout lire, en leur signalant ici ou là ce qui ne doit pas leur échapper, l’article qui contient ou des documens nouveaux, dont nous sommes si friands, ou, ce qui est plus rare, une idée neuve. Non content de les signaler à la curiosité de tous, il en dégage les parties essentielles, en élague les broussailles, et ainsi rend aisés à lire ceux mêmes qu’obscurcissaient de savantes ténèbres. N’oublions pas que nos pères ne concevaient pas autrement le travail du critique : ils appelaient nos articles, des « extraits. » Ce métier de journaliste littéraire exige beaucoup d’activité, de souplesse et de talent ; au surplus, il est un peu décevant. « Le journalisme mène à tout, disait-on jadis, à condition d’en sortir. » Nous avons légèrement modifié ce mot. On ne sort plus guère du journalisme à une époque où tous ceux qui écrivent, bien ou mal, écrivent dans les journaux. Mais en restant dans le journalisme il est bon de ne pas s’y limiter. C’est le cas pour M. André Beaunier, esprit agile, tenté par des genres littéraires très différens, et que nous avons vu même, la saison dernière, s’essayer au théâtre aux côtés de M. Paul Bourget.

Il commença par donner des romans de mœurs contemporaines. En l’année 1900, les mœurs contemporaines offraient à l’observateur le spectacle le plus curieux, l’un de ceux que les historiens de l’avenir ne se lasseront pas d’étudier. Une affaire fameuse avait divisé la France en deux camps ; des deux côtés l’ardeur de conviction était pareille et pareille la violence de la passion. Un Stendhal se fût réjoui : il y avait de l’énergie. Les Dupont-Leterrier, histoire d’une famille pendant l’Affaire, évoque l’aspect que pouvait présenter alors un intérieur bourgeois où, suivant le mot du caricaturiste, « ils en ont parlé. » Que d’orages, et de vaines discussions, et de subits accès de folie, et de soudaines explosions de rage, et quelle absence de sentiment du ridicule ! Le comique naît ici de la disproportion entre la qualité des personnes et la gravité des questions, entre le peu de compétence des interlocuteurs et l’assurance de leurs propos. Puis ce furent, dans une note analogue : les Trois Legrand ou les dangers de la littérature. La famille Legrand est une de ces familles maudites où naît un poète. Ne faut-il pas qu’elle se sacrifie tout entière à celui qu’un décret nominatif de la Providence a désigné pour l’illustrer en la martyrisant ? L’élu du Seigneur, qui n’est pas celui de la Faculté, vient de se faire refuser à son baccalauréat ; l’atmosphère provinciale ne convient pas à l’éclosion de son jeune génie ; et voilà donc les trois Legrand, le père, la mère et leur dadais de fils, qui débarquent à Paris pour le conquérir. Ce qui les y attend, c’est une série de mésaventures burlesques qui nous promènent à travers les milieux dits littéraires : en fin de compte, revenu tour à tour du lyrisme, du naturalisme, du journalisme et autres mirages à duper les bons jeunes gens, l’héritier des Legrand, complètement ruinés, s’établit quelque chose comme garçon de café. On songea Bouvard et Pécuchet ; le procédé est le même : comment les idées se déforment en passant par des cerveaux d’imbéciles.

Une forme de roman devait tenter M. André Beaunier et convenait à la subtilité de son esprit : le roman philosophique. Le Roi Tobol est une sorte d’allégorie qui pourrait porter en sous-titre : ou la recherche du bonheur. Un bon roi de légende ou de conte populaire, ayant résolu de faire le bonheur de son peuple, et désireux de procéder avec méthode, commence par le commencement, qui est de chercher une définition du bonheur. Il convoque à cet effet tous les philosophes de son royaume : ce Congrès aboutit à une risible cacophonie et à une banqueroute lamentable. Le peuple, consulté à son tour en une espèce de vaste référendum, répond par autant d’opinions qu’il y a dans le royaume de sujets, — sans compter ceux de mécontentement. S’il ne peut faire le bonheur de tous, au moins le roi Tobol fera-t-il le bonheur d’un seul, qui est son fils : c’est d’un bon père. Il établit le jeune prince dans un château où il organise autour de lui une vie délicieuse et délicieusement artificielle. Tant de délices inspirent au petit Tobol un seul désir : celui d’y échapper. Il se sauve de sa prison dorée ; il s’engage sur les routes du monde ; il n’a pas besoin d’y avoir fait un long voyage pour y rencontrer ces trois réalités : la maladie, la vieillesse et la mort. Qui donc nous parle de bonheur, puisque nous devons mourir et que nous le savons ?

