Revue littéraire - Comment l’Alsace s’est donnée à la France au XVIIe siècle

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Revue littéraire - Comment l’Alsace s’est donnée à la France au XVIIe siècle
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 214-225).
REVUE LITTÉRAIRE

COMMENT L’ALSACE S’EST DONNÉE À LA FRANCE AU XVIIe SIÈCLE [1]

Le 1er septembre 1872, le grand Fustel de Coulanges étudiait, ici même, les Origines de l’Allemagne et de l’empire germanique, dont Jules Zeller venait de publier le premier volume ; et ce lui était l’occasion d’examiner « la manière d’écrire l’histoire en Fiance et en Allemagne depuis cinquante ans. » Il notait chez nous une étrange manie de glorifier l’Allemagne. Cet engouement, disait-il, date de 1815 : nos libéraux, en haine de l’Empire, célébraient l’ennemie acharnée de l’Empereur, l’Allemagne. Les historiens allemands ne leur rendaient pas du tout la politesse : ils glorifiaient, eux aussi, l’Allemagne ; et ils insultaient la France.

Or, l’Allemagne avait déjà cette renommée de science parfaite, qui est l’une de ses coquetteries ou plutôt l’une de ses manigances les plus adroites. L’activité allemande, et même l’activité des érudits, est tout entière au service de la cupidité allemande. Les érudits allemands sont les auxiliaires du pangermanisme. Fustel de Coulanges l’a très bien vu : « L’Allemand, dit-il, est en toutes choses un homme pratique ; il veut que son érudition serve à quelque chose, qu’elle ait un but, qu’elle porte coup. Tout au moins faut-il qu’elle marche de concert avec les ambitions nationales, avec les convoitises ou les haines du peuple allemand. Si le peuple allemand convoite l’Alsace et la Lorraine, il faut que la science allemande, vingt ans d’avance, mette la main sur ces deux provinces. Avant qu’on ne s’empare de la Hollande, l’histoire démontre déjà que les Hollandais sont des Allemands. Elle prouvera aussi bien que la Lombardie, comme son nom l’indique, est une terre allemande et que Rome est la capitale naturelle de l’Empire germanique. » Pour réussir mieux dans leur imposture, les érudits allemands se sont camouflés : leur mine rude et refrognée les a fait croire indifférents, impassibles et impartiaux ; là-dessous, ils mentaient facilement.

