Revue littéraire - Edouard Estaunié

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Edouard Estaunié
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 218-229).
REVUE LITTÉRAIRE

LES ROMANS DE M. EDOUARD ESTAUNIÉ [1].

M. Edouard Estaunié est un romancier qui ne se dépêche pas. Il a mis une trentaine d’années à écrire neuf romans. Ajoutons un recueil d’« impressions de Hollande, » Petits maîtres : voilà, quant à présent, toute son œuvre d’écrivain. Par ailleurs, il est homme de science et administrateur. Sans doute, la science et l’administration lui ont-elles pris beaucoup de temps. Mais je ne crois pas qu’il ait souhaité de donner plus de livres et de les donner plus vite. Son œuvre se développe avec la lenteur et la noble gravité d’une méditation digne d’occuper toute une existence ; à chacune de ses étapes, on remarque et l’on admire une acquisition de pensée. Cette œuvre courte et sans fatras, riche de sentiments et d’idées, est toujours en chemin, toujours en quête, et ne baguenaude pas, ne se laisse pas divertir. Elle a de l’activité, de la ferveur et de la méthode.

En 1891, quand préludait M. Edouard Estaunié, le réalisme régnait encore. Mais il régnait depuis longtemps et l’on était un peu las de lui. Surtout, on était las de ses vieilles audaces et de son romantisme suranné. L’on cherchait une autre sorte de réalisme, plus vrai et qui se contentât de peindre, comme l’inscrivait Maupassant à la première page d’Une vie, « l’humble vérité. » M. Estaunié publia Un simple, roman d’un jeune garçon qui s’aperçoit que sa mère n’est pas digne de sa tendresse déférente et qui se tue. L’année suivante, il publia « Bonne Dame » ou l’histoire d’une mère qui, de sa fille bien-aimée, ne reçoit pas sa récompense de tendresse. Dans les deux romans, la péripétie est extrêmement peu compliquée. Il n’y a guère d’incidents que médiocres et vulgaires : ce n’est pas là ce qui intéresse le lecteur, mais la souffrance des personnages qu’il a fallu qui fussent très charmants pour gagner notre amitié plutôt que notre curiosité. L’auteur a su nous attacher à eux : lorsque le petit Deschantres va passer son baccalauréat, nous redoutons vivement son échec ; et nous accompagnons avec chagrin la bonne Dame qui, ayant tout donné à sa fille ingrate, se retire dans un asile de vieillards. Cependant, nous n’évitons pas de nous apercevoir que la peinture de la vie terne et ennuyeuse, même délicatement faite, ennuie un peu. L’auteur aussi s’en est aperçu. La seconde partie d’Un simple n’est pas simple comme la première : le drame caché se déclare et aboutit à des scènes violentes ; un suicide est le dénouement. Peut-être M. Estaunié n’approuvait-il plus ce dénouement dès l’année suivante : sa bonne Dame finit mieux que son petit Deschantres et le roman garde jusqu’à la fin la même couleur grise ou, du moins, tâche de la garder. Quelquefois, l’auteur a manqué de très subtile habileté. Au moment où la bonne Dame, ayant marié sa fille, devient jalouse de son gendre et jalouse de l’autre belle-mère, elle crie beaucoup trop fort. C’est difficile de peindre gris sur gris : l’auteur a mis du noir et, par endroits, du rouge un peu désagréable, dans ces deux livres de ses débuts et qui ont pourtant de jolies qualités, une intention plus exquise que la réussite.

Il semble que M. Estaunié ne fût satisfait ni d’Un simple ni de Bonne Dame, et qu’il ne voulût pas continuer ainsi. Après « Bonne Dame, » il ne publiera de roman que quatre ans plus tard, et un roman bien différent, L’Empreinte. Dans l’intervalle, il est allé prendre conseil de ces réalistes parfaits, et amusants, les peintres hollandais. Le petit volume qu’il a consacré à Brauwer, à Terburg, à Gérard Dow, à Pieter de Hooch, à Van der Meer, est délicieux d’intelligence et de sensibilité ; puis on y voit comment un romancier peut consulter les peintres sur un art qui est le leur et qui est le sien, l’art d’interpréter la réalité. Il ne suffit pas de la copier ; il ne convient pas de l’embellir au moyen de faux ornements : il faut découvrir et montrer l’âme qui est en elle.

