Revue littéraire - Deux moralistes « fin de siècle » Chamfort et Rivarol

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Revue littéraire - Deux moralistes « fin de siècle » Chamfort et Rivarol
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 935-946).
REVUE LITTÉRAIRE

DEUX MORALISTES « FIN DE SIÈCLE »
CHAMFORT ET RIVAROL

Les noms de Chamfort et de Rivarol n’ont pas cessé de s’appeler l’un l’autre. Ces ennemis intimes. après avoir passé leur vie à se haïr, ou, ce qui est plus grave, à se jalouser, sont unis dans la mort, devant la postérité et devant la Sorbonne. C’est sous la forme de thèses pour le doctorat que nous arrivent, à quelques mois de distance, les études consacrées par M. Maurice Pellisson à Chamfort. et par M. André Le Breton à Rivarol[1]. Ce sont deux panégyriques, de valeur inégale, mais d’égale chaleur. M. Pellisson prend en main, avec conviction, la cause de Chamfort calomnié par les pamphlétaires royalistes, et il la dessert avec application. Il s’attache à mettre surtout en lumière le rôle politique de l’ami de Mirabeau ; et il ne se rend pas compte que Chamfort peut bien avoir été un révolutionnaire de la première heure et mériter le titre de vieux républicain, s’il a une place dans l’histoire c’est dans l’histoire des lettres et non dans l’autre. M. Pellisson se montre très soucieux d’obtenir notre estime pour le caractère de son client, dont il admire, pour sa part, la probité, la dignité, l’indépendance. Il le lave surtout du reproche d’avoir été un misanthrope et un pessimiste. Il nous fait un Chamfort « à l’eau rose ». Et il ne s’aperçoit pas qu’il détruit ainsi l’originalité elle-même du moraliste. — Dans un livre écrit avec esprit, avec élégance et même avec coquetterie, et qui témoigne d’ailleurs de recherches très consciencieuses. M. Le Breton parle de Rivarol d’une façon qui eût réjoui Rivarol et chatouille délicieusement sa fatuité. M. le comte eût respiré avec volupté cet encens qui s’adresse d’abord à ses perfections physiques. « Quel homme a été plus visiblement que celui-là l’enfant gâté de la nature ? Elle lui a donné mission de plaire. Avec quels soins, quelle tendresse, elle a modelé son corps !... Ceux qui le chicanent sur sa noblesse enragent qu’il n’ait qu’à paraître pour leur infliger un démenti : sa noblesse, il la prouve en marchant... Quant à sa tête un peu grosse, comme celle de Chénier, pour les épaules qui la portent, elle est d’une harmonie de dessin qui enchante les yeux... Quelque chose de plus beau que sa tête, c’est son cerveau... Et quelque chose de plus ravissant que le sourire de Rivarol, c’est sa parole... » Tel est le ton. Le portraitiste a été séduit par le charme de son modèle ; il s’y abandonne et ne discute pas. Au surplus, il en a flatté plutôt que faussé l’image. Il fournit à Rivarol une occasion nouvelle de faire la roue devant nous ; mais il ne surfait pas son mérite. « Jouir de la société, la défendre dès qu’elle est en péril, la regretter quand elle se dissout et mourir de sa mort, voilà toute l’histoire de Rivarol. » On ne saurait mieux dire.

Ce qui fait qu’il y a lieu de réunir Chamfort et Rivarol, ce n’est pas seulement le rapprochement des dates et certaines affinités de nature, mais c’est qu’ils ont eu, en dépit des apparences et tout en prenant position à des points contraires et extrêmes, une destinée analogue. Ils ont souffert d’une même misère et d’une malchance pareille. Ils représentent deux variétés d’un même type, celui du littérateur venu sur le déclin d’une littérature et d’une société. Il en est parmi les écrivains de transition » chez qui on discerne déjà les germes de l’avenir. Incapables de réaliser l’idéal nouveau, ils l’ont du moins entrevu et annoncé : ils sont des précurseurs. D’autres ferment une époque. Leur fortune est liée au sort de quelque chose qui s’achève et qui meurt. Chamfort et Rivarol sont de ceux-là. Préparés par leurs qualités mêmes à briller au milieu d’un état social qui en était venu à l’épuisement, ils ont été prisonniers de leur succès. Ils sont les enfans gâtés et les victimes d’une société qui finit.