Fustel de Coulanges louait Jules Zeller d’avoir dit la vérité. L’histoire de la race allemande depuis les origines jusqu’à l’an 800 de notre ère, un mot la résume, l’invasion, la perpétuelle invasion, toujours malfaisante, qui n’a pour résultat que des ruines et qui n’apporte au monde que désordre et sauvagerie. Ce jugement n’est pas nouveau. Ce jugement, conforme aux documents historiques, c’est l’ancienne opinion des peuples civilisés sur l’Allemagne. Jules Zeller n’a eu, pour le retrouver, qu’à délivrer son esprit de l’erreur patiemment organisée par les historiens allemands et adoptée avec une fâcheuse complaisance par tant d’historiens français. Et Jules Zeller avait écrit son premier tome dix ans avant la guerre franco-allemande. Il ajouta seulement une préface qui, selon Fustel de Coulanges, dépare un livre d’histoire : « Elle sent l’ennemi, et nous ne voudrions pas qu’un historien fût un ennemi. Elle est faite pour la guerre, et nous ne croyons pas en France que l’histoire doive être une œuvre de guerre. » Quelle est donc l’idée française de l’histoire ? Fustel de Coulanges l’a définie en ces termes : « Nous voudrions la voir planer dans cette région sereine où il n’y a ni passions, ni rancunes, ni désirs de vengeance. Nous lui demandons ce charme d’impartialité parfaite qui est la chasteté de l’histoire. Nous continuons à professer, en dépit des Allemands, que l’érudition n’a pas de patrie. Nous aimerions qu’on ne pût pas la soupçonner de partager nos tristes ressentiments et qu’elle ne se pliât pas plus à servir nos légitimes regrets qu’à servir les ambitions des autres. L’histoire que nous aimons, c’est cette vraie science française d’autrefois, cette érudition si calme, si simple, si haute, de nos bénédictins, de notre Académie des inscriptions, des Beaufort, des Fréret, de tant d’autres, illustres ou anonymes, qui enseignèrent à l’Europe ce que c’est que la science historique, et qui semèrent, pour ainsi dire, toute l’érudition d’aujourd’hui. L’histoire en ce temps-là ne connaissait ni les haines de parti, ni les haines de race ; elle ne cherchait que le vrai, ne louait que le beau, ne haïssait que la guerre et la convoitise. Elle ne servait aucune cause ! elle n’avait pas de patrie ; n’enseignant pas l’invasion, elle n’enseignait pas non plus la revanche… » Ces lignes, je le redis, sont du 1er  septembre 1872, écrites par un fervent patriote au lendemain de la défaite, avant même que fût achevée cette fausse libération du territoire qui ne libérait pas l’Alsace et la Lorraine Fus tel de Coulanges ne se ravise pas, il ajoute seulement cette remarque de pathétique opportunité : « Mais nous vivons aujourd’hui dans une époque de guerre. Il est presque impossible que la science conserve sa sérénité d’autrefois. Tout est lutte autour de nous et contre nous ; il est inévitable que l’érudition elle-même s’arme du bouclier et de l’épée. Voilà cinquante ans que la France est attaquée et harcelée par la troupe des érudits. Peut-on la blâmer de songer un peu à parer les coups ? Il est bien légitime que nos historiens répondent enfin à ces incessantes agressions, confondent les mensonges, arrêtent les ambitions et défendent, s’il en est temps encore, contre le flot d’une invasion d’un nouveau genre les frontières de notre conscience nationale et les abords de notre patriotisme. » Quel admirable langage, où la douleur est sensible et maîtrisée, non supprimée, par la pensée à la fois indulgente et souveraine ! La pensée et la douleur vont ensemble, appuyées l’une à l’autre, l’une et l’autre soumises à une même vérité.

Si les historiens allemands sont obligés de mentir, pour conquérir à une feintise du droit les provinces et les pays sur lesquels la race de proie a jeté son dévolu, Dieu merci, les nôtres n’ont pas ce travail à faire : ils ne le feraient pas. Mais voici le témoignage extrêmement simple et beau des volontés et des sentiments qui animent l’érudition française, un petit volume de M. Louis Batiffol, les Anciennes Républiques alsaciennes. Ce petit volume a paru il y a peu de mois, avant la victoire ; et l’auteur a dû l’écrire pendant les jours de la pire angoisse. Vous n’y trouverez pas un mot qui le date de ces jours-là. Vous n’y trouverez que le souci continuel de la vérité. L’auteur n’avance rien qu’il ne prouve. Et il ne dissimule rien, non pas même ce que les malveillants interpréteraient à l’encontre de sa thèse. Il a une thèse. Il l’affiche, sur la couverture de son livre « L’Alsace, demeurée Celte à travers les âges, n’a subi jadis l’ancien Empire germanique qu’en sauvegardant son indépendance dans des républiques autonomes et s’est retournée vers la France, au XVIIe siècle, pour se mettre sous son protectorat, lorsque l’Empire voulut détruire ses libertés. » Voilà ce que l’auteur entend démontrer, ce qu’il démontre par les faits, et les faits par les documents. Aucune éloquence empruntée : mais bien l’éloquence de cette vérité qui nous est précieuse. Aucune supercherie, c’est trop évident ; et aucune adresse, non plus : une parfaite loyauté. Puis, dans le récit, dans la discussion, la joie d’observer que la France avait raison.

Eh ! diront les érudits allemands, c’est bien malin ! la vérité vous était favorable. S’ils le disent, c’est tout ce qu’on leur demande.