Et, tandis que M. Estaunié regardait avec soin les petits maîtres De Hollande, il inventait pour son usage plusieurs des idées qu’il n’était pas encore tout prêt à utiliser, mais qui plus tard, et des années plus tard, lui revenant à l’esprit, seront la substance nouvelle de ses romans.

Il y a, au musée de La Haye, le portrait de Terburg ; un visage long, le nez droit, la bouche grande et sans lèvres, le menton fort et d’une seule pièce, la physionomie glaciale : un puritain. « Profil et maintien de prédicant, silhouette raidie et prétentieuse d’homme de robe… Point de gaieté ni de charme… La bouche ne parle pas. Le regard n’interroge pas. Le personnage pourrait être un reclus de Port-Royal, un pasteur Gomariste, ou un conseiller au Parlement : c’est Terburg ! Et voici que devant ce portrait, je me rappelle, stupéfait, l’œuvre délicieuse du peintre, toute en attraits mystérieux, en grâces déjà minaudières. » L’œuvre ne ressemble pas au peintre et lui ressemble si peu qu’on vient à se demander si le portrait de La Haye ne trahit pas le modèle. Mais voilà résoudre la difficulté trop aisément. Nous avons ce témoignage et croyons que tels furent le visage austère et le maintien très guindé de ce Terburg. Alors ? « La Hollande intolérante et puritaine, qui était la Hollande de son temps, a pu jeter sur son épaule le manteau noir qui l’assombrit. Quoi qu’on veuille, son âme n’est point là. » Où est son âme ? Dans son œuvre. Ainsi Terburg, tel que l’ont vu et l’ont connu ses contemporains, ses camarades et peut-être ses amis, ne ressemblait point à son œuvre, laquelle dut ressembler à son âme. Les gens ne ressemblent point à leurs âmes ; et leur vie apparente n’est point l’image de leur vie intime et profonde. Cette remarque est un avertissement précieux pour le romancier réaliste : s’il l’a bien entendue, il se méfiera des apparences. Et, une quinzaine d’années après la publication des Petits maîtres, où elle est notée d’abord, elle animera toute la philosophie du livre le plus singulier de M. Estaunié, le roman de La vie secrète.

En regardant les réalistes hollandais, l’auteur des Petits maîtres s’est aperçu de l’impossibilité où l’on est de comprendre et de juger un tableau par les seuls procédés de la science. Or, à cette époque, il y a une trentaine d’années, on crut que la science offrait la clef, le passe-partout, de la critique. Émile Hennequin venait de publier sa théorie de la Critique scientifique et deux essais d’application, sur les « écrivains francisés » qui étaient à la mode, les Russes principalement, et sur « quelques écrivains français, » Victor Hugo, Gustave Flaubert, Zola, les Goncourt, Huysmans et d’autres. « Non, la critique n’est pas et ne peut être une science, » répond M. Estaunié, qui est un homme de science, qui restera un homme de science et qui seulement ne veut pas embrouiller toutes choses. L’œuvre d’art ne relève pas de la science. Et, comme on a vu l’auteur des Petits maîtres considérer que l’œuvre d’art et l’âme de l’artiste sont toutes proches et ressemblantes, c’est la connaissance de l’âme ainsi que l’interprétation de l’œuvre que M. Estaunié retire à la science ou à l’esprit de géométrie pour la donner à l’esprit de finesse. Les romanciers réalistes comptaient sur la science, avaient confiance de lui emprunter leurs méthodes, qu’à tout hasard ils appelaient méthodes expérimentales, et enfin se vantaient de collaborer à une enquête scientifique sur l’homme et les sociétés humaines. L’auteur des Petits maîtres est désormais averti de renoncer à de si imprudentes prétentions.

