Revue littéraire - Henry-Frédéric Amiel

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Revue littéraire - Henry-Frédéric Amiel
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 214-224).
REVUE LITTÉRAIRE

HENRI-FREDERIC AMIEL.

Henri-Frédéric Amiel. — Étude biographique, par Mlle Berthe. Vadier. Paris, 1886; Fischbacher.

On a tant et si éloquemment parlé, depuis deux ou trois ans, d’Henri-Frédéric Amiel et de son Journal intime, qu'ayant aussi, nous, quelque chose à en dire, et d’assez différent de ce que l’on en a dit, nous ne l'eussions pourtant jamais osé si l’occasion ne s’en représentait aujourd'hui d’elle-même. « Pour obéir à un vœu de celui qui n’est plus, » c’est-à-dire, si j’entends bien, pour nous le montrer sous le jour, dans l’attitude ou dans la pose qu'il avait lui-même indiquée, Mlle Berthe Vadier, avec ses souvenirs personnels, et « de nombreux renseignemens recueillis auprès des amis d’enfance et de jeunesse du poète penseur, » vient d’écrire une très amusante biographie d’Amiel. Un peu fâchée, cela se sent, de n’avoir pas été chargée de publier le Journal du grand homme, il a paru à Mlle Vadier que les éditeurs, et, après eux, la plupart des critiques, avaient laissé dans l’ombre bien des traits de leur commun modèle. Celui-ci n’avait point assez, parlé de la beauté d’Amiel, « de ses grands yeux bruns, » de ses « mains fines, » de ses « petits pieds; » celui-là n’avait presque rien dit de la santé du professeur, de ses rhumes, de sa toux, de son « eau de goudron, » de son a sirop de bourgeons de sapin ; » mais un troisième n’avait-il pas omis de nous apprendre qu'ayant hérité des siens une soixantaine de mille francs, ce « rêveur » économe et serré en avait laissé deux cent mille? Ces renseignemens sont pourtant précieux, et nous ne saurions trop en remercier Mlle Vadier; si ses indiscrétions font peut-être faire la grimace à quelques admirateurs d’Amiel, ceux qui l’admirent moins seront bien aises de les connaître; et il nous semble, comme à elle, qu'en égayant fort à propos la biographie d’un philosophe, ce genre de détails jette en même temps une vive lumière sur quelques aspects obscurs de sa philosophie. Il y avait plusieurs Amiel avant la publication de cette Étude biographique : celui de M. Scherer, celui de M. Caro, celui de M. Renan, celui de M. Bourget, quelques autres encore; il n’y eo a plus qu'un désormais : c’est celui de Mlle Vadier; — et le nôtre.

Il ne ressemble guère à l’Hamlet suisse, au martyr de soi-même, à la victime de l’idéal que l’on nous avait présenté, mais plutôt à un bon jeune homme, heureux et médiocre en tout. Qui donc avait essayé de nous apitoyer sur les douleurs de son enfance et de sa première jeunesse? Mais, s’il perdit ses parens de bonne heure, « ni l’intimité du foyer, ni les amitiés de son âge ne manquèrent à l’orphelin, » nous dit Mlle Vadier, et, sous la tutelle d’un oncle, « peu d’enfans furent aussi aimés, aussi entourés, aussi gâtés» par une meilleure tante, — et autant de cousines. Livré à lui-même, dans l’âge où les jeunes gens vendraient leur part d’héritage pour un peu d’indépendance, et maître d'une petite fortune, il parcourut la Suisse et fit en Italie un séjour de neuf mois. Quand il revint à Genève, « la faveur des femmes commença pour lui, et bien dos cœurs se mirent à battre sous son regard doux et profond. » Mais l’ingrat ne brûla lui-même d’aucun des feux qu'il allumait, et sans souci de ses victimes d’amour, il reprit, au printemps de 1943, le cours de ses années d’apprentissage et de voyage. Il vit alors une partie de la France, la Belgique, l’Allemagne, Heidelberg où il passa dix mois, Berlin où il vécut quatre ans, le Danemark, la Suède, la Hollande. Enfin, rappelé par les siens, qui lui préparaient ses voies, tandis qu'il s’enivrait là-bas de métaphysique hégélienne, on le nommait, avant trente ans, professeur d’esthétique à l’Académie de Genève : c’était beaucoup plus qu'il ne pouvait souhaiter, mais surtout beaucoup plus qu'il ne devait jamais mériter, et la suite allait le prouver. Je ne vois rien dans tout cela qui puisse nous tirer tant de larmes, si même quelques lecteurs ne sont plutôt tentés de l’envier que de le plaindre. Beaucoup de gens, après tout, n’ont jamais pris de bains de mer à Héringsdorf ou à Norderney, par exemple, ce qui est sans doute, pendant les jours caniculaires, une des formes du bonheur; et, en admettant que ce n’en soit pas une autre que d’enseigner l’esthétique à Genève, on ne prétendra pas qu'il y ait là de quoi gémir sur les rigueurs de la destinée.