L’Alsace est devenue française au XVIIe siècle. Or, la France ne songeait pas à conquérir l’Alsace ; mais l’Alsace est allée volontairement à la France, qui même a d’abord fait quelques difficultés pour la recevoir. La maison d’Autriche, en ce temps-là, prétendait s’emparer de toutes les Allemagnes, afin de constituer une Puissance à laquelle le reste de l’univers n’eût qu’à céder. Le roi de France, pour entraver cette ambition redoutable, aidait les princes allemands à garder leur indépendance ; il était ainsi le protecteur des libertés germaniques. Ses troupes avaient parfois l’occasion de traverser l’Alsace, quand il leur fallait secourir un allié, de l’autre côté du Rhin. Lesdites troupes n’étaient pas mal disciplinées et, en somme, se conduisaient assez bien durant le passage : un chroniqueur de Haguenau écrit : « Ces gens ont laissé ici une bonne mémoire. » En 1633, les Suédois et les Impériaux se battaient en Alsace et dévastaient le pays terriblement. Louis XIII envoya le maréchal de la Force avec une armée seconder à Philippsbourg l’électeur de Trêves. Cette armée passa par le comté alsacien de Hanau, entre Phalsbourg et Haguenau. Le comte de Hanau pria les Français de le protéger contre les Suédois et les Impériaux : ils occuperaient ses trois bourgs de Neuweiller, Ingweiler et Buchsweiler ; et le comte de Hanau rendrait hommage au roi de France. Les juristes de la couronne examinèrent la question. Comme les trois bourgs dépendaient de l’évêché de Metz, qui était sous la souveraineté du Roi, le Roi consentit. Le colonel de la Bloquerie eut l’ordre du maréchal d’envoyer quatre mille hommes. Et les Suédois se fâchaient, lorsque les populations de Hanau firent nettement voir que le protectorat de la France était à leur gré.

Bientôt, le comte de Salm, qui administrait l’évêché de Strasbourg, tenta une démarche analogue à celle du comte de Hanau. Il s’adressa au maréchal de la Force et conclut avec lui un traité aux termes duquel Haguenau, Saverne et les dépendances de ces deux villes étaient placées sous la protection de la France. Mais voilà, dira-t-on, l’initiative d’un comte de Salm inquiet de ce que font devant Saverne les Suédois sous le commandement du rhingrave Othon-Louis ? Sans doute ! Seulement, le maréchal de la Force eut à cœur de savoir ce que les populations pensaient d’une telle initiative. Il envoya le colonel de la Bloquerie s’informer. Haguenau reçut La Bloquerie à merveille : et la ville de Haguenau, — non point, pour elle, un comte de Salm, — la ville de Haguenau signa une convention qui vaut d’être examinée. Afin d’ « assurer quelque repos à la ville après les nombreuses tribulations qu’elle avait dû. endurer, de lui épargner de nouvelles misères, de lui conserver en particulier sa foi catholique et ses franchises, de la préserver enfin de ces cruelles alternatives qui la faisaient sans cesse changer de maître et la menaçaient d’une ruine totale, » les habitants de Haguenau se plaçaient et plaçaient leurs biens sous la protection du roi de France ; les bourgeois promettaient au Roi « de lui jurer le serment et l’hommage convenables. » Le fils du maréchal de la Force, étant venu, « recognoissoit une joie merveilleuse dans le peuple d’avoir désormais pour protecteur le Roi. » Le Magistrat de Haguenau écrivit à Louis XIII que cette convention tutélaire était « un bienfait de la divine providence ; » il ajoutait : « Dociles à notre devoir, nous venons donc saluer très humblement Votre Majesté et lui recommander instamment notre cité et ses habitants. » Cette lettre est du 7 février 1634.