Cette société de la fin du XVIIIe siècle, on a coutume de se la représenter d’après le mot fameux de Talleyrand ; on continue de lui prêter toutes les élégances auxquelles elle a d’elle-même depuis longtemps renoncé ; on prolonge pour le projeter sur son agonie l’éclat qu’ont jeté quelques salons désormais défunts. Ce n’est plus le temps des Geoffrin, des Du Deffand et des Lespinasse. Au lieu de trois ou quatre salons qui donnaient le ton, il y a maintenant une multitude de salons de moindre importance et de tenue médiocre, où se mêlent tous les tons et tous les mondes. Des mœurs importées de l’étranger ont entamé et altéré la politesse française. Déjà l’anglomanie est une fureur, et ce n’est pas du XIXe siècle que date chez nous l’américanisme. La France n’est plus le salon de l’Europe, elle en est le café. Le goût de l’élégance a été remplacé par celui du luxe, et d’un luxe de mauvais aloi qui n’est souvent que l’étalage de la dépense. L’esprit s’est alourdi, épaissi. Ce sont des nuances difficiles à définir avec précision, mais qu’on sent avec vivacité. « En parcourant les mémoires et monumens du siècle de Louis XIV, écrit Chamfort, on trouve même dans la mauvaise compagnie de ce temps-là quelque chose qui manque à la bonne d’aujourd’hui.» Par suite les moyens de plaire et de recueillir l’applaudissement ont changé. « Au ton qui règne depuis dix ans dans la littérature, la célébrité littéraire me parait une espèce de diffamation qui n’a pas encore tout à fait autant de mauvais effets que le carcan ; mais cela viendra. » Le cynisme est à la mode ; le débraillé du langage accompagne celui des mœurs et s’accorde avec celui du costume. « On ne s’effarouche plus de rien, ni des soupers de Grimod de la Reynière, ni des exploits de Lauzun, ni des mots de Sophie Arnoul ; Rohan est cardinal et Mme Genlis professeur de décence ; faire scandale serait un tour de force. Les liaisons irrégulières s’affichent, les propos les plus scabreux se répètent à voix haute. Sous couleur de s’initier à la philosophie, les belles marquises dissertent avec Diderot et d’Alembert sur les organes de la génération ; la pudeur s’en est allée avec les autres superstitions d’antan, et la femme n’est plus, — ainsi le prince de Ligne baptise Mme de Coigny, qu’un « joli garçon » quelque peu mauvais sujet »[2]. Tout est permis pourvu qu’il s’offre avec l’attrait de la jouissance. Les sociétés vieillies sont en proie au tourment de l’ennui ; pour y échapper elles essaient de se donner l’illusion de l’activité ; sous la menace du temps qui les presse, elles veulent vivre vite et beaucoup, tout ensemble avec hâte et avec intensité. « Si on pouvait mettre ensemble les plaisirs, les sentimens ou les idées de la vie entière et les réunir en l’espace de vingt-quatre heures, on vous ferait avaler cette pilule et on vous dirait : Allez-vous-en. » Cette fièvre est signe de maladie et de décrépitude. Elle se déclare dans un organisme usé. C’est qu’en effet la vie de société à cette époque n’a plus d’objet. Elle a servi jadis à créer quelque chose : la politesse des usages, de la conversation et du style. Elle a servi aux écrivains pour les initier à certaines délicatesses du sentiment et leur enseigner le respect de leur plume. Elle a servi aux gens du monde chez qui elle a répandu d’abord le goût des choses de l’esprit et fait pénétrer ensuite le mouvement d’idées venu de la philosophie. Elle ne sert plus désormais à aucune fin distincte d’elle-même. Elle est a elle-même son propre objet. Elle ne tend qu’au plaisir. Elle est inutile et partant dangereuse.