Quand il retourne au roman bientôt, L’Empreinte et Le Ferment révèlent un écrivain que ses deux premiers romans n’avaient point annoncé. Ni Un simple ni « Bonne dame » ne sont écrits à la perfection ; le style a de la gaucherie, de la négligence : et l’on dirait qu’auprès de Terburg, de Brauwer et de Van der Meer, qui savaient si bien leur métier, M. Estaunié s’est avisé d’apprendre le sien, d’en avoir l’amour et le souci religieux. Soudainement, le voici maître de ses mots et de sa phrase. Le voici peintre à son tour, peintre des gens et des objets, peintre de l’atmosphère, peintre de l’âme que dégage l’authentique réalité. Le roman de L’Empreinte est célèbre. On se souvient du collège Saint-Louis de Gonzague et de ce jeune homme alarmé que charment la discipline et l’extase, que tente la vie émancipée et que ramène à Dieu l’enchantement des messes matinales, ce Léonard Clan, docile et révolté, curieux d’une liberté dont il ne sait plus rien faire : Stendhal l’aurait aimé.

L’Empreinte a fait grand plaisir à divers penseurs véhéments qui ont vu, dans ce beau livre, une condamnation des Jésuites et de l’enseignement clérical. C’est rabaisser un beau livre au niveau de la piètre polémique. Léonard Clan, formé par d’autres pédagogues, savez-vous ce qu’il devenait ? Et, les autres élèves du collège Saint-Louis de Gonzague, voyez ce qu’ils sont devenus. De pauvres êtres incapables d’organiser leur vie normale dans le monde ? Pas du tout ! Léonard, au collège, avait un ami très cher, qui s’appelait Lanie. Quelques années plus tard, il le rencontre et d’abord ne le reconnaît pas. Lanie raconte à Léonard qu’un de ses enfants a la rougeole et qu’afin de ne pas répandre la contagion, sa maison se tient en quarantaine : il est notaire dans une petite ville du Nivernais ; il est « affairé, honoré, bedonnant, rustaud ; ses pensées sont épaisses, son accent traîne ; » un bon notaire de petite ville. Et sans doute l’on ne conclura pas que l’enseignement des Jésuites n’est destiné qu’à former des notaires bedonnants et rustauds, dont les fils ont la rougeole : on ne conclura pas davantage que l’enseignement des Jésuites forme des rêveurs découragés et malheureux.

Si l’on voulait absolument trouver, dans le roman de L’Empreinte, la condamnation de l’enseignement clérical, et si l’on était sincère, il faudrait considérer Le Ferment comme la condamnation de l’enseignement laïque. Les héros du Ferment, sortis des lycées et des grandes écoles, sont des anarchistes satisfaits ou mécontents selon que leurs convoitises forcenées ont eu de la chance ou non. Gradoine, qui n’a pas réussi, se fâche, au nom de la justice. Julien, qui a réussi, serait plus volontiers conservateur, comme on l’est aussitôt que l’on a quelque chose à conserver. Mais l’étrange conservateur, en qui subsistent les fureurs de ses commencements : « Regarde-moi ! dit-il à ce Gradoine. Ai-je l’air d’un homme qui oublie ou qui pardonne ? Comme toi, je fus leurré de promesses ; comme toi, j’ai connu tous les désirs, toutes les ambitions, tous les appétits ! Et rien pour les satisfaire ! une science vaine, pas un rêve, pas une de ces idées qui aident à vivre et pour lesquelles on meurt !... D’autres croient à Dieu, à l’au-delà : Dieu est inconnu, l’au-delà est une sottise, on me l’a démontré, je le sais. J’avais une famille, une maison : j’ai dû livrer la maison à de plus paysans que moi, renier ma famille pour avoir appris à la trouver vulgaire. Du moins, après m’avoir fait ainsi, la société devait m’aider et rester neutre. Tant que j’ai obéi à ses règles, elle m’a laissé pauvre ; le jour où, sautant les barrières, j’ai changé de chemin, c’est elle encore qui s’opposait à mon passage. Ah ! je la hais, autant que toi et mieux. Notre haine est pareille ; nous ne différons que de méthode ! » Gradoine accuse l’autorité de fraude, la justice de corruption, la religion de mensonge : « Autorité, justice, religion, moi j’achèterai tout ! » répond Julien. Et il ajoute : « Le seul anarchiste, le seul qui agisse vraiment, c’est moi, le lanceur d’affaires, le trafiquant d’argent, le parvenu et le jouisseur ! » Cependant, Gradoine a voulu tuer Julien ; dans le moment qu’il déchargeait son revolver, il se croyait le vrai anarchiste et criait : « Vive l’anarchie ! » car c’est le rite et l’on a le goût des cérémonies bien menées. Julien réclame et revendique ses qualités d’anarchiste plus savant : « Que l’on soit gueux comme toi ou dépourvu de scrupules comme tu m’accuses de l’être, tous, nous travaillons de même. Nous sommes le Ferment, te dis-je ! Non pas le Ferment de vie que tu croyais, mais bien le Ferment de mort, celui que les bourgeois aveugles ont cultivé et dont ils vont mourir. Reconnais-tu maintenant ta sottise ? des loups ne se dévorent pas quand le troupeau est en vue : ils se précipitent et ils pillent ! » Gradoine s’aperçut que Julien, plus fort que lui, était un anarchiste plus efficace.