Sept mois plus tard, le 5 septembre, les Suédois étaient battus par les Impériaux à Nordlingen. Il leur fallait abandonner le pays. À Colmar, on eut peur. Les Impériaux, délivrés des Suédois, allaient passer le Rhin : déjà ils se concentraient à Rastadt ; et qui les menait ? le très féroce Jean de Werth. Le conseil de la ville, assemblé rapidement, fut d’avis qu’on négociât sans perdre de temps avec la France, selon l’exemple de Hanau et de Haguenau : voire, ce ne serait pas, cette fois, une ville et ses dépendances qui réclameraient le protectorat français, mais bien l’Alsace tout entière. Il y avait alors à Strasbourg un personnage un peu bizarre, M. Melchior de l’Isle, gentilhomme allemand, de religion protestante, ancien ambassadeur du landgrave de Hesse-Cassel à Ratisbonne et qui, s’étant lié avec le Père Joseph, passa au service de la France : Louis XIII l’avait nommé en 1631 son résident à Strasbourg. C’est lui que vinrent trouver les gens de Colmar et leur syndic M. Mogg. Aussitôt Melchior de l’Isle est enchanté : il va donner l’Alsace au roi de France. Il était si sûr de son fait qu’il n’eut pas soin de consulter le cardinal de Richelieu. Le 9 octobre, il signe avec le syndic de Colmar et avec le résident du roi de Suède un traité concernant toutes les villes d’Alsace, garantissant leurs franchises et privilèges et les confiant à la protection du roi Très Chrétien. Melchior de l’Isle notifia le traité au margrave Guillaume de Bade, qui était le plus proche représentant de l’Empereur, et l’avertit de n’avoir plus à molester les villes d’Alsace, sous peine de rencontrer la France.

Si les historiens allemands ont peu d’estime pour un gentilhomme allemand qui travaille au service du roi de France, c’est leur affaire. Alors, ils accuseront Melchior de l’Isle d’avoir livré l’Alsace. Mais ce n’est pas vrai. L’initiative ne vint pas de ce Melchior : elle vint de l’Alsace. Elle vint de Colmar ? Elle vint de Colmar, oui, après être venue de Hanau et de Haguenau. Puis les autres villes d’Alsace, Munster, Turkheim, Schlestadt, Kaysersberg, Riquewihr, sans avoir peut-être été consultées par Colmar, trouvèrent l’idée de Colmar excellente, le déclarèrent très hautement : toute l’Alsace allait d’un pareil élan vers la France. Il ne faut pas s’en étonner. Si même on ne veut pas tenir compte d’une sympathie ancienne qui apparentait l’Alsace et la France, au moins consentira-t-on que l’expérience faite par Hanau et Haguenau avait été favorable : ces deux villes ne se repentaient pas et plutôt vantaient leur bonheur. Au surplus, les conditions qui leur avaient été accordées et que Melchior de l’Isle accordait aussi au reste de l’Alsace étaient bonnes. Le roi de France, qui donnait sa protection, n’établirait ni impôts ni péages ; il ne modifierait pas les coutumes et les constitutions, les modes électoraux, les systèmes judiciaires ; il laisserait les confessions religieuses dans leur état de liberté ; il enverrait des garnisons, qu’il payerait et entretiendrait ; il nommerait un gouverneur, dont les pouvoirs seraient ostensiblement limités par le fait qu’il n’aurait que la moitié des clefs des portes. Enfin, les villes d’Alsace garderaient leur indépendance et gagneraient leur sécurité. A défaut d’une affinité de race, — mais l’affinité de race y était, — il y aurait eu, pour tenter l’Alsace vers la France, le libéralisme français. Ce n’est pas une intrigue fomentée par Melchior de l’Isle, gentilhomme allemand, qui a livré l’Alsace à la France.

Aucune intrigue ; et à tel point que, pour n’avoir seulement pas consulté le roi de France ou le ministre, Melchior de l’Isle faillit échouer dans sa diplomatie audacieuse. Il était d’accord avec le syndic de Colmar, lorsque le 12 octobre il écrivit au cardinal. Au ton de sa lettre, on voit qu’il s’attendait qu’on le complimentât. Il apportait une conquête, et qui n’avait coûté ni argent ni soldats, une belle province, parure nouvelle pour la couronne de France. Il n’eut pas de compliments. Richelieu, tout au contraire, se fâcha : Melchior de l’Isle avait agi sans ordres, s’était mêlé de ce qui ne le regardait pas ; de quel droit, sous quel prétexte prenait-il la qualité d’ambassadeur ? De telles négociations n’étaient aucunement « de sa profession ; » d’ailleurs, « les conditions de ce traité sont si désavantageuses et ridicules qu’il n’est pas possible de croire qu’elles eussent été acceptées par ceux mêmes qui n’auraient pas d’affection pour la France. » Infortuné Melchior ! Si les érudits allemands l’accusent maintenant d’avoir trahi les intérêts de l’Allemagne, Richelieu l’accusait à peu près d’avoir trahi les intérêts de la France. Bref, la France n’a tellement pas organisé une machination qui la rendit maîtresse de l’Alsace que l’Alsace vient spontanément à elle, et elle la refuse.