Une seule chose n’était pas médiocre en ce jeune professeur: l'orgueil ; un orgueil timide et caché, mais d’autant plus superbe, et dont je ne voudrais d’autre preuve au besoin que l’existence de son Journal intime. « Le sot projet qu'il a eu de se peindre ! disait Pascal à propos de Montaigne, et cela par un dessein premier et principal, » et, en effet, il faut avoir de soi-même une bien haute opinion pour tenir son Journal intime; à tel point que la seule pensée m’en étonnerait chez un homme de sens. Passe pour des Mémoires, si l’on a jadis été mêlé dans de grandes affaires ou de petites intrigues, bien piquantes, bien scandaleuses, et encore pourvu que l’on ait le bon goût d’y parler moins de soi-même que des autres. Passe même pour des Confessions, que l’on arrange d’ordinaire sur la fin de sa vie, et plutôt, d’ailleurs, pour s’y complaire au remuement de ses vieux péchés que pour s’en disculper. On peut pardonner à Rousseau d’avoir cru que la prodigieuse popularité de son nom le rendît comptable à la postérité des intentions de ses œuvres et des raisons de ses actes. Mais un Journal intime, un gros cahier, un livre à serrure, où l’on se mire chaque soir dans son Moi, que l'on emporte en voyage, à la campagne, dans sa malle, entre sa boîte à rasoirs et son bonnet de coton, y a-t-il rien de plus ridicule, mais surtout de plus impertinent? Trente ans durant, le professeur Amiel a tenu le sien, et non pas pour lui, ni pour quelques amis, mais pour le public, pour l’hypothéquer au monde, comme disait Montaigne, puisqu'il a chargé ses amis de le publier, et non de le brûler. Reconnaissez une victime à ce trait, si vous le voulez, et un martyr, mais un martyr de l'orgueil, ou mieux encore de cette maladie moderne qui depuis plus d'un siècle a perdu tant d’illustres, plus illustres et plus grands qu'Amiel, plus dignes de pitié surtout: le gonflement, la dilatation, et, du seul nom qui lui convienne, l’hypertrophie du moi.