Les penseurs de gauche et d’extrême-gauche, à qui L’Empreinte fit tant de plaisir, Le Ferment les désola. Tant pis pour eux ! Et l’on est à constater que l’auteur de ces deux romans n’était pas un homme de parti, l’un de ces théoriciens prompts à la besogne qui croient tout sauvé si le parti est au pouvoir.

Gérard Dow, un des petits maîtres hollandais que l’auteur de L’Empreinte et du Ferment venait d’étudier, avait été l’élève de Rembrandt : Gérard Dow, si étonnamment dépourvu de génie, et si adroit, si malin, si méticuleux. Mais oui ! « Ce myope sort de l’école du prodigieux visionnaire. Durant trois ans, on lui apprit l’art du clair-obscur, la mise en relief du trait, l’étude du caractère d’après l’extérieur de l’être. Puis, ayant vu peindre le Syndicat des Drapiers, il tartina des maraîchères poupines et monochromes, des épiceries nettoyées comme des palais, et obstinément s’épuisa à décrire une jolie fille à joues rondes qui, toujours attifée de la même façon, pleure sa mère expirante ou rattache une volaille au garde-manger ! » Mauvais élève ? Excellent élève, au contraire, et le type de l’excellent élève ! Seulement, Gérard Dow n’a jamais cessé d’être un élève et d’appliquer des procédés : il ne les appliquait à rien, par malheur, n’ayant quasi rien du tout qui fût à lui.

Ce n’est pas à dénigrer l’éducation des Jésuites et puis l’éducation de l’État que sont dédiés les deux romans de M. Estaunié, mais à poser, je ne dis point à résoudre, le problème de l’enseignement. Un do mes amis a quitté l’enseignement, un beau jour. Et il disait : — J’avais deux sortes d’élèves. Les uns, sur lesquels je n’avais aucune influence : ils ne m’intéressaient pas. Les autres, sur lesquels j’avais trop d’influence : ils me faisaient peur !

Et c’est une terrible chose, en effet, l’influence qu’on a, d’une âme à une âme. Il faut avoir une extraordinaire certitude et la confiance déposséder l’indiscutable vérité. Puis, il faut croire que les idées, en passant d’une âme à une âme, ne se dénaturent pas et, calmes chez vous, ne vont pas se mettre à flamber dans une autre âme. Heureux Rembrandt, avec son bon élève de Gérard Dow ! Celui-là n’était pas alarmant ; celui-là ne faisait qu’appauvrir et dessécher la leçon. Mais, pour un Gérard Dow, niais et de tout repos, combien n’y a-t-il pas d’inquiétants disciples qui, d’un évangile raisonnable, font un conseil de mysticisme intempérant, de frénésie voleuse ou meurtrière ! C’est le problème de l’éducation que traite M. Estaunié, dans ses deux romans de L’Empreinte et du Ferment : c’est aussi le problème de l’idéalisme et de sa bonne santé si rare. Les idées sont extrêmement délicates, souvent malades et alors dangereuses. Notre société, soumise au gouvernement des idées, prend leurs maladies. Et concluez, si le cœur vous en dit !