Pourquoi Richelieu refuse-t-il cette Alsace ? Le moment approche, et Richelieu n’en doute pas, où la France devra entrer dans la grande guerre : la convention que Melchior de l’Isle lui propose l’obligerait à maintenir en Alsace des garnisons qui seraient bien utiles ailleurs, et l’obligerait à de grosses dépenses utiles ailleurs. Et quel profit ? La couronne de France n’avait jamais revendiqué nuls droits sur les villes d’Alsace. Et, les villes d’Alsace, était-ce la nécessité qui les lui donnait ou leur amitié pour le roi de France ? Richelieu, de prime abord, n’en savait rien.

L’Alsace fut consternée de la réponse que Melchior de l’Isle eut à lui communiquer. Les Impériaux approchaient et, possiblement, n’ignoraient pas les sentiments de l’Alsace à leur égard. Jean de Werth se préparait à marcher sur Colmar. La ville résolut d’envoyer à Paris le syndic Mogg. En attendant, le maréchal de la Force, sur la prière du syndic, décida de sauver Colmar, où le régiment de Normandie, commandé par M . de Manicamp, fit son entrée le 25 avril 1635.

Mogg, à Paris, ne fut pas accueilli avec empressement comme un homme qui va nous mettre une province dans la main. Le 23 mai, Louis XIII lui donna de bonnes paroles. Le 25 mai, Richelieu lui raconta que Melchior de l’Isle était un étourneau, que des questions si importantes ne se tranchaient pas vite et que le conseil examinerait avec bienveillance le désir de l’Alsace. Le lendemain, Servien, secrétaire d’État, disait à Mogg : « Vos affaires vont bien. » Ou assez bien ; mais lentement. Ce ne fut qu’au mois de juillet que Mogg apprit que Richelieu se prêtait à l’idée d’une convention : le traité de Rueil, établi le l*" août, contresigné le 3, ne changeait pas grand’chose à l’arrangement conclu, l’automne précédent, par Melchior de l’Isle. Manicamp, nommé gouverneur de la Haute-Alsace, reçut les remerciements de la population.

Il y a un mémoire de Richelieu, sur la question d’Alsace. Richelieu y examine l’intérêt de la France : occuper l’Alsace était posséder un glacis par lequel on empêcherait l’ennemi d’envahir le royaume ; en outre, il serait « honteux et préjudiciable au service du Roi » de répondre mal à des gens qui imploraient la protection de la France. L’honneur compte !… Mais les syndicalistes boches, l’année dernière, quand on entrevoyait déjà l’éventualité de nous rendre l’Alsace, crièrent comme des industriels dépossédés : ils manqueraient de potasse ; voilà tout l’argument de ces doctrinaires.

En 1637, Melchior de l’Isle s’étant querellé avec les bourgeois de Colmar, Louis XIII le blâme, lui ordonne d’éviter tous incidents capables de lui « aliéner » les Alsaciens : « Mon intention est que vous agissiez et parliez avec toute douceur et témoignage de bonne volonté en tout ce qui regarde le bien et le soulagement des villes alsaciennes. » Au mois de juin 1640, un commandant français qui entre dans Haguenau dit aux habitants : « Je ne serai pas seulement le gouverneur de la ville, je veux aussi être votre père. » Et, le 29 août 1643, Mazarin écrit aux Alsaciens : « L’inclination que vous avez eue de tout temps pour la France oblige tous les bons Français d’en avoir du ressentiment. » Cela veut dire, d’en garder le sensible souvenir.

Est-il vrai que l’Alsace ait toujours eu pour la France l’inclination que dit Mazarin ? Le livre de M. Batiffol répond à cette question par des faits.