A chaque page du Journal, les symptômes déplaisans en éclatent, si clairs, et si bien définis que l’on se demande comment les critiques ont pu s’y tromper. « Il regardait sa nature d’esprit comme un privilège,» nous dit Mlle Vadier, et nous n’avions pas besoin qu'elle nous l’apprît, mais elle a bien fait de le dire, puisqu'on ne nous l’avait pas dit. Visiblement, Amiel se croit à part du commun des hommes, unique en son espèce, aussi supérieur à ses « amis les plus subtils, » qu'ils peuvent l’être eux-mêmes aux « gens de négoce, » dont ils sont entourés, et vraiment extraordinaire. d’autres sont Genevois, sont Français, sont Allemands, ont une famille, exercent un métier, sont citoyens d’une république ou sujets d’une monarchie; lui, ne peut réussir à « s’individualiser pour son compte, » et comme il dit en son jargon, « à sortir de la déterminabilité et de la formabilité pures. » Cela veut dire, en bon français, que l’étendue de son vaste esprit n’est limitée par aucun des préjugés vulgaires ou mesquins qui bornent celle des autres. Si puissante que soit la pénétration d’une rare et grande intelligence, quelque chose pourtant lui demeure toujours obscur, mystérieux, incompréhensible; mais Amiel, non; son universelle sympathie comprend tout, ressent tout, l’égale à tout lui-même. « Toute individualité caractérisée se moule idéalement en moi ou plutôt me forme momentanément à son image... c’est ainsi que j’ai été mathématicien, musicien, érudit, moine, enfant, mère... Dans ces états de sympathie universelle j’ai même été animal et plante, tel animal donné, tel arbre présent. » c’est ici comme s’il disait qu'il fait naturellement ce qu'il y a de plus difficile au monde, ce qu'il n’a été donné de faire qu'aux grands poètes; et le plus curieux, ou le plus amusant, c’est que ses amis et ses critiques, sans lui demander d'autre preuve, l’en ont cru sur sa seule parole. Quand on prétend avoir pour « spécialité distinctive de pouvoir se mettre à tous les points de vue, et de ne s’enfermer dans aucune prison individuelle, » il faudrait pourtant le prouver par des œuvres. Car, pour nous, ce qui nous frappe, et dans ce Journal même, c’est la quantité de choses où Amiel n’a rien compris : le génie de la France, entre autres, et l’esprit du catholicisme, dont il n’a jamais su parler qu'avec l'injurieuse hostilité d’un piétiste et les rancunes d’un réfugié. L’honnête Mlle Vadier n’a pu s’empêcher d’en faire elle-même la remarque. Lorsque Amiel sortait de la formabilité pure, c’était pour se manifester sous l’espèce d’un pasteur protestant.

« Si c’est une vanité indiscrète et ridicule que de parler avantageusement de soi-même à tous momens, » dit quelque part un excellent homme, «c'est un orgueil insupportable que de tirer vanité de ses défauts au lieu de s’en humilier. » Amiel n’y pouvait pas manquer. Quand on lui reprochait de mal écrire et de parler allemand en français, ce n'était pas le vide, ou le vague, ou l’obscurité de ses idées qu'il en accusait, mais la langue, trop précise et trop nette ; il disait : trop superficielle. Il eût mieux fait de l’étudier, dit là-dessus M. Renan. Trouvait-on que son cours ne répondait pas à ce que l’on avait jadis attendu de l’enfant de génie, comme l’appelle Mlle Vadier, s’il ne disait pas lui-même que probablement la matière en était trop riche pour son auditoire, il le laissait entendre, ou, au besoin, le faisait dire. Et quand on s’étonnait qu'après vingt ans de vie publique il n’en fût encore et toujours qu'à donner des espérances, il répondait que, pour « prendre sa place au soleil, » il lui avait manqué la dose « d’ambition, » de « matière, » et de « brutalité » nécessaires. « Pour naviguer ici-bas, il te faudrait un peu plus de matière pesante, plus de cohésion égoïste entre les parties. Il te manque deux grains de brutalité virile et de satisfaction de toi-même.» C’est ainsi que l’on tourne, quand on sait s’y prendre, ses défauts mêmes en qualités, et que de sa faiblesse on réussit à se faire une supériorité. Amiel a excellé dans cet art délicat. c’est « l’amour du mieux » qui lui a interdit « le bien ; » il aurait enfanté des chefs-d'œuvre s’il s’était fait de la perfection un idéal moins inaccessible ; et son rêve enfin aurait pris forme s’il n’avait craint, en voulant le fixer, d’en faire évanouir le charme. « Il faut brutaliser son sujet, si l’on veut lui donner une forme, et non trembler de lui faire tort... Cette espèce dl effronterie me manque... Toute ma nature tend à l’impersonnalité qui respecte l’objet et, se subordonne à lui... J'ai toujours ajourné l’étude de l’art d’écrire, par tremblement devant lui et par amour secret de sa beauté. » Subtilités que tout cela, fausse délicatesse, affectation pure ! mensonges d’un amour-propre habile à se tromper lui-même ! illusions tenaces de l’orgueil, qui, dans sa solitude, s’exerce à mépriser ce qu'il ne peut atteindre ! et d’un seul mot enfin : impuissance. Le professeur Amiel fut un impuissant qui consuma son existence à tâcher de se persuader, — son existence et 16,900 pages de papier, — qu'il était bien comme il était, ou même mieux qu'un autre; et sa bonne fortune a voulu qu'heureux, jusqu'au bout, son impuissance fût nommée, par ses amis comme par lui-même, du nom trompeur et prétentieux de nostalgie de l’idéal.