Les romans de M. Estaunié, depuis Un simple et « Bonne dame, » se sont enrichis d’une pensée ardente et brûlante. L’anecdote empruntée à la vie ordinaire devient une pathétique aventure dans laquelle se trouvent engagées les conditions mêmes de la vie individuelle et sociale. Ce n’est plus le baccalauréat du petit Deschantres qui nous importe, ni de savoir comment la bonne Dame souffrira que sa fille appelle « maman » la belle-mère : il s’agit d’une autre angoisse et de l’immense péril où risquent leur survie et leur durée notre époque et cet arrangement précieux, lente acquisition des siècles et leur chef-d’œuvre imparfait, la civilisation. Car tout se détraque, si la transmission des doctrines est faussée, si les croyances qui ont été des disciplines et les philosophies destinées à organiser l’ordre social tournent vite à l’absurdité.

En même temps que des romans comme L’Empreinte et Le Ferment gagnent, de leurs grands sujets, une poignante beauté, les personnages dont l’histoire y est contée sont plus vivants et attrayants. Le drame où ils font leur partie excite en eux une nouvelle intensité de passion. L’auteur ne les a point sacrifiés à l’idéologie que remuent ses livres ; mais il a incarné en eux les idées. Son propos n’était pas une controverse d’idées : il montrait comment les idées, parmi les hommes et par eux, deviennent, — du mysticisme et de la révolution ? — des mystiques et des révolutionnaires. Il n’allait point à rendre ses personnages abstraits, mais à rendre concrètes des idées.

Depuis Le Ferment jusqu’à La Vie secrète, l’intervalle est de dix années : je n’oublie pas L’Epave ; mais L’Épave n’est qu’un épisode, une première esquisse de La Vie secrète.

Avec son air guindé, son air d’austérité revêche, un Terburg dénué de sourire peint les grâces galantes, les émois de l’amour, le trouble furtif des aveux et l’imprudence du plaisir. A-t-il vécu selon l’une ou l’autre philosophie, celle que fait imaginer sa mine puritaine, ou celle que fait imaginer sa peinture voluptueuse ? Il a mené probablement deux existences, l’une que le monde a vue, et l’autre qui était cachée. L’hypocrite ? — Non pas ! Ou bien l’hypocrisie de Terburg est l’hypocrisie universelle : toute âme a une vie secrète, et qui peut être pire ou meilleure que sa vie évidente, et qui n’a presque pas d’analogie avec sa vie évidente, et qu’elle-même ignore quelquefois. Cette dualité n’est point le caractère ou la vicieuse infirmité de certaines âmes : c’est, pour ainsi dire, une loi de la nature humaine.

Aux premières pages de La Vie secrète, voici une demoiselle mûre, Mlle Peyrolles de Saint-Puy. Elle habite un vieux château. Elle est dévote et consacrée à ses manies et habitudes. Elle a toutes ses journées pareilles : elle s’occupe de son jardin, fait le catéchisme aux enfants du village et attend que vienne le soir. Le soir, M. Lethois et le curé, M. l’abbé Taffin, partagent avec elle le divertissement régulier d’un whist. M. Lethois est un petit homme de soixante ans, à cheveux gris et coupés ras. M. l’abbé Taffin a « les joues pleines, le nez gai et le sourire constant d’un chérubin. » Ces trois personnes ont la même assiduité au jeu, la même tranquillité d’humeur et semblent également préservées de tout ce qui n’est pas le trantran de leur destinée douce et morne.