Sous les Mérovingiens et les Carolingiens, l’Alsace, rattachée au pays franc, subit les tribulations de ce pays. En 843, au traité de Verdun, l’Alsace est rattachée à la Lotharingie. Ce n’est pas la Germanie : c’est une zone intermédiaire entre la Germanie et la France, la région située entre le Rhin, la Meuse et l’Escaut. Lothaire II fut roi de Lotharingie lorsque son père se retira au couvent. Mais bientôt Louis le Germanique se jette sur l’Alsace, la conquiert, se déclare rex in Alsatia. Voilà comment, en 855, l’Alsace fut incorporée à l’Allemagne, et non de son plein gré, non pour avoir appelé les Germains comme, sous Louis XIII, elle réclame les Français : elle a été conquise, et contre la foi des traités, malgré elle. « Or, dit M. Batiffol, ni la France ni l’Alsace n’allaient accepter ce qui venait de se passer ; par un instinct obscur, les deux pays comprenaient la gravité de l’acte qui s’accomplissait. Elles allaient lutter pendant un siècle et demi ; et la France allait attaquer la Germanie six fois pour empêcher que la rive gauche alsacienne ne restât germanique. « Trois fois, la France put rentrer en possession de l’Alsace : trois fois en fait, une fois par traité. Chaque fois, les Germains réussirent à recouvrer leur conquête ; et ce leur fut trois fois l’occasion d’envahir la France : ils pénétrèrent en Champagne, poussèrent jusqu’à Orléans. « Étrange spectacle, qui montre avec quelle ténacité la France ne se résolvait pas à abandonner une terre qu’elle considérait comme lui ayant été injustement ravie !... » Mais l’Alsace, que veut-elle ? En 869, à la mort de Lothaire, Charles le Chauve entre en Lorraine, est couronné roi du pays lorrain : « les grands d’Alsace, témoignant de leur sentiment antipathique à l’égard de leur annexion à la Germanie, se prononcent pour lui. » Ensuite, les rois de France perdent la Lotharingie et l’Alsace. Charles le Simple reprend la Lotharingie et l’Alsace. Il traite avec Henri l’Oiseleur. « Les deux princes se rencontrèrent dans un bateau sur le Rhin, accompagnés chacun de comtes et d’évêques, se promirent de maintenir la paix entre eux sur la base des territoires qu’ils occupaient. Or, les grands de Lotharingie accompagnaient Charles : à ce moment, novembre 921, l’Alsace était à la France. » Mais, en dépit du traité, Henri l’Oiseleur envahit l’Alsace et la prend. Alors ? « Les grands de Lotharingie, ne voulant pas accepter sa domination, font appel à la France, où un ancêtre d’Hugues Capet, Raoul, a remplacé Charles le Simple sur le trône. Et la chronique de Flodoard raconte comment Raoul, l’année 923, reçut leur soumission, prit Saverne ; comment Henri l’Oiseleur, venant à sa rencontre et choqué de ce que les gens d’Alsace se fussent prononcés pour son adversaire, ravagea le pays entre le Rhin et la Moselle, emmenant même la jeunesse en esclavage ; comment Raoul lui fit repasser le Rhin et demeura deux ans maître du pays. » Voilà ce qu’on peut lire dans la chronique de Flodoard, où maintes choses ne semblent pas vieilles de neuf siècles, n’est-ce pas ?... Seulement, des invasions des Normands obligèrent Raoul à négliger sa conquête ou sa reprise de l’Alsace ; Henri l’Oiseleur en profita et, de nouveau, s’établit sur la rive gauche du Rhin. A la mort de Henri l’Oiseleur, son fils Othon Ier monta sur le trône. « Les grands de Lotharingie et d’Alsace, qui continuent à ne pas vouloir de l’hégémonie germanique, offrent au roi de France Louis d’Outremer, un Carolingien, de venir reprendre leur pays. Louis d’Outremer accepte. Évêques et comtes de Lotharingie lui prêtent hommage, parmi eux les seigneurs d’Alsace, Éberard comte d’Alsace et Ruthard évêque de Strasbourg, qui vont être l’âme de la résistance contre la Germanie... » Othon Ier survient, avec son armée : il pille, brûle et massacre ; c’est toujours la même histoire. Au bout du compte, l’Alsace reste à la Germanie : elle est conquise, elle est soumise, elle a protesté, elle a montré que ses sympathies étaient du côté de la France.