Nous paierons-nous donc toujours de ces vaines équivoques? Eh oui! comme ses amis, je pourrais croire à ce respect, à cet amour, à cette religion de l’idéal, si cet idéaliste, se renfermant en lui-même ou seulement dans son Journal, n’avait rien écrit, rien publié, ni jamais essayé de conquérir, à défaut d’un peu de gloire, cette notoriété qui fuyait devant lui. Mais il écrivait, mais il imprimait, mais il était comme à l’affût de toutes les occasions de faire bruire le nom d'Amiel. « Je crains d’être grand, disait-il, je ne crains pas d’être ingénieux... Sûr de mon attrait pour les choses vastes et profondes, je m’attarde dans leur contraire... Amant de la pensée, j’ai l’air de courtiser l’expression. » Mais, en réalité, il mettait dans ses Grains de mil des fragmens de ce journal, lissé, comme on nous dit, de sa propre "substance. Plus tard, il essayait, dans son Penseroso, de traduire en grands vers le plus pur de ce Journal même, toute son expérience de lui-même, de l’homme et de la vie. Et plus tard encore, dans ses Étrangères, le bruit qu'il n’avait pu faire avec ses Grains de mil et son Penseroso, ses articles et ses notices, il essayait de le faire en innovant dans notre poésie le vers de quatorze et de seize syllabes :


Quand le lion, roi des déserts, pense à revoir son vaste empire,
Vers la lagune, allant tout droit, dans les roseaux il se retire;


ou encore


Les chênes de la forêt, à l’ombre épaisse et tranquille,
Aujourd'hui comme autrefois m’ont chanté leur grave idylle.

Rien de tout cela n’indique un homme « qui tremble devant l’art

d’écrire ; » et puisque l’amour du « mieux » n’a pas interdit le « médiocre » à Henri-Frédéric Amiel, on ne voit pas qu’il lui eût interdit davantage le « bien, « s’il eût été capable de te réaliser. Ceux-là seuls ont le droit d’excuser leur silence ou leur infécondité sur leur amour de l’idéal, qui n’ont jamais rien produit, ni surtout rien publié ; et encore y voudrais-je regarder de bien près. Nous vivons dans un siècle, en effet, où les Goethe et les Schiller, les Byron et les Shelley, les Lamartine et les Hugo, sans parler de bien d’autres, se sont élevés assez haut pour que quiconque dédaignerait de les égaler soit suspect à bon droit de ne pas le pouvoir. Commencez donc par les égaler, et alors, mais seulement alors, nous vous permettrons de parler de votre idéal, qui n’est et ne saurait-être jusque-là que le prête-nom de votre impuissance.