Cette vie toute frivole et factice, qui sonne creux et sonne faux, a conservé encore assez de prestige pour attirer presque tous les écrivains du temps, façonner leur esprit, accaparer les ressources de leur talent. Rivarol n’est attentif qu’aux épisodes de sa royauté de salon et ne compte dans la journée que les heures où il peut éblouir un cercle d’auditeurs, ou trôner à la table d’un souper. Il n’existe que pour ces succès que d’ailleurs il a soin de concerter et de ménager savamment ; il travaille le matin son esprit du soir : comme tous les improvisateurs il prépare de longue main ses effets. Il reste au lit, absorbé dans une paresse laborieuse, occupé à noter gravement les traits ingénieux qui traversent son esprit, à limer une anecdote, polir un bon mot, aiguiser une épigramme, mettre une plaisanterie au point ou un paradoxe en forme. Il inscrit ces belles choses sur des cartes fixées à sa glace devant sa cheminée. Il les apprend par cœur en se mirant. Il est mort sans s’être douté qu’il y eût quelque puérilité à ce métier d’histrion mondain et que ces gentillesses de poupée à la mode fussent indignes d’un homme. Ecoutez Chamfort. Il vous semblera au premier moment que cette vie lui est insupportable : en fait, elle lui est nécessaire et elle lui est douce. Car ce n’est pas, je pense, par obligation de naissance et devoir de caste qu’il a été amené à fréquenter la société riche, élégante et titrée. Bien au contraire. Pour y arriver il a dû surmonter toute sorte d’obstacles. Mais il était attiré vers elle par un goût irrésistible ; il y a été retenu par le succès. Il se peut qu’il ait affiché pour elle un profond dégoût, qu’il n’ait cessé de la railler, qu’il ne l’ait décrite que pour en dévoiler les dessous et en étaler les hontes. Le fait est qu’il n’a voulu connaître dans l’humanité quelle seule. Il ne s’est pas lassé d’en recommencer l’étude, d’en fouiller la psychologie compliquée et l’étrange morale, de collectionner les observations et les anecdotes dont elle est l’invariable sujet. Gens de noblesse, gens de finance, gens de plaisir, gens de lettres, les princes et leurs maîtresses, les grands seigneurs et les danseuses, le duc de la Vallière et la petite Lacour de l’Opéra, Mme de Pompadour et Mme Du Barry, Lauzun et sa femme, Fontenelle. Voltaire. l’abbé Maury, les désœuvrés corrompus, les affairés cyniques, tel est le personnel qui défile dans ces anecdotes de Chamfort et telle l’humanité sur laquelle il a étudié le cœur humain. Son regard est limité à cet horizon. Or la société ne s’inquiète pas si on parle d’elle en bien ou en mal : mais elle veut qu’on s’occupe d’elle et d’elle seule. Cela nous fait comprendre que la gloire mondaine de Chamfort ait été si éclatante, et qu’elle soit restée si durable. On cite encore dans les salons d’aujourd’hui les mots de Chamfort : on préfère parfois les démarquer. Ils portent toujours. C’est un répertoire où les causeurs peuvent s’approvisionner à coup sûr. L’esprit de Chamfort avec son ragoût de médisance et son assaisonnement de libertinage ne risque pas de cesser de plaire. Lui-même personnifie une espèce de moralistes, dont je doute que ce soit une espèce disparue : c’est le moraliste mondain. flagellant les vices d’un monde dont il aime l’élégance et peut-être la perversité, à la fois détracteur et dévot d’une société pour laquelle il pousse le mépris jusqu’à la haine et le respect jusqu’au snobisme. Par où s’explique cette amertume de Chamfort, cette colère contre la société de son temps et contre la société en général ? N’y voir que la haine désintéressée des abus et qu’une noble révolte contre les inégalités sociales serait l’effet d’une belle candeur. Sans doute il faut supposer une première disposition native. Il y a une âpreté d’accent, une violence de ton, une qualité d’ironie préméditée et condensée, à laquelle on n’arrive pas sans un don de nature. Comparez un mot de Chamfort avec un mot de Rivarol, par exemple ; vous saisirez aussitôt toute la différence. Voici le mot de Chamfort sur La Harpe : « C’est un homme qui se sert de ses défauts pour cacher ses vices. » Mettez en regard le mot de Rivarol sur Chamfort lui-même : « C’est une branche de muguet entée sur des pavots. » Celui-ci est d’un bel esprit qui se contente d’égratigner l’adversaire. Celui-là est d’un esprit méchant qui veut faire plaie et faire saigner la plaie. On a remarqué que très peu de personnes sont capables d’aimer au sens vrai du mot ; il y a de même une puissance de haïr qui n’est départie qu’à quelques-uns. C’est là, chez Chamfort, le fond du caractère, le trait essentiel autour duquel vont cristalliser les impressions venues de la vie. Or, comme Rousseau, Chamfort est plébéien. Et il a pu s’apercevoir qu’aux yeux des gens de condition ni l’esprit, ni le talent, ni même l’argent ne supplée au désavantage de n’être pas né. De plus, il est enfant naturel. Et l’exemple de d’Alembert suffirait à prouver que sur ce point la société aristocratique avait peut-être moins de préjugés que n’en a montré par la suite la pruderie bourgeoise. Mais Chamfort est vaniteux : quand on demande beaucoup à l’opinion du monde, c’est une nécessité qu’on souffre doublement de ses dédains. Malheur à ceux qui ne savent pas hausser les épaules devant certaines humiliations que la sottise croit leur infliger ! Il est pauvre et en contact journalier avec la richesse. L’inégale répartition des richesses l’a choqué d’autant plus qu’il est du côté non des privilégiés, mais des autres. Les questions d’argent et les chiffres reviennent fréquemment sous sa plume. A-t-il tenu le propos qu’on lui prête ? « Ces gens-là doivent me procurer vingt mille livres de rente. Je ne vaux pas moins que cela. » Ce qui rend ce mot vraisemblable, c’est qu’il est en accord avec les préoccupations dont témoignent fréquemment la correspondance ou les réflexions de Chamfort. « J’ai toujours été choqué, écrit-il, de la ridicule et insolente opinion répandue presque partout, qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente, est à l’apogée de la fortune. » Et ailleurs : « On se fâche souvent contre les gens de lettres qui se retirent du monde : on veut qu’ils prennent intérêt à la société dont ils ne tirent presque pas d’avantage ; on veut les forcer d’assister éternellement aux tirages d’une loterie où ils n’ont pas de billet. » C’est le langage lui-même de l’envie. Si encore il trouvait dans une renommée solide une suffisante compensation ! Mais il estime à son prix l’applaudissement frivole des salons. Il désespère de jamais faire œuvre sérieuse et, faute d’être venu à son heure, il ne l’essaie même pas. « Pour être un grand homme dans les lettres ou du moins opérer une révolution sensible il faut, comme dans l’ordre politique, trouver tout préparé et naître à propos. » Il a le sentiment d’avoir manqué sa vie.