Déchirée entre la Germanie et la France, entre la Germanie qu’elle n’aimait pas et la France qu’elle aimait, l’Alsace comprit la nécessité qui s’imposait à elle d’organiser elle-même sa vie et, de son mieux, sa tranquillité. Les seigneurs féodaux venus d’Allemagne la mirent à de nouvelles épreuves. Au XIIIe siècle enfin, le peuple d’Alsace, rude et bien résolu, constitua ses républiques. Les républiques éliminent peu à peu les représentants de l’Empereur. Si l’Empereur est besogneux, comme il arrive, on lui rachète la charge de son magistrat. En 1407, par exemple, un Ruprecht de Bavière, qui manquait d’argent, cède pour mille florins à la ville de Colmar la magistrature y exercée par un de ses agents. Quelques années plus tard, Obernai paya mille trois cents florins à l’empereur Sigismond le même office. Ces véritables républiques, M. Batiffol les compare aux cités antiques : il y montre la même jalousie farouche de leur indépendance ; il y montre aussi la querelle de l’aristocratie et du peuple, querelle longue et opiniâtre qui aboutit à l’éviction des seigneurs. Lesdits seigneurs avaient, le plus souvent, des torts que ne leur pardonnaient pas les bourgeois et le populaire : et surtout ils avaient besoin, très souvent, d’appuyer leur autorité chancelante sur l’autorité impériale. En somme, la lutte contre les seigneurs, dans les villes d’Alsace, eut le double caractère de ces deux revendications : liberté de classe et liberté du pays. Les républiques alsaciennes, à la fin du moyen âge et au cours de la Renaissance, ont maintenu l’autonomie alsacienne, contre qui ? mais contre ce qui la menaçait : contre l’Empire et contre la Germanie. Tant que l’Alsace fut reliée à la Germanie, elle a tout fait pour se dégager, pour aller à la France ; et, comme elle n’y parvenait pas, elle a tout fait pour se préserver au moins de la Germanie. On le voit, Mazarin ne mentait pas lorsqu’il écrivait aux Alsaciens, le 29 août 1643 : « L’inclination que vous avez eue de tout temps pour la France... »

Le traité de Rueil, qui avait confié l’Alsace à la protection de la France, n’était valable que pour le temps de la guerre et jusqu’à la conclusion de la paix générale. Les traités de Westphalie ne résolurent pas nettement la question d’Alsace ; et Louis XIV a conquis, l’Alsace, on n’en doute pas. Le 28 novembre 1681, le baron de Monclar avec trente-cinq mille hommes se présenta devant Strasbourg. Louvois était à une lieue de là. Et la ville était priée d’accueillir la garnison française ou de risquer les inconvénients de la guerre. La ville étudia les éventualités puis elle envoya ses députés à Louvois. « Il leur dit que l’Empire et l’Empereur voulaient occuper la place ; le Roi prévenait le fait ; d’ailleurs, on ne toucherait pas à leurs privilèges ; il les invitait à dresser eux-mêmes les termes de leur capitulation, dont tous les articles étaient d’avance acceptés, pourvu qu’ils reconnussent au Roi la souveraineté que lui avaient concédée les traités de Munster et de Nimègue. » Les députés rapportèrent à la ville cette réponse. Les échevins se réunirent : la capitulation fut rédigée : Strasbourg admettait le roi de France « pour son souverain seigneur et protecteur ; » Louis XIV confirmait les privilèges de la ville, ses droits, statuts et constitutions ; il lui accordait la liberté de conscience et dispensait les bourgeois de payer aucune contribution. La souveraineté de la France fut acceptée à Strasbourg si volontiers que les Boches n’en sont point encore revenus. Pour essayer d’en revenir, ils supposent que la France avait acheté le Magistrat : c’est ce qu’ils auraient fait, probablement, ou ce qu’ils auraient tenté. Le syndic, un nommé Frantz, était vieux. Il donna sa démission ; et Güntzer le remplaça. Les Boches imaginent que Güntzer avait reçu quelque monnaie. M. Batiffol leur demande s’ils croient sérieusement qu’à lui tout seul ce Güntzer eût entraîné vers la France le Magistrat et le peuple de Strasbourg. Il leur demande aussi de produire une preuve, un indice au moins, de la corruption de Güntzer. Il ajoute : « La tradition s’est établie à Strasbourg au XVIIIe siècle que la ville s’était rendue librement à la France. On le dit et on le répéta ; l’on s’en fit gloire. En 1789, dans sa déclaration du 10 octobre à l’Assemblée nationale, la ville l’affirmait avec une certaine solennité : elle s’était « réunie librement à la France. » Déjà en 1681 Louis XIV le déclarait lui-même en priant ses envoyés auprès des cours étrangères d’annoncer que tout ce qui s’était fait à Strasbourg s’y était fait de concert avec les habitants et que l’attaque dont on avait menacée la ville n’était qu’un prétexte désiré par les habitants pour se mettre à couvert des reproches mal fondés de leurs voisins. » Voilà ce que les historiens allemands appellent une « conquête brutale, » si la conquête n’est pas allemande.