Vous les voyez vivre et ne craignez pour elles que l’ennui. Elles ne s’ennuient pas : leur vie secrète suffit à les exalter, leur vie secrète qui est plus passionnée, plus chimérique et folle que nul roman de cape et d’épée. M. Lethois, qui étudie les mœurs des fourmis et, de leur examen, conclut à la négation de Dieu, des lois et de la propriété ; M. l’abbé Taffin, que mène à l’idolâtrie le culte de sainte Letgarde et qui, apprenant que cette sainte n’a point existé, va sombrer dans le nihilisme ; enfin Mlle Peyrolles, qui maternellement s’éprend d’un sien neveu avec le zèle qu’une Lespinasse accorde à ses amours : ces trois personnes, qui ont l’air si reposé, sont animées d’une étonnante frénésie. La « vie secrète » n’est point sage. Hommes et femmes, les gens que vous rencontrez « vivent des tragédies qu’on ne voit pas. » M. Lethois et l’abbé Taffin passent des années côte à côte ; une amitié mutuelle les unit : et chacun d’eux ignore son camarade. Il faut une occasion, le moindre hasard, pour que la « vie secrète » se révèle. Et elle est effrayante. « Pendant si longtemps, dit l’un des personnages du roman, moi aussi je n’ai vu que l’extérieur, des gestes. Mais aujourd’hui, comme je comprends que les âmes portent toutes un vêtement ; que, derrière la vie qu’on aperçoit, il y en a une autre qui nous épouvanterait si l’on devait la mettre à nu !... Le monde est semblable à la mer : il y a de petites vagues innombrables qui blanchissent, écument, se battent, disparaissent : mais, plus bas, les courants circulent, invisibles, et ce sont eux qui poussent les navires. Depuis hier, je suis ainsi portée. Je ne sais plus où ils me mènent !... » Ces courants cachés mènent les gens et l’humanité hors des chemins que trace la juste et l’exacte raison.

Ce qu’appelle M. Estaunié la « vie secrète « a quelque ressemblance avec ce que les philosophes décrivent sous le nom de la « subconscience. » Mais cette « vie secrète » n’est pas seulement caractérisée par son mystère : elle a une réalité séparée, une logique à elle et qui dépend d’un pouvoir, caché aussi, la destinée. Ce mot, la destinée, est là pour désigner ce qui, d’ailleurs, échappe à toute analyse et défie toute prévision. La « vie secrète » est continuelle et fait son incessante besogne, mais ne se manifeste que parfois. « Durant de longs jours, on dirait qu’elle n’existe pas... On voit, durant des siècles, sur la surface unie du globe, des champs paisibles où l’homme laboure, ensemence et récolte : parce que le cycle des saisons y a commandé toujours le même cycle de travaux, ils semblent à l’abri. Soudain, pareille à une chaudière mal close, la terre s’entr’ouvre, un cataclysme bouleverse les sécurités séculaires et une contrée neuve remplace l’ancienne. Ainsi la vie secrète, en silence, travaille le sol sacré des âmes. Longtemps masquée par la vie coutumière, elle éclate, renverse, sauve ou tue. Révolution des cœurs que nul ne reconnaît plus : tous sont arrachés par elle aux habitudes, aux lois, à la règle. C’est l’heure unique où le Dieu passe, exalte qui lui répond et brise qui lui résiste. La vie secrète ! force redoutable qui règne au plus profond de l’âme pour forger sa destinée, mais que nul n’aperçoit ; car, enfermé dans son drame, chacun méconnaît l’autre. Tous les cœurs sont murés. Les plus proches ne se découvrent pas. Le mystère nous baigne. » Admirable page, si pleine de pensée ; dernière page d’un roman digne d’aboutir à ce dénouement philosophique ! Le tumulte des passions que la vie secrète à soulevées s’apaise dans la contemplation du phénomène surprenant.

Cette philosophie de M. Estaunié, si nouvelle, se relie néanmoins à d’autres philosophies ; car toute invention dérive d’une autre : et quelques-unes des idées de M. Estaunié continuent le thème de méditation que propose l’œuvre de M. Maurice Maeterlinck. Peut-être aussi découvrirait-on, dans les poèmes dramatiques de Robert Browning, le thème de la vie séparée et de la vie secrète. Toujours est -il que les romans de M. Estaunié modifient très sensiblement l’atmosphère morale et mentale où se meuvent les héros de l’aventure quotidienne. La psychologie ordinaire, et scientifique, ne suffit pas à expliquer tout le tracas des âmes, leur longue docilité, leurs soudaines révolutions et enfin leur extravagance. On dira que M. Estaunié ne résout pas le problème et que la « vie secrète, » une fois constatée, reste mystérieuse. Force redoutable qui forge nos destinées dans nos âmes, la « vie secrète » ne donne aucune prise à l’analyse : en l’appelant secrète, M. Estaunié n’avoue-t-il pas qu’elle échappe à son investigation ? Puis il compare les bouleversements de la « vie secrète » aux révolutions du globe : ces révolutions, qui dépendent d’une force également mystérieuse, fournissent les éléments d’une comparaison, mais ne procurent pas une solution du problème. En définitive, la « vie secrète » ne serait qu’une métaphore.