Chamfort connut-il des déceptions d’un autre genre ? Certaines de ses confidences le donnent à entendre. Homme à bonnes fortunes, il n’aurait pas eu naturellement de goût pour ces tristes aubaines. Il serait devenu sceptique après avoir été sentimental, et roué pour n’avoir pu faire autrement. « M... débitait souvent des maximes de roué en fait d’amour ; mais dans le fond il était sensible et fait pour les passions… M… me disait : C’est faute de pouvoir placer un sentiment vrai que j’ai pris le parti de traiter l’amour comme tout le monde... › Il semble bien en effet qu’il eût le tour d’esprit romanesque ; et il vint dans un temps où, suivant la définition que lui-même en a donnée, l’amour n’était que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. C’était, une fois de plus, avoir mal choisi son époque. Un tel malentendu est douloureux entre tous. Ceux qui, ayant espéré de l’amour une exaltation de tout leur être, se réduisent à ne plus lui demander que le plaisir des sens, reçoivent de ce heurt avec la réalité une commotion qui se prolonge à l’infini. Comme ils avaient engagé ame dans l’affaire, elle se trouve en effet compromise. C’est la fissure unique et subtile par où s’écoule ce qu’il y avait de meilleur en nous. « L’amour est un commerce orageux qui finit toujours par une banqueroute. » Cette banqueroute de l’amour entraîne après elle toutes les autres. On la retrouve ou on la devine à l’origine de plus d’une profession de foi désespérée... Il est possible d’ailleurs que Chamfort se soit vanté. On peut douter des causes de son libertinage. non de ce libertinage lui-même où il laissa le peu de santé qu’il avait. Les libertins ont le cœur sec... Peut-être n’en fallait-il pas tant pour expliquer la misanthropie de Chamfort et qu’il ait eu l’âme quasiment pétrie de haine.

C’est ce qui donne à la vie de Chamfort son unité. Que celui dont la figure s’encadrait si bien dans l’ancienne société ait applaudi si bruyamment à la révolution qui brisait les anciens cadres, cela au premier abord semble contradictoire. Celui qui avait reçu pension de Louis XVI se hâte d’employer le style du jour et d’appeler le roi déchu du nom de Louis Capet Celui qui avait, après la représentation de Mustapha et Zéangir, reçu de la reine de tels complimens qu’il déclarait ne pouvoir ni les répéter ni les oublier, se hâte de devenir républicain : car, dit-il, « il n’a que cela qui prenne ». Le secrétaire des commandemens de Condé et celui de Madame Élisabeth devient le plus ardent des patriotes. L’ami de Vaudreuil devient celui de Mirabeau. Mais c’est le propre de la haine qu’elle s’irrite des bienfaits reçus. Chamfort n’était pas seulement membre de l’Académie française, il avait fait sa carrière par les succès d’académie. Il avait été couronné en 1764 pour une Épître d’un père d’son fils sur la naissance d’on petit-fils, en 1769, pour un Éloge de Molière. Il allait chercher des académies jusqu’en province, et obtenait de celle de Marseille un prix pour son Éloge de La Fontaine en 1774. Il avait abusé des prix d’académie. Après quoi c’est lui qui rédige pour Mirabeau ce Discours sur la suppression des Académies que le tribun devait lire à l’Assemblée et qu’on retrouva dans ses papiers. L’ordinaire banalité des plaisanteries qu’on a de tout temps dirigées contre l’institution académique, s’y assaisonne d’aigreur et s’y relève de passion sincère. Chamfort est le témoin et le narrateur nullement scandalisé de quelques-unes des pires journées révolutionnaires. Il se contente de dire : « On ne nettoie pas les étables d’Augias avec un plumeau. » Et en effet comment ne se fût-il pas réjoui de la tournure que prenaient les événemens, donnant satisfaction à sa vanité blessée ? Comment n’eût-il pas applaudi à des catastrophes publiques qui le payaient en un jour de tant de rancunes lentement accumulées ?