Comme on s’était entendu pour ne pas voir dans le Journal les fragmens caractéristiques de l’orgueil impuissant d’Amiel, il semble que l’on se soit entendu pour passer outre, sans y prendre garde, aux aveux de son égoïsme. « Tu ne t’es jamais vu grand, célèbre, ou seulement époux, père, citoyen influent, » écrivait-il au lendemain de son retour d’Allemagne ; et comme on avait pris au sérieux le détachement de la gloire, on y a pris aussi ce détachement de l’amour et de la famille. Quelques passages du journal avaient pourtant leur éloquence, et elle était assez claire. Celui-ci par exemple : « (1856] c’est par l’amour seul qu’on se cramponne à la réalité, qu’on rentre dans son moi, qu’on redevient force… L’amour pourrait tout faire de moi ; » ou cet autre : « [1863] C’est peut-être par l’amour que je reviendrai à la foi, à l’énergie, à la religion… Il me semble du moins que, si je trouvais ma pareille et ma compagne unique, tout le reste me viendrait par surcroît. » Un autre encore, plus amusant, est aussi plus significatif : « [1869] Ah ! que le printemps est redoutable pour les solitaires !.. Faisant frissonner et bouillonner toutes les sèves, il produit des envies impétueuses, des inclinations foudroyantes, et comme des fureurs de vie imprévues et inextinguibles. Il fait éclater l’écorce rigide des arbres et le masque de bronze de toutes les austérités. Il fait tressaillir le moine dans l’ombre de son couvent, la vierge derrière les rideaux de sa chambrette, l’enfant sur les bancs du collège, le vieillard sous le réseau de ses rhumatismes.

O Hymen, Hymenæe !

Mais, ces confidences ne laissant pas de déranger un peu la gravité du philosophe, on a décidé d’y voir des aspirations vers « l’idéal, » et de nous le montrer au fond de sa retraite aimant « l’amour » comme « la beauté, » timidement et respectueusement. Sur cette matière délicate, il était réservé à Mlle Vadier de rétablir la vérité.

Ce philosophe aimait le monde, en réalité, et sous le prétexte métaphysique de chercher l’idéal, il aimait surtout dans le monde la société des femmes. Rien de plus naturel. « Il était incliné vers la société féminine; sa première jeunesse, passée au milieu de ses jeunes parentes, lui avait donné le besoin de ces intimités. Il voyait dans chaque femme une sœur à qui il était heureux de consacrer une partie du trésor de tendresse qu'il avait dans le cœur, et ne pouvant le donner en bloc, puisque l’idéal était introuvable, il aimait à le dépenser en petite monnaie. » On conçoit aisément que ce genre de martyre eût ses charmes, et Amiel n’eût pas mieux demandé que de prolonger son supplice. Mais, moins immatérielles, sans doute, que leur vainqueur, ce n’était pas ainsi que l'entendaient ses victimes. Souvent donc «l'affection qu'il donnait sans arrière-pensée inspirait des espérances qu'il ne voulait point réaliser. Il arriva que la question lui fût directement posée : «L'ami tendre, le frère dévoué deviendrait-il le compagnon sur qui l’on pût s’appuyer pour suivre le sentier de la vie? » La réponse alors était nette et précise autant qu'elle pouvait l’être sans brutalité. Tels étaient cependant le prestige de ses « agrémens extérieurs » et de la « pureté de son âme, » que ses innocentes Arianes ne continuaient pas moins de l’aimer en silence. « Ce furent précisément les âmes les plus sincères et les plus éprises qui perdirent ainsi leur vie dans une vaine attente, si l’on peut dire qu'une vie consacrée à un noble amour, même malheureux, soit une vie perdue... » Et le professeur, tandis qu'on l’attendait, reprenait le cours de ses conquêtes, et se sauvait de l’odieux en enfonçant dans le ridicule. « Il souriait quand par badinage on l'appelait un don Juan vertueux. En effet, sa séduction quasi involontaire était d’autant plus grande qu'elle était toute morale et que l’on pouvait s’y abandonner sans crainte et sans remords. »