Admettons-le. Ensuite, demandons-nous si une métaphore très juste n’est pas le dernier mot de la science. Mais, pour le romancier, pour le peintre des âmes et de leurs passions, le principal est de posséder une doctrine accueillante aux phénomènes inattendus qu’il observe, et non pas une doctrine étroite où les phénomènes se rangent difficilement, où les phénomènes indisciplinés et qui semblent saugrenus n’entrent pas. Disons que tout se passe comme si la « vie secrète » gouvernait nos destinées : ce genre de formule est de qualité scientifique ; une formule de ce genre contient une abondante vérité, constatée, puis rendue intelligible.

C’est encore une métaphore ou un symbole de vérité qui fait le titre et le sujet du roman de M. Estaunié le plus étrange et l’un des plus beaux, Les choses voient. L’auteur l’a dédié à sa mère morte ; et voici quelques lignes de cette dédicace, où le chagrin, la tendresse et l’intelligente rêverie composent une poignante parabole de vérité : « Ce livre, commencé près de toi, dans la joie, dans la lumière, s’achève encore près de toi ; mais la joie s’est évanouie et la lumière est cachée. Au début, je ne voulais que demander aux choses le secret du souvenir qu’elles portent en elles... Tu vis toujours : si tu as cessé d’être visible, ce n’est pas que tu sois partie, c’est que je suis aveugle. Combien de fois déjà, croyant toucher la muraille, me suis étonné d’en trouver le contact si doux ? C’était toi qui me serrais dans tes bras maternels : hélas ! quand j’ai compris, j’étais revenu au centre de la pièce vide. Mais, y a-t-il des pièces vides ? Celle-ci, où tu vécus et où je vis, n’a point changé. Comme une cassolette fumante, chaque objet familier y exhale ta mémoire. L’écho de ta voix agite encore les rideaux que tu as brodés. Ton amour est le vrai parfum des roses et des œillets qui fleurissent ta place préférée... » La souvenir est une existence qui dure au delà de la mort apparente. Les mystères de la vie secrète enveloppent la continuité des êtres qu’on a cessé de toucher et de voir. Les choses voient : si l’on suppose qu’elles voient, comme elles gardent le souvenir des êtres qui les ont eues pour compagnes de leurs journées, on peut supposer aussi que leur vision dépasse les apparences qui sont la limite de nos regards ; et l’on peut leur prêter une aptitude singulière à pénétrer jusqu’au tréfonds de la vie secrète. Dans le roman de M. Estaunié, une vieille horloge qui a compté les minutes d’autrefois, un miroir qui a reflété des visages solitaires et dépourvus de leur dissimulation la plus fréquente, un secrétaire, un portrait, les murs, les choses qui voient, qui sont les témoins de la vie secrète, racontent une histoire oubliée. Oubliée : et même on ne l’a pas sue. On a su que telle jeune femme était morte : on n’a pas su comment ni pourquoi. Une enquête plus avisée de la police aurait découvert les culpabilités, peut-être, et ce n’est pas sûr. Mais, si l’on avait appris le suicide et que cette jeune femme fût menée à se tuer par l’initiative d’une autre, alors même on n’aurait pas su comment et pourquoi cette initiative s’est déchaînée, comment et pourquoi elle a eu cette conséquence ; on n’aurait pas su le travail intime et dangereux des âmes et de leur malice mêlée d’amour. On n’aurait pas tout su : l’on n’aurait, en somme, rien su. Les choses, qui ont les regards les plus pénétrants, n’ignorent point les âmes, ce qu’elles n’avouent pas, ce qu’elles dissimulent à elles-mêmes.