De là aussi, vient l’originalité de son œuvre. Certes on est en droit de souhaiter qu’un peintre de mœurs ait la largeur du coup d’œil, l’impartialité et le désintéressement dans l’observation. En fait cela est très rare. La plupart du temps nous n’apercevons de la réalité qu’un aspect, celui-là même que nous découvrent nos sympathies ou nos colères. La haine est, dit-on, clairvoyante. Chamfort a très clairement aperçu ce retour à l’animalité primitive qui est le dernier terme où aboutissent les sociétés d’extrême civilisation. Sous le raffinement des manières, c’est la brutalité et c’est la férocité qui de nouveau font explosion. L’instinct réclame ses droits. « Je n’ai vu dans le monde, disait M..., que des dîners sans digestion, des soupers sans plaisir, des conversations sans confiance, des liaisons sans amitié et des coucheries sans amour. » « Qu’est-ce que la société quand la raison n’en forme pas les nœuds ? Une foire, un tripot, une auberge, un bois, un mauvais lieu et des petites maisons. » C’est la forêt de Bondy et c’est un asile d’aliénés. Les contemporains de Chamfort lui apparaissent ainsi comme autant de maniaques. Il note leurs excentricités, tient registre de leurs folies, et les narre avec une sorte de gaieté mélancolique et de sombre humour.

Pour peu qu’un écrivain ait de vigueur dans l’esprit et qu’il soit capable de donner à sa pensée un tour philosophique, il ne se borne pas aux constatations de son expérience, mais il s’en sert pour en tirer des conclusions générales. C’est le cas de Chamfort. Il n’est pas de ceux qui se consolent du spectacle de l’iniquité triomphante par le rêve d’on ne sait quel état de nature. Il ne se prête pas à la chimère d’une humanité naturellement bonne. Le mal lui apparaît à tous les degrés de l’échelle et dans toutes les manifestations de la vie. « Les fléaux physiques et les calamités de la nature humaine ont rendu la société nécessaire. La société a ajouté aux malheurs de la nature. Les inconvéniens de la société ont amené la nécessité du gouvernement et le gouvernement ajoute aux malheurs de la société. Voilà l’histoire de la nature humaine. » C’est la vie elle-même qui est corruptrice et déprimante. Il n’y a qu’à voir ce qu’elle fait de ceux qui en ont subi plus longtemps l’influence. On sait ce qu’est un vieux courtisan, un vieux prêtre, un vieux juge. Les raisonneurs de l’école tirent de la loi morale une preuve en faveur de l’existence d’un Dieu prévoyant et bon. On verrait bien plutôt dans le train du monde moral l’argument le plus fort contre l’hypothèse d’une Providence, car il parait être « le produit des caprices d’un diable devenu fou. » Le règne de la souffrance est universel : on n’y échappe que par l’oubli ou par la fuite. « C’est une belle allégorie dans la Bible que cet arbre de la science du bien et du mal qui produit la mort. Cet emblème ne veut-il pas dire que, lorsqu’on a pénétré le fond des choses. la perte des illusions amène la mort de l’âme, c’est-à-dire un désintéressement complet sur tout ce qui touche et occupe les autres hommes ?... » « Vivre est une maladie dont le sommeil vous soulage toutes les seize heures : c’est un palliatif : la mort est le remède. » Telle est cette aspiration au néant où aboutit l’hypocondrie de Chamfort. C’est son honneur d’avoir trouvé quelques-unes de vos formules où s’est inscrite l’éternelle plainte humaine. Cela lui assigne une place parmi les grands détracteurs de l’humanité et contempteurs de la vie, entre Swift et Schopenhauer.