Au fond, ce qu'il craignait de l’amour et du mariage, du ménage et de la famille, c’en étaient les obligations. Sur la fin de sa vie, comme il le dit lui-même, en dépit de son idéal, il se fût fort accommodé d’une « belle âme dans un corps bien portant, » en se passant de « cette ravissante gourmandise qui s’appelle la beauté, » et même « de cet assaisonnement délicieux qui se nomme la grâce. » Mais quoi ! sa chère santé n’en serait-elle pas peut-être compromise ; et ses habitudes, et son indépendance, et sa tranquillité! « Époux! j’aurais mille manières de souffrir, parce qu'il y a mille conditions à mon bonheur... J'ai l’épiderme du cœur trop mince, l’imagination inquiète, le désespoir facile, les sensations à contre-coups prolongés. » Qui sait? Une femme l’eût peut-être empêché de tenir son Journal intime ! Et, dans l'âge où il commençait à s’avouer qu'il lui fallait renoncer à entendre son nom voler dans les bouches des hommes, elle eût peut-être exigé de lui le sacrifice de sa gloire posthume ! Cette pensée le rendait fou. Je n’ai point remarqué d’ailleurs qu'en aucun des endroits de ce Journal où il appelle celle « qui s’emparera de son âme, » il se soit demandé ce qu'il lui offrirait en échange de tant de vertus ! Gâté par ses succès mondains, content de lui, quoi qu'il en dise, et fut jusqu'au point de noter, à quarante-cinq ans, « qu'il a mesuré, essayé le plaid gris de perle par lequel on désire remplacer son châle montagnard; » il ne doute pas que toute femme ne soit trop heureuse, à Genève, d’accepter le cœur et la main d’Henri-Frédéric Amiel, professeur à l’Académie, auteur des Grains de mil et du Penseroso.


On n’est que ce qu'on croit. A chacun dans ce monde,
Comme dans l’évangile est fait selon la foi.
L'audace qui s’affirme est prudence profonde,
Et nul n’a confiance en qui doute de soi...


Je n’ai pas besoin de dire que ces vers sont de lui; et je comprends cette fatuité, et ce naïf égoïsme m’amuse; mais, pas plus qu'un autre, je n’aime à être dupe, et c’est pourquoi je refuse d’y voir l’amour de l'idéal.

Il est un dernier point sur lequel je regrette vivement que Mlle Vadier ne m’ait pas suffisamment éclairé. Parce qu'il y a dans le Journal intime quelques phrases sur le devoir, on s’en est emparé pour louer Amiel de ne pas « s’être absorbé dans les joies solitaires de l’intelligence, » ou d’avoir toujours su « se retenir et s’arrêter sur le bord de l’abîme. » Je le veux bien. Mais, lorsque l’on a perdu ses parens dans sa douzième année, lorsque ni frères ni sœurs n’ont besoin de votre aide ou de vos conseils, lorsque l’on n’est ni mari, ni père, à peine oncle ou cousin, lorsque l’on se pique de n’être nullement ou si peu citoyen, lorsque l’on n’est enfin a ni hérétique, ni orthodoxe, ni croyant, ni incrédule » et que l’on habite, ou plutôt que l’on plane dans une sphère supérieure à celle où s’agite la totalité des intérêts humains, je serais curieux d’apprendre ce que c’est que le devoir, où en est la matière, le support, et en quoi il consiste. Je ne vois pas du moins qu'il ait consisté pour Amiel en autre chose qu'à faire consciencieusement son cours et soigner ses bronchites, pour se conserver à ses contemporains. Cependant, si le devoir ne suppose pas de soi le sacrifice, il en implique toujours la possibilité. Qui pouvait réclamer d'Amiel un sacrifice ? Quel genre de sacrifice ? Et qui l’a en effet réclamé? c’est ce que Mlle Vadier a oublié de nous dire et c’est précisément ce que j’aimerais savoir. Il est trop facile, en effet, de célébrer pompeusement les joies austères du devoir, quand on a d’abord eu le soin de prémunir sa vie contre leur irruption. c’était un épicurien qu'Amiel, un épicurien de bonne compagnie, j’y consens, fidèle à ses amitiés, d’ailleurs serviable, affectueux, mais enfin et somme toute un épicurien.