Louis XIV fit frapper une médaille avec cette devise : Clausa Germanis Gallia ; et Strasbourg, une médaille avec cette devise : Adserta urbis tranquillitas. La ville avait sa tranquillité assurée ; la France était fermée aux Germains : tout le monde se déclarait content, de ce côté-ci du Rhin. Louvois écrivait à Güntzer. le 11 décembre 1681 : « Sa Majesté veut que la liberté de conscience soit entière dans Strasbourg. » Le Roi établit dans Strasbourg un collège de jésuites et un couvent de Visitandines ; il rendit au culte catholique et à l’évêque Egon de Furstenberg la cathédrale : mais le culte luthérien fut célébré dans les autres églises. Le Roi, comme il l’avait promis, ne modifia pas les institutions de la ville : tout ce qu’il fit ne fut que d’installer auprès du Magistrat un préteur royal : et, pour préteur royal, il choisit un Strasbourgeois, le jurisconsulte et philologue Ulrich Obrecht. Le Roi eut grand soin de ménager la province, de lui procurer la paix, la sécurité, le calme, de ne point l’offenser, de la rendre prospère et heureuse. Toute son administration fut, en vérité, une merveille d’intelligence et de tact : les historiens allemands ne le disent pas. A force de ne pas le dire, ils l’oublient ; de sorte qu’ils ne comprennent pas comment l’Alsace aima la France et non l’Allemagne. Faute de comprendre, ils accusent l’ingratitude alsacienne et s’indignent contre l’infâme trahison de Strasbourg. Ils ne sont pas de très bonne foi ; mais, en outre, ils sont bêtes : ce n’est pas leur excuse.

En 1787, un Allemand du nom de Heinrich Storch, visitant l’Alsace, était surpris et indigné de la trouver si française. Il l’accusait de « gallomanie ; » et il écrivait : « J’avoue qu’à cent pas de la frontière allemande je n’aurais jamais cru possible autant de folie. » Un peu plus tard, à l’Assemblée nationale, les députés de Strasbourg se déclarent « vieux patriotes ; » ils appellent la France « la patrie » et l’Alsace « une des filles les plus jeunes de la France. » En 1848, à Strasbourg, on célébra le deuxième centenaire des traités de Westphalie ; et le maire prononça les paroles que voici : « Nous n’avons plus besoin de faire une profession solennelle et publique de notre inviolable dévouement à la France : la France ne doute pas de nous. Mais, si l’Allemagne se berce encore d’illusions chimériques, si elle croit trouver dans la persistance de la langue allemande au sein de nos campagnes et de nos cités un signe de sympathie irrésistible et d’attraction vers elle, qu’elle se détrompe ! L’Alsace est aussi française que la Bretagne, la Flandre et le pays des Basques : elle veut le rester. » Et dire que naguère l’Allemagne osa proposer une « consultation » de l’Alsace ! et dire que, chez nous, une poignée d’hurluberlus ou pis encore ne refusaient pas ce doute et cette offense à la fidélité alsacienne ! Toute l’histoire de l’Alsace est un perpétuel plébiscite en faveur de la France.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Les Anciennes Républiques alsaciennes, par M. Louis Batiffol ; (Flammarion éditeur).