Le roman de La vie secrète marque le moment où M. Estaunié prit, pour ainsi parler, possession de son idée principale ou de sa philosophie. Le roman des choses qui voient la vie secrète et ses manigances de folie est un corollaire ou une scolie de La vie secrète ; et pareillement le roman des Solitudes. À cause de leur vie secrète, les âmes sont, les unes à côté des autres, comme si elles étaient seules. Inattentives ou résignées, toutes sont en prison. Mal résignées ou désireuses de communiquer à leurs voisines leur émoi, elles ne font qu’apercevoir leur isolement ; et les signes qu’elles échangent ne vont pas de l’une à l’autre ou bien, dans l’intervalle, perdent leur signification. La solitude n’est pas un accident qui vous arrive et qu’il fallait éviter : elle est l’inévitable condition des âmes, le résultat de leur nature. Elle est leur supplice, parce qu’il y a aussi, dans leur nature, un désir d’amitié qui fait qu’une perpétuelle déception les tourmente. Elle est cependant leur loi et l’est à un tel point que les âmes les plus solitaires sont les plus parfaites et atteignent, dans les moments de leur solitude absolue, leur plus haut degré de puissance La solitude les exalte : et cette exaltation, trop forte pour les âmes faibles, tue ces âmes faibles et fortifie les plus vaillantes. La solitude « est un instrument de mort, le plus redoutable qui soit ; » et l’on peut l’appeler « bête malfaisante, » puis s’écrier : « O déchirement de la solitude !... Comme tu nous emportes loin de nous-mêmes, c’est-à-dire vers les hauteurs ! » La solitude « n’est pas seulement une force : elle est aussi l’asile profond des tendresses dépouillées. Par un jeu divin, elle qui sépare si bien les vivants, semble au contraire abattre la muraille devant ceux qui ne sont plus... Mais à quoi bon poursuivre ? Il s’agit trop ici de choses du dedans. Baissons les paupières et taisons-nous. » L’évangile de solitude aboutit à un évangile de silence.

Le roman que M. Estaunié vient de publier, L’Ascension de M. Baslèvre, a en quelque sorte le caractère d’une conclusion : d’une première conclusion, provisoire et qui va s’épanouir en d’autres œuvres. M. Baslèvre est un solitaire et silencieux, qui mène la vie la plus monotone et insignifiante, qui a son temps réglé de la façon la moins romanesque, la plus morne, et qui n’attend pas qu’un hasard — ou dirons-nous une fatalité ? — survienne et interrompe le cours paisible de son ennui. Un grand amour s’empare de lui, le soulève, le rend très différent de ce qu’il était, différent de ce dont il avait l’air, et pareil à ce qu’il est dans sa vie secrète. La femme qu’il a aimée, et qui ne pouvait pas être à lui, meurt et, pour lui, continue de vivre, incarnée en un souvenir plus réel que la fausse réalité au milieu de laquelle vous croyez vivre. Et cette morte lui enseigne le pardon, l’abnégation, l’éternel bonheur. « J’ai fait de toi une âme ! » lui dit cette morte. L’Ascension de M. Baslèvre est le roman du silence et de la solitude, le roman de la vie secrète, où les choses voient, le temps s’anéantit, les âmes se révèlent. Ce roman, d’une inspiration si pure et noble et qui contient — en résumé, mais en un résumé peut-être un peu succinct, — toute la pensée qu’avait amassée précédemment M. Estaunié, je ne sais ce qui lui manque : il n’achève pas l’œuvre puissamment originale de cet écrivain, l’un des maîtres de la méditation pathétique. Il en prépare de loin l’achèvement, la conclusion digne des prémisses.


ANDRE BEAUNIER.

  1. L’Ascension de M. Baslèvre (librairie Perrin). Du même auteur, à la même librairie : Un simple, « Bonne dame, » L’Empreinte, Le Ferment, L’Épave, La vie secrète, Les choses voient, Solitudes ; et un recueil d’« impressions de Hollande, » Petits maîtres.