Tous ces traits, il faut l’avouer, ne composent pas ensemble un personnage bien «sympathique,» ni surtout bien tragique. d’où vient donc l'espèce d’intérêt douloureux que la publication de ce Journal intime a naguère excité ? c’est que les deux minces volumes que l’on nous a donnés ne représentent même pas la dixième partie du manuscrit authentique, et la critique s’est laissé prendre à la très naturelle, mais aussi très artificieuse habileté des éditeurs d’Amiel. Si cependant, des mois durant ou des années entières, Amiel n’a rien écrit dans son Journal que d’insignifiant pour lui-même et pour nous, c’est un tout autre Amiel, et qui n’a plus de commun avec celui du Journal que les traits qui s’accordent avec l’Amiel de Mlle Vadier. La fréquence de ses crises lui a valu notre sympathie, la continuité de sa souffrance a remué notre compassion, l’intensité de son pessimisme a conquis notre pitié. Mais s’il n’a d’accès de découragement qu'une fois par trimestre, si le passé ne se décolore, si l’avenir ne s’assombrit pour lui, s’il ne ressent enfin que quatre fois par an « le mal de l’existence » et « la douleur du monde, » ce pessimiste est un homme heureux. Par suite, son cas pathologique perd aussitôt de sa valeur, son Journal de son intérêt et de sa signification, sa personne même de son prix et de sa singularité. Pour m’émouvoir, il me faut de pires malheurs, quelque chose de plus tragique, mais surtout de moins intermittent, et, si peu qu'il ait pu m’émouvoir, c’est toujours par surprise, abusivement et presque traîtreusement. Car enfin, qui de nous ne maudit l’existence plus de quatre fois par an, et qui de nous peut compter dans la vie sur trois mois de bonheur ? Quelque épicurien, peut-être, comme Amiel, bien net et bien dégagé comme lui de toute obligation positive. Je ne sais point ce que contiennent les parties inédites du Journal, et, s’il faut être franc, je ne suis pas curieux de le savoir, mais quel qu'en soit le caractère, pour m’assurer qu'il y a mécompte, il me suffit qu'il y ait tant de lacunes dans son découragement et d’intervalles dans sa désespérance. La critique a traité ce Journal comme s’il était celui d'une vie tout entière, ce que l’auteur, dans son langage, en appelait l’intégrale totale; il n’est que le Journal de ses heures de tristesse, et le fond de sa nature, nous disent ses amis, était plutôt l’enjouement que la mélancolie. Je crains, en vérité, que nous n’ayons pleuré sur une fausse infortune, et, en m’aidant du livre de Mlle Vadier, c’est ce que je me suis efforcé de montrer.