On ne s’attend à trouver chez Rivarol rien de semblable. Chez lui ni amertume dans l’accent, ni aucune profondeur de sentiment. Méridional, ayant même du sang italien dans les veines, il a une de ces natures heureuses sur lesquelles tout glisse et rien ne laisse de trace. Il est toute légèreté et frivolité. Il vit au jour le jour sans bien savoir lui-même de quoi il vit, ni comment ; il mène une existence décousue qui est souvent un problème et dont l’imprévu l’amuse ; il prend la fortune comme elle vient. S’étant aperçu un beau jour qu’il s’était marié, il rit tout le premier de son étourderie et la répare en oubliant aussi complètement que possible Mme de Rivarol, dont il avait d’ailleurs un fils. La vraie compagne de sa vie. c’est cette Manette qu’il emmena jusque dans l’exil, aimable fille dont on avait au surplus négligé l’éducation et qui se piquait aussi peu de littérature que de fidélité. C’était aux yeux de Rivarol le charme de Manette.


Ah ! conservez-moi bien tous les jolis zéros,
Dont votre tête se compose !
Si jamais quelqu’un vous instruit,
Tout mon bonheur sera détruit
Sans que vous y gagniez grand-chose.
Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,
Et de l’esprit comme une rose.

On voit assez quelle vulgarité de sentiment se cache ou se trahit dans ces vers pimpans. Au moins n’est-ce pas à Rivarol qu’on reprochera de poursuivre en amour un idéal impossible. Les biographes du moraliste lui savent ordinairement bon gré de cette liaison et ne manquent guère à faire en passant leur compliment à cette jolie fille : ils trouvent qu’il y a du piquant dans le goût qu’un homme raffiné, lettré, intellectuel à l’excès, eut pour un être resté tout instinct. Il n’y a pas lieu de faire tant de phrases. Manette n’est que la sœur ainée de la Lisette de Béranger. L’immoralité facile de Rivarol, son insouciance, ses goûts d’épicurien font qu’il se trouve en complet accord de sentimens avec la société de son temps. Il s’y trouve tout de suite à l’aise, quoiqu’il soit de noblesse médiocre et guère plus riche que Chamfort. Il en a les manières et le ton, la désinvolture et l’impertinence. Cela même caractérise ceux de ses mots qu’on nous cite comme lui faisant le plus d’honneur :


Je dormais ; l’évêque dit à cette dame : « Laissons-le dormir, ne parlons plus. » — Je lui répondis : « Si vous ne parlez plus, je ne dormirai pas. »

Les hommes ne sont pas si méchans que vous le dites. Vous avez mis vingt ans à faire un mauvais livre et il ne leur a fallu qu’un moment pour l’oublier.

Vous parliez beaucoup avec des gens bien ennuyeux. — Je parlais de peur d’écouter.

Je sue horriblement. — C’est que vous vous écoutez trop.

L’abbé Sieyès, qui s’exprime avec disgrâce, me disait un jour : « Il faut que je vous dise ma façon de penser. — Épargnez-moi la façon, lui répondis-je, et dites-moi tout simplement votre pensée. »

Je vous écrirai demain sans faute. — Ne vous gênez pas, lui répondis-je, écrivez-moi comme à votre ordinaire. »

Quelqu’un m’ayant demandé une épigraphe pour son ouvrage : « Je ne puis, lui dis-je, vous offrir qu’une épitaphe. »


Ces répliques sont-elles d’un homme d’esprit ? En tout cas celui qui se les permettrait aujourd’hui passerait pour un personnage très mal élevé. L’élégance est affaire de mode.