Pour ce qui est de Picrate et Siméon, l’embarras serait d’en résumer le sujet en quelques lignes ; mais c’est un genre d’ouvrage où le sujet n’importe guère, tout l’agrément y consistant dans l’aisance avec laquelle l’auteur passe d’une idée à une autre et les effleure ou y insiste au gré de sa fantaisie. Le dialogue d’un cocher de fiacre, (c’est la profession de Siméon), avec un cul-de-jatte, (c’est la position sociale de Picrate), a des chances, croyez-vous, pour manquer de variété, sinon de politesse. Mais cet automédon et ce stropiat ont des lettres ; même ils ont passé par l’École normale. Dans leur conversation sinueuse ce sont deux conceptions de la vie qui se rencontrent et se répondent. « Moi, de mon siège élevé, dit Siméon, je regarde les choses de haut en bas ; toi, tout proche du sol, tu les regardes de bas en haut. » Siméon a été éduqué par des prêtres : la masse de la cathédrale, près de laquelle s’est écoulée son enfance dévote, fait peser sur sa conscience tout le poids des siècles et des dogmes. Picrate est le fils d’un positiviste qui porte dans sa tête le programme du bonheur universel organisé suivant les principes de la raison. Le petit café où ils se rencontrent chaque matin pour y prendre l’apéritif se transforme, par leur présence, en quelque palais de l’éristique. On y discute sur l’utilité des études classiques, sur le scepticisme, sur la philologie, que sais-je encore ? Picrate, Siméon, et Marie Galande, la marchande de mouron, ces types de journaliers philosophes, je ne suis pas bien sûr que M. Beaunier les ait rencontrés dans nos rues ; mais il a lié connaissance avec eux dans les romans de M. Anatole France, dans la rôtisserie de la Reine-Pédauque, ou derrière la voiture que pousse Crainquebille. Et il s’est diverti à nous rapporter, lui aussi, leurs entretiens d’un byzantinisme exaspéré.

L’Homme qui a perdu son moi a une tout autre portée, puisqu’il y faut voir, avec une manière de confession personnelle, une indication sur les tendances de la génération d’écrivains qui arrive aujourd’hui à la pleine conscience de ses idées. Elle semble d’abord assez singulière, et même terriblement exceptionnelle, l’histoire de ce Michel Bedée, savant de génie, qui, pour appartenir uniquement à la science, quitte sa femme, s’enferme dans la maison de Spinoza, s’aperçoit de sa grande erreur, qui a consisté à croire que, pour devenir plus complètement un savant, il devait cesser d’être un homme, — perdre son moi, — confesse son erreur et, maniaque, meurt assassiné par un plus maniaque. En fait, — ou plutôt en image, — c’est l’aventure intellectuelle des hommes qui partis, il y a vingt ans, d’un zèle immodéré pour les principes abstraits d’une science théorique, s’aperçoivent aujourd’hui que la raison pure n’est pas l’homme tout entier, et que ce n’est pas le tout de penser, il faut vivre. « En 1890, écrit M. Beaunier, quand les hommes de mon âge avaient dépassé leurs vingt ans, nous avons subi fortement l’influence d’un livre qui datait de 1848 et qui venait de paraître, l’Avenir de la science d’Ernest Renan. Et alors nous nous sommes figuré, avec une prompte certitude, que la science allait, toute seule, gouverner nos esprits et conduire nos existences. Nous Usions ardemment cette préface des Dix ans d’études historiques où le vieil Augustin Thierry, malade, aveugle pour avoir travaillé sans cesse, composait le sublime évangile du dévouement à la science. Et j’eus pour maître le grand Gaston Paris qui ressemblait à Charlemagne et que j’aimais avec respect. En 1870, au Collège de France, il avait affirmé tragiquement que le souci de l’exacte vérité prime tout et fût-ce la passion patriotique… De si imposantes doctrines m’ont ému : toute ma génération en connut le prestige… Combien est mieux humaine et mieux adaptée à nos besoins une croyance très ancienne, qui ait accompagné, à travers maintes péripéties, nos familles, nos parens et qui ait peu à peu, dès avant notre naissance, préparé nos âmes et les conditions de leur épanouissement naturel. « Rien de plus instructif que ces lignes d’un écrivain bon observateur, analyste perspicace, et qui s’est fait, cette fois, son propre exégète.

Nous assisterions à la même évolution, si nous parcourions les articles de critique que M. Beaunier a réunis en volumes. Ce sont, pour la plupart, des portraits tracés au gré de l’actualité. Et ce sont des modèles du genre. La ressemblance physique y est tout de suite marquée en quelques traits. Voici un savant dans son laboratoire : « Pierre Curie était alors un grand garçon timide, silencieux et doux, au visage méditatif jusqu’à la tristesse. Il semblait un peu effaré par tout le bruit qui se faisait autour de ses recherches. » Ferdinand Brunetière à son cours : « Il fut un grand batailleur. A l’École Normale, où il faisait son cours, je le vois encore qui arrive, à petits pas rapides, une serviette sous le bras, déjà content de ce qu’il va décocher aux adversaires de son héros. Il était enveloppé d’un gros pardessus très fourré, d’où il sortait bientôt, tout petit, étroit d’épaules, serré dans une petite veste, et chétif, l’air inquiet, et, en commençant, grognon d’avoir à se ménager. Mais il ne se ménageait pas longtemps… Se ménager, quand chicanaient contre Bossuet les protestans ! Il les secouait, ceux-là, il les accablait, et, après qu’il avait réfuté leur dernier sophisme, il invectivait encore contre eux pour les achever, et, les ayant achevés, pour les achever mieux. » Le cardinal Mathieu, le jour de sa réception à l’Académie française : « On voit d’abord des orbites enfoncées qui font des trous noirs, un nez court relevé, une bouche qui rit et qui tire à droite et à gauche deux rides bien marquées… Ce masque singulier ne cesse pas de s’agiter ; il se contracte, il se détend, il se tend à sa guise ; la mimique est perpétuelle, variée, drôle, expressive delà plus originale manière. » Cette première esquisse n’est d’ailleurs pas une simple concession faite à notre badauderie et à notre goût pour la photographie. Elle est déjà une indication annonçant l’étude qui va suivre. Ici, ce qui frappe, c’est la sûreté avec laquelle le critique va droit à ce qui, dans le talent de chacun, est essentiel et caractérise son œuvre. C’est le signe auquel on reconnaît une préparation de longue date, un savoir lentement acquis et soigneusement classé.

Si compréhensif que soit un critique, il a ses préférences. Elles servent à le définir, ou tout au moins à le situer. M. Beaunier n’éprouve que peu de sympathie pour le mouvement réaliste qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pénétra la poésie aussi bien que le théâtre et le roman. Les Parnassiens furent en leur temps des maîtres ouvriers ; mais leur temps est passé, et c’est dommage que les symbolistes n’aient pas eu plus de talent ; leur principe était irréprochable : il n’est d’art véritable que symbolique et l’art est déjà un symbole. Les romanciers naturalistes étaient vulgaires, grossiers, et si peu intelligens ! et ils confondaient le travail de l’écrivain avec de telles niaiseries ! Dans l’ordre des idées, les dogmatiques, les prisonniers d’une science étroite, les entêtés de l’affirmation choquent et chagrinent cet esprit ami des nuances. Il s’amusera, pour les mettre en colère, à faire, à leur barbe, l’éloge de la frivolité. « Être frivole, c’est regarder la vie avec politesse. Il n’est pas bienséant de se fâcher, de déployer une violence frénétique au sujet des incidens d’ici-bas, ni non plus de multiplier les signes d’une ferveur continuelle. La vie terrible et délicieuse, avec ses inépuisables ressources de joies et de tourmens, nous invite à une sorte d’irrésolution souriante. Elle y invite les meilleurs d’entre nous, ceux-là qui sont capables de quelque énergie, sans déploiement de manteaux amples ni de larges phrases. Car il y a dans la frivolité de la vaillance et, vraiment oui, de la vaillance à la française. » Entendons, par là, moins la frivolité que l’absence de morgue et de pédantisme, la manière aisée de l’honnête homme qui sait sourire, tout en gardant le sérieux de la pensée et l’attachement à des principes nécessaires.

Voulez-vous voir de quelle ferveur et de quelle foi agissante M. Beaunier est capable quand il croit compromis tels de ces principes qui font partie de notre tradition ? Rappelez-vous sa campagne contre la réforme de l’orthographe. Il a vu dans le projet de réforme, et je crois qu’il a raison, non pas une tentative isolée, mais un des articles d’un programme, l’effet d’une conspiration qui s’est promis de détruire tout ce qui est l’âme même de notre antique et durable nation. Car les mots sont des êtres vivans et qui vivent précisément de la même vie que nous : en les adaptant à notre usage, nous les façonnons à notre ressemblance. A bien les regarder, ces mots, on y voit l’histoire d’une nation, non pas son histoire officielle, mais cette autre plus réelle, plus profonde, qui est l’histoire de tous et de tous les jours, le rêve intime de la race. C’est le Parlement qui a pris l’initiative de cette réforme, et cela même est déjà assez significatif : il est dit que chez nous rien ne saurait échapper aux atteintes de la politique, et prévaloir contre la puissance de destruction qui est en elle. L’Académie, consultée, a répondu que l’orthographe, avec ses apparentes singularités, rattache la langue dérivée à la langue primitive et qu’il ne faut pas altérer la physionomie des mots. Elle a montré peu d’empressement pour les réformes, mais sans oser refuser absolument toute espèce de réformes. « Il fallait tout refuser bravement, s’écrie plus bravement encore M. Beaunier. Car si l’on accepte quelques réformes, on n’a plus de bonnes raisons pour ne pas en accepter davantage. Le point où l’on s’arrête n’est qu’une limite arbitraire, tandis qu’il est logique de repousser par principe toute innovation. » J’aime cette belle intransigeance, et je la goûte d’autant plus chez un écrivain ennemi des violences… M. Faguet, chargé de rédiger le rapport, traita le projet des réformateurs avec une ironie dédaigneuse. « Il badine, remarque M. Beaunier, et il fait trop peu de cas de cette anarchie où se perdra la beauté du vocabulaire français ! » J’’aime cette sévérité ennemie du badinage chez un auteur qui vient de faire l’éloge de la frivolité… Puis, prenant en mains le rapport rédigé par M. Ferdinand Brunot dans le sens philologique et ministériel, M. Beaunier le « secoue » plus rudement que jamais Brunetière ne secoua les ennemis de Bossuet. Et, en terminant, il jette un cri d’alarme destiné à être entendu et répété par tous ceux qui, aujourd’hui, déplorent la « crise du français. » Ce ne sont pas seulement les politiciens et les journalistes qui substituent à notre noble parler français leur innommable jargon ; nos poètes et nos prosateurs ne savent plus le sens des mots qu’ils emploient à tort et à travers ; ils usent et abusent du néologisme, sans se douter qu’un mot, pour entrer dans la littérature, a besoin d’un long stage dans la conversation familière ; ils bousculent la syntaxe, comme si elle dépendait d’eux. Il y a trop d’illettrés qui écrivent, ou de demi-lettrés : les primaires sont en marche. Un critique fait une œuvre utile, — celle qui s’impose à l’heure actuelle, — en travaillant à leur barrer la route, et soutenant contre eux le combat pour ce que M. André Beaunier appelle « la défense française. »

J’arrive au meilleur livre qu’ait écrit M. André Beaunier, au plus charmant, au plus complet aussi, où toutes ses qualités ont trouvé leur emploi et se mêlent dans le plus harmonieux ensemble : Trois amies de Chateaubriand. Il porte tout à fait la marque aujourd’hui et répond bien à cette curiosité que nous avons pour l’intimité la plus secrète des grands artistes. Cela même ajoute à l’agrément du livre un attrait des plus piquans, car, en l’écrivant, l’auteur éprouvait un scrupule à l’écrire et se reprochait le plaisir qu’il y a pris et qu’il nous donne. M. Beaunier est d’avis que l’œuvre d’art doit se suffire à elle-même, qu’on la gâte en nous dévoilant l’anecdote qui en fut l’occasion, que la personnalité de l’artiste s’efface et disparaît derrière elle… Oui, en principe et d’une façon générale ; mais il y a des cas particuliers, et Chateaubriand en est un, et probablement le plus magnifique. Parler de son œuvre sans parler de lui, c’est impossible ; au lieu de se placer derrière son œuvre, il s’est mis devant elle : comment le négliger ? Il est vrai aussi qu’il y a bien de l’indiscrétion dans cette manie que nous avons de fouiller les vieux tiroirs où sont ensevelis les billets d’amour du temps passé. Nous devrions nous interdire de violer le secret qu’enferment et que ne peuvent plus défendre ces reliques des pauvres morts… Sans doute, mais quand il s’agit de ces grands personnages qui ont » vécu pour le public et en public, l’indiscrétion est moins choquante ; et peut-être ne leur aurait-elle pas déplu ; et enfin, et surtout, cela est si tentant ! La tentation a été la plus forte. La Napolitaine qui savourait un sorbet, eût souhaité, pour y prendre plus de plaisir, que ce fût un péché. La critique, quand elle réveille ces histoires d’anciennes amours, y goûte un plaisir de perversité.

De ces trois amies de Chateaubriand, la plus touchante est cette Pauline de Beaumont autour de qui flotte la tristesse des destinées trop courtes et certainement abrégées par le chagrin. Au moment d’évoquer son image, et pour choisir les teintes qui conviennent, M. Beaunier songe à ces portraits qu’on trouve dans les vieux châteaux et qui nous montrent, auprès des durs et tragiques seigneurs, les visages infiniment mélancoliques des femmes. « Visages doux et pourtant énergiques, mais qui consacrent toute leur énergie tendue et volontaire à être doux, à ne paraître pas souffrir. Il faut les regarder longuement : alors on devine un peu de la douleur lente et patiente qu’ils résument. Et l’on aime cette fierté qui cache tant de chagrin, cet air guindé qui maîtrise tant de fine fantaisie, cette grâce vigoureuse qui est le symbole aimable de tant d’héroïsme. Quelles journées ont ainsi apaisé, immobilisé le sourire de ces lèvres ? » M. Beaunier a regardé longuement, avec une sympathie intelligente, ce fin visage de femme, et il a su dire en termes délicats ce qu’il a deviné de son secret.

On sait comment Chateaubriand rencontra Pauline de Beaumont : c’est Joubert qui les mit en relations. Ils avaient trente-deux ans, tous les deux. Ils passèrent leur lune de miel à Savigny-sur-Orge : Chateaubriand y acheva d’écrire son Génie du Christianisme et mêla agréablement les joies d’une liaison commençante à l’austérité du travail apologétique. Le lui a-t-on assez reproché ! Nous sommes devenus de farouches moralistes. M. Beaunier n’a pas cette intransigeance. Il n’est pas de ceux qui mettent en doute la sincérité de Chateaubriand. L’enchanteur s’enchantait lui-même et pleurait en écrivant. Et sans doute il eût manqué quelque chose à son livre, si cette jeune femme malade et aimante ne se fût pas penchée sur les pages commencées : il y manquerait cette poésie mélancolique qui est le plus subtil parfum du Génie du Christianisme.

Mme de Beaumont connut-elle l’infidélité de René ? Elle la soupçonna, pour le moins ; et, pour un cœur épris, la torture du soupçon vaut la souffrance de la certitude. Elle ne fit plus que languir : exténuée, à bout de forces, elle trouva dans son amour l’énergie qu’il fallut pour soutenir la fatigue d’un dernier voyage jusqu’à Rome, où elle vint mourir. Chateaubriand eut une vraie douleur. Il fut sincère, encore une fois, dans le regret que lui laissa la charmante femme. Sut-il jamais tout ce qu’il lui devait ?

Elle aussi, Mme Récamier eut à souffrir pour n’avoir pas résisté au terrible séducteur. Son grand art, ce fut de transformer cet amour qui connut des orages en la plus durable et la plus tranquille amitié. Il est vrai qu’elle y était exercée par une longue pratique, et qu’elle avait l’habitude de ces métamorphoses. Tous ceux qui l’avaient approchée étaient devenus amoureux de sa beauté souriante et de son charme énigmatique ; elle avait changé en amis tous ces amoureux évincés. Mais cette fois elle avait affaire à l’âme la plus diverse, la plus agitée, la plus mobile. Comment, par quelle ingéniosité de tous les jours, réussit-elle à la fixer ? C’est son secret. Elle a ainsi ajouté un chapitre à l’histoire du cœur humain. Ou plutôt, les moralistes ont souvent fait l’éloge de l’amitié et celui plus paradoxal de la vieillesse, et leur optimisme nous laisse volontiers incrédules : ils n’ont rien dit qui n’ait trouvé sa confirmation éclatante et charmante dans la vieillesse de celle qui fut l’incomparable amie de Chateaubriand.

Pendant que Mme de Chateaubriand vieillit à l’Infirmerie Marie-Thérèse, et Juliette dans le salon bleu de l’Abbaye-au-Bois, Chateaubriand, qui approche de la soixantaine, reste jeune — incorrigiblement. Il a reçu à Rome la visite d’une femme de lettres, Hortense Allart, qui avait la plume et les mœurs faciles : la liaison se continue à Paris en parties fines et séances de cabinet particulier. Cette dernière aventure de René, — fût-ce la dernière ? — est affreusement déplaisante. Et quel portrait que celui de cette caillette pour compléter le triptyque où nous avons admiré la grâce souffrante d’une Mme de Beaumont et le sourire d’une Récamier ! Hortense Allart, qui avait été la maîtresse de Chateaubriand et de tant d’autres, le fut aussi, quelques jours, de Sainte-Beuve. Cela mène son biographe à établir entre la petite femme et le grand critique un parallèle un peu imprévu, mais amusant. « Évidemment Sainte-Beuve avait plus de talent et Hortense était plus jolie. Mais ils avaient à peu près l’un et l’autre la même méthode critique. Ou plutôt, Hortense est, à mes yeux, la caricature excellente de la critique littéraire telle que notre Sainte-Beuve la conçut, l’enfanta et la laissa grandir… Sainte-Beuve ne croyait pas que l’œuvre d’art valût par elle-même. Mais, psychologue, il la voulait expliquer par l’auteur. Alors il étudiait l’auteur. Ce fut sa méthode. Eh bien ! Hortense procéda de même. » Je cite le passage comme un exemple de cette forme vive, ingénieuse et légère, sous laquelle M. Beaunier aime à traduire des idées qui, la plupart du temps, nous sont présentées d’une façon moins riante.

J’en dirais presque autant du livre lui-même. Le titre n’annonce que la biographie de trois aimables femmes : c’est, en réalité, une étude sur Chateaubriand, la moins pédantesque qui soit, mais aussi l’une des plus pénétrantes. Car c’est lui qu’on retrouve à chaque page de ce livre consacré à ses adoratrices, lui partout, lui toujours, avec le débordement de sa personnalité, son égoïsme, sa vanité, son ennui, son besoin de divertissement. Or, n’est-ce pas par sa sensibilité qu’il a agi sur son temps, et exercé sur la littérature une influence qui dure encore ? Les hommes du XVIIe siècle subordonnaient la sensibilité aux autres facultés. Nous tout au rebours. Mais cette sensibilité que nous portons en nous et dont nous faisons la maîtresse de notre esprit, c’est la sensibilité même de Chateaubriand, inquiète, tourmentée, insatiable. Car il fut un des plus grands artistes qu’il y ait eu dans l’histoire de notre littérature. Et c’est à quoi il faut toujours revenir.

Ai-je dessiné, comme je l’aurais voulu, la complexe et délicate physionomie de l’écrivain qu’est M. André Beaunier ? Il a d’abord, et contrairement à tant d’autres qui se disent littérateurs, un amour passionné de la littérature, qu’il aime pour elle-même, et non pour la mettre au service de théories philosophiques, politiques ou sociologiques. Formé à la meilleure discipline classique, il a la sûreté de goût du lettré qui a vécu dans la familiarité des grands maîtres d’autrefois. D’ailleurs nulle étroitesse. Son attachement à la tradition lui est une sécurité et lui permet de se montrer accueillant à celles des nouveautés qui ne risquent pas de bouleverser, sous couleur de progrès, la suite de notre histoire littéraire. A une intelligence très ouverte il joint une sensibilité qui volontiers se voile d’ironie. Il a, par-dessus tout, le sens de la mesure et des nuances. Ce sera un régal pour les lecteurs de cette revue de trouver ici chaque mois une « Revue littéraire » où il aura mis toutes ses précieuses qualités, qui sont celles mêmes d’un fin et pénétrant critique. Pour moi, c’est une joie de remettre en des mains si expertes une plume j’ai tenue pendant près de vingt tans, — désireux maintenant de suivre, ici même, d’un peu plus près que je ne l’ai fait encore, le mouvement des théâtres, et de donner à mes études sur l’histoire de notre littérature une forme un peu différente.


RENE DOUMIC.

  1. Les Dupont-Leterrier (Société libre d’éditions des gens de lettres) : — Notes sur la Russie, Bonshommes de Paris, la Poésie nouvelle ; — les Trois Legrand, Picrate et Siméon, le roi Tobol, les Souvenirs d’un peintre, la Fille de Polichinelle, Trois amies de Chateaubriand (Fasquelle) ; — Visages d’hier et d’aujourd’hui, le Sourire d’Athéna, Contre la réforme de l’orthographe’(Plon) ; — Éloges (Roger et Chernoviz).