Je crains encore, et, pour la même raison, parce que l’on ne l’a jugé que sur extraits, que, comme les malheurs, on n’ait singulièrement surfait la valeur d’Amiel. Il y a déjà bien du fatras dans ces deux volumes, il y a bien de la métaphysique, de la mauvaise métaphysique, et bien du galimatias. Que serait-ce donc, au lieu de deux, s’ils étaient quinze ou vingt peut-être? Écoutez-le nous exposer sa théorie d'homme intérieur : « j’ai bien fait, dans ma théorie de l’homme intérieur, de mettre au fond du moi, après le dégagement successif des sept sphères qu'il contient, un fond ténébreux, l’abîme de l’irrévélé, du virtuel, le gage d’un avenir infini, le moi obscur, la subjectivité pure, incapable de s’objectiver en esprit, conscience, raison, âme, cœur, imagination ou vie des sens, et qui fait de toutes ces formes d'elle-même des attributs et des momens. » bon sens! ô clarté! ô lumière! On dira, je le sais, que de telles pages sont rares dans le Journal d’Amiel, que, s’il y en a de belles, elles n’en obscurcissent pas la beauté, qu'il faut juger un écrivain par ses meilleurs endroits... Mais, premièrement, je n’en suis pas si sûr, et, en second lieu, j’imagine qu'un beau vers ou même, une belle tirade ne font pas une belle tragédie. Lorsqu'il s’agit, comme ici, de classer un homme et de lui faire sa place, puisqu'on l’a voulu, dans la littérature moderne, ce n'est point assez de ne connaître de lui que des fragmens et des « morceaux choisis. » Nous avons lieu de croire que les habiles éditeurs du Journal d’Amiel en ont tiré tout ce qu'ils ont estimé le plus propre à nous donner de leur ami la plus haute idée. Nous avons lieu de croire qu'ils n’y ont rien laissé qui ne fût fort au-dessous de ce qu'ils ont imprimé. Nous avons lieu de croire, en un mot, que ces deux volumes contiennent le meilleur d’Amiel. Et quand on y trouverait de quoi justifier l’éloge excessif que l’on en a fait, nous dirions encore qu'il en faut beaucoup rabattre, eu égard à la médiocrité de tout ce qu'Amiel a lui-même publié, mais surtout, à l’énormité du fatras inédit que doivent receler les seize mille neuf cents pages où des amis ont fait pour l’auteur un triage et un choix qu'il était incapable de faire. Sur quelques pages, quoi que l’on en dise, on ne juge pas de la totalité d’une œuvre, et bien moins encore, sur une œuvre, de la valeur d’un homme. c’est plus facile, sans doute, étant plus vite fait, mais c’est injuste, attendu que les médiocres profitent seuls, et au dommage des meilleurs, de cette critique expéditive, sommaire et arbitraire.

Qu'était-ce donc qu'Amiel, et où le mettrons-nous? Poète, c’est à peine si ses vers sont des vers, et je ne ferai pas à ses amis le chagrin d'en citer davantage. Mlle Vadier admire pourtant beaucoup ceux-ci :


Un atome dans l’œil, et l’être est misérable!
Un seul point noir au cœur, et l’homme est tourmenté!

Plus un sens est exquis, plus il est vulnérable,
Car la perfection fait la fragilité.


Philosophe, il est tout Allemand, et presque toutes ses idées sont d’emprunt : tantôt c’est Fichte et tantôt c’est Schelling, tantôt c’est Hegel et tantôt c’est Schleiermacher ; mais il traduit, imite ou paraphrase toujours. S’il a d’ailleurs parfois de jolies descriptions de la montagne ou du lac, on ne peut pas dire que ce soit un grand peintre ou même un peintre bien habile de la nature. Restent le psychologue et le moraliste. Le psychologue a bien analysé l’impuissance : l'impuissance de produire et celle de vouloir. Il se trompe seulement quand il se croit victime d’une constitution particulière, ou d’une espèce de mal sacré, qui le mettrait à part et au-dessus du commun. Son cas, plus fréquent qu'il ne pense, est le cas de tous ceux qui ont attendu de la vie plus qu'elle ne peut donner et surtout plus qu'ils n’ont su lui prendre, et c’est même uniquement pour cela qu'il est instructif. Enfin, le moraliste a des observations fines, il en a de subtiles, et, si je puis ainsi dire, il en a même d’aiguës. c’est dommage qu'il mérite si souvent le reproche qu'il adresse quelque part à Schopenhauer. « Beaucoup de ses originalités s’évaporent, dit-il, quand on les traduit dans une terminologie plus exacte et plus précise. » Sans cela, dans la collection de nos petits moralistes, à quelque distance de Doudan et de Joubert, dont il a bien parlé, mais qu'il n’égale pas toujours et qu'il ne dépasse jamais, Amiel tiendrait bien sa place. Mais c’est tout ce qu'il vaut, et c’est tout ce qu'il vaudra, je l’espère, quand les amis de sa jeunesse, et Genève elle-même, dont il a déçu l’espoir pendant sa vie, n’auront plus besoin de le déguiser en grand homme, — pour qu'il justifie du moins après sa mort le pronostic trop favorable qu'ils en avaient jadis porté.


F. BRUNETIERE.