Rivarol devait tenir à la conservation d’une société dont il retrouvait en lui tous les travers. Cela explique l’attitude qu’il prend au moment de la Révolution. Rédacteur du Journal politique national et des Actes des apôtres, nous le retrouverons dans les rangs des émigrés. C’était pour lui le seul moyen d’échapper à des rancunes qui ne pardonnent pas : les rancunes littéraires. Il avait jadis publie un Petit Almanach de nos grands hommes pour l’année 1788, où il raillait doucement quelques-uns des ratés de son temps. Plusieurs, en dépit de noms pompeux, sont restés d’illustres inconnus : tels Audebez de Montgaubet, Groubert de Groubonthal, d’Ysambert de la Fossarderie, Fenouillot de Falbaire de Quingey, Thomas Minau de la Migtringue. D’autres se sont fait une célébrité en dehors de la littérature. « Si la Révolution s’était faite sous Louis XIV, disait Rivarol, Cotin eût fait guillotiner Boileau, et Pradon n’eût pas manqué Racine. En émigrant j’ai échappé à quelques jacobins de mon Almanach des grands hommes. C’était une vue juste. On a eu plus d’une occasion de remarquer que l’état-major des révolutions se recrute dans la bohème des lettres. Fabre d’Eglantine et Collot d’Herbois, par n’en pas citer d’autres, en seraient la preuve. Et tout près de nous on a pu noter les influences littéraires qui se sont fait jour dans la Commune. Entre les bas-fonds de la littérature et ceux de la politique il y a communication. Au surplus ce ne sont pas les idées justes qui manquent, ni dans les conseils que Rivarol adressait à Louis XVI, ni dans les reproches qu’il adressait aux émigrés ; ce qui lui manqua, ce fut le moyen de se faire entendre.

Il semble bien qu’il y eût chez Rivarol un fond de sérieux et que son esprit valût mieux que son œuvre. Il étudie les langues, traduit l’Enfer de Dante, écrit un Discours sur l’universalité de la langue française, réfléchit sur les principes de nos connaissances, adresse deux lettres à Necker à propos de son livre sur l’Importance des opinions religieuses. Certains tableaux qu’il a tracés de la Révolution et de la Terreur sont un commencement de Joseph de Maistre. Certaines de ses réflexions sur la religion sont un commencement de Chateaubriand. Il y a ainsi dans Rivarol beaucoup de commencemens qui n’aboutissent jamais. C’est qu’on n’a pas impunément pris la discipline de son esprit dans le badinage des salons. On n’a pas débuté dans les lettres par un Dialogue du chou et du navet, continué par des parodies du Songe d’Athalie et du Récit de Théramène, sans avoir contracté de fâcheuses habitudes dont on n’est plus libre de se débarrasser ; on n’est pas à la fois « le philosophe et le loustic » de la Révolution. C’est par là que la destinée de Rivarol se rejoint avec celle de Chamfort. Quelles qu’aient pu être les ressources d’esprit de ces deux hommes merveilleusement doués, ils n’en ont pas profité. « Je ne peux résister au plaisir de frotter la tête la plus électrique que j’aie jamais connue a écrit Mirabeau à Chamfort. De toute cette électricité, rien n’est sorti qu’une gerbe d’étincelles. De sa connaissance du monde et de ses rancunes, Chamfort n’a tiré que des boutades au lieu d’une philosophie. Il a fourni le titre d’une brochure à Sieyès et fabriqué des mots pour la Révolution pendant que Rivarol en fabriquait contre elle. C’est des deux côtés la même stérilité.

Ils n’ont tout il fait réussi que dans un genre, celui des « maximes », né dans les salons au temps de la Rochefoucauld et destiné à périr avec eux. Encore ce genre, où ils se sont confinés, entrait-il en pleine décadence. Elle se manifeste par bien des signes. C’est d’abord l’étroitesse du point de vue. Toute la société tient dans le vaste tableau qu’en trace La Bruyère. Le cadre va sans cesse se rétrécissant de Montesquieu à Duclos. Ce qu’on y fait tenir maintenant, ce n’est plus que la peinture d’un petit coin de société. C’est ensuite l’outrance des jugemens. La misanthropie est ici d’un merveilleux secours au moraliste en quête de nouveauté. Et peut-être ce qui contribue surtout à diminuer la portée du pessimisme de Chamfort c’est qu’on y sent trop la recherche de l’effet littéraire. Enfin l’originalité qu’on ne trouve pas dans la pensée elle-même, on en est quitte pour la demander à l’expression, à la bizarrerie du style, au tortillement de la phrase, à l’imprévu de la métaphore. Chamfort écrira : « Ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’un homme de mérite se soutient dans le monde sans l’appui d’un nom, d’une fortune ; l’homme qui a ces avantages est au contraire soutenu comme malgré lui-même. Il y a entre ces deux hommes la différence qu’il y a du scaphandre au nageur. » Ou encore : « M... disait que de courir après la fortune avec de l’ennui, des soins, des assiduités auprès des grands, en négligeant la culture de son esprit et de son âme, c’est pêcher au goujon avec un hameçon d’or. » Ailleurs, c’est l’image qui crée l’idée ou qui en tient lieu. Chênedollé nous rapporte avec admiration quelques-uns de ces tours d’adresse et de passe-passe que Rivarol exécuta devant lui. l’habileté consiste à mettre en regard des mots que ne relie aucune affinité de sens, et à combler ensuite l’intervalle. C’est le jeu des bouts-rimés appliqué à la morale. Si encore, à force d’être précieux, on évitait d’être banal ! Mais combien y en a-t-il parmi ces pensées dont on se souvient qu’elles avaient été déjà dites et mieux dites ! Et combien parmi ces traits d’esprit, qui semblent obtenus par des procédés presque mécaniques, dont l’effet est trop sûrement escompte et le retour nous lasse par sa trop fatigante monotonie !

Cette impuissance dont leur pensée se trouva comme frappée, on peut trouver que ce fut pour ces héros de salon une dure rançon de leurs succès. Il y a plus. En vérité cette société les avait accaparés et confisqués. Non seulement elle les avait façonnés à son gré, mais c’était son esprit qui vivait en eux. Sa disparition fut pour eux une épreuve qu’ils ne purent supporter et les frappa d’une blessure inguérissable. Pendant les quelques années qu’ils survivent à sa déchéance on les voit errer inquiets, désorientés, incapables de s’accommoder à un milieu nouveau. Chamfort vient d’être nommé à la Bibliothèque nationale par Roland, qui se porte garant de ses talens littéraires et de son civisme éprouvé. Mais déjà commence le régime de la Terreur. Il court contre elle des mots dont l’empreinte est aisément reconnaissable. La Révolution est comme un chien perdu que personne n’ose arrêter... Sois mon frère ou je te tue... La fraternité de ces gens-là est celle de Cain et d’Abel. » Chamfort est dénoncé, incarcéré aux Madelonnettes, remis en liberté. Mais il s’est juré à lui-même de ne pas retourner en prison : il tente de se suicider, se manque, ne songe plus qu’à recommencer, et meurt bientôt de ses blessures. Rivarol, depuis qu’il a quitté la France, erre de Bruxelles à Londres, de Londres à Hambourg, de Hambourg à Berlin. Partout où il est, il tâche de reconstituer autour de lui cette vie de société dont l’atmosphère lui est seule respirable. Il peut se faire illusion lors des premiers temps. Dans la brillante émigration de Bruxelles, il retrouve son auditoire presque au complet. A Londres, il a la première sensation de l’exil. Que devenir dans ces brouillards, parmi des Anglais flegmatiques qui boivent au lieu de causer et des Anglaises qui « ont deux bras gauche ? » il fuit, emmenant Manette. Il reprend la mer. fait deux fois naufragée, aborde enfin à Hambourg. Il y fait sombre, il y fait froid. Les naturels du pays sont des lourdauds. « Tout est ici commerçant ou spéculateur... Quant aux femmes, ce sont des espèces de momies imparlantes dont la robuste enveloppe interdit jusqu’au désir. » Veut-on qu’il « s’extravase » pour ces gens-là ? Les émigrés dont il y a à Hambourg un continuel va-et-vient sont bien changés de ce qu’ils étaient à Bruxelles. La misère est venue. Les papillons sont devenus chenilles. Elle est bien finie la fête de l’ancien régime. Ce qui jadis donnait du prix à la vie n’est plus qu’un souvenir. Désormais à quoi bon vivre ? On voit Rivarol s’alourdir, s’abandonner de plus en plus ã des siestes prolongées. Il meurt enfin d’un mal auquel les médecins ne sont pas embarrassés de trouver quelque dénomination baroque et qui s’appelle de son vrai nom : l’impossibilité de vivre... C’est ce phénomène de la mort lente qu’on observe chez beaucoup d’êtres incapables de survivre : à la perte de ce qu’ils ont trop aimé... Chamfort et Rivarol disparaissent avec une société dont ils ont été les plus brillans et les plus fidèles représentans. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’ils disparaissent tout entiers. Il reste deux quelques aphorismes, des mots à défaut d’une œuvre, à tout le moins un nom et un exemple. Ils témoignent du sort qui est réservé à la littérature, du jour où elle consent à n’être qu’un amusement pour égayer les dernières heures d’une société qui succombe à la dissipation et à la frivolité. c’est pour une littérature la condition elle-même de son existence, que de se détourner du spectacle des organismes en décomposition dont les convulsions suprêmes n’ont plus d’intérêt que pour la médecine et la pathologie.


RENE DOUMIC.

  1. Maurice Pellisson, Chamfort, 1 vol. in-8o (Lecène et Oudin). — André Le Breton, Rivarol, 1 vol. in-8o (Hachette).
  2. Le Breton, Rivarol, p